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    Théophile Lavallée

    Histoire de Paris depuis le temps des Gaulois jusqu'à nos jours.

    PREMIERE PARTIE

    Livre Premier. Paris dans les temps anciens et sous la monarchie (53 av. J.C. - 1789)

    I. Paris sous les Gaulois et les Romains. Première bataille de Paris. Julien proclamé empereur à Lutèce. Saint-Denis et sainte Geneviève

    L'origine de Paris est inconnue. Un siècle avant la naissance de Jésus-Christ ce n'était encore qu'un misérable amas de huttes de paille, enfermé dans une petite île, «qui avait, dit Sauval, la forme d'un navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l'eau.»
    La Seine servait de défense à cette bourgade, qui était unie à deux rives par quelques troncs d'arbres formant deux ponts grossiers. Les Gaulois la nommaient Loutouhezi, c'est-à-dire habitation au milieu des eaux, Lucotecia, suivant Ptolémée, Leutekia, suivant Julien.
    C'était le chef-lieu du petit canton des Parisiens, peuple de bateliers et de pêcheurs, qui, dans les grandes circonstances, pouvait mettre sur pied 8,000 hommes armés, et de qui la ville a pris le vaisseau qui figure dans ses armoiries1.

    Il fallut que César vînt faire la conquête de la Gaule pour que l'existence de la pauvre Lutèce et le nom des Parisiens fussent révélés au monde: en l'an 53 avant Jésus-Christ, «il convoqua, raconte-t-il lui-même, l'assemblée des Gaulois à Lutèce, ville des Parisiens2
    Et voilà les premiers mots que l'histoire prononce sur la métropole de la civilisation! De sorte que, par une fortune singulière, l'acte de naissance de la cité qui semble avoir l'initiative des grands mouvements de l'humanité nous est fourni par le génie qui ferme les temps anciens et ouvre les temps modernes.
    Alors ces bords de la Seine, où s'entassent aujourd'hui tant de palais, où gronde tant de bruit, où fourmille une population si ardente, étaient couverts de longs marécages, de tristes bruyères, d'épaisses forêts qui allaient couronner les hauteurs voisines, immense solitude coupée à peine par quelques cultures, habitée à peine par quelques centaines de sauvages.

    Ces sauvages surent pourtant défendre héroïquement leur patrie contre l'invasion romaine. Dans la grande insurrection dont Vercingétorix fut le chef, les Parisiens prirent les armes, et ils essayèrent bravement de barrer le chemin à un lieutenant de César, qui, avec quatre légions, cherchait à rejoindre son général. A son approche, ils brûlèrent leur ville et ses ponts, et, aidés de leurs voisins, ils se retranchèrent dans les marais fangeux que formait la Bièvre.

    Mais les Romains tournèrent le camp parisien en passant la Seine devant les hauteurs de Nimio (Chaillot); et alors s'engagea dans la plaine, dite aujourd'hui de Grenelle, un combat où les Gaulois furent vaincus, et dans lequel les soldats de Lutèce périrent presque tous. C'est la première bataille de Paris! On sait quelle a été la dernière!...

    Entre ces deux défaites, que de fortunes diverses avaient courues la puissante Rome et l'humble Lutèce! Dans la première, un Romain conquérait la Gaule pour s'en faire un marchepied au suprême pouvoir, à l'empire du monde; dans la deuxième, le César de l'histoire moderne perdait avec la Gaule, à qui il avait donné une grandeur digne de la grandeur romaine, avec l'Italie, conquise à son tour par la Gaule, la fortune de cet enfant de Paris proclamé dans son berceau roi de Rome!

    Pendant 400 ans, on n'entend plus parler de la petite Lutèce jusqu'à Julien l'Apostat, ce Voltaire couronné du IVe siècle, qui habita durant deux hivers le palais des Thermes, bâti, dit-on, par Constance, et dont quelques ruines existent encore. Il y avait rassemblé quelques savants: l'un deux, Oribase, y rédigea un abrégé de Galien; et voilà le premier ouvrage publié dans une ville dont les livres ont changé la face du monde! Julien aimait la cité des Parisiens, qu'il appelle sa chère Lutèce.
    Il vante son climat, ses eaux, même ses figuiers et ses vignobles; il vante, par-dessus tout, ses habitants et leurs mœurs austères. «Ils n'adorent Vénus, dit-il, que comme présidant au mariage; ils n'usent des dons de Bacchus que parce que ce dieu est le père de la joie et qu'il contribue avec Vénus à donner de nombreux enfants; ils fuient les danses lascives, l'obscénité et l'impudence des théâtres, etc.»

    Sous Julien, Paris eut sa première grande scène militaire: c'est là que les soldats romains, refusant d'obéir aux ordres de Constance qui les appelait en Orient, proclamèrent le jeune philosophe empereur. «A minuit, raconte Ammien Marcellin, les légions se soulèvent, environnent le palais des Thermes et, tirant leurs épées à la lueur des flambeaux, s'écrient: Julien Auguste! Julien fait barricader les portes: elles sont forcées; les soldats le saisissent, le portent à son tribunal avec des cris furieux; en vain il les prie, il les conjure; tous déclarent qu'il s'agit de l'empire ou de la mort. Il cède: une acclamation le salue empereur; on l'élève sur un bouclier, et on lui met le collier d'un soldat en guise de diadème.» Pour trouver un second exemple d'un empereur couronné à Paris, il faut traverser 1,444 ans et passer de Julien à Napoléon!

    A cette époque (360), Lutèce s'était embellie. Ses deux ponts (Pont-au-Change et Petit-Pont) avaient été rétablis, fortifiés de deux grosses tours (les deux Châtelets) et unis par une voie tortueuse, la plus ancienne de la ville, qui suivait l'emplacement des rues de la Barillerie, de la Calandre et du Marché-Palu. Il y avait dans la Cité, à la pointe occidentale, un palais ou forteresse dont l'origine est inconnue; à la pointe orientale, un temple ou un autel de Jupiter qui avait été élevé du temps de Tibère par les nautes ou bateliers parisiens.

    Sur la rive droite se trouvait un faubourg composé de villas; sur l'emplacement du Palais-Royal, un vaste réservoir destiné à des bains; sur l'emplacement de la rue Vivienne et du marché Saint-Jean, deux champs de sépultures. Sur la rive gauche beaucoup plus peuplée et plus riche en monuments, outre le palais des Thermes qui couvrait, avec ses jardins, une partie des quartiers Saint-Jacques et Saint-Germain, il y avait deux grandes voies bordées de constructions, de vignobles et de tombeaux, un Champ de Mars vers l'emplacement de la Sorbonne, un temple de Mercure sur le mont Locutitius (mont Sainte-Geneviève), des arènes dans le faubourg Saint-Victor, etc.

    De plus, Lutèce était devenue l'une des cités principales de la Gaule et la station de la flottille romaine qui gardait la Seine. D'ailleurs elle avait pris une nouvelle existence par la conversion d'une partie de ses habitants au christianisme: saint Denis et ses deux compagnons, Rustique et Éleuthère, y étaient venus, vers le milieu du IIIe siècle, prêcher l'Évangile, et ils y avaient reçu la couronne du martyre. Enfin, si l'on en croit Grégoire de Tours, il y avait sur cette ville des traditions merveilleuses: «elle était sacrée, le feu n'avait pas prise sur elle, les serpents ne pouvaient l'habiter, etc.»

    Valentinien et Gratien firent quelque séjour à Lutèce: trois de leurs lois, datées de 365, ont été publiées dans cette ville. Ce fut près de ses murs que ce dernier, en 383, fut trahi par ses troupes et perdit l'empire.
    Maxime, qui le vainquit, fit élever à ce sujet un monument triomphal dont on a retrouvé les ruines dans l'île de la Cité. Après eux, on n'entend plus parler de Lutèce que dans les pieuses légendes de ses évêques ou de ses saints. L'une d'elles racontait que l'un des successeurs de saint Denis, Marcel, enfant de Paris, avait précipité dans la Seine un dragon qui répandait la terreur dans la ville; ce dragon, c'était l'idolâtrie que le saint évêque avait détruite en jetant les idoles dans le fleuve.
    Une autre, pleine de grâce et de poésie, racontait qu'une bergère de Nanterre, sainte Geneviève, avait deux fois sauvé la ville: la première en lui amenant, dans un temps de famine, douze bateaux de blé tiré de la Champagne; la seconde en détournant de ses murs par ses prières le dévastateur Attila.

    II.Paris sous les rois de la première race

    Les Francs envahissent la Gaule: avec eux la fortune de Lutèce, qui prend le nom de Paris, commence à changer, et l'une des plus humbles cités du monde romain tend à devenir la capitale d'un grand empire. Childéric en fit la conquête; Clovis y fixa sa résidence; la plupart de ses successeurs l'imitèrent et séjournèrent dans le Palais.

    Alors la ville fut enceinte d'une muraille, dont on a retrouvé les restes en plusieurs endroits de la Cité, et elle se peupla de nouvelles églises qui n'existent plus: Saint-Christophe, Saint-Jean-le-Rond, Saint-Denis-du-Pas, Saint-Germain-le-Vieux, Saint-Denis-de-la-Chartre, etc. Elle continua aussi à s'étendre sur les deux rives de la Seine, et jeta sur les hauteurs ou dans les plaines voisines de grandes basiliques ou d'humbles chapelles qui devaient engendrer les rues, les quartiers, les faubourgs modernes: c'étaient des jalons marqués à son ambition et qu'elle devait dépasser.

    Ainsi furent bâties sur la rive gauche, les abbayes Sainte-Geneviève et Saint-Germain-des-Prés, les chapelles Saint-Julien, Saint-Severin, Saint-Étienne-des-Grès, Saint-Marcel; sur la rive droite, l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, l'abbaye Saint-Martin-des-Champs, les chapelles Saint-Gervais, Saint-Paul, Sainte-Opportune3, etc. Tous ces édifices, la plupart fort petits, construits en bois, couverts de chaume ou de branches d'arbres, donnaient alors au bassin de Paris bordé de hauteurs toutes boisées, rempli de massifs de vieux chênes, traversé à peine par quelques sentiers, l'aspect le plus pittoresque.

    Paris joua un grand rôle sous les rois de la première race: c'était la capitale d'un des quatre royaumes de la Gaule franque; les Francs Saliens ou Neustriens la regardaient comme le chef-lieu de leur domination, et elle excitait la convoitise et la haine des Francs Ripuaires ou Austrasiens. Aussi, en 574, Sigebert, roi de Metz, dans la guerre qu'il fit à son frère Chilpéric, roi de Soissons, brûla Paris.

    Cette ville n'eut pas moins à souffrir de la tyrannie des rois barbares qui y faisaient leur résidence. Ainsi, lorsque Chilpéric maria l'une de ses filles à un roi des Visigoths, il voulut lui faire un grand cortége pour l'envoyer en Espagne (584); alors «il ordonna de prendre dans les maisons de Paris beaucoup de familles et de les mettre dans des chariots, sous bonne garde. Plusieurs, craignant d'être arrachés à leurs familles, s'étranglèrent; d'autres personnes de grande naissance firent leur testament, demandant qu'il fût ouvert, comme si elles étaient mortes, dès que la fille du roi entrerait en Espagne. Enfin, la désolation fut si grande dans Paris qu'elle fut comparée à celle de l'Égypte4

    Le clergé imposait seul un frein aux passions brutales, aux volontés tyranniques des rois francs; les évêques de Paris ne manquèrent pas à cette tâche, et presque tous firent les plus grands efforts pour soulager leur troupeau: ainsi, saint Germain arrêta les débordements et les crimes du roi Caribert; saint Landry vendit tous ses biens, et jusqu'aux vases sacrés de son église, pour nourrir les pauvres pendant une famine.

    Lorsque les rois francs tombèrent sous la domination des maires du palais, ils habitèrent les grands manoirs des bords de l'Oise et cessèrent de séjourner à Paris. Cependant, ils y venaient quelquefois «pour s'asseoir sur le trône, dit Eginhard, et faire les monarques;» mais dans ces temps rustiques, leurs entrées n'étaient pas celles de Louis XIV ou de Napoléon: «Ils étaient montés, dit le même historien, sur un chariot traîné par des bœufs, qu'un bouvier conduisait.»

    III. Paris sous les rois de la deuxième race. Siége de Paris par les Normands

    La ville ne s'agrandit pas sous Charlemagne et ses successeurs. Ces rois, de race germanique, n'y résidèrent point et ne la traversèrent que rarement; aussi, son histoire, à cette époque, est-elle entièrement nulle.

    Cependant, elle garde sa renommée, et si un écrivain la nomme «la plus petite des cités de la Gaule,» un autre l'appelle «le trésor des rois et le grand marché des peuples.» Elle est célèbre par ses fabriques d'armes et d'étoffes de laine, par ses orfèvres qui se glorifient d'avoir eu dans leur corporation saint Éloi, enfin, par son école de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui a laissé son nom à une place de la ville.
    Quant à son gouvernement, c'était celui que Charlemagne avait donné à toutes les parties de son empire, c'est-à-dire que Paris était administré par un comte chargé de lever des troupes, de rendre la justice, de percevoir les impôts, et qui avait pour assesseurs des scabini ou échevins.

    Le premier comte de Paris se nommait Étienne. «Les Capitulaires lui furent signifiés, dit un contemporain, pour qu'il les fît publier dans une assemblée publique et en présence des échevins. L'assemblée déclara qu'elle voulait toujours conserver ces Capitulaires; et tous les échevins, les évêques, les abbés, les comtes les signèrent de leur propre main 5.» Et voilà la première assemblée nationale qui ait voté dans Paris une première constitution!

    La ville était encore réduite à son île et aux chétifs faubourgs de ses deux rives; elle avait même laissé ruiner ses murailles et ses tours, quand les hommes du Nord vinrent, pendant près d'un demi-siècle, la mettre à de rudes épreuves. En 841 eut lieu leur première incursion; les habitants s'enfuirent avec leurs richesses; la ville fut pillée; Charles le Chauve accourut et acheta le départ des barbares.

    En 856 eut lieu la deuxième incursion. «Les Danois, disent les Annales de saint Bertin, envahissent la Lutèce des Parisiens et brûlent la basilique du bienheureux Pierre et celle de Sainte-Geneviève; d'autres basiliques, telles que celles de Saint-Étienne (Notre-Dame), Saint-Vincent et Saint-Germain (Saint-Germain-des-Prés), Saint-Denis (Saint-Denis-de-la-Chartre), se rachetèrent de l'incendie à prix d'or.

    Les marchands transportèrent leurs richesses sur des bateaux pour s'enfuir; mais les barbares prirent les bateaux et les marchands et brûlèrent leurs maisons.» En 861, troisième incursion: l'église Saint-Germain-des-Prés fut dévastée et incendiée. Alors Charles le Chauve releva la muraille de la Cité, fit reconstruire le grand pont qui avait été brûlé, rétablit les tours et les portes des deux ponts, tant du côté de la Cité qu'au delà des deux bras de la rivière; enfin il fit bâtir la grosse tour du Palais.

    Aussi quand les Normands vinrent une quatrième fois en 885, la ville était prête à résister: elle avait de nombreux défenseurs, et, pour les commander, l'évêque Gozlin, le comte Eudes et Hugues, «le premier des abbés.» Toutes les églises voisines y avaient envoyé leurs richesses et leurs reliques.

    Le siége dura un an: les Normands, au nombre de trente mille, se ruèrent vainement contre les murailles et la grosse tour des Parisiens. Enfin le roi Charles le Gros arriva avec une armée; mais, au lieu de combattre pour délivrer la ville, il acheta la retraite des pirates.
    Cette lâcheté le fit tomber du trône et remplacer par le fondateur d'une dynastie nouvelle, le comte Eudes, sous lequel Paris ne revit plus les hommes du Nord.

    Nous les avons revus, nous, après dix siècles d'intervalle, et traînant derrière eux toute l'Europe en armes! Que d'événements entre les deux invasions de 885 et de 1814; entre le comte Eudes, défendant la grosse tour de bois du Palais, et les maréchaux Marmont et Moncey, noirs de poudre, l'épée sanglante, couvrant les barrières de Belleville et de Clichy; entre la déposition de Charles le Gros et l'abdication de Napoléon!

    IV. Paris sous les Capétiens, jusqu'à Louis VII. Écoles de Paris. Abélard. Hanse parisienne.

    Le Xe siècle est l'époque la plus triste de l'histoire de Paris comme de l'histoire de toute la France: les famines et les pestes sont continuelles; la guerre n'a point de relâche; on se croit près de la fin du monde. Aussi la ville ne prend aucun accroissement, et l'on n'y voit bâtir dans la Cité que les petites églises de Saint-Barthélémy, de Saint-Landry, de Saint-Pierre-des-Arcis.

    Mais avec les rois de la troisième race, Paris reprend un peu de vie: de capitale du duché des Capétiens, elle devient capitale du royaume et profite de sa position géographique pour centraliser autour d'elle la plus grande partie de la France.
    Cependant son influence n'est pas d'abord politique: heureuse d'être ville royale et affranchie de la turbulente vie des communes, protégée par des franchises et des coutumes qui dataient du temps des Gaulois, vivant paisible à l'ombre du sceptre de ses maîtres, elle se contente d'avoir sur les provinces l'influence des idées, du savoir, de l'intelligence.

    Ainsi, au XIe siècle, commence la renommée de ses écoles, foyer de lumières où le monde venait déjà s'éclairer, centre des mouvements populaires, sources intarissables de grandes pensées et de joyeux propos, d'actions généreuses et de tumultueux plaisirs. Paris s'appelle déjà la ville des lettres. «Les savants les plus illustres, dit un contemporain, y professent toutes les sciences; on y accourt de toutes les parties de l'Europe; on y voit renaître le goût attique, le talent des Grecs et les études de l'Inde6
    L'école épiscopale, qui avait déjà jeté quelque éclat sous Charlemagne, devient la lumière de l'Église sous les maîtres Adam de Petit-Pont, Pierre Comestor, Michel de Corbeil, Pierre-le-Chantre et surtout Guillaume de Champeaux. Mais elle est bientôt éclipsée par l'école qu'ouvre dans la Cité, près de la maison du chanoine Fulbert, Abélard, le grand homme du siècle, qui, malgré les persécutions dont il fut l'objet, traîne à sa suite, dans tous les lieux où il pose sa chaire, trois mille écoliers, et qui, ne trouvant pas d'édifice suffisant à les contenir, prêche en plein air: il finit par planter le camp de ses écoles, comme il l'appelle lui-même, sur la montagne Sainte-Geneviève, et alors cette partie de la ville commença à se peupler. «Grâce à lui, dit un contemporain, la multitude des étudiants surpassa dans Paris le nombre des habitants, et l'on avait peine à y trouver des logements7

    Paris est aussi déjà la ville des plaisirs. «Ô cité séduisante et corruptrice! dit un autre historien, que de piéges tu tends à la jeunesse, que de péchés tu lui fais commettre!» Et pourtant c'était le Paris de Louis VI comprenant, outre la Cité, vingt ou trente ruelles fétides, fangeuses, obscures, auquel on venait de donner pour la première fois une enceinte8!
    Mais que de passions et de rires dans ces maisons de bois basses, sombres, humides! Que de joyeux rendez-vous et de douces causeries à la place Baudet, sous l'ourmeciau Saint-Gervais, au Puits d'amour de la rue de la Truanderie! Que de sagesse dans l'humble manoir voisin de l'église Saint-Merry, d'où l'abbé Suger, «ce Salomon chrétien, ce père de la patrie, armé du glaive temporel et du glaive spirituel,» gouvernait le royaume! Que de poésie et d'ivresse dans la chétive maison de la rue du Chantre, où Héloïse et Abélard, «sous prétexte de l'étude, vaquaient sans cesse à l'amour! Les livres étaient ouverts devant nous, raconte celui-ci, mais nous parlions plus de tendresse que de philosophie; les baisers étaient plus nombreux que les sentences, et nos yeux étaient plus exercés par l'amour que par la lecture de l'Écriture sainte.»
    Que de douces aventures, de naïfs ébats, d'amoureuses chansons (les chansons d'Abélard «qui retentissaient dans toutes les rues, dit Héloïse, et rendirent mon nom célèbre par toute la France!») dans ces clos cultivés, ces courtilles, où les vignobles ont succédé aux marécages, ou bien dans ces bourgs qui poussent autour des abbayes, à l'ombre de leurs clochers protecteurs, dans les champeaux Saint-Honoré, le Beau-Bourg, le Bourg-l'Abbé, le Riche-Bourg ou bourg Saint-Marcel, le bourg Saint-Germain-des-Prés, etc. Hélas! que sont devenus ces champs de verdure et ces frais ombrages? Des forêts de maisons les ont remplacés; les existences y sont moins grossières, moins sauvages, y sont-elles plus heureuses?

    Le nombre des églises ou fondations religieuses continue aussi à s'accroître: sous Louis VI sont fondées l'abbaye Saint-Victor, Sainte-Geneviève-des-Ardents, Saint-Pierre-aux-Bœufs, qui n'existent plus; Saint-Jacques-la-Boucherie, dont la tour subsiste encore; la léproserie de Saint-Lazare, devenue une prison, etc.; sous Louis VII, Saint-Jean-de-Latran, Saint-Hilaire, qui n'existent plus.

    A cette époque, l'administration de Paris commence à prendre une forme régulière. Un prévôt, officier du roi, remplace le comte et se trouve chargé de gouverner la ville, de faire la police, de commander les gens de guerre et de rendre la justice civile et criminelle non à tous les habitants, mais à ceux seulement qui appartenaient au domaine royal, les autres ayant leurs justices particulières, seigneuriales ou ecclésiastiques. La cour féodale du prévôt était au Châtelet, et ce tribunal acquit bientôt une grande célébrité.

    Dans ce même temps, quelques actes nous révèlent le commerce et la richesse de Paris. Pour la première fois, nous entendons parler de ces nautes parisiens si célèbres au temps de la domination romaine, de cette corporation des marchands de l'eau qui avait traversé en silence les âges et les révolutions et qui nous apparaît tout à coup riche, puissante, craintive et favorisée des rois, aussi tyrannique que les seigneuries féodales, exerçant sur la navigation de la Seine l'autorité la plus despotique, la plus jalouse, la plus avide, soumettant à ses volontés les marchands de la Bourgogne et de la Normandie.
    Nul bateau ne pouvait entrer dans la ville si le maître de la nautée n'était un bourgeois hansé de Paris, ou s'il n'avait pris dans cette hanse un compagnon avec lequel il devait partager les bénéfices. La hanse parisienne, qu'on appelait aussi la marchandise, devint à cette époque la municipalité de Paris.

    V. Paris sous Philippe-Auguste. Deuxième enceinte de la ville.

    A mesure que le royaume s'étend et s'arrondit, la capitale s'accroît et s'embellit. Sous Philippe-Auguste, on construit les premiers aqueducs qui aient été faits depuis la domination romaine, ceux qui amènent sur la rive droite les eaux de Belleville et du pré Saint-Gervais; on bâtit les premières halles; on établit le premier pavé. «Le roi, dit Rigord, historien de Philippe-Auguste, s'approcha des fenêtres du Palais où il se plaçait quelquefois pour regarder la Seine.

    Des voitures traînées par des chevaux traversaient alors la Cité, et remuant la boue, en faisaient exhaler une odeur insupportable. Philippe en fut suffoqué et conçut dès lors un grand projet qu'aucun des rois précédents n'avait osé entreprendre. Il convoqua les bourgeois et le prévôt et leur ordonna de paver avec de forts et durs carreaux de pierre toutes les rues et voies de la ville.» Mais cette entreprise ne s'effectua qu'avec beaucoup de lenteur: on ne pava dans la Cité que la rue qui joignait les deux ponts, et hors de la Cité le commencement des rues Saint-Denis et Saint-Jacques9. Les autres rues, larges à peine de huit pieds, restèrent des cloaques pleins d'immondices, parcourus à toute heure par des animaux domestiques, surtout par des cochons10.

    Paris commence aussi à devenir une ville monumentale: on y ouvre trois colléges et les deux hôpitaux de la Trinité et de Sainte-Catherine; on y construit les églises des Saints-Innocents, de Saint-Thomas-du-Louvre, de Sainte-Madeleine, de Saint-André-des-Arts, de Saint-Côme, de Saint-Jean-en-Grève, de Saint-Honoré, aujourd'hui détruites, de Saint-Gervais, de Saint-Nicolas-des-Champs, de Saint-Étienne-du-Mont, qui existent encore, le couvent des Mathurins, l'abbaye Saint-Antoine-des-Champs, enfin la grande Notre-Dame, œuvre de l'évêque Maurice de Sully, et qui ne fut achevée qu'au bout de deux siècles11.

    Le roi agrandit le château du Louvre, commencé par ses prédécesseurs, au moyen d'un terrain acheté aux religieux de Saint-Denis-de-la-Chartre: il l'achète pour une rente annuelle de trente sous qui était encore payée en 1789, et il y fait bâtir la grosse Tour, qui devint le symbole de la suzeraineté royale et la prison des vassaux rebelles.
    Quant aux maisons du peuple, elles restent ce qu'elles étaient depuis des siècles, des tanières de boue et de chaume, où les familles s'entassent sans meubles, presque sans vêtements, soumises à toutes les misères, à toutes les humiliations, mais pleines de résignation et de foi. «Le peuple s'inquiétait peu des bouges obscurs et infects où il couchait, pourvu qu'elle fût grande, riche, magnifique, cette église où il passait la moitié de ses jours, où tous les actes de sa vie étaient consacrés, où il trouvait l'égalité bannie des autres lieux, où il repaissait son cœur et ses yeux du plus grand des spectacles.

    La cathédrale avec sa flèche pyramidale, sa forêt de colonnes, ses balustres ciselées, sa foule de statues, sa musique majestueuse, ses pompeuses cérémonies, ses cierges, ses tentures, ses prêtres, c'était là sa gloire et sa jouissance de tous les jours: c'était sa propriété, son œuvre, sa demeure aussi, car c'était la maison de Dieu12

    A cette époque, le Parloir aux Bourgeois, qui, dans les siècles précédents, était situé près de la porte Saint-Jacques, fut transféré près du grand Châtelet, sur le quai de la Mégisserie. Les écoles de Paris furent réunies en Université, et celle-ci prit le titre de fille aînée des rois. Les vingt mille écoliers qui la composaient obtinrent de si grandes franchises qu'ils formèrent un monde à part dans la ville, exempt de toute juridiction municipale, libre jusqu'à la licence, insolent, tumultueux, réceptacle de toutes les subtilités et de toutes les débauches.

    Des querelles incessantes, des rixes interminables éclatèrent entre les clercs et les bourgeois; la royauté, embarrassée devant l'autorité ecclésiastique, intéressée d'ailleurs à garder cette jeunesse venue de toutes les provinces, se prononça toujours en faveur des premiers et força souvent les prévôts de Paris à des réparations humiliantes envers l'Université; enfin, une ordonnance de Philippe-Auguste, confirmée par tous les rois jusqu'au XVIe siècle, interdit aux officiers royaux de mettre la main sur un clerc, hors le cas de flagrant délit, et dans ce cas, leur prescrivit de livrer immédiatement le délinquant aux juges ecclésiastiques.
    Aussi les bourgeois trouvèrent plus court et plus sûr de se faire justice eux-mêmes, et, si l'on en croit un contemporain, dans la lutte qu'ils eurent avec les écoliers, en l'année 1223, ils en tuèrent trois cent vingt et les jetèrent à la rivière.

    Paris prit tant d'accroissement sous Philippe-Auguste, qu'il fallut lui construire une nouvelle enceinte, laquelle fut fortifiée. Cette enceinte formait sur la rive droite un demi-cercle qui commençait par la tour qui fait le coin (près du pont des Arts) et finissait par la tour Babel (près du port Saint-Paul), en ayant pour points principaux: porte Saint-Honoré (rue Saint-Honoré, près de l'Oratoire); porte Coquillière (au coin des rues Coquillière et Grenelle); porte Montmartre (rue Montmartre, au-dessus de la rue du Jour); porte Saint-Denis (rue Saint-Denis, près de l'impasse des Peintres); porte Saint-Martin (rue Saint-Martin, près de la rue Grenier Saint-Lazare); porte de Braque (rue de Braque, près de la rue du Chaume); porte Barbette (vieille rue du Temple, au coin de la rue des Francs-Bourgeois); porte Baudet (rue Saint-Antoine, près de la rue Culture-Sainte-Catherine).

    L'enceinte formait aussi sur la rive gauche un demi-cercle, dont la direction est facile à suivre, puisque la clôture s'est conservée jusqu'au XVIIe siècle et que les rues qui ont été construites sur ses fossés en portent encore le nom: ce sont les rues des Fossés-Saint-Bernard, Fossés-Saint-Victor, Fossés-Saint-Jacques, Fossés-Monsieur-le-Prince, Fossés-Saint-Germain-des-Prés, Fossés-de-Nesle ou Mazarine.

    Ce demi-cercle commençait par la tour de Nesle (près de l'Institut) et finissait par la Tournelle (quai de la Tournelle, près de la rue des Fossés-Saint-Bernard), en ayant pour points principaux: porte Bucy (rue Saint-André-des-Arts, près de la rue Contrescarpe); porte des Cordeliers (rue de l'École-de-Médecine, près de la rue du Paon); porte Gibart ou d'Enfer (place Saint-Michel); porte Saint-Jacques (rue Saint-Jacques, au coin de la rue Saint-Hyacinthe); porte Bordet (rue Descartes, près de la rue de Fourcy); porte Saint-Victor (rues Saint-Victor et des Fossés-Saint-Victor).

    L'enceinte entière avait donc quatorze portes, outre plusieurs poternes. La muraille, qui avait huit pieds d'épaisseur, était garnie de tours rondes et espacées de vingt toises en vingt toises, outre celles qui défendaient les portes. Toute cette construction fut faite de 1190 à 1220.

    VI. Paris sous Louis IX. Règlements des métiers--Guet.

    Sous Louis IX, Paris se complaît dans ses nouvelles murailles et ne cherche pas à les franchir; mais il continue à se couvrir de fondations pieuses et charitables, œuvres des modestes maçons du moyen âge, que nous avons presque toutes transformées en poussière.

    Ainsi, le couvent des Augustins, qui servit pendant des siècles aux assemblées du clergé et du parlement, est devenu le marché à la volaille: le couvent de l'Ave-Maria, une caserne; le couvent des Cordeliers, une partie de l'École de médecine; le collége Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers, un marché; le couvent des Filles-Dieu, un passage; le collége de Cluny, une rue; le couvent des Jacobins, une caserne; le couvent des Chartreux, l'avenue du Luxembourg; le couvent des Prémontrés, un café; le couvent de Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, un passage; l'hospice des Quinze-Vingts, des rues aujourd'hui détruites, etc. Heureusement, de toutes ces créations si regrettables, il en reste une que la main des démolisseurs n'a pas atteinte et qu'on vient de splendidement restaurer, c'est la Sainte-Chapelle 13.

    Sous ce règne, la royauté commence à appuyer son sceptre sur la robuste main du peuple de Paris. Le roi et sa mère étaient en guerre avec les barons qui leur fermaient le chemin de la capitale. Ils appelèrent à leur défense les habitants «de la ville avec laquelle, dit Pasquier, les rois de France ont perpétuellement uni leur fortune.»
    Les Parisiens sortirent en armes «en si grande quantité, dit Joinville, que, depuis Montlhéry jusqu'à Paris, le chemin était plein et serré de gens d'armes et autres gens.» Ils délivrèrent le monarque et le ramenèrent en triomphe dans leurs murs.

    Cet amour des Parisiens pour le pieux roi se manifesta dans plusieurs autres circonstances: ainsi, lorsqu'il partit pour sa première croisade, toute la ville l'accompagna jusqu'à Saint-Marcel en le comblant de bénédictions; de même, lorsqu'on apprit sa captivité en Égypte, les petits, les serfs, les pastoureaux songèrent à le délivrer; et il se fit dans Paris, à la voix d'un aventurier, dit le maître de Hongrie, des rassemblements menaçants pour les prêtres et les seigneurs; enfin, lorsque saint Louis, accompagné de ses frères et des gens de sa cour, nu-pieds, nu-tête, vêtu d'une simple tunique, s'en alla à plusieurs lieues de la ville chercher la sainte couronne d'épines et la porta par le faubourg Saint-Antoine à la Sainte-Chapelle, jamais roi n'eut un triomphe plus populaire.

    En récompense, Louis IX s'occupa du bien-être de sa maîtresse ville avec la plus ardente sollicitude. Il fonda, outre les nombreux couvents dont nous avons parlé, la Sorbonne, qui devint l'école de théologie la plus fameuse de la chrétienté; il enrichit l'Université de nouveaux priviléges; il ordonna que sa cour ou son parlement se réunît désormais en lieu fixe à Paris; il y fit entrer, à côté des barons, des conseillers, tirés la plupart de la bourgeoisie, lui donna la direction supérieure de la police de la ville, et dota ainsi cette capitale de l'institution la plus importante, la plus féconde de l'État, qui fut pour elle une source de richesses et de puissance. Il accorda la liberté à tous les serfs de Paris qui étaient de son domaine, et cet exemple fut suivi par l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, le plus riche des seigneurs ecclésiastiques, qui, en exemptant de la servitude les serfs de son bourg, se réserva seulement les droits utiles, c'est-à-dire ceux de justice et de seigneurie, les rentes et les redevances, les droits perçus au four banal, au pressoir, aux vendanges.

    La prévôté de Paris, pendant la régence de Blanche de Castille, était devenue vénale et avait été acquise par des enchérisseurs cupides et ignorants; aussi, «le menu peuple, dit un contemporain, désolé par les tyrannies et les rapines, s'en alloit en d'autres seigneuries; la terre du roi étoit si déserte que, lorsqu'il tenoit ses plaids, il n'y venoit personne; en outre, la ville et ses environs étoient pleins de malfaiteurs.»

    Louis fit des ordonnances contre les vagabonds, les truands, les joueurs, les habitués des tavernes, «les folles femmes qui font mestier de leur corps,» et auxquelles il assigna des séjours14 et des costumes particuliers; il assura les subsistances de la ville en soumettant les boulangers à une surveillance rigoureuse et en donnant la grande maîtrise de ce métier à son panetier; enfin, il confia la prévôté de Paris à Étienne Boileau, bourgeois illustre par son savoir et sa probité, qui fut le principal conseiller du saint roi dans toutes ses œuvres législatives; et, pour rehausser cet office, il alla lui-même quelquefois au Châtelet siéger à côté de son prévôt.
    Alors la prévôté devint la magistrature d'épée la plus utile et la plus redoutable, surtout lorsqu'on lui eut adjoint plus tard huit conseillers, chargés d'assister le prévôt, des enquesteurs qui devaient instruire les affaires et faire la police dans les quartiers; enfin, deux compagnies de sergents, l'une à pied, l'autre à cheval chargées de l'exécution des arrêts15.

    Saint Louis avait en grande estime les bourgeois de Paris: il les appela à son conseil, il leur fit signer ses ordonnances, il recueillit en un corps de lois les us et coutumes de métiers et leur donna des règlements qui ont été pratiqués jusqu'à l'époque de Colbert; il régularisa leurs corporations et confréries, dont l'origine remontait au temps des Romains, et transforma définitivement la marchandise ou hanse parisienne en une municipalité dont le chef prit le titre de prévôt des marchands16.

    A tous ces bienfaits il ajouta le droit pour les habitants de Paris de se garder eux-mêmes. Jusque-là, la police de la ville avait été faite par soixante sergents, dont vingt à cheval, que commandait un chevalier: on appelait cette garde le guet du roi, et elle était occupée uniquement à faire des rondes.
    On lui adjoignit le guet des mestiers, ou guet bourgeois, origine de la garde nationale, qu'on appelait encore guet assis, parce qu'il était sédentaire dans les postes ou corps de garde, où il se tenait seulement pendant la nuit. Il y avait ordinairement cinq de ces postes dans l'intérieur, outre ceux des portes: ces postes étaient au Palais, au Châtelet, sur la place de Grève, au cimetière des Innocents, près de l'église de Sainte-Madeleine (dans la Cité). Chacun d'eux était de six hommes: ce qui fait supposer que la force de la milice bourgeoise n'était, dans l'origine, que de deux mille hommes, les exemptions étant très-nombreuses.

    Cette milice était divisée en dizaines, quarantaines et cinquantaines d'hommes qui avaient pour chef des officiers appelés dizainiers, quaranteniers et cinquanteniers; elle était sous les ordres du prévôt des marchands; mais le chevalier du guet, qui avait le commandement de tous les postes bourgeois, relevait du prévôt de Paris.

    VII. Paris sous les successeurs de Louis IX jusqu'à Philippe VI. Richesse et population de la ville à cette époque.

    Sous les successeurs de Louis IX, le progrès continue et se manifeste principalement par des fondations de colléges: on en compte quatre sous Philippe III, six sous Philippe IV, cinq sous les fils de Philippe IV, quatorze sous Philippe VI. En outre, l'on voit fonder l'abbaye des Cordelières-Saint-Marcel, devenue l'hôpital de Lourcine, l'hôpital Saint-Jacques, le couvent de Saint-Avoye, les églises du Saint-Sépulcre et de Saint-Julien-des-Ménétriers, etc.
    Mais avec ses écoles qui couvrent la moitié de son enceinte, avec son Parlement qui enfante la confrérie turbulente ou le royaume des clercs de la Basoche 17, avec sa bourgeoisie qui assiste aux États généraux, Paris commence «à prendre de la superbe» et à s'inquiéter du gouvernement.

    Ainsi, en 1306, lassé des tyrannies financières de Philippe le Bel, il fait sa première émeute. Le roi, chassé du Palais, poussé de rue en rue avec ses archers, se réfugie dans le forteresse du Temple, située hors de la ville. Il y est assiégé, en sort victorieux et fait pendre vingt-huit bourgeois aux quatre principales portes (Saint-Antoine, Saint-Denis, Saint-Honoré, Saint-Jacques).
    Cinq siècles après, un autre Capétien, chassé aussi de son palais par la fureur populaire, entrait dans la sombre tour du Temple, mais c'était en prisonnier; et il n'en sortit que pour être mené à l'échafaud par les petits-fils de ces bourgeois que Philippe IV avait attachés à la potence!

    Philippe, averti de ménager l'orgueil et l'argent des Parisiens, remplit ses coffres par d'autres voies qui ne lui valurent que des applaudissements populaires. Ainsi, quelques jours après l'émeute, les Juifs furent saisis dans leurs maisons, chassés de la ville et dépouillés de leurs biens.
    L'année suivante, le roi fit arrêter les Templiers et alla lui-même s'emparer de leur manoir et de leurs trésors; l'Université et les bourgeois ayant été assemblés dans le Palais, approuvèrent sa conduite, et lorsque les chevaliers du Temple furent envoyés au bûcher, il y eut à peine quelques murmures.

    Cependant, la puissance de la ville et son influence politique grandissaient sans cesse: ainsi, ce fut à sa haine que l'on sacrifia le ministre Enguerrand de Marigny, qui fut conduit à Montfaucon au milieu des cris de joie de tout le peuple; ce fut elle qui, deux fois, fit décider, dans une grande assemblée aux halles, où assistaient les barons et les clercs, «qu'à la couronne de France les femmes ne succèdent pas;» ce fut encore elle qui fit résoudre, dans les États généraux de 1335, «que le roy ne peut lever tailles en France sinon de l'octroy des gens des Estats.»

    En même temps, le bien-être et le luxe de Paris prenaient un égal accroissement. On en peut juger par les fêtes que la ville donna à Philippe le Bel lorsque ses fils furent armés chevaliers: outre les banquets qui se firent dans les hôtels des princes, il y eut dans les rues des spectacles et des jeux de tout genre. «Là vit-on, dit un contemporain, des hommes sauvages mener grand rigolas, des ribauds en blanche chemise agacier par leur biauté, liesse et gayeté, les animaux marcher en procession, des enfants jouster en un tournoi, des dames carioler de biaux tours, des fontaines de vin couler, le grand guet faire la garde en habits uniformes, toute la ville baller, danser et se déguiser.»
    Dans les carrefours, il y avait des tréteaux ornés de courtines où l'on vit «Dieu manger des pommes, rire avec sa mère, dire des patenôtres avec ses apôtres, susciter et juger les morts; les bienheureux chanter en paradis, les damnés pleurer dans un enfer noir et infect, etc.»

    Enfin, il se fit, dans l'île Notre-Dame (Saint-Louis), laquelle avait été jointe à la Cité par un pont de bateaux, une montre du grand guet, où toute la population virile de Paris apparut en beaux habits et en armes. Cette revue excita tant d'admiration qu'il fallut la répéter quelques jours après pour le roi d'Angleterre dans le Pré-aux-Clercs.

    Voici ce qu'en dit la chronique de Jean de Saint-Victor:

    .....Esbahi si grandement
    Furent Anglois plus qu'onques mès;
    Car ils ne cuidassent jamès
    Que tant de gent riche et nobile
    Povist saillir de une ville.
    A cheval bien furent vingt mille,
    Et à pié furent trente mille;
    Tant ou plus ainsi les trouvèrent
    Cils qui de là les extimèrent....

    Cinquante mille hommes de grand guet sont évidemment une exagération poétique du chroniqueur, mais il n'en est pas moins certain que la population de Paris, à cette époque, avait pris un grand accroissement; il est pourtant presque impossible de l'évaluer avec quelque certitude, les documents étant tout à fait insuffisants ou contradictoires.
    Ainsi, le rôle de la taille levée en 1292 donne 15,200 contribuables et une somme de 12,218 l. 14 sous[18]. L'aide levée en 1313 donne 5,955 contribuables et une somme de 13,021 l. 19 sous.

    Enfin, dans le rôle du subside levé pour «l'ost de Flandres,» en 1328, les villes de Paris et de Saint-Marcel figurent pour 35 paroisses et 61,091 feux. Paris avait alors en superficie à peu près le dixième de sa superficie actuelle: il est probable que sa population était aussi le dixième de la population d'aujourd'hui et qu'elle s'élevait à près de 100,000 habitants.

    VIII. Paris sous Jean et Charles V. Troisième enceinte de Paris. Étienne Marcel.

    Après la sédition de 1306, Paris resta pendant quelque temps soumis et paisible; mais quand il vit la dynastie des Valois exposer le salut du royaume dans les honteuses journées de Crécy et de Poitiers, il se sentit appelé à suppléer le gouvernement, à se charger des fonctions de la royauté et de la noblesse, à prendre en main les destinées de la France. Son génie révolutionnaire allait pour la première fois se manifester.

    La ville commença par se transformer en une vaste forteresse, aussi apte à se défendre contre les mauvais desseins des ennemis de la bourgeoisie que contre les attaques des étrangers. Pour cela, on scella, à l'entrée de chaque rue, une grosse chaîne de fer qui, tous les soirs et au moindre signal de danger, était tendue et bouclait chacun des trois cents défilés étroits, profonds dont se composait la ville, lesquels se croisaient, se tordaient, s'entortillaient les uns dans les autres et étaient hérissés de tourelles, de portes et d'autres défenses.
    A l'approche de l'ennemi, on renforçait cette chaîne avec des poutres, des pierres, des tonneaux, et la barricade devenait imprenable, surtout pour les barons, avec leurs grands chevaux et leurs lourdes armures. De plus, on reconstruisit la muraille extérieure en l'appuyant de fortes tours; on l'enveloppa de larges fossés; on la garnit de sept cent cinquante guérites et même de canons.

    Enfin, l'enceinte septentrionale fut agrandie (1356): elle partit alors de la tour de Billy (près de l'Arsenal), et alla jusqu'à la tour du Bois (près du Louvres, entre les ponts des Tuileries et du Carrousel), en passant non loin de la ligne actuelle des boulevards, depuis la Bastille jusqu'à la porte Saint-Denis, et de là en suivant l'emplacement des rues Bourbon-Villeneuve, Neuve-Saint-Eustache, Fossés-Montmartre, de la place des Victoires, de l'hôtel de la Banque, du jardin du Palais-Royal, des anciennes rues du Rempart, Saint-Nicaise, etc.
    Tout cela fut fait en quatre ans, coûta 182,500 livres tournois ou 742,000 francs de notre monnaie, et fut l'œuvre du prévôt des marchands, Étienne Marcel, homme aussi énergique qu'éclairé dont on a fait tantôt un défenseur des libertés populaires, tantôt un traître ou un factieux. «Ce fut grand fait, dit Froissard, que environner de toute défense une telle cité comme Paris, et vous dis que ce fust le plus grand bien qu'oncques prévost des marchands fist.»

    Grâce à l'attitude énergique de Paris, les États généraux, que dirigeaient Marcel et ses amis, firent la loi au gouvernement et imposèrent au dauphin Charles, régent du royaume pendant la captivité du roi Jean, des conditions qui avaient pour but immédiat le renvoi de ministres impopulaires, mais qui, dans l'avenir, auraient changé la face de l'État.

    Toutes leurs résolutions étaient appuyées de la présence des bourgeois, qui, au signal du prévôt, suspendaient les métiers, fermaient les boutiques et prenaient les armes. On vit alors les princes s'abaisser devant le peuple et mendier sa faveur par des discours à la multitude assemblée. Le régent allait haranguer à la place de Grève, sur les degrés de la grande croix élevée au bord de l'eau, ou bien sous les piliers des halles, ou bien au Pré-aux-Clercs; le roi de Navarre, Charles le Mauvais, lui répondait, et le populaire, qui s'amusait de ces joutes d'éloquence, huait ou applaudissait les comédiens qui devaient lui faire payer le spectacle. Paris était devenu une sorte de république, dont la municipalité gouvernait les États et la France.
    Le parloir aux bourgeois avait été transféré dans une maison de la place de Grève, dite Maison aux Piliers, dont la grande salle, ornée de belles peintures, fut, pendant deux siècles, le théâtre d'événements de tous genres. Les amis de la liberté s'étaient donné pour insigne un chaperon mi-parti bleu et rouge, couleurs de la ville, qui restèrent dans l'obscurité jusqu'en 1789, avec une agrafe d'argent et la devise: A bonne fin!

    Le prévôt, lassé de l'opposition du dauphin et de ses courtisans, fit armer les compagnies bourgeoises, les rassembla sur la place Saint-Éloi, les conduisit au Palais, entra dans la chambre du prince et le somma une dernière fois «de mettre fin aux troubles et de donner défense au royaume.»
    Sur son refus, deux de ses ministres favoris, les maréchaux de Champagne et de Normandie, furent massacrés et leurs corps jetés dans la cour, aux applaudissements de la foule. Le dauphin tomba aux genoux de Marcel, lui demandant la vie. Le terrible tribun lui donna son chaperon pour sauvegarde, le traîna à la fenêtre et, lui montrant les cadavres: «De par le peuple, dit-il, je vous requiers de ratifier la mort de ces traîtres, car c'est par la volonté du peuple que tout ceci s'est fait.» Alors Marcel fut le maître de Paris et sembla l'être aussi de toute la France: il s'empara du Louvre et prit à sa solde des compagnies de Navarrais, Brabançons et autres étrangers.

    Mais le mouvement de Paris ne s'était pas communiqué aux autres villes jalouses de la domination de la capitale; les États commencèrent à résister au prévôt; les bourgeois s'inquiétèrent de ses projets; le dauphin s'enfuit, rassembla une armée, ravagea les environs de Paris et offrit une amnistie, à la condition que Marcel lui serait livré «pour en faire sa volonté.» Alors la discorde se mit dans la ville, et une partie des habitants travailla ouvertement à la restauration du pouvoir royal.

    Le prévôt, abandonné de tous, résolut de se jeter aux bras du roi de Navarre; mais les bourgeois royalistes furent avertis de ce projet, et au moment où il allait livrer aux soldats navarrais la porte Saint-Antoine, ils tombèrent sur lui et le tuèrent avec soixante de ses compagnons.
    Trois jours après, le dauphin entra dans la ville, et alors les exécutions commencèrent. La plupart des magistrats, des amis de Marcel périrent sur l'échafaud; d'autres furent proscrits ou s'exilèrent; tous, même les plus obscurs, eurent à souffrir dans leurs personnes ou dans leurs biens.

    Quelque temps après, le dauphin, devenu roi sous le nom de Charles V, fit élever un édifice triomphal à la place même où Marcel avait été tué: ce fut la Bastille Saint-Antoine, premier monument de défiance de la couronne envers la capitale, prison d'État qui est restée pendant des siècles le symbole du despotisme et qui fut détruite le jour même où les couleurs de Paris, les couleurs d'Étienne Marcel, redevinrent victorieuses de la royauté.

    Mais pour tenir en bride les Parisiens, cette forteresse ne suffisait pas: on en trouva une deuxième à l'autre extrémité de la ville, dans le Louvre, qui fut agrandi, garni de nouvelles tours et compris dans Paris. Avec ces deux solides retraits, ou ces deux forts détachés, qui dominaient l'entrée et la sortie de la Seine, la couronne pouvait être tranquille: aussi, elle mit dans le Louvre son trésor, ses archives, sa librairie, grosse alors de neuf cents volumes; et, près de la Bastille, elle se bâtit une habitation selon ses goûts.

    Le séjour royal avait été profané et ensanglanté par l'invasion de la multitude; Charles V ne voulut plus habiter le Palais, qui se trouvait étouffé par la foule des maisons populaires, et où la royauté se trouvait comme emprisonnée par tous ces pignons bourgeois qui regardaient dans sa demeure. Il se fit, hors des quartiers populeux, dans le nouveau Paris, près de la campagne, un séjour aussi vaste que sûr et pittoresque: ce fut l'hôtel Saint-Paul; assemblage sans ordre, mais non sans agrément, de maisons, de cours, de jardins, qui occupait l'espace compris entre les rues Saint-Antoine, Saint-Paul, le quai des Célestins et le fossé de la Bastille 18.

    De ce beau séjour, qu'on appelait «l'hostel solemnel des grands esbattements,» Charles remit dans Paris l'ordre et une bonne police: il fit construire des égouts, des quais, le petit Châtelet, employa à ces travaux les vagabonds et les mendiants, fit des ordonnances rigoureuses contre les lieux de débauche, d'où sortaient la plupart des malfaiteurs, enfin réprima la licence des écoliers.

    Tout cela fut principalement exécuté par la vigilance de Hugues Aubriot, prévôt de Paris, homme intelligent et énergique, mais trop adonné aux plaisirs, qui, après la mort de Charles V, paya chèrement sa sévérité à l'endroit des clercs de l'Université et son indulgence pour les belles juives: accusé d'hérésie, il fut condamné à être enfermé toute sa vie dans la prison de l'évêché «avec pain de douleur et eau d'angoisse.»

    Sous le règne de Charles V furent fondés quatre colléges et l'hôpital du Saint-Esprit.

    IX. Paris sous Charles VI. Abolition des priviléges parisiens. Meurtre de la rue Barbette. Les bouchers de Paris.

    Cependant Paris avait pris goût aux nouveautés et séditions; il avait mis la main au gouvernement; il connaissait le chemin des demeures royales: il n'oublia rien de tout cela, et pendant un demi-siècle on le vit se ruer dans les troubles civils pour essayer de tirer le royaume des calamités où le plongeaient ses maîtres. Tâche ingrate, pleine d'erreurs et de crimes, où la ville ne trouva que de nouveaux malheurs! Que ne restait-elle patiente, obscure, résignée comme jadis, heureuse de sa vie paisible, de ses belles églises, de ses fêtes naïves, bercée au son de ses mille cloches, mirant ses maisons pittoresques dans son fleuve nourricier!

    Mais le démon des révolutions l'emporta, et dans quelle série de calamités ne l'entraîna-t-il pas, depuis le jour où, saisissant les maillets de plomb déposés à l'Hôtel de ville, elle s'en servit pour tuer les collecteurs des impôts, jusqu'au jour où elle se livra elle-même aux troupes de Charles VII, en secouant le joug des Anglais!
    Que de souffrances entre ces deux journées! Au 1er mars 1382, Paris était plein d'orgueil et de richesses, avec une population pressée, grouillante, tumultueuse: «Il y avoit alors, dit Froissard, de riches et puissants hommes, armés de pied en cap, la somme de trente mille, aussi bien appareillés de toutes pièces comme nuls chevaliers pourroient être, et disoient quand ils se nombroient, qu'ils étoient bien gens à combattre d'eux-mêmes et sans aide les plus grands seigneurs du monde.»

    Au 13 avril 1436, Paris était ravagé par la famine et la peste, ruiné par la guerre, abandonné de ses notables habitants; sa population était réduite de moitié; les loups couraient par ses rues désertes; il y avait tant de maisons délaissées qu'on les détruisait pour en brûler le bois; on parlait de transporter ses droits de capitale à une ville de la Loire.
    Les événements se pressent entre ces deux dates: énonçons ceux qui peignent le mieux le caractère des Parisiens du XIVe siècle, leur ardeur de réformes, leur humeur facile au changement et impatiente de tyrannie.

    Après la révolte des Maillotins, la cour de Charles VI, qui se trouvait hors de Paris, capitula pour y rentrer; mais à peine revenue, elle se vengea par des exécutions secrètes, et, chaque nuit, la Seine emportait de nombreuses victimes.
    Puis elle s'en alla attaquer les Flamands, qui étaient les alliés des Parisiens dans la guerre entreprise «pour déconfire toute noblesse et gentillesse:» elle les vainquit à Rosebecq et revint sur Paris pleine d'arrogance et de colère.

    Les métiers et les halles, conseillés par les derniers amis de Marcel, voulaient que la ville fit résistance; la haute bourgeoisie aima mieux se confier au jeune roi. Celui-ci (11 janvier 1383) entra la lance à la main, comme dans une ville conquise, fit abattre les portes, enlever les chaînes, désarmer les habitants, arrêter les plus notables, camper son armée de nobles dans leurs maisons.
    Plus de deux cents bourgeois furent décapités, trois cents bannis et dépouillés, tous les autres rançonnés à la moitié et plus de leurs biens; on abolit la prévôté et l'échevinage, les maîtrises, confréries et milices, les priviléges et juridiction de la marchandise.

    Les deux plus illustres victimes furent Jean Desmarets, avocat général, et Nicolas Flamand, marchand drapier, courageux citoyens pour lesquels, non plus que pour Étienne Marcel, l'édilité parisienne n'a pas eu un souvenir. Il fallut, pour arrêter les supplices, que la ville se rachetât à force d'argent et vînt crier grâce au roi dans cette cour du Palais, encore teinte du sang des favoris du régent.
    Le connétable de Clisson, en mémoire de ce pardon, et avec les dépouilles des Parisiens, se fit bâtir, dans le chantier des Templiers, rue du Chaume, un hôtel qu'il appela de la Miséricorde, et qui devint célèbre au XVIe siècle, comme séjour des ducs de Guise. C'est en allant de l'hôtel Saint-Paul à son hôtel de la Miséricorde qu'il fut assassiné dans la rue Culture-Sainte-Catherine, par le sire de Craon.

    Charles VI devint fou; ses parents se disputèrent le pouvoir; alors commencèrent les guerres civiles entre les Bourguignons et les Armagnacs, c'est-à-dire entre le parti populaire et le parti de la noblesse, entre Paris et les provinces. Les hôtels des princes y prirent une grande célébrité.

    Depuis que Charles V en avait donné l'exemple, le goût des bâtiments s'était répandu parmi les seigneurs, et de beaux hôtels avaient été achetés ou construits par eux dans divers quartiers de la ville. Le duc d'Orléans habitait l'hôtel de Bohême, le duc de Bourgogne l'hôtel d'Artois, le duc de Berry l'hôtel de Nesle, la reine Isabelle l'hôtel Barbette, etc.

    L'hôtel de Bohême, qui tirait son nom de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, lequel l'avait reçu en don de Philippe VI, occupait tout l'espace compris entre les rues de Grenelle, Coquillière, d'Orléans et des Deux-Écus: c'était une magnifique résidence que le duc d'Orléans, ami des arts, avait embellie, agrandie, enrichie de meubles précieux, de sculptures sur pierre et sur bois, de jardins et d'eaux jaillissantes. Cet hôtel devint au XVIe siècle le séjour de Catherine de Médicis, et nous aurons à en reparler.

    L'hôtel d'Artois, qui tirait son nom de Robert d'Artois, frère de saint Louis, occupait l'espace compris entre les rues Pavée, du Petit-Lion, Saint-Denis, Mauconseil et Montorgueil. C'était une sorte de forteresse, fermée par une muraille crénelée et garnie de tours, dont une existe encore19; son voisinage des halles et le rôle que jouait le duc de Bourgogne comme chef du parti populaire rendaient cet édifice très-important. Nous verrons plus tard quelles étranges transformations il a subies.

    L'hôtel de Nesle occupait, sur le bord de la Seine, l'espace compris entre la rue de Nevers, le quai Conti et la rue Mazarine. Il touchait à la muraille de la ville, aux portes de Bucy et de Nesle et à la tour du même nom. Il contenait de grandes richesses, des tableaux d'Italie, des reliques, des ouvrages précieux d'orfèvrerie, et surtout une magnifique librairie.

    L'hôtel Barbette occupait l'espace compris entre les rues Vieille-du-Temple, de la Perle, des Trois-Pavillons et des Francs-Bourgeois: il en reste encore une tourelle au coin de cette dernière rue.
    C'est de cet hôtel que sortait le duc d'Orléans lorsqu'il fut assassiné dans la rue Vieille-du-Temple (1407), par des gens cachés dans la maison de l'Image-Notre-Dame, maison qui subsistait encore en 1790, et dont l'emplacement est aujourd'hui occupé par la rue qui longe le marché des Blancs-Manteaux. Les assassins allèrent se réfugier à l'hôtel d'Artois; le cadavre fut porté à l'hôtel de Rieux, situé en face de la maison de l'Image-Notre-Dame, et de là à l'église des Blancs-Manteaux.

    C'est là que le duc de Bourgogne vint jeter l'eau bénite sur le cercueil en disant: «Jamais plus méchant et plus traître meurtre ne fut commis en ce royaume.» Mais à l'hôtel de Nesle, où se tint un conseil pour rechercher les coupables, le prévôt de Paris étant venu dire qu'il avait suivi la trace des assassins jusqu'à l'hôtel d'Artois, il jeta le masque, avoua le crime et s'enfuit en Flandre.

    Les Parisiens se prononcèrent pour le meurtrier, qui «étoit moult aimé d'eux, comme étant courtois, traitable, humble et débonnaire;» ils le reçurent en triomphe quand il revint avec une armée, devant laquelle s'enfuirent le roi et sa famille; ils l'applaudirent quand il fit prononcer, dans le cloître de l'hôtel Saint-Paul, par le cordelier Jean Petit, l'apologie de son crime. La guerre civile commença. Il se forma alors dans Paris, sous le patronage de Jean-Sans-Peur, une faction qui avait pour chefs les Legoix, les Saint-Yon, les Thibert, maîtres des boucheries, familles puissantes qui dataient déjà de plusieurs siècles, dont les descendants se sont signalés dans les troubles de la Ligue et de la Fronde, enfin qui ont encore aujourd'hui plusieurs rejetons parmi les bouchers de Paris.

    Cette faction, qui était inspirée par les docteurs de l'Université, avait pour orateur un chirurgien nommé Jean de Troyes, pour exécuteur un écorcheur nommé Caboche, et pour armée toute la population des métiers et des halles: elle s'empara du gouvernement, des finances, de la Bastille, du Louvre; elle rendit à Paris ses priviléges, ses chaînes, ses armes (20 janvier 1411); elle envahit plusieurs fois l'hôtel Saint-Paul, forçant les princes à subir ses volontés, égorgeant ou emprisonnant leurs favoris, se distribuant les dignités et commandements. Les bouchers couraient sus aux Orléanais comme à des bêtes fauves, «et suffisoit pour tuer un notable bourgeois, le piller et dérober, de dire: Voilà un Armignac.» Mais la haute bourgeoisie, qui se voyait exclue des offices et du pouvoir, se lassa de cette tyrannie; et, croyant seulement travailler à la restauration de l'autorité royale, elle chercha à rappeler les Armagnacs.

    Après une lutte terrible, d'abord dans les assemblées des quartiers, ensuite dans le Parloir aux Bourgeois et sur la place de Grève, les modérés l'emportèrent, chassèrent les bouchers avec Jean-Sans-Peur, et ouvrirent les portes à leurs ennemis. Ils s'en repentirent, car la réaction de la noblesse contre le parti populaire fut si terrible, que non-seulement Paris fut de nouveau privé de ses priviléges, de ses richesses, de ses plus notables citoyens, mais qu'il craignit pour son Parlement, son Université, ses droits de capitale, son existence même. Jean-Sans-Peur essaya vainement de délivrer la ville: elle était tenue dans la terreur par le prévôt Tanneguy Duchâtel, qui avait désarmé les habitants, muré les portes, interdit toute réunion et qui envoyait à la mort tous ceux qui essayaient la moindre résistance.

    Après cinq ans de souffrances, au moment où les Armagnacs avaient formé le projet de décimer la population, le fils d'un quartenier, Perrinet-Leclerc, déroba les clefs de la porte Bucy à son père, et introduisit dans la ville un parti bourguignon. Tous les bourgeois coururent aux armes avec des cris de joie; l'hôtel Saint-Paul fut envahi, le roi pris et promené dans les rues pour approuver l'insurrection, tous les Orléanais arrêtés, massacrés ou entassés dans les prisons. Tanneguy Duchâtel se sauva avec le dauphin dans la Bastille.

    Une bataille s'engagea dans la rue Saint-Antoine: les Armagnacs furent vaincus. Leur chef, le connétable d'Armagnac, avait son hôtel rue Saint-Honoré, sur l'emplacement du Palais-Royal: il se sauva chez un pauvre maçon, y fut découvert, traîné à la Conciergerie avec le chancelier, des prélats, des dames, des seigneurs. Les bouchers reparurent, et pour détruire le parti armagnac, ils entraînèrent la populace aux prisons et lui firent égorger tous les détenus. Le massacre dura plusieurs jours: il eut lieu surtout à la Conciergerie et au Châtelet, édifices sinistres qui semblent avoir eu pendant des siècles le privilége du sang, dont les voûtes ont retenti de tant de cris de douleur, qui ont vu se renouveler deux fois les massacres de 1418.

    On croyait venger les désastres de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt, causés par la folie des seigneurs; on croyait noyer dans le sang la noblesse féodale; on croyait établir sur des fondements éternels les libertés populaires. Cruelles erreurs! trois fois Paris a donné le spectacle de cette horrible tragédie contre la noblesse, et quel en a été le succès! Le massacre des Armagnacs a-t-il empêché le retour de Charles VII? Le massacre de la Saint-Barthélémy a-t-il empêché l'avénement de Henri IV? Les massacres de septembre ont-ils empêché la restauration des Bourbons?

    X. Paris sous Charles VII. Jeanne d'Arc à la porte Saint-Honoré. Prise de Paris par les troupes royales.

    Le sang versé retomba sur Paris: une épidémie terrible enleva le quart de la population; Jean-Sans-Peur fut assassiné; son fils et la reine Isabelle traitèrent avec l'Anglais et lui livrèrent la France.
    On vit Henri V entrer dans Paris, ruiné, dévasté, désolé par la famine (18 novembre 1420); l'hôtel des Tournelles, sur l'emplacement duquel a été bâtie la place Royale, devint le séjour du duc de Bedford; des soldats anglais garnirent les portes, la Bastille et ce Louvre où nous les avons revus! Jours d'humiliation et d'aveuglement!

    La capitale resta seize ans au pouvoir des étrangers! Il lui fallut tout ce temps de souffrances pour la guérir de ses passions bourguignonnes, de ses ardeurs de libertés: les sophistes populaires, les pédants de l'Université, ne lui disaient-ils pas que le joug étranger n'était qu'une apparence, que l'union des deux couronnes ferait de l'Angleterre une province française, qu'un changement de dynastie rendrait à la ville sa prospérité, son commerce, sa puissance? Les Parisiens, qui sont «de muable conseil et de légère créance,» se laissèrent prendre à ces déclamations: quand Jeanne d'Arc vint assiéger leurs murailles, ils ne reconnurent pas en elle l'ange sauveur de la France, et, croyant, comme le disaient les Bourguignons, que les Armagnacs venaient pour détruire leur ville de fond en comble, ils firent une vigoureuse défense.

    La butte Saint-Roch, formée anciennement par des dépôts d'immondices, était alors couverte de moulins et de cultures: la Pucelle y vint asseoir son camp et fit décider l'attaque de la porte Saint-Honoré (vers la rencontre des anciennes rues du Rempart et de Saint-Nicaise). Elle emporta le boulevard et sondait le fossé de sa lance, lorsqu'elle eut la cuisse percée d'un trait d'arbalète; «et si point n'en désempara, ni ne s'en voult oncques tourner. Rendez-vous à nous tost, de par Jhesus! crioit-elle. Bois, huis, fagots, faisoit geter et ce qu'estoit possible au monde, pour cuider sur les murs monter; mais l'eau estoit par trop parfonde.» A la fin, ses soldats l'enlevèrent malgré elle, et l'assaut, qui avait duré quatre heures, fut abandonné.

    Moins de quatre siècles après cet événement, un autre patron de la France, un autre ennemi, une autre victime des Anglais combattit aussi les Parisiens dans les mêmes lieux: c'est dans cette partie de la rue Saint-Honoré, près de l'église Saint-Roch, que Napoléon mitrailla les bourgeois armés contre la Convention. Hélas! l'histoire de Paris est si féconde en discordes civiles, toutes les passions qui ont divisé la France ont pris si souvent les rues de la capitale pour champ de bataille, qu'on n'y peut faire un pas sans rencontrer quelque lieu où nos pères ont donné leur vie. Quelle place n'a eu son combat, quelle rue sa barricade, quel pavé son cadavre! Boues de l'antique Lutèce, de quel sang généreux n'avez-vous pas été perpétuellement abreuvées!

    Six ans après l'apparition de Jeanne d'Arc devant leurs murs, les Parisiens, réduits par la guerre, la famine et la peste aux dernières extrémités de la misère, et voyant que le duc de Bourgogne s'était réconcilié avec Charles VII pour chasser les étrangers, appelèrent eux-mêmes les royalistes dans leurs murs.
    Ceux-ci, conduits par un marchand, Michel Lallier, entrèrent par la porte Saint-Jacques, aux acclamations des bourgeois, pendant que les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin s'armaient aux cris de: Vive le roi! «Bonnes gens, leur disait le connétable de Richemont en leur serrant la main, le roi vous remercie cent mille fois de ce que si doucement vous lui avez rendu la maîtresse cité de son royaume: tout est pardonné.»

    Les Anglais se formèrent en trois colonnes pour étouffer la sédition et se dirigèrent sur les halles et les portes Saint-Martin et Saint-Denis: ils furent repoussés par les bourgeois, qui faisaient pleuvoir des flèches et des pierres sur eux, et obligés de se réfugier à la Bastille, où ils capitulèrent. Les cloches sonnaient; tout le monde s'embrassait; il n'y eut ni violence ni pillage. La seule vengeance que firent les Armagnacs fut de renverser une statue qui avait été élevée par les Bourguignons à Perrinet-Leclerc, auprès de sa maison: on fit de cette statue mutilée une borne qui existait encore dans le siècle dernier près de la rue de la Bouclerie.

    La ville, délivrée des Anglais, mais encore plus misérable et désolée, cacha ses ruines et ses haillons et s'efforça de paraître belle et gorgiase, pour recevoir Charles VII. Ce roi, si égoïste, si insouciant, fut frappé de l'aspect effroyable que présentait la capitale, avec ses maisons demi-détruites, ses rues empestées, ses habitants hâves et décharnés; les larmes lui en vinrent aux yeux; mais il pensa en lui-même qu'elle n'était plus à craindre, «et il la quitta, dit un bourgeois du temps, comme s'il fût venu seulement pour la voir.»

    Son exemple fut suivi par ses successeurs, qui ne séjournèrent que rarement à Paris et préférèrent les paisibles villes des bords de la Loire, les riants châteaux de Chinon, de Plessis-lès-Tours, d'Amboise, de Chambord, à la tumultueuse cité dont les souvenirs bourguignons et l'esprit démocratique les importunaient.
    Aussi, il fallut que Paris se rétablît tout seul de ses misères; mais l'industrieuse ville demande si peu de repos pour reprendre son lustre et sa vigueur, que sous le règne de Louis XI elle avait déjà deux cent mille habitants, et que ses alentours étaient aussi florissants qu'elle: «C'est la cité, dit Comines, que jamais je visse entourée de meilleurs pays et plantureux, et est chose presque incrédible que des biens qui y arrivent.»

    XI. Paris sous Louis XI et sous ses successeurs, jusqu'à Henri II. Renaissance. Administration municipale. Rabelais, Amyot, Villon. Les confrères de la Passion.

    Ce fut un bon temps pour la capitale que le règne du monarque qui fut si terrible aux grands et si débonnaire aux petits; elle redevint alors l'appui de la royauté, et Louis en fit son refuge, sa citadelle, son arsenal pour toutes ses entreprises contre la féodalité. «Ma bonne ville de Paris, disait-il, et si je la perdois, tout seroit fini pour moi.»

    Aussi, quand, après la bataille de Montlhéry, il se retira dans la capitale, il se montra aux bourgeois comme l'un d'eux, vêtu comme eux, et devint plus populaire qu'aucun de ses prédécesseurs. Il se mit de leur confrérie, il augmenta leurs priviléges, il les appela à son conseil; il les haranguait aux halles, il écoutait leurs plaintes, il riait, causait avec eux et leur faisait «de salés contes.» Il aimait surtout à dîner tantôt à l'Hôtel-de-Ville avec le prévôt et les échevins, tantôt chez les magistrats du Parlement, tantôt chez quelque gros marchand.

    Chacun lui touchait dans la main, lui parlait de ses affaires, le voulait pour parrain de ses enfants. Compère, lui disait-on en le tirant par son pourpoint. Compère, répondait-il au plus chétif du populaire. Aussi, à chaque visite qu'il faisait à Paris, on le fêtait par des réceptions magnifiques et de riches dons de vaisselle d'or et d'argent. Toutes ces manières firent que les tentatives des seigneurs pour réveiller le parti bourguignon échouèrent, et que le roi put se tirer de leurs griffes, moyennant le traité de Conflans, où chacun d'eux emporta sa pièce de la royauté.

    Les négociations eurent lieu dans le faubourg Saint-Antoine, à la Grange-aux-Merciers, et Louis en consacra le souvenir par une croix qui était rue de Reuilly, près du mur de l'abbaye Saint-Antoine. Il n'oublia pas que, dans cette déconvenue, Paris lui avait été seul fidèle, et il devint plus que jamais le bon ami des Parisiens. Il prenait parmi eux ses agents, ses ministres, voire ses exécuteurs; il leur donnait le spectacle du supplice des grands seigneurs, comme du connétable de Saint-Pol à la Grève, du duc de Nemours aux halles; il supportait, «sans en être déferré,» leurs gausseries, quand il avait fait quelque faute. Ainsi, après l'entrevue où il resta prisonnier de Charles le Téméraire, il fut salué de toutes les boutiques par les cris de: Péronne! Péronne! que lui cornaient aux oreilles les geais et les pies de ses compères.

    Il se fit le chef de leurs métiers, encouragea leur commerce par des marchés libres, leur donna une bonne police, les organisa en soixante-douze compagnies de milices, formant trente mille hommes «armés de harnois blancs, jacques ou brigandines.» Il rétablit la bibliothèque de Charles V et la plaça dans le couvent des Mathurins, rue Saint-Jacques.
    Il appela à Paris trois élèves de Jean Fust, qui fondèrent, dans les bâtiments de la Sorbonne, la première imprimerie qu'on ait établie en France, et qui, trois ans après, ouvrirent, rue Saint-Jacques, une boutique de librairie, avec l'enseigne significative du Soleil d'Or.

    Il augmenta les priviléges de l'Université et y fonda une école spéciale de médecine, rue de la Bûcherie, entre les rues des Rats et du Fouarre, dans un bâtiment qui coûta dix livres tournois et dont une partie existe encore. Cette fondation avait été sollicitée par Jacques Cothier, médecin du roi, qui est demeuré fameux, moins pour l'immense fortune qu'il tira des frayeurs de son malade que pour le jeu de mots qu'il avait fait sculpter sur sa belle maison de la rue Saint-André-des-Arts: A l'Abri-Cothier! Il avait compté sans les favoris de Charles VIII, qui firent mentir l'ambitieux rébus.

    Paris, quoique négligé par les successeurs de Louis XI, continua de s'accroître et de prospérer, et il eut une belle part dans les créations de la renaissance. Ainsi, c'est à cette époque que furent bâtis l'hôtel de la cour des Comptes, détruit par un incendie en 1737; l'hôtel de la Trémouille ou des Carneaux, rue des Bourdonnais; l'hôtel de Cluny, aujourd'hui transformé en musée d'antiquités françaises; la fontaine des Innocents, les églises Saint-Merry et Saint-Eustache, l'Hôtel-de-Ville, le vieux Louvre, le pont Notre-Dame, etc.

    En ce même temps furent fondés le Collége de France, cinq autres colléges, les hospices des Enfants-Rouges, et des Petites-Maisons, etc. Sous François Ier, la ville eut ses fortifications restaurées et son enceinte augmentée: on y comprit les terrains appelés Tuileries et l'on ferma ce côté par un grand bastion.
    Sous ce même roi furent créées les premières rentes sur l'Hôtel-de-Ville, noyau de cette dette de l'État, qui, de 16,000 livres dont elle se composait en 1522, s'éleva en 1789 à 5 milliards. La ville fut aussi, à cette époque, divisée régulièrement en seize quartiers, et son administration et sa garde composées ainsi:

    1º Le prévôt de Paris, magistrat commandant pour le roi, ayant (p.040) sous lui deux lieutenants, l'un civil, l'autre criminel, qui présidaient le tribunal ou présidial du Châtelet, formé de vingt-quatre conseillers; ces lieutenants étant des hommes de robe, et le prévôt, homme d'épée, ne jugeant plus, ses attributions se trouvèrent bornées à la police; on lui enleva même le commandement militaire de la ville, qui fut donné au gouverneur de l'Ile-de-France;

    2º le prévôt des marchands, magistrat populaire et élu, chargé du commerce, des approvisionnements, de la voirie, avec l'assistance d'un bureau composé de quatre échevins, d'un greffier, d'un receveur et de vingt-six conseillers;

    3º la garde bourgeoise, ayant pour chefs seize commandants de quartiers ou quarteniers, quarante cinquanteniers et deux cent cinquante-six dizainiers; 4º le guet royal, formé de cinq cents hommes de pied et de trois compagnies soldées d'archers, d'arbalétriers et d'arquebusiers; le tout commandé par le chevalier du guet.
    Le Parlement avait d'ailleurs la surintendance de la police, des approvisionnements et même de l'administration; souvent il déléguait deux de ses membres par quartier pour y mettre l'ordre, et, dans les circonstances graves, il tenait de grandes assemblées de police où assistaient l'évêque, le chapitre, les deux prévôts, les échevins, les quarteniers, etc.

    Sous les règnes de Louis XII, de François Ier et de Henri II, furent faits les règlements les plus importants pour l'administration de la ville et dont quelques-uns sont encore en vigueur, principalement ceux qui regardent les fontaines, les marchés, les boucheries, le pavage, les égouts, etc.
    Les carrosses, qui commencent à paraître, mais qui ne devinrent nombreux que sous Louis XIII, font comprendre la nécessité de débarrasser, d'assainir, d'élargir les voies publiques. Il fut défendu de bâtir en saillie sur les rues; on fit rentrer les auvents et les toits des boutiques; les animaux des basses-cours cessèrent de vaguer au milieu des dépôts d'ordures; l'enlèvement des boues et immondices fut confié à un service de voitures payées au moyen d'une taxe spéciale; on essaya même un éclairage général.

    Des ordonnances très-rigoureuses furent faites contre l'ivrognerie, les tavernes, les maisons de débauche, les jeux, le luxe des vêtements, les blasphèmes; on s'efforça de débarrasser la ville des vagabonds et des mendiants, contre lesquels tous les règlements de police étaient insuffisants, en condamnant les hommes aux galères et les femmes au fouet.

    Mais il y avait un obstacle presque insurmontable à une bonne administration dans les seigneurs et le clergé, qui refusaient de se soumettre aux ordonnances municipales, de contribuer aux charges de la ville, et qui trouvaient dans leurs priviléges le moyen de résister même aux arrêts du Parlement.
    D'ailleurs, le sol de Paris n'appartenait pas entièrement au roi; il était partagé en plusieurs fiefs et par conséquent en plusieurs juridictions qui étaient en lutte presque perpétuelle avec l'autorité royale.

    L'évêque, le chapitre de Notre-Dame, les abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Sainte-Geneviève, de Saint-Martin-des-Champs, l'Université, plusieurs seigneurs avaient chacun sa justice particulière, sa prison, même ses soldats, et toutes ces puissances mettaient leur orgueil non-seulement à être affranchies de l'autorité municipale, mais à la dominer, à l'entraver, à l'annuler.

    Ainsi les écoliers, les clercs du Palais, les pages et les laquais des grands ne cessaient de jeter le trouble dans la ville, d'empêcher son commerce, d'ensanglanter ses rues; souvent ils s'unissaient aux aventuriers, aux truands, aux voleurs et répandaient la terreur dans certain quartier, à ce point que les bourgeois tendaient les chaînes, éclairaient les maisons et faisaient le guet nuit et jour comme à l'approche de l'ennemi.

    Le prévôt et le Parlement avaient rendu contre ces désordres les arrêts les plus sévères, défendant, «sous peine de la hart, de porter bastons, espées, pistoles, courtes dagues, poignards,» et ils faisaient pendre sans jugement ni procès les contrevenants; mais tout cela fut inutile, les gens de désordre, trouvant un appui contre l'autorité, soit auprès de l'évêque, soit dans l'Université, soit chez les grands seigneurs; et jusqu'au règne de Louis XIV, Paris ne cessa d'être à la merci de cette turbulente jeunesse.

    A part les émeutes des écoliers et des laquais, Paris pendant cette époque, n'est le théâtre d'aucun événement remarquable, et son histoire se borne à citer quelques demeures célèbres.
    Philippe de Comines habitait le château de Nigeon ou de Chaillot, qui lui fut donné par Louis XI. La duchesse d'Étampes demeurait rue Gît-le-Cœur dans un bel hôtel bâti par le roi chevalier.
    Le connétable de Bourbon possédait l'hôtel du Petit-Bourbon, attenant au Louvre. Le connétable de Montmorency avait son hôtel rue Sainte-Avoye, et c'est là qu'il mourut. Rabelais, cet infernal moqueur du seizième siècle, est mort, en 1553, rue des Jardins, et a été enterré dans le cimetière de l'église Saint-Paul, au pied d'un grand arbre qui a été visité pendant longtemps par tous les écoliers de l'inclyte Lutèce20.

    Arbre, cimetière, église, tout a disparu, mais non pas la race de ces fagoteurs d'abus, caphards empantouflés, bazochiens mangeurs du populaire, usuriers grippeminauds, pédants rassotés,» que notre Homère bouffon a fustigés dans ses «beaux livres de haulte graisse, légiers au pourchas et hardis à la rencontre.» Amyot a demeuré dans une maison voisine du collége d'Harcourt (collége Saint-Louis), près de la porte Saint-Michel: son nom ramène la pensée sur ce beau temps de restauration de l'antiquité, où l'on se passionnait si naïvement pour les trésors intellectuels de la Grèce et de Rome, où quatre lignes découvertes de Platon, une oraison de Cicéron traduite ou commentée, donnaient la fortune et la gloire, où Jacques Amyot, de valet d'écoliers, devenait évêque d'Auxerre et grand aumônier de France, pour avoir translaté, dans un français naïf et gracieux, les vies de Plutarque et les romans de Théagène et de Daphnis.

    Ronsard a habité rue des Fossés-Saint-Victor, près du collége Boncourt, dans une maison qui touchait au mur d'enceinte; c'est là que se rassemblait la fameuse pléiade des beaux esprits du seizième siècle; c'est là que furent jetés les fondements de la révolution littéraire qui devait changer notre langue, et que Malherbe et Boileau ont renversée. Profondes études, labeurs consciencieux, discussions enthousiastes, passion de la poésie, nous avons cru vous voir renaître il y a trente ans à peine, qui vous retrouverait aujourd'hui?

    A tous ces lieux célèbres dans l'histoire des lettres, nous devons ajouter «ces tabernes méritoires de la Pomme-de-Pin, du Castel, de la Magdeleine et de la Mulle,» dont parle Rabelais. C'est là que «cauponisait» Villon, l'enfant de Paris, spirituel, fripon et libertin, quand, après avoir dérobé quelque «repue franche» aux rôtisseurs de la rue aux Ours, il chantait la blanche savatière ou la gente saucissière du coin, ou bien sa joyeuse épitaphe:

    Ne suis-je badaud de Paris,
    De Paris, dis-je, auprès Pontoise?

    Le cabaret de la Pomme-de-Pin, le plus fameux de tous, était situé dans la Cité, rue de la Juiverie, au coin de la rue de la Licorne, en face de l'église Sainte-Madeleine: il fut célébré plus tard par Regnier, et devint, dans le dix-septième siècle, le rendez vous des gens de lettres et de leurs bons amis de la cour.

    C'est à cette même époque qu'il faut chercher les premiers logis du théâtre français. Vers l'an 1402, des bourgeois de Paris avaient formé une confrérie dite de la Passion, pour représenter les principaux mystères de la vie du Christ, et ils s'étaient installés, par privilége du roi, dans l'hôpital de la Trinité, entre les rues Saint-Denis et Grenétat.

    Dans le même temps, des jeunes gens formèrent la confrérie des Enfants-sans-Souci, pour représenter, aux halles ou à la Grève, des pièces satiriques qu'on appelait sotties.

    Enfin, à la même époque, les clercs de la Basoche se mirent à jouer, à certains jours solennels, dans la grande salle du Palais, des moralités ou farces à peu près semblables à celles des Enfants-sans-Souci. Ces divers théâtres eurent un grand succès.
    Les confrères de la Passion, pour varier leur spectacle, s'adjoignirent les Enfants-sans-Souci avec leurs pièces joyeuses; puis ils quittèrent l'hôpital de la Trinité pour l'hôtel de Flandre, situé rue Coquillière, et ils y eurent une telle vogue, que les églises, les prédications, les offices étaient abandonnés, même par les prêtres.

    Ils passèrent de là à l'hôtel d'Artois ou de Bourgogne, dont ils achetèrent une partie, et où ils firent construire un théâtre; mais il leur fut ordonné, par arrêt du Parlement, de ne plus représenter que des pièces «profanes, honnêtes et licites;» et aux Enfants-sans-Souci, qui s'étaient avisés de jouer des satires politiques, de ne plus prendre de tels sujets «sous peine de la hart.»
    Ces défenses firent décliner le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, qui, d'ailleurs, eut à lutter avec les pièces classiques de l'école de Ronsard, lesquelles étaient représentées dans les colléges ou à la cour. Nous le retrouverons sous Louis XIII.

    XII. Paris pendant les guerres de religion. La Saint-Barthélémy. Les barricades de 1588.

    Mystères, sotties, moralités, tous ces amusements, où se délectaient la foi grossière et la malice naïve de nos aïeux, allaient être oubliés: le moine de Wittemberg avait jeté dans le monde le démon de l'examen; l'Europe féodale était remuée jusque dans ses entrailles; Paris allait sortir de son repos et se lancer de nouveau dans les révolutions avec ses passions, ses vertus, ses fureurs. La ville de sainte Geneviève et de saint Louis, la ville de la Sorbonne et de l'Université, la ville aux mille cloches, aux quatre-vingts églises, aux soixante couvents, était fondamentalement catholique: institutions municipales, corporations de métiers, cérémonies populaires, existence publique, foyer domestique, tout était imprégné de catholicisme; le catholicisme était l'âme de la cité, la source de toutes les jouissances, le bonheur, la gloire, la vie entière du peuple. Aussi, quand les Parisiens virent les calvinistes attaquer tout ce qu'ils aimaient, se railler de tout ce qu'ils vénéraient, insulter leurs pompeuses fêtes, détruire églises, croix, tombeaux, statues, ils les regardèrent comme des infidèles, des Sarrasins, des sauvages, ils ne songèrent qu'à les exterminer. Ils applaudirent aux arrêts barbares du Parlement, de la chambre ardente, de l'inquisition, aux bûchers allumés par François Ier et Henri II aux halles, à la Grève, sur toutes les places, aux supplices d'Étienne Dolet, le savant imprimeur, de Louis de Berquin, l'intrépide gentilhomme, d'Anne Dubourg, le vertueux magistrat; ils virent avec indignation, sous Catherine de Médicis, le gouvernement faire des édits en faveur des rebelles, et ils se préparèrent dès lors à sauver la foi malgré la royauté. La tranquillité de la capitale, depuis plus d'un siècle, n'avait abusé personne sur son naturel tumultueux; chacun savait le goût des Parisiens pour les émeutes: «A ce ils sont tant faciles, disait Rabelais, que les nations estranges s'ébahissent de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent, vu les inconvénients qui en sortent de jour en jour.»

    Paris avait alors une population de trois cent mille habitants, dans laquelle on comptait à peine sept à huit mille huguenots, presque tous de la noblesse et de la haute bourgeoisie: «C'était, dit Lanoue, une mouche contre un éléphant.» Mais ceux-ci n'en étaient pas moins pleins d'orgueil et de confiance dans leur cause, pleins de mépris pour cette masse de catholiques qu'ils appelaient «pauvres idiots populaires;» ils croyaient dominer la grande ville par la supériorité de leur bravoure et de leurs lumières, et ils comptaient pour cela sur l'appui des provinces, où la nouvelle religion avait de nombreux sectateurs. Les provinces n'étaient pas alors soumises à l'ascendant de la capitale; elles ne recevaient pas d'elle leur histoire et leurs révolutions toutes faites; elles n'étaient pas réduites à cette existence glacée et subalterne que la centralisation leur a donnée: aussi étaient-elles jalouses de la puissance toujours croissante et envahissante de Paris; elles ne cédaient que malgré elles à son impulsion; elles se montraient même pleines de préjugés sur ses habitants, dont elles raillaient les défauts avec amertume, envie et colère. «Le peuple parisien, dit Rabelais (né en Touraine, moine en Poitou, médecin à Montpellier), est tant sot, tant badault, et tant inepte de nature, qu'un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vieilleux au milieu d'un carrefour, assemblera plus de gens que ne feroit un bon prescheur évangélique21.» Et néanmoins ce fut pendant les guerres de religion, guerres de la noblesse contre la royauté, des provinces contre la capitale, que Paris, en sauvant l'unité monarchique et nationale, commença à exercer une influence prépondérante sur tout le royaume.

    La guerre civile commença: dès l'entrée, les Parisiens prirent les armes, chassèrent les huguenots de leurs murs, mirent à leur tête le duc de Guise, «comme défenseur de la foi.» Trois fois les protestants furent vaincus, trois fois ils obtinrent de la couronne des pacifications avantageuses: à la dernière, la cour sembla complétement avoir répudié la cause catholique et s'être décidée à livrer l'État aux protestants. L'irritation de la grande ville fut extrême quand elle se vit traversée par ces gentilshommes du Midi, ces ministres au visage sombre et austère, tous ces méchants huguenots qui avaient, depuis dix ans, tant tué de moines et pillé d'églises: elle se crut envahie par des étrangers; elle se crut trahie par le roi; elle résolut de tout exterminer. Halles, métiers, confréries, se mirent en mouvement: la cour, débordée par la fureur populaire, se hâta de prendre l'initiative du massacre. Quel spectacle présenta Paris dans cette nuit de la Saint-Barthélémy (24 août 1572)! Les chaînes tendues, les portes fermées, les compagnies bourgeoises en armes, des canons dans l'Hôtel-de-Ville, le tocsin sonnant à toutes les églises, des bandes de meurtriers parcourant les rues, enfonçant les portes, égorgeant les protestants! «Le bruit continuel des arquebuses et des pistolets, dit un témoin, les cris lamentables de ceux qu'on massacrait, les hurlements des meurtriers, les corps détranchés tombant des fenêtres ou traînés, à la rivière, le pillage de plus de six cents maisons, faisaient ressembler Paris à une ville prise d'assaut. Les rues regorgeaient tellement de sang qu'il s'en formait des torrents surtout dans la cour et le voisinage du Louvre. La rivière était toute rouge et couverte de cadavres...» C'est de la tour de Saint-Germain-l'Auxerrois que partit le signal du massacre. L'amiral de Coligny fut tué dans la maison n. 14 de la rue des Fossés-Saint-Germain, alors appelée rue Béthisy; Ramus, dans le collége de Presles, où il demeurait; Jean Goujon, sur l'échafaud où il sculptait les bas-reliefs du vieux Louvre. On dit que le roi tira (p.048) des coups d'arquebuse, à travers la rivière, sur les huguenots qui se sauvaient dans le faubourg Saint-Germain. Le lendemain, il alla voir le cadavre de Coligny, qu'on avait pendu à Montfaucon, et à la Grève le supplice de deux seigneurs protestants échappés au massacre.

    Malgré la Saint-Barthélémy, le parti huguenot ne fut pas abattu. La royauté recommença sous Henri III sa politique vacillante et tomba, par ses vices, dans le plus profond mépris; Paris reprit ses défiances et ses haines; la sainte Ligue naquit! Elle naquit, dit-on, dans une assemblée de bourgeois, de docteurs, de moines, qui se tint au collége Fortet, rue des Sept-Voies, n. 27; et, de cette maison obscure, elle enlaça toute la France. Alors se forma à Paris le conseil secret des Seize, qui devait propager la Ligue dans les seize quartiers de la ville, et qui finit par dominer les métiers, les confréries, les milices, même la municipalité. La capitale prit cet aspect animé, inquiet, menaçant, tumultueux, qui est le présage des révolutions. D'un côté étaient les fêtes luxurieuses de la cour, les meurtres et les adultères du Louvre, les duels des mignons du roi contre les mignons du duc de Guise, les mascarades, les pénitences, les orgies, les processions, «les lascivetés et vilenies» de Henri III; d'un autre côté étaient les conciliabules des Seize, des échevins, des quarteniers, les serments, les projets, les amas d'armes au fond des sacristies ou des boutiques, enfin et surtout les prédications furibondes des curés et des moines. Henri veut arrêter cette licence de la chaire par laquelle, chaque jour et sans relâche, il était déchiré, calomnié, voué à l'exécration populaire; son Parlement menace du bannissement, même de mort, les prédicateurs séditieux, et il ordonne de saisir les deux plus hardis, les curés de Saint-Benoît et de Saint-Séverin; mais c'était s'attaquer à la plus précieuse des libertés populaires, à celle qui tenait lieu de la liberté d'écrire, à une époque où les livres étaient si rares, où si peu de gens savaient lire. Les Parisiens, dans aucun temps, n'avaient souffert l'oppression sans protester contre elle, et c'était ordinairement la chaire qui exprimait l'opinion publique; c'était par les sermons que le peuple conservait la notion de ses droits et pouvait dire la vérité aux grands: aussi portait-il aux prédicateurs une affection enthousiaste, et il gardait la mémoire de ceux qui avaient bravé la tyrannie pour le défendre, de frère Legrand sous Charles VI, de frère Richard sous la domination anglaise, de frère Fradin sous Louis XI. L'entreprise de Henri III fit donc soulever tout le quartier de l'Université: Aux armes! criait-on, on enlève nos prédicateurs! Et l'émeute gagnant les autres parties de la ville, le roi fut contraint de relâcher les deux curés.

    Cependant une grande conspiration avait été faite pour mettre le gouvernement entre les mains de la Ligue. Le roi en prend alarme et fait venir des troupes dans les faubourgs. Les Seize appellent le duc de Guise: il arrive. Quelle fête que son entrée dans Paris! on baisait ses habits, on le couvrait de fleurs, on faisait toucher des chapelets à ses vêtements. Il va visiter la reine Catherine en son hôtel d'Orléans; puis il ose braver le roi dans son Louvre, ce Louvre fatal à tant de seigneurs rebelles! enfin il se retire dans sa maison, l'ancien hôtel de Clisson. Le lendemain, les troupes royales, gardes suisses et gardes françaises, entrent dans la ville par la porte Saint-Honoré, occupent les places et les ponts, menacent et raillent les Parisiens, disant «qu'aujourd'hui le roi serait le maître et qu'il n'était femme ou fille de bourgeois qui ne passât par la discrétion d'un Suisse.» Le peuple se soulève; alors la grande ville prit cette figure qu'on lui a vue tant de fois, qui tant de fois a fait trembler le trône: l'œil en feu, les bras nus, échevelée, déguenillée, pâle de fureur, s'armant de tout, remuant les pavés, élevant des barricades, sonnant le tocsin, s'enivrant de ses cris, de l'odeur de la poudre, du bruit du combat, et plus encore de la passion qui la transporte, que cette passion soit la foi, la gloire ou la liberté! La révolte éclata à la place Maubert, dirigée par les prédicateurs et les écoliers; elle descendit par les ponts, s'empara de l'Arsenal, du Châtelet et de l'Hôtel-de-Ville, et vint planter sa dernière barricade devant le Louvre. De toutes ces rues fangeuses, de toutes ces profondes maisons, de toutes ces boutiques obscures, de toutes ces églises, chapelles et couvents, sortaient des hallebardes, des arquebuses, des bourgeois, des artisans, des clameurs, des prières, des moines, des enfants; de toutes les fenêtres pleuvaient balles, pierres, exhortations, imprécations. Les Suisses, poussés, battus, égorgés surtout au Marché-Neuf, demandèrent grâce, se laissèrent prendre ou s'enfuirent. Le lendemain, les Parisiens, enivrés de leur victoire, avaient résolu d'aller «quérir frère Henri de Valois dans son Louvre;» mais celui-ci, épouvanté, en sortit comme pour aller aux Tuileries, qu'on commençait à bâtir; arrivé à la porte Neuve (située près de la tour du Bois, entre les ponts des Tuileries et du Carrousel), il monta à cheval et se sauva. Les bourgeois, qui gardaient la porte de Nesle, de l'autre côté de la rivière, tirèrent à lui et à son escorte des coups d'arquebuse: «Il se retourna vers la ville, dit le bonhomme l'Estoile, jeta contre son ingratitude, perfidie et lâcheté, quelques propos d'indignation, et jura de n'y rentrer que par la brèche.»

    La capitale se trouva dès lors affranchie de l'autorité royale; et sous un gouvernement municipal tout démocratique, avec un prévôt des marchands qui descendait, dit-on, d'Étienne Marcel, avec des échevins, des quarteniers, des colonels de métiers tout dévoués à la Ligue, elle devint, pendant six ans, le centre de la république catholique. Aussi montra-t-elle pour la défense de sa foi une exaltation qui touchait à la fois à l'héroïsme et à la folie. La nouvelle de la mort des Guises, assassinés à Blois, lui arriva pendant les fêtes de Noël, à l'heure où le peuple encombrait les églises: l'explosion de sa douleur fut presque incroyable. Famille, affaires privées, intérêts mondains, tout fut oublié; plus de commerce, plus de plaisirs; on faisait des jeûnes, des deuils, des cérémonies funèbres en l'honneur des martyrs; on vivait dans les rues, dans les églises, dans l'Hôtel-de-Ville; on ne s'occupait que d'apprêts de guerre, de prédications et de processions. «Le peuple étoit si enragé, dit un contemporain, qu'il se levoit souvent de nuit et faisoit lever les curés et prêtres des paroisses pour le mener en procession. Les bouchers, les tailleurs, les bateliers, les cousteliers et autres menues gens avoient la première voix aux conseils et assemblées d'État et donnoient la loy à tous ceux qui, auparavant, estoient grands de race, de biens et de qualité, qui n'osoient tousser ni grommeler devant eux.»

    Les Seize entrèrent dans le conseil municipal; la Sorbonne déclara le roi déchu du trône; le peuple abattit ses armoiries, fit disparaître partout les insignes de la royauté, détruisit les mausolées magnifiques que Henri avait fait élever par Germain Pilon dans l'église Saint-Paul à trois de ses mignons. Le Parlement, les Cours des comptes et des aides, furent purgés de leurs membres royalistes, que l'on mena du Palais à la Bastille, au milieu des huées de la populace en armes. Trois cents bourgeois royalistes furent emprisonnés comme otages, et les autres durent chaque jour donner deux mille hommes pour la défense des remparts. Enfin, un gouvernement provisoire, sous le nom de conseil de l'Union, fut créé pour toute la France: il siégea à Paris, fut principalement composé d'hommes du peuple et eut pour chef le duc de Mayenne. Celui-ci vint habiter l'hôtel du Petit-Musc, ancienne maison de l'hôtel Saint-Paul, qui prit alors le nom de son nouveau maître.

    Henri III s'unit aux protestants et vint assiéger Paris. «Ce serait grand dommage, disait-il des hauteurs de Saint-Cloud, où il avait placé son quartier, ce serait grand dommage de ruiner une si belle ville; toutefois, il faut que j'aie raison des rebelles qui sont dedans. C'est le cœur de la Ligue; c'est au cœur qu'il faut la frapper.--Paris, disait-il encore, chef du royaume, mais chef trop gros et trop capricieux, tu as besoin d'une saignée pour te guérir, ainsi que toute la France, de la frénésie que tu lui communiques. Encore quelques jours, et l'on ne verra ni tes maisons ni tes murailles, mais seulement la place où tu auras été!» Les Parisiens répondirent à ces menaces par un coup de poignard: un dominicain, Jacques Clément, assassina Henri III. Quelles acclamations furibondes accueillirent la mort du tyran! que de feux de joie, de Te Deum, de caricatures grossières, de danses sauvages, de chansons sanglantes! Toute la ville se porta à l'hôtel de la duchesse de Montpensier, rue du Petit-Bourbon, pour y bénir une malheureuse paysanne, mère du meurtrier!

    XIII. Siége et prise de Paris par Henri IV

    Henri IV leva le siége de Paris; puis, après le combat d'Arques, il fit une pointe sur la capitale, emporta les faubourgs du midi et les livra au plus affreux pillage; quatre cents Parisiens furent surpris et massacrés près de la foire Saint-Germain. Ce fut par le Pré-aux-Clercs que les royalistes arrivèrent, et ils s'emparèrent même de la porte de Nesle; mais, étant peu nombreux et voyant la ville tout en armes, ils se retirèrent.

    Paris continua encore pendant six ans de vivre de cette vie frénétique, vie pleine de crimes et d'erreurs, mais aussi de grandeur et de courage, sans que des souffrances inouïes pussent vaincre son inébranlable résolution de n'accepter qu'un roi de sa religion. On sait quel horrible siége elle eut à supporter, quel héroïsme elle y déploya, comment la famine y fit périr trente mille personnes, comment ce peuple, agonisant depuis quatre mois, qui avait mangé les chiens et les chevaux, brouté l'herbe des rues et fait du pain avec des os de morts, se traînait encore sur les remparts pour arquebuser les hérétiques, ou dans les églises pour entendre les exhortations de ses moines. Les moines étaient les maîtres de la ville; mais aussi, mêlés sans cesse au peuple, souffrant comme lui, se battant comme lui, on les voyait non-seulement figurer dans des processions ridicules, «la pertuisane sur l'épaule et la rondache pendue au col,» mais gardant les murs, soutenant les assauts, faisant des sorties, fondant le plomb des églises et leurs cloches22. Les royalistes ont cherché vainement à rendre odieuse la constance des Parisiens: l'odieux était plutôt du côté de ce prince qui, pour être roi d'un peuple qui le repoussait et dont il fut en définitive obligé de subir la volonté, exposait ce peuple à des souffrances, les plus grandes que rappelle son histoire. Aussi, les Parisiens n'oublièrent jamais le siége de leur ville; malgré ses grandes qualités et son bon gouvernement, ils conservèrent une haine implacable au roi qui les avait torturés pour régner sur eux; ils la lui témoignèrent horriblement par dix-sept tentatives d'assassinat.

    L'arrivée d'une armée espagnole délivra la capitale. Henri IV fut défait à la bataille de Lagny et forcé de se retirer dans les provinces; mais auparavant il essaya encore un coup de désespoir sur Paris et attaqua de nuit la porte Saint-Jacques. Le libraire Nivelle et l'avocat Baldin, qui gardaient cette porte, renversèrent la première échelle des assaillants et jetèrent l'alarme. Les Jésuites et autres religieux, qui garnissaient les corps de garde voisins, accoururent et les royalistes furent repoussés.

    Cependant Paris, épuisé par sa résistance, commençait à pencher vers la paix. Les Seize voulurent le ranimer par la terreur; ils mirent les milices sous les armes, fermèrent les rues, enveloppèrent le Parlement, saisirent trois magistrats royalistes et les pendirent dans une salle du Châtelet; puis ils s'emparèrent de tous les pouvoirs. Mayenne, qui se voyait menacé par eux, leur résista par la force, et, aidé des modérés, il fit pendre quatre de ces redoutés tribuns dans la salle basse du Louvre, et brisa ainsi leur puissance. Ce fut la perte de la Ligue: avec les Seize tombèrent l'exaltation et la fureur du peuple; la bourgeoisie reprit tout le pouvoir et parut disposée à une transaction. Les États généraux furent assemblés à Paris; mais ils se montrèrent aussi nuls qu'impuissants, et ils furent ridiculisés par la Satire Ménippée, œuvre piquante d'écrivains royalistes, qui se réunissaient chez l'un d'eux, Gillot, sur le quai des Orfèvres. Enfin, Henri IV s'étant converti, les trahisons commencèrent: le duc de Brissac, gouverneur de Paris, vendit la ville au roi, qui, par une nuit obscure, se présenta à la porte Neuve, celle par laquelle le dernier Valois était sorti de la capitale! On la lui livra, ainsi que les portes Saint-Honoré et Saint-Denis. Les troupes royales filèrent sans bruit par les rues et s'emparèrent, en dispersant quelques groupes de ligueurs, des principales places et des ponts. Les habitants stupéfaits sortirent de leurs maisons; mais ils furent repoussés à coups de pique et d'arquebuse. Henri, qui avait attendu que ses troupes fussent au milieu de la ville avant d'oser y entrer, passa la porte Neuve; puis il revint sur ses pas jusqu'à quatre fois, tant il trouvait l'entreprise chanceuse, et craignait que, le peuple étant échauffé, son armée ne fût taillée en pièces «dans cette speloncque de bestes farouches;» enfin, il entra, protégé, serré, escorté par toute sa garde, aux cris de joie de ses soldats, au bruit des derniers coups d'arquebuse des ligueurs, au milieu du silence morne des habitants. Il s'empara du Louvre, des Châtelets, du Palais, négocia pour faire évacuer aux Espagnols la Bastille, le Temple, le quartier Saint-Martin, et enfin, maître de la ville, put se dire roi de France.

    XIV. Tableau de Paris sous Henri IV

    Ce fut la fin de la république parisienne: on modifia ses institutions municipales; on changea ses magistrats et ses curés; on chassa, on persécuta prédicateurs, écrivains, chefs des milices; le roi se déclara gouverneur de Paris. La ville se rétablit lentement de ses souffrances. «Il y avoit alors, dit un contemporain, peu de maisons entières et sans ruines; elles étoient la plupart inhabitées; le pavé des rues était à demi couvert d'herbes; quant au dehors, les maisons des faubourgs étaient toutes rasées; il n'y avait quasi un seul village qui eût pierre sur pierre, et les campagnes étoient toutes désertes et en friche.» Une maladie épidémique, suite de tant de souffrances, vint mettre le comble aux misères de la ville, mais elle n'empêcha pas la nouvelle cour de faire des fêtes. «Pendant qu'on apportoit, dit l'Estoile, à tas de tous les côtés à l'Hôtel-Dieu les pauvres membres de J.-C. si secs et si atténués, qu'ils n'étoient pas plutost entrés qu'ils rendoient l'esprit, on dansoit au Louvre, on y mommoit; les festins et les banquets s'y faisoient à 45 écus le plat, avec les collations magnifiques à trois services.» De plus, les guerres civiles avaient engendré une multitude d'aventuriers, de pillards, de gens sans aveu qui infestaient la ville; espions des Espagnols, satellites des Seize, soudards royalistes, valets des princes, jetaient continuellement le désordre dans les rues; on n'entendait parler que de vols, de meurtres, de guet-apens. «Chose étrange, dit l'Estoile, de dire que dans une ville de Paris se commettent avec impunité des voleries et brigandages tout ainsi que dans une forest.--Il y a, ajoute-t-il, adultères, puteries, empoisonnemens, voleries, meurtres, assassinats et duels si fréquens à Paris, à la cour et partout, qu'on n'ose parler d'autre chose, même au Palais, où l'injustice qui y règne rend effacés la beauté et lustre de cet ancien sénat.» A cette époque, aucune rue n'était encore éclairée pendant la nuit; nul n'osait sortir de sa maison après le coucher du soleil; les lieux de plaisir, théâtres, cabarets, devaient être fermés dans l'hiver à quatre heures. De plus, Paris était à peine pavé, et les voies les plus fréquentées semblaient des cloaques ou des fondrières: il n'y avait pas de quais, peu de places, point de promenoirs. Enfin, une autre cause de désordre était l'humeur batailleuse des gentilshommes, dont les rixes ensanglantaient journellement la ville et qui se battaient en duel derrière les murs des Chartreux, près du moulin Saint-Marcel, au Pré-aux-Clercs; en moins de quinze ans, quatre mille nobles périrent dans ces combats privés, et sept mille lettres de grâce pour homicide furent accordées. Cependant le gouvernement nouveau s'efforça de rétablir l'ordre en réorganisant la police, la garde bourgeoise, le guet royal; le Parlement, le Châtelet et les autres justices séculières et ecclésiastiques se montrèrent aussi vigilants qu'impitoyables pour tous les crimes; chaque jour on pendait, on rouait, on fustigeait, on exposait à la croix du Trahoir, à la place de Grève, au pilori des halles; les prisons du Châtelet, de la Conciergerie, du For-l'Évêque, de l'Officialité, du Temple, de Saint-Martin-des-Champs, de Saint-Germain-des-Prés, étaient constamment remplies. Henri IV n'usait de son droit de grâce pour personne; il défendit le duel sous peine de mort.

    Malgré les guerres civiles, quelques édifices avaient été entrepris sous les derniers Valois, qui avaient pour les arts le goût éclairé de leur aïeul: c'était d'abord le château des Tuileries, commencé par Catherine de Médicis sur les dessins de Philibert Delorme; c'étaient encore la galerie du Louvre, l'Arsenal, le Pont-neuf, etc.; c'étaient enfin le couvent des Jésuites de la rue Saint-Antoine, les couvents des Capucins et des Feuillants de la rue Saint-Honoré, etc. Henri IV, qui se garda bien de séjourner ailleurs que dans sa capitale, s'efforça de lui rendre quelque lustre par des bâtiments; aidé du prévôt des marchands, François Miron, il fit continuer l'Hôtel-de-Ville, la galerie du Louvre, le palais des Tuileries, construire la place Dauphine et agrandir l'île de la Cité, commencer la place Royale sur l'emplacement du palais des Tournelles. On fit des quais, des abreuvoirs, des égouts; on renouvela les règlements sur le nettoyage des rues, sur les saillies des maisons, les étalages des marchands; on confia même la grande voirie à la vigilance de Sully; enfin, l'on élargit et l'on pava quelques rues. La rue Dauphine fut entreprise pour ouvrir une première communication avec le bourg qui s'était formé autour de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, et surtout avec la foire Saint-Germain, qui devint alors très-populaire23. Le quartier du Marais fut commencé sur des terrains mis en culture potagère, et Paris eut pour la première fois des rues droites, larges, appropriées aux nouveaux besoins de ses habitants, et surtout à l'usage des coches. On construisit le quai des Orfèvres, la rue de Harlay, ainsi que l'hôtel du premier président au Parlement de Paris: c'est là qu'ont habité les Harlay, les Molé, les Lamoignon, noms qui rappellent cette grande magistrature de la France, si pleine de science et d'austérité, la gloire la plus pure de l'ancienne monarchie. On établit à Chaillot la manufacture de tapis de la Savonnerie, aujourd'hui réunie aux Gobelins, un hospice de soldats invalides, rue de Lourcine, et, hors de la ville, l'hôpital Saint-Louis, qui a traversé deux siècles et demi sans subir de transformations. On fonda les couvents des Franciscains de Picpus, aujourd'hui détruit, des Récollets, aujourd'hui transformé en hospice des Incurables, des Petits-Augustins, sur l'emplacement duquel est l'école des Beaux-Arts. Enfin l'Arsenal fut agrandi: Sulli y demeurait et y avait amassé «cent canons, de quoi armer quinze mille hommes de pied et trois mille chevaux, deux millions de livres de poudre, cent mille boulets et sept millions d'or comptant, tous ingrédiens et drogues, disait-il, propres à médiciner les plus fascheuses maladies de l'État. «On sait que ce fut en allant à l'Arsenal que Henri IV fut assassiné dans la rue de la Féronnerie.

    Grâce à ces constructions, à ces embellissements, grâce aux plaisirs dont la capitale n'a cessé dans tous les temps d'être le centre et le théâtre, grâce à l'industrie et au commerce développés, par le luxe de la cour, grâce au grand mouvement littéraire du XVIIe siècle qui commençait, Paris devint, peu de temps après les guerres civiles, un séjour de délices, et qui justifia ce que Montaigne disait de cette ville vingt ans auparavant: «Paris a mon cœur dèz mon enfance, et m'en est advenu comme des choses excellentes. Plus j'ay veu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de celle-cy peult et gaigne sur mon affection. Je l'ayme tendrement jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis François que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions24

    XV. Paris sous Louis XIII. Enceinte nouvelle. Quartier du Palais-Royal et du Marais. Hôtel Rambouillet. Fondations religieuses. Promenades et théâtres.

    Pendant le règne de Louis XIII, Paris resta paisible et ne joua aucun rôle politique: il n'avait rien à voir aux misérables révoltes de la noblesse contre la royauté, mais il en souffrait et en parlait. «Il n'y a, dit une farce de l'hôtel de Bourgogne (1619), il n'y a si petit frère coupe-chou qui ne veuille entrer au Louvre; il n'y a harengère qui ne se mêle de parler de la guerre ou de la paix; les crocheteurs au coin des rues font des panégyriques et des invectives; l'un loue M. d'Espernon, l'autre le blâme, etc.» Aussi la ville éprouva une grande émotion à la mort du maréchal d'Ancre, quand les valets des princes excitèrent la populace à brûler son cadavre et à piller son bel hôtel de la rue de Tournon; mais elle regarda sans trop de pitié les échafauds dressés pour les Bouteville et les Marillac, les bastilles ouvertes pour les Châteauneuf et les Bassompierre; les petits, qui ne portent pas d'ombre, n'avaient rien à craindre du terrible Richelieu; et la bourgeoisie ne pouvait que gagner à l'agrandissement du pouvoir royal. En effet, sous ce règne, elle jouit d'une grande prospérité, et, grâce au luxe des seigneurs, à l'accroissement de la population, aux embellissements de la ville, elle acquit des richesses, des lumières, un orgueil qui lui inspirèrent, quelques années plus tard, la pensée de prendre part au gouvernement de l'État. Mais elle n'en montra pas moins en plusieurs circonstances cette avarice, cet égoïsme, ce manque de zèle pour la chose publique, qui, tant de fois, lui ont été reprochés. Ainsi, en 1636, la France venait de s'engager dans la guerre de Trente Ans, et, dès l'entrée, elle y avait éprouvé des revers: les Espagnols avaient passé la frontière et pénétré jusqu'à l'Oise. La terreur se répandit dans Paris, et en même temps des cris de fureur éclatèrent contre Richelieu, l'auteur de la guerre. «Lui qui étoit intrépide, disent les Mémoires de Montglat, pour faire voir qu'il n'appréhendoit rien, monta dans son carrosse et se promena sans gardes dans les rues, sans que personne lui osât dire mot.» Il harangua les groupes et excita la population ou à prendre les armes, ou à donner de l'argent pour lever les troupes. On trouva facilement des hommes parmi le peuple25, mais point d'argent chez les bourgeois; et l'Hôtel-de-Ville et le Parlement durent taxer rigoureusement chaque maison et chaque boutique. «Ce sont affaires de princes,» disaient les bourgeois de toutes les guerres, quelque nationales, quelque justes qu'elles fussent, et ils n'avaient que des malédictions pour elles, parce qu'elles amenaient de nouvelles levées de subsides. Ainsi, la guerre de Trente Ans, gloire éternelle de Richelieu et de Mazarin, qui a établi la grandeur de la France sur les bases qu'elle a encore aujourd'hui, n'a valu à ces deux ministres que des haines, des exécrations, des sarcasmes, des chansons de la part des Parisiens, et finalement elle a été la cause de la révolte de la Fronde 26. La bourgeoisie, dans l'ancien régime, n'avait guère que l'amour de sa corporation et de sa ville; l'amour de la patrie est un sentiment qui ne s'est complétement développé chez elle qu'avec la révolution.

    Sous le ministère de Richelieu, Paris prit un grand accroissement et commença à devenir une ville moderne. Une enceinte nouvelle fut construite avec fossés, bastions et courtines plantés d'arbres pour remplacer la vieille muraille d'Étienne Marcel; de la porte Saint-Denis, elle suivit l'emplacement des rues Sainte-Apolline, Beauregard, des Jeûneurs, Saint-Marc, etc., et enferma dans Paris les Tuileries et leur jardin; à son extrémité, près de la Seine, fut élevée une porte élégante, dite de la Conférence (près du pont de la Concorde). Des quartiers nouveaux furent bâtis: le Marais, l'île Saint-Louis, la butte Saint-Roch, la rue Richelieu, le Pré-aux-Clercs, ou faubourg Saint-Germain, etc.--Le Menteur, de Corneille, en parle en ces termes:

    DORANTE.

    Paris semble à mes yeux un pays de romans;
    J'y croyois ce matin voir une île enchantée (l'île Saint-Louis):
    Je la laissai déserte et la trouve habitée.
    Quelque Amphion nouveau, sans l'aide des maçons,
    En superbes palais a changé ces buissons.

    GÉRONTE.

    Paris voit tous les jours de ces métamorphoses:
    Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses,
    Et l'univers entier ne peut rien voir d'égal
    Aux superbes dehors du Palais-Cardinal;
    Toute une ville entière avec pompe bâtie
    Semble d'un vieux fossé par miracle sortie.

    Les seigneurs appelés à Paris par les fêtes de la cour, bâtirent dans ces nouveaux quartiers, non plus comme dans le moyen âge, de ces fortes maisons qui ressemblaient à des citadelles, mais de riches hôtels avec de grands jardins, habitations vastes, magnifiques, dispendieuses, mais glaciales, incommodes, malpropres, garnies seulement de quelques meubles de luxe, remplies d'un cortége de domestiques inutiles, souvent inconnus à leur maître; enfin, où l'on ne trouvait aucune des recherches modernes qui rendent la vie douce et facile. Ainsi furent construits, en moins d'un siècle, les grands hôtels des rues Saint-Antoine, Saint-Louis, du Temple et autres rues du Marais, ceux des rues Neuve-des-Petits-Champs, Vivienne et autres voisines du Palais-Cardinal, ceux des rues de Grenelle, Saint-Dominique, de l'Université, etc. Que d'événements, de plaisirs, de douleurs, ont vus ces belles maisons que l'industrie a presque toutes détruites ou envahies! Que sont devenues leurs ruelles si célèbres, témoins de tant de galanteries, d'entretiens délicats, d'ouvrages d'esprit? Nobles dames, vaillants seigneurs, intrigues amoureuses, projets ambitieux, flatteries courtisanes, conversations élégantes, fêtes splendides, esprit, grâce, valeur, où êtes-vous?

    Où sont-ils? vierge souveraine!
    Mais où sont les neiges d'antan?

    La plus illustre de ces maisons du XVIIe siècle était l'hôtel de Rambouillet, situé dans la rue Saint-Thomas du-Louvre, aujourd'hui détruite27, et par laquelle commence l'histoire si curieuse des salons de Paris. Les grâces et la vertu de la marquise de Rambouillet, cette déesse d'Athènes, ainsi que l'appelle mademoiselle de Montpensier, l'esprit et la beauté de sa fille, la divine Julie d'Angennes, attirèrent dans cet hôtel, «véritable palais d'honneur,» suivant Bayle, tout ce qu'il y avait alors d'illustre par la beauté, le rang, les dignités, l'enjouement, le savoir, «tout ce qu'il y avoit, dit Tallemant des Réaux, de plus galant à la cour et de plus poli parmi les beaux esprits.»--«Cet hôtel étoit, ajoute Saint-Simon, une espèce d'académie de galanterie, de vertu et de science, et le rendez-vous de ce qui étoit le plus distingué en condition et en mérite; un tribunal avec qui il falloit compter, et dont la décision avoit un grand poids dans le monde sur la conduite et la réputation des personnes de la cour et du grand monde, autant pour le moins que sur les ouvrages qui s'y portoient à l'examen.» C'est là que naquit cet art de la conversation qui a été, pendant près de deux siècles, l'une des gloires de la France, qui donna à Paris le sceptre incontesté du goût, de l'esprit, de la civilisation, et dont les traditions ne se sont effacées que dans le matérialisme de nos mœurs nouvelles. On y vit successivement ou à la fois les personnages les plus éminents de l'époque, le cardinal de Richelieu, le prince de Condé, la duchesse de Longueville, les ducs de la Rochefoucauld et de Montausier, Arnaud d'Andilly, Malherbe, Chapelain, Vaugelas, Voiture, Saint-Évremond, Ménage, Pelisson, mademoiselle de Scudéry, mesdames de Sablé, de Sévigné, de Lafayette, etc. Corneille y lut son Polyeucte et Bossuet son premier sermon. On sait comment «ce cercle choisi de personnes des deux sexes liées par la conversation et par un commerce d'esprit,» après avoir eu la plus grande, la plus délicate influence sur les mœurs de la haute société, sur le goût, sur les lettres françaises, devint ridicule par l'affectation de son langage, la pruderie de ses sentiments et tomba sous les sarcasmes de Molière.

    Dans le même temps s'élevaient des monuments qui ont subi bien des révolutions, mais dont Paris s'enorgueillit encore. D'abord, c'est le palais du Luxembourg, construit par Marie de Médicis, et qui a vu tant d'habitants différents! Palais du Directoire, où mourut la République; palais du Sénat, où mourut l'empire; palais de la chambre des pairs, où moururent la Restauration, le gouvernement de 1830 et la pairie elle-même! Ensuite, c'est le Palais-Cardinal ou Palais-Royal, bâti de 1630 à 1636 par Richelieu, qui le légua à la couronne, et d'où Louis XIV enfant vit les troubles de la Fronde. Enfin, c'est l'abbaye du Val-de-Grâce, bâtie par Anne d'Autriche, dont le dôme a été peint par Mignard, et qui est devenu aujourd'hui un hôpital militaire.

    D'autres constructions attestent la prospérité de la ville et la sollicitude du gouvernement: c'est l'acqueduc d'Arcueil, qui amène les eaux de Rungis et alimente, presque toutes les fontaines de la rive gauche; c'est la fondation du Jardin des Plantes, la plantation du Cours-la-Reine, la reconstruction de l'église Saint-Roch, de l'église Saint-Eustache, du portail Saint-Gervais, etc. Les fondations religieuses devinrent si nombreuses qu'elles menacèrent de couvrir le quart de la ville: notre siècle, incrédule et positif, en a fait justice avec son dédain ordinaire pour le passé. Ainsi, les Minimes de la place Royale sont aujourd'hui une caserne; les Jacobins du faubourg Saint-Germain, le Musée d'artillerie; les Capucins de la rue Saint-Jacques, un hôpital; les Oratoriens du Père de Bérulle et les Filles de la Visitation de la mère de Chantal, deux temples protestants; les Filles de la Madeleine, une prison; les Filles de Sainte-Élisabeth, des écoles; les Chanoinesses du Saint-Sépulcre, un magasin de fourrages; Port-Royal de la rue Saint-Jacques, ce temple de toutes les vertus chrétiennes, c'est... l'hospice d'accouchement! A la place du couvent des Bénédictins, d'où sont sortis l'Art de vérifier les dates, la collection des Scriptores rerum gallicarum, et tant d'autres trésors d'érudition, devant lesquels la science moderne se prosterne la face en terre, il y a une rue! A la place du couvent des Filles du Calvaire, dont le père Joseph fut le fondateur, encore une rue! A la place du couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré, où s'assemblèrent les terribles révolutionnaires qui en ont pris le nom, est un marché! A la place du couvent des Filles Saint-Thomas est la Bourse, ce temple de l'agio, dont le dieu est un écu!

    Paris présentait alors un aspect très-pittoresque: les monuments du moyen âge s'y mêlaient aux édifices modernes, les palais italiens aux églises gothiques, les tours féodales aux colonnes grecques. Le peuple s'entassait dans la vieille ville, dans la Cité, les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, le quartier Latin: là étaient le commerce, l'industrie, les tribunaux, les colléges; dans les quartiers neufs étaient les larges rues, les riches hôtels, la noblesse et le grand monde. D'ailleurs, la police n'était ni plus habile ni plus vigilante que sous les règnes précédents: point de lumières pendant la nuit, peu de pavés, point d'égouts, partout des tas de boue et d'ordures. «Heureusement, comme disent les Précieuses ridicules, on avoit la chaise, ce retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps28.» Malgré les arrêts du Parlement, malgré les pendaisons nombreuses, les laquais vagabonds, les mendiants valides, les soldats débandés continuaient à être maîtres des rues. On les livra vainement à la justice sommaire et souvent barbare du Châtelet; on ouvrit vainement aux pauvres trois hospices; on fit vainement des ordonnances sur les hôtelleries, les maisons de jeu et de débauche, qui servaient de retraite aux malfaiteurs; le vol, la mendicité, la truanderie continuèrent à faire vivre le dixième de la population parisienne, et les aventures, les déguisements, les tours des filous, à être l'objet principal des conversations, de la terreur et de la curiosité des bourgeois.

    Aux désordres causés par tous ces vagabonds s'ajoutaient les raffinés d'honneur, duellistes à outrance et par désœuvrement, ayant sans cesse l'épée à la main, battant le pavé, hantant les tavernes, rodomonts et bravaches, dont les comédies se moquaient vainement et que Richelieu seul parvint à contenir en faisant décapiter le plus fameux d'entre eux, le comte de Bouteville.

    Il n'y avait encore que peu de promenades, encore étaient-elles réservées à la cour et au grand monde: c'étaient le Cours-la-Reine, le jardin du Palais-Cardinal, le jardin du Temple, le jardin des Tuileries, où un valet de chambre du roi, nommé Renard, avait établi un cabaret élégant, un parterre de fleurs rares, un magasin de bijoux et de meubles précieux, lieu secret de rendez-vous galants que toute la noblesse fréquentait, et qui fut le théâtre de nombreuses aventures joyeuses ou tragiques. La seule promenade populaire était le Pont-Neuf, qui se trouvait encombré de marchands, de charlatans, de chansonniers, et surtout de tire-laines ou coupe-bourses; c'était là que Mondor vendait son miraculeux orviétan, Tabarin débitait ses folies goguenardes, maître Gonin faisait ses tours de gobelets, Brioché montrait ses marionnettes et ses singes. Voici en quels termes en parle Bertaud dans sa Ville de Paris:

    Pont-Neuf, ordinaire théâtre
    Des vendeurs d'onguent et d'emplâtre;
    Séjour des arracheurs de dents,
    Des fripiers, libraires, pédants,
    Des chanteurs de chansons nouvelles,
    D'entremetteurs de demoiselles,
    De coupe-bourses, d'argotiers, etc.

    Cette époque est aussi celle des beaux jours de la foire Saint-Germain, immense bazar composé de neuf rues couvertes et de trois cent quarante loges, où se vendaient, pendant deux mois, les produits des quatre parties du monde, bijoux, meubles, soieries, vins, etc.; où se rassemblaient des spectacles et des plaisirs de tout genre: animaux rares, charlatans, loteries, jeux de hasard. Le peuple y allait le jour, la noblesse y allait la nuit, toujours masquée et déguisée, sans suite ou avec des grisons, c'est-à-dire des valets vêtus de gris. «Les amants les plus rusés, dit un contemporain, les filles les plus jolies et les filous les plus adroits y font une foule continuelle. Il y arrive les aventures les plus singulières en fait de vol et de galanterie. Autrefois le roi y alloit: il n'y va plus.» La foire Saint-Germain partage avec la foire Saint-Laurent, qui commence à cette époque, l'honneur d'avoir été le berceau de l'opéra comique et du vaudeville; c'est tout ce qui nous en reste.

    En ce temps, les théâtres commencèrent à prendre une forme régulière et à devenir l'amusement principal des Parisiens. Les Confrères de la Passion et les Enfants-sans-Souci étaient encore, à la fin du seizième siècle, des artisans et des jeunes gens qui montaient sur le théâtre accidentellement et seulement les jours de fêtes; mais bientôt ils cédèrent leur privilége à une troupe régulière de comédiens, qui prirent le titre de comédiens du roi; alors le Théâtre-François commença. Pendant trente ans, Hardy fit, avec ses huit cents pièces, tragédies, comédies, pastorales, aussi absurdes que fastidieuses, les frais de ce théâtre; il fut aidé par les prologues drolatiques de Turlupin, de Gautier Garguille, de Guillot-Gorju, dont les railleries malignes et obscènes amusaient la populace. Un nouveau théâtre fit bientôt concurrence à celui de l'hôtel de Bourgogne: ce furent les comédiens italiens ou bouffons qui s'établirent d'abord dans la rue de la Poterie, à l'hôtel d'Argent, puis dans la vieille rue du Temple, où ils prirent le nom de troupe du Marais. Là brillaient Arlequin, Pantalon, Scaramouche, Trivelin, qui, pendant près d'un siècle, ont eu le talent d'amuser nos pères avec de grosses farces qui nous trouveraient aujourd'hui bien dégoûtés. A ces théâtres il faut ajouter celui du Palais-Cardinal, construit par Richelieu: c'est là que le cardinal fit jouer Mirame; c'est là que, en 1636, parut le Cid29.

    Six ans auparavant était née assez bourgeoisement, dans la rue Saint-Denis, chez l'illustre Conrart, l'Académie française. Ce n'était alors que l'obscure réunion de sept ou huit beaux esprits «qui, dit Pélisson, s'entretenoient familièrement, comme ils eussent fait en une visite ordinaire, et de toute sorte de choses, d'affaires, de nouvelles, de belles-lettres... Ils parlent encore de ce temps-là comme d'un âge d'or, durant lequel, avec toute l'innocence et toute la liberté des premiers siècles, sans bruit et sans pompe, et sans autres lois que celles de l'amitié, ils goûtoient ensemble tout ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux et de plus charmant30....»--«Dans cette école d'honneur, de politesse et de savoir, dit l'abbé de Lachambre, l'on ne s'en faisoit point accroire; l'on ne s'entêtoit point de son prétendu mérite; l'on n'y opinoit point tumultueusement et en discorde; personne n'y disputoit avec altercation et aigreur; les défauts étoient repris avec douceur et modestie, les avis reçus avec docilité et soumission 31...» En 1635, Richelieu se fit le protecteur de cette réunion et l'érigea en Académie française, en la chargeant «pour que rien ne manquât à la félicité du royaume, de tirer du nombre des langues barbares la langue française que tous nos voisins parleront bientôt, si nos conquêtes continuent comme elles ont commencé.»

    XVI. Troubles de la Fronde. Siége de Paris. Bataille du faubourg Saint-Antoine

    Les troubles de la Fronde marquent une époque importante dans l'histoire de Paris: c'est celle de la ruine de ses libertés municipales, qui remontaient probablement au temps des Romains et qui disparurent dans la grande unité monarchique de Louis XIV. Les causes de cette guerre civile furent en apparence un droit d'entrée sur les denrées, une taxe mise sur les maisons bâties au delà de l'enceinte de la ville, impôts qui s'ajoutaient aux impôts innombrables qu'inventait chaque jour le cardinal Mazarin, «ce pantalon sans foi, cet escroc titré, ce comédien à rouge bonnet,» ainsi que l'appelle le frondeur Guy Patin dans sa verve de haine et d'injures; mais la cause réelle et profonde fut, de la part des bourgeois de Paris, moteurs et acteurs de ces troubles, le désir très-ardent, très-raisonné de secouer l'arbitraire ministériel, de prendre part au gouvernement, de faire ce que faisaient à la même époque les bourgeois de Londres, d'Amsterdam, de Genève. «Le monde est bien débêté, Dieu merci!» dit Guy Patin. Et ce mot exprime l'esprit de fierté et d'indépendance de la haute bourgeoisie, sa confiance dans ses lumières, l'humeur républicaine qu'elle devait à ses fortes études, à son commerce passionné avec l'antiquité, à ses tendances protestantes, à ses vivres sympathies pour les doctrines du jansénisme32. Enfin dans les grands changements qu'on projetait, Paris devait prendre l'initiative des réformes, guider et éclairer les provinces, se faire chef de l'État.

    Le Parlement, qui était l'âme de la bourgeoisie, commença l'attaque «contre le mauvais ménage de l'administration» en refusant l'enregistrement des nouveaux impôts et en demandant des réformes qui déchiraient le voile qui couvre le mystère de l'État,» et changeaient la forme du gouvernement. La cour, après de longs débats, résolut de briser les résolutions séditieuses de la magistrature par un acte de vigueur. Elle fit arrêter (23 août 1648), dans sa maison de la rue Saint-Landry, le conseiller Broussel, homme médiocre que ses déclamations contre le gouvernement avaient rendu populaire. A cette nouvelle, la foule s'émeut; on veut arracher Broussel à ses gardes; les troupes royales qui occupaient les ponts sont refoulées jusqu'au Palais-Cardinal. Le maréchal de la Meilleraye, dans la rue Saint-Honoré, tue un homme: on court aux armes, un combat s'engage dans toute la rue; Gondi, coadjuteur de l'archevêque de Paris 33, essaie d'apaiser le tumulte: au coin de la rue des Prouvaires, il est renversé d'un coup de pierre et menacé de mort. Il court au Palais-Royal pour demander la liberté de Broussel: on l'accueille par des railleries; il se met à la tête du mouvement. Le lendemain deux compagnies de Suisses qui veulent prendre la porte de Nesle sont dispersées et massacrées. Le chancelier, qui se rend au Parlement, est forcé de se réfugier dans l'hôtel de Luynes, sur le quai des Augustins: il n'est dégagé que par les troupes du maréchal de la Meilleraye qui, en faisant retraite sur le Pont-Neuf, sont accueillies par des décharges continuelles. «Le mouvement, raconte Gondi, fut un incendie subit et violent qui se fit du Pont-Neuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prit les armes. L'on voyait les enfants de cinq et de six ans avec des poignards à la main; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus de douze cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières34.» A ces nouvelles, le Parlement vient en corps demander la liberté de Broussel. Il est reçu et accompagné dans les rues avec des applaudissements inouïs: toutes les barricades tombent devant lui; mais il ne peut rien obtenir de la reine. Il sort. Le peuple, debout sur ses barricades, le force à rentrer au Palais-Royal: «s'il ne ramène Broussel, cent mille hommes iront le chercher.» La reine cède; Broussel revient «porté sur la tête des peuples avec des acclamations incroyables.» Les barricades sont détruites.

    Les troubles continuèrent, et la reine, insultée par des pamphlets sanglants, s'enfuit avec sa cour à Saint-Germain. «Le siége de Paris, disait un ministre, n'était pas une affaire de plus de quinze jours, et le peuple viendrait demander pardon, la corde au cou, si le pain de Gonesse manquait seulement deux ou trois jours.» Cependant Paris se met en mouvement et, selon sa coutume, «en huit jours enfante, sans douleur, une armée complète.» Le Parlement, le clergé, le corps de ville, votent des impôts, des levées de troupes, des amas d'armes. L'enthousiasme fut si grand qu'il gagna même le petit peuple, les mendiants, les aventuriers; les désordres et les crimes ordinaires cessèrent tout à coup; la police, impossible sous l'autorité royale, se fit toute seule et comme par enchantement: «Cinq mois durant, dit Guy Patin, il n'est mort personne de faim dans Paris, pas un homme n'y a été tué; personne n'y a été pendu ni fouetté35.» Mais les seigneurs, pour qui une rébellion était un coup de fortune, vinrent gâter la Fronde en se mettant à sa tête et en la dirigeant dans leurs vues cupides et ambitieuses. Ils accoururent comme à une proie ou à une partie de plaisir, avec leurs valets, leurs maîtresses, leurs femmes: parmi celles-ci était la belle duchesse de Longueville, qui abandonna son hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre pour aller, avec la duchesse de Bouillon, prendre séjour à l'Hôtel-de-Ville 36. La guerre commença; mais les seigneurs conduisirent les troupes bourgeoises de telle sorte, qu'elles furent presque toujours battues, et ce mouvement populaire, si grave dans son origine, où les Parisiens avaient montré d'abord tant d'ardeur et de dévouement, dégénéra en une mutinerie dérisoire et où il n'y eut de sérieux que les placards «qui ne parlaient pas moins que de se défendre du roi et du Parlement, et d'établir une république comme celle d'Angleterre37.» Les grandes dames ne virent dans ces troubles qu'une occasion de nouer des intrigues et de faire l'amour; les seigneurs ne cherchèrent qu'à se vendre à la cour ou à s'enrichir aux dépens des bourgeois: «Paris, dit Guy Patin, a dépensé quatre millions en deux mois, et néanmoins ils n'ont rien avancé pour nous; ils ont mis en leur pochette une partie de notre argent, ont payé leurs dettes et ont acheté de la vaisselle38

    Les frondeurs, ces hommes que le même écrivain appelle «les restes de l'âge d'or et les éternels ennemis de toute tyrannie,» virent qu'ils étaient dupes et ne songèrent plus qu'à s'accommoder avec l'autorité royale. On fit la paix; et le roi revint à Paris (18 août 1649). «Plusieurs compagnies de la ville lui furent au-devant: il entra par la rue Saint-Denis, fut tout du long de la rue jusques par-delà les Innocents, puis entra dans la rue de la Ferronnerie, et passant tout du long de la rue Saint-Honoré, s'en alla entrer dans le Palais-Cardinal; et tout le voyage se fit avec tant d'acclamation du peuple et tant de réjouissance qu'il ne se peut davantage 39

    Les troubles recommencèrent, mais excités par les grands, qui soulevaient le peuple même contre la bourgeoisie. «Il ne se passait guère de jour qu'il ne donnât des marques de son zèle pour les princes et de sa fureur contre le cardinal Mazarin. Le prévôt des marchands et tout le corps de la ville en fut attaqué en plusieurs rencontres, particulièrement une fois, en sortant du Luxembourg, avec tant de violence qu'ils furent obligés de se réfugier dans quelques maisons de la rue de Tournon, et d'abandonner leurs carrosses qui furent mis en pièces40

    Cependant, la reine croit en finir avec l'esprit de révolte en faisant arrêter le prince de Condé; le tumulte augmente, et le Parlement demande formellement le renvoi de Mazarin. Après de nombreuses émeutes, le ministre se retire, la reine veut le suivre; le peuple s'y oppose et cerne le Palais-Royal. La régente, pour démentir le bruit de l'enlèvement du roi, commanda, dit madame de Motteville, qu'on ouvrît toutes les portes. Les Parisiens, ravis de cette franchise, se mirent tout près du lit du roi, dont on avait ouvert les rideaux, et reprenant alors un esprit d'amour, lui donnèrent mille bénédictions. Ils le regardèrent longtemps dormir, et ne pouvoient assez l'admirer.»

    La guerre civile recommence, mais elle devient la dernière campagne de la noblesse contre la royauté; Paris, dont les désirs de liberté ont été si étrangement dénaturés, n'y joue plus qu'un rôle médiocre, mais en gardant son caractère: «On dit qu'il n'y a point d'assurance dans le peuple, disait Gaston d'Orléans, l'on a menti; il y a mille fois plus de solidité dans les halles que dans les cabinets du Palais-Royal.» Les Parisiens, ennemis de Mazarin, ennemis de Condé, que le Parlement a également déclarés criminels de lèse-majesté, ne s'inquiètent des armées, de la cour et du prince, de leurs mouvements, de leurs combats, que lorsque toutes deux se rapprochent de leurs murs. Alors la ville devient le théâtre de continuelles émeutes; le duc de Beaufort soulève la populace contre la bourgeoisie, et chaque jour on tend les chaînes, on rassemble les colonelles ou légions de garde bourgeoise, on établit des postes pour empêcher le pillage. Cependant Condé, qui était à Saint-Cloud, cherche à gagner Charenton et veut traverser Paris: il se présente à la porte de la Conférence; les bourgeois le repoussent; il est forcé de tourner faubourgs du nord, qui étaient fortifiés. Alors Turenne se porte contre lui, bat son arrière-garde dans le faubourg Saint-Denis, et attaque son corps d'armée dans le faubourg Saint-Antoine. La bataille (2 juillet 1652) s'engage avec acharnement dans la grande rue hérissée de barricades, dans les rues voisines, dans les jardins, dans les maisons mêmes, où les soldats royaux se font un chemin en perçant successivement les murs. Mazarin place le jeune Louis XIV sur la terrasse d'une maison de Popincourt pour lui donner ce terrible spectacle, qu'il n'oublia jamais. Les Parisiens étaient sur les murailles, les portes fermées, inquiets d'une lutte qu'ils devaient payer cher, quel que fût le vainqueur; une grande agitation régnait dans la ville, les bourgeois étant opposés, le peuple favorable au prince rebelle. La fille du duc d'Orléans, mademoiselle de Montpensier, voulait qu'on lui donnât un refuge dans Paris: elle ameute la multitude, menace le conseil de ville, et se jette dans la Bastille. Condé, avec sa petite armée de nobles, se défendait avec héroïsme, mais il allait succomber: soudain une décharge d'artillerie, presque à bout portant, jette le désordre dans l'armée royale: c'est le canon de la Bastille, c'est Mademoiselle qui vient d'y mettre le feu. En même temps la porte Saint-Antoine s'ouvre; Condé s'y jette avec ses soldats; le canon de la Bastille redouble et l'armée du roi est forcée de se mettre en retraite.

    Le prince, réfugié dans Paris, voulut s'en rendre maître par la terreur. Le surlendemain de la bataille, une grande assemblée de magistrats, de curés et de députés des quartiers, se tint à l'Hôtel de ville pour amener une pacification; bien que, composée de frondeurs, elle se montra favorable au retour du roi. Alors Condé ameuta une masse de bandits, de soldats, «de bateliers et gagne-deniers, dont le quartier est plein,» dit le père Berthod, lesquels commencèrent à tirer des coups de mousquet sur l'Hôtel, en criant: Mort aux mazarins! puis ils enfoncèrent les portes, malgré la résistance désespérée des gardes, mirent le feu aux salles et tuèrent à coups de baïonnette et de poignards tout ce qu'ils rencontrèrent. Ce fut une des plus tristes journées de l'histoire de Paris, et qui couvre d'un opprobre ineffaçable le vainqueur de Rocroi: cinquante-quatre magistrats et bourgeois tombèrent sous les coups des assassins, et parmi eux on remarqua le président Miron, le conseiller Ferrand, le marchand de fer Saint-Yon, etc. D'autres furent rançonnés, blessés, maltraités. Alors la ville fut livrée à la plus grande anarchie; mais le prince s'efforça vainement de rendre son pouvoir durable; la bourgeoisie reprit le dessus.

    «Voyant que Paris étoit dépeuplé d'un tiers, qu'une infinité de familles en étoient sorties, que les rentes de la ville ne se payoient plus, que la moitié des maisons étoient vides, que les artisans et manouvriers périssoient 41,» elle commença à faire des assemblées pour le rétablissement de l'autorité royale, à entamer des négociations secrètes avec la cour, à crier: La paix! la paix! autour du Luxembourg et de l'hôtel de Condé 42. Mazarin se hâta, pour favoriser ces bonnes dispositions, de donner satisfaction à la haine populaire; il se retira à Sedan, et le roi publia une ordonnance d'amnistie. Alors les six corps de marchands se réunirent dans la maison des Grands-Carneaux, rue des Bourdonnais, et publièrent un manifeste violent «contre les princes et les autorités enfantées par la rébellion,» où ils se déclaraient résolus, au péril de leur vie et de leurs biens, à restaurer l'autorité du roi, invitant le peuple à quitter le bouquet de paille, insigne des frondeurs, et à prendre le ruban blanc, insigne des royalistes. Ce manifeste fut accueilli par des acclamations, et répandit la terreur dans le parti des princes, qui essayèrent de soulever le petit peuple et firent approcher des troupes étrangères de Paris. Mais les bourgeois, surtout les marchands de soie du quartier Saint-Denis, prirent les armes; et le prince de Condé, désespérant d'empêcher la paix, s'enfuit de la ville «en protestant qu'il se vengeroit des habitants et les persécuteroit jusqu'au tombeau.» (14 octobre 1652).

    Le même jour, les échevins s'assemblèrent, firent leur soumission au roi, et lui envoyèrent une députation solennelle pour le supplier de rentrer dans la capitale. «Le peuple étoit dans des tressaillements de joie inconcevables sur l'espérance de revoir le roi à Paris; et sur cela, on peut dire qu'il n'y a que les François qui aillent si vite d'une extrémité à l'autre, car on vit presque en même temps la passion que le peuple avoit de servir les princes se convertir en une aversion mortelle pour eux. Le lendemain, le roi fit son entrée par la porte Saint-Honoré, aux flambeaux, à cheval, à la tête de son armée, et Paris le reçut avec les plus éclatantes démonstrations de joie qu'on pouvoit désirer pour un conquérant et pour un libérateur de sa patrie43

    Il descendit au Louvre; le lendemain il y réunit le parlement et lui fit défense de prendre à l'avenir connaissance des affaires de l'État. Alors la ville fut traitée sans ménagement: on abolit ses priviléges, on désarma ses milices, on brisa ses chaînes, on lui imposa une garnison royale et des magistrats royaux; les registres du parlement et de l'Hôtel de ville qui contenaient les actes de cette époque furent lacérés par la main du bourreau. Milices, chaînes, magistratures populaires, priviléges municipaux, ne furent plus rétablis pendant toute la monarchie absolue. Paris fut tenu dans la soumission la plus complète, regardé continuellement avec défiance, annulé comme puissance politique: il cessa même d'être le séjour de la cour, qui se tint dorénavant, d'abord à Saint-Germain, ensuite à Versailles. Cet état de choses dura cent trente-six-ans; alors le canon de la Bastille se fit de nouveau entendre, et cette fois il marquait non plus la lutte de la royauté et de la noblesse en face du peuple, spectateur indifférent, mais le réveil de Paris, la conquête de toutes ces libertés que la Fronde avait demandées ou perdues, la défaite de la noblesse et de la royauté, et l'avènement du peuple!

    XVII. Paris sous Louis XIV. Monuments. Habitations d'hommes célèbres. État des mœurs. Police nouvelle. Situation du peuple et de la bourgeoisie.

    Paris, déserté par la cour et privé de vie politique, n'en garda pas moins son importance, et prit, sous le grand règne, un immense accroissement. Ce n'était plus le temps où il y avait continuellement à craindre une incursion des Anglais ou des Espagnols: la frontière de la France avait été éloignée et si vigoureusement garnie, que la capitale pouvait laisser tomber ses murailles, s'agrandir des huit ou dix villes qui s'étaient formées au delà de ses fossés, et ne plus songer, à l'ombre de l'épée du grand roi, qu'à s'enrichir dans les travaux de la paix. Un édit royal, inspiré sans doute par les souvenirs de la Ligue, de la Fronde, et de tant de siéges où Paris avait tenu ses maîtres en échec, concéda à la ville ses murailles et portes qui tombaient en ruines et ses fossés à demi comblés, à la charge de les détruire et d'y faire des plantations et des maisons. Ainsi furent commencés, en 1670, ces boulevards du nord qui sont devenus le plus bel ornement et la partie la plus animée de la capitale. Ils n'allèrent d'abord que de la porte Saint-Antoine à la porte Saint-Denis; mais, en 1685, le rempart du temps de Louis XIII fut porté des rues Sainte-Appolline, Beauregard, des Jeûneurs, Saint-Marc, etc., jusqu'à l'emplacement des boulevards actuels, et en 1704, cette longue promenade était achevée de la porte Saint-Antoine à la porte Saint-Honoré. Alors les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, furent compris dans Paris. Du côté du midi, les autres portes et fossés furent aussi détruits; l'on commença de même une ligne de boulevards, et les faubourgs Saint-Victor, Saint-Marcel, Saint-Jacques, les quartiers du Luxembourg, Saint-Germain-des-Prés, des Invalides, firent partie de la ville; mais les boulevards ne furent plantés que sous Louis XV, et achevés seulement en 1760. Enfin, à cette époque, Paris fut divisé régulièrement en vingt quartiers, et cette division a subsisté jusqu'en 1790.

    Dans le même temps furent construits des monuments que nous décrirons plus tard: le collége des Quatre-Nations, la Salpétrière, la colonnade du Louvre, l'hôtel des Invalides, l'Observatoire, les places Vendôme et des Victoires, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, etc. On créa les manufactures des Gobelins et des glaces, la bibliothèque royale, les Académies des sciences, des beaux-arts, des belles-lettres, etc. Un grand nombre de maisons religieuses furent aussi fondées; mais, au lieu d'être uniquement consacrées à la prière et à la méditation, presque toutes eurent un but d'utilité pratique, et furent destinées au soulagement des malades, à l'instruction des pauvres, à l'éducation des orphelins. Nous les décrirons aussi dans l'Histoire des quartiers de Paris, ainsi que les habitations célèbres de cette époque: hôtel Mazarin, hôtel Colbert, hôtel Turenne, hôtel Lamoignon, maisons de madame de Maintenon, de Ninon de Lenclos, de madame de Sévigné: noms magiques qui évoquent à nos yeux le XVIIe siècle avec ses grands hommes, ses grandes choses, son goût exquis pour les jouissances de l'esprit, ses écrits immortels, ses conversations délicieuses, ses femmes si pleines de séductions et de grâce! «Sociétés depuis longtemps évanouies, dit Chateaubriand, combien vous ont succédé! Les danses s'établissent sur la poussière des morts et les tombeaux poussent sur les pas de la joie!» Néanmoins nous devons dès à présent mentionner, pour l'histoire des mœurs de ce vieux Paris, que, vers la fin du siècle, la Bruyère regrettait déjà les habitations modestes de trois hommes de génie.

    Dans la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étaves, était la maison sombre et chétive qui a vu naître Molière: il est mort, dit-on, dans la maison nº 34 de la rue Richelieu, en face de laquelle Paris vient de lui élever un tardif monument. Dans la maison nº 18 de la rue d'Argenteuil, demeurait Corneille; c'est là qu'il est mort. Racine a habité pendant quarante ans dans la maison nº 12 de la rue des Maçons44. A voir les demeures obscures de ces grands hommes, on se figure leur vie simple et silencieuse, leur intérieur si calme et si bourgeois, leurs études si larges, si fortes, dans une chambre mal éclairée, sans ornements, garnie de quelques vieux livres; on croit assister à leurs discussions savantes, candides, polies, sur le beau, sur le goût, sur la prééminence des anciens ou des modernes, sur la grâce, et le libre arbitre, vieilleries aussi ridicules qu'inutiles, dit notre superbe littérature, et qui occupaient toutes les imaginations de ce pauvre XVIIe siècle45. Qui ne voudrait revoir la chambre où Molière lisait le Bourgeois gentilhomme à sa servante, ou bien conversait avec Vivonne et Despréaux, ou bien dévorait les larmes que faisaient couler les infidélités de la séduisante Béjart? Qui ne voudrait revoir Corneille dans son quatrième étage, vivant avec son frère, isolé et sans valets, si pauvre, lui dont le génie a donné des millions aux acteurs et aux libraires, qu'un jour, en sortant de chez lui, il s'arrêta pour faire rapiécer ses souliers par le savetier du coin? Qui ne voudrait revoir Racine, demi-gentilhomme, demi-bourgeois, après avoir suivi le roi à l'armée ou à Fontainebleau, retrouvant dans son ménage ses filles Babet, Nanette, Fanchon et Madelon, ou bien envoyant à son fils, attaché à l'ambassade de Hollande, «deux chapeaux avec onze louis d'or et demi, vieux, faisant cent quarante livres dix-sept sous six deniers,» en l'avertissant d'en être bon ménager et de suivre l'exemple de M. Despréaux, qui vient de toucher sa pension et de porter chez son notaire dix mille francs pour se faire cinq cent cinquante livres de rente sur la ville!» Enfin, qui ne voudrait revoir ce cabaret de la Pomme-de-Pin, déjà illustré par Villon et Regnier, où venaient Racine et Molière, Lulli et Mignard, le marquis de Cavoye et le duc de Vivonne, ou Chapelle entraînait Boileau,

    Et répandait sa lampe à l'huile
    Pour lui mettre un verre à la main.

    Le lieu n'était pas brillant, mais la chère y était bonne; on n'y voyait ni glaces ni dorures, mais de grosses tables dans des retraits bien clos, où l'on fêtait à loisir la dive bouteille et la purée septembrale. Que d'esprit s'est dépensé dans cette obscure taverne! que de joyeux propos, d'entretiens charmants, de vers faciles! quelle gaieté naïve, décente et douce! Hélas! tout cela est déjà pour nous de l'histoire ancienne.

    Après les troubles de la Fronde qui avaient augmenté dans la ville ses éléments de désordre, on avait vu Paris infesté plus que jamais de filous, de faux monnayeurs, de coupe-jarrets, de soldats vagabonds et de valets tapageurs46; de plus les cours des Miracles47 vomissaient chaque matin une armée de trente mille mendiants valides et affectant des infirmités, lesquels s'étaient organisés en royaume «et vivaient, dit un écrit du temps, comme païens dans le christianisme, en adultère, en concubinage, en mélange et communauté de sexes, puisant l'abomination avec le lait, ayant le larcin par habitude et l'impiété par nature, faisant commerce des pauvres enfants, enfin étant tels que parmi eux il n'y a plus d'intégrité du sexe après l'âge de cinq à six ans.»

    On pendait, on rompait, on décapitait les voleurs et les assassins avec une incroyable et barbare facilité; toutes les rues, toutes les places étaient, chacune à son tour, ensanglantées par des supplices; c'était le spectacle de tous les jours, spectacle fort couru, fort goûté du peuple et même des grands48; «mais, dit Guy Patin, on a beau pendre les voleurs, on ne sauroit en tarir la source 49.» Et en effet, comment empêcher le vol dans une ville où la police était (p.084) tellement faite, «que les compagnies du régiment des gardes voloient impunément aux bouts des faubourgs ceux qui entroient ou sortoient de la ville50?» Quant aux désordres d'un autre genre, quant aux crimes produits par la débauche, une seule phrase de Guy Patin nous en dévoilera toute l'horreur. Une demoiselle de la cour, ayant été séduite par le duc de Vitry, se fit avorter et mourut. La sage-femme qui l'avait aidée dans son crime fut condamnée à être pendue. A ce sujet «les vicaires généraux se sont allés plaindre à M. le premier président que depuis un an six cents femmes, de compte fait, se sont confessées d'avoir tué et étouffé leur fruit 51

    En 1666, un édit royal mit fin au désordre de la capitale en créant dans la prévôté de Paris un troisième lieutenant: ce fut le lieutenant de police qui eut le privilége de travailler directement avec le roi. Alors la ville changea de face: par la sévérité et la vigilance de la Reynie, premier lieutenant de police, et surtout de son successeur l'illustre d'Argenson, qui devint plus tard garde des sceaux52, Paris se trouva tout d'un coup délivré des gens sans aveu, sans domicile, sans métier, qui étaient maîtres de son pavé. On ouvrit de nombreux asiles à la misère, à la maladie, à l'enfance, à la vieillesse, entre autres l'hôpital général 53; on établit une taxe des pauvres; on interdit la mendicité 54 et l'on créa un corps spécial pour arrêter les mendiants, les archers de l'hôpital; enfin on imposa le joug rigoureux des lois aux seigneurs, et l'on donna de la force à l'administration en supprimant les vingt-deux justices seigneuriales et ecclésiastiques qui se partageaient la ville avec la justice du roi, en les réunissant au tribunal du Châtelet, et en fermant toutes les prisons particulières, à l'exception de celles du For l'Évêque, de Saint-Éloi, de Saint Martin et de Saint-Germain. Tous les règlements de police sur la voirie furent renouvelés, étendus et sévèrement mis à exécution; les concessions d'eau faites abusivement à des couvents et maisons particulières furent abolies et le nombre des fontaines augmenté; le balayage et l'enlèvement des boues furent confiés à un service régulier d'agents et de voitures; les tanneries et autres industries insalubres furent éloignées de la rivière et reléguées dans les quartiers les moins peuplés; l'éclairage, qui ne s'était fait jusqu'alors que partiellement et accidentellement dans quelques rues et devant quelques maisons, devint général au moyen de six mille cinq cents lanternes à chandelle réparties dans tous les quartiers. On doubla les compagnies du guet royal, le guet bourgeois n'existant plus depuis l'abolition des milices parisiennes; on confia la garde de la ville au régiment des gardes françaises qui se recrutait presque entièrement d'enfants de Paris et on leur bâtit (p.086) des casernes; on inventa les pompes à incendie, les voitures publiques appelées fiacres55, qui succédèrent à celles que nous appelons aujourd'hui omnibus, dont la première idée est attribuée à Pascal56; on fit les premières ordonnances sanitaires relatives aux prostituées, et l'on ouvrit un premier hôpital pour ces malheureuses; on créa la halle aux Vins, le marché de Sceaux, la caisse de Poissy, et n'eût été la crainte de l'enchérissement de la viande, on eût fait des abattoirs. «Le roi a dit, raconte Guy Patin, qu'il veut faire de Paris ce qu'Auguste fit de Rome, lateritiam reperi, marmoream relinquo.... Aussi on travaille diligemment à nettoyer les rues, qui ne furent jamais si belles; on exécute la police sur les revendeuses, ravaudeuses et savetiers qui occupent des lieux qui incommodent le passage public; on visite les maisons et l'on en chasse les vagabonds et gens inutiles; on établit un grand ordre contre les filous et les voleurs de nuit57.» Enfin «il y avoit plusieurs soldats et même des gardes du corps qui, dans Paris et sur les chemins voisins, prenoient par force des gens qu'ils croyoient être en état de servir et les menoient dans des maisons qu'ils avoient pour cela dans Paris, où ils les enfermoient et ensuite les vendoient malgré eux aux officiers qui faisoient les recrues. Ces maisons s'appeloient des fours. Le roi, averti de ces violences, a commandé qu'on arrêtât tous ces gens-là et qu'on leur fît leur procès. Il ne veut point qu'on enrôle personne par force. On prétend qu'il y avoit vingt-huit de ces fours dans Paris58,» lesquels ne servaient pas seulement à retenir les hommes à vendre comme recrues, ils servaient encore à renfermer des femmes et des enfants que l'on enlevait pour les vendre et les envoyer en Amérique.

    Grâce à ces importantes innovations, grâce surtout au gouvernement vigoureux, éclairé, national de Louis XIV, Paris jouit pendant tout son règne, et malgré les désastres qui en marquèrent la fin, d'une grande prospérité59. Alors cette ville, dont l'industrie ne s'était exercée jusqu'à cette époque que dans les choses nécessaires à ses habitants, commença d'avoir de grands métiers, d'envoyer ses produits, ses articles, bijoux, meubles, modes, dentelles, dans une grande partie de la France et même de l'Europe. Les règlements de saint Louis sur les métiers, les corporations industrielles, les maîtrises furent renouvelés par Colbert et adaptés aux besoins du temps et aux progrès de l'industrie. Les fêtes données par le grand roi, les établissements fondés par lui, les monuments élevés en son honneur, les couvents, les spectacles, les sociétés, attirèrent à Paris une multitude de provinciaux et d'étrangers qui augmentèrent sa richesse. «Tout Paris est une grande hôtellerie, dit un de ces voyageurs; les cuisines fument à toute heure; on voit partout des cabarets et des hôtes, des tavernes et des taverniers... Le luxe est ici dans un tel excès, que qui voudroit enrichir trois cents villes désertes, il lui suffiroit de détruire Paris. On y voit briller une infinité de boutiques où l'on ne vend que des choses dont on n'a aucun besoin; jugez du nombre des autres où l'on achète celles qui sont nécessaires...--Le peuple, ajoute-t-il, fréquente les églises avec piété, pendant que les nobles et les grands y viennent pour se divertir, pour parler et faire l'amour. Il travaille tous les jours avec assiduité, mais il aime à boire les jours de fête, encore bien qu'une petite mesure de vin à Paris vaille plus qu'un baril à la campagne. Il n'y a pas au monde un peuple plus industrieux et qui gagne moins60, parce qu'il donne tout à son ventre et à ses habits; malgré cela, il est toujours content. Et pourtant je ne pense pas qu'il y ait au monde un enfer plus terrible que d'être pauvre à Paris, et de se voir continuellement au milieu de tous les plaisirs, sans pouvoir en goûter aucun.»

    Quant à la bourgeoisie, le règne de Louis XIV est son beau temps. La Fronde avait été pour elle un grand enseignement: elle sentit le ridicule et l'absurde de ses prétentions à gouverner une société encore toute féodale; elle revint à sa place, elle rentra dans la subordination sans regrets et presque sans envie; elle vécut modestement sous la main de son antique protectrice, la royauté qui, retrouvant en elle son alliée soumise, lui donna sans éclat et sans secousse une belle part de sa puissance. En effet, «sous ce long règne de vile bourgeoisie,» ainsi que l'appelle Saint-Simon, on vit les familles parlementaires et municipales de Paris occuper les hauts postes de l'administration, les intendances, les ambassades, même les ministères: témoin celles des Lepelletier, des Chamillard, des Voisin, et surtout cette famille si grande, si fameuse des Arnauld; on les vit même dans les hautes dignités de l'armée, témoin Catinat. La bourgeoisie parisienne se fait une belle place dans la société si régulièrement classée du XVIIe siècle, non-seulement par ses services, mais par ses vertus, par la gravité de ses mœurs et la simplicité de sa vie, par sa soumission sans servitude, et son opposition calme et mesurée, par sa haine «contre les tyranneaux, les partisans, les maîtres passefins et les opérateurs d'iniquités,» enfin par sa grande instruction, sa passion pour les lettres, «son orthodoxie du bon sens,» sa bonhomie pleine de gaieté maligne et de mordant gaulois.

    La population de Paris s'éleva, sous le règne de Louis XIV, à plus de 500,000 habitants: on comptait dans cette ville 500 grandes rues, 9 faubourgs, 100 places, 9 ponts, 22,000 maisons, dont 4,000 à porte cochère, et Vauban put dire d'elle: «Cette ville est à la France ce que la tête est au corps humain. C'est le vrai cœur du royaume, la mère commune de la France, par qui tous les peuples de ce grand État subsistent, et dont le royaume ne saurait se passer sans déchoir considérablement.»

    XVIII. Paris sous Louis XV. Événements historiques. État des mœurs. Monuments et améliorations matérielles. Théâtres, etc.

    Sous le règne de Louis XV, Paris ne sort pas de l'état de soumission politique auquel le gouvernement du grand roi l'a façonné; mais il est matériellement moins tranquille, et la misère ainsi que les tyrannies de la police y amènent de passagères séditions. D'ailleurs, il modifie ses mœurs, son caractère, ses habitudes, son esprit. Ainsi il commence à prendre un goût désordonné pour l'argent, à se livrer avidement, follement au jeu des opérations financières, à se laisser dominer par la caste égoïste de ces traitants, que madame de Maintenon appelait la balayure de la nation, et que Lesage, à cette époque, flagella dans Turcaret. Paris avait pourtant applaudi dans les premiers jours de ce règne aux poursuites du régent contre «les sangsues de l'État,» poursuites par lesquelles plus de quatre mille familles furent taxées arbitrairement à une restitution de cent cinquante-six millions. Mais le système de Law «fit des Parisiens, dit un poëte du temps, autant de Danaés.» On sait quelle frénésie s'empara alors de la capitale, quelle foule assiégeait chaque jour les rues Richelieu et Vivienne, où était situé l'hôtel Mazarin, demeure du grand financier, quelles scènes étranges se passèrent dans la rue Quincampoix, sur la place Vendôme, dans l'hôtel de Soissons, où se négociaient les actions; comment enfin la chute du système amena des émeutes terribles où le Palais-Royal fut envahi, où seize victimes périrent étouffées dans la foule. Paris fut bouleversé par cette grande et désastreuse expérience qui fit hausser d'une manière exorbitante tous les objets fabriqués 61, mais il lui en advint plus de bien que de mal: cent mille provinciaux ou étrangers accoururent dans ses murs; les joueurs jetèrent l'or à pleines mains dans toutes ses maisons de plaisirs; la recette de l'Opéra s'éleva dans un an de 120,000 à 740,000 livres. D'ailleurs la richesse qui était auparavant dans le sol et dans un petit nombre de maisons nobles, se trouva déplacée, mobilisée; elle s'en alla dans des mains roturières et plus nombreuses, et commença à suivre les variations du commerce; on créa de nouveaux établissements industriels; le salaire et l'aisance des ouvriers furent augmentés 62, et la bourgeoisie se plaça sur un pied d'égalité avec la noblesse par son goût du luxe et des jouissances matérielles. «Aujourd'hui, dit un contemporain, que l'argent fait tout, tout est confondu à Paris. Les artisans aisés et les marchands riches sont sortis de leur état; ils ne comptent plus au nombre du peuple63

    Aux folies financières succédèrent les folies religieuses. Un prêtre janséniste mourut: ses amis l'honorèrent comme un saint et vinrent prier sur sa tombe; les zélés et les intrigants du parti voulurent qu'il fit des miracles; et bientôt l'on vit dans le cimetière Saint-Médard des fous éprouver des convulsions, de prétendus malades célébrant leur guérison, d'autres insensés recherchant la persécution et le martyre. Le gouvernement ferma le cimetière, emprisonna les convulsionnaires, poursuivit les fanatiques jusque dans leurs assemblées secrètes; mais les convulsions et les miracles ne cessèrent que sous les sarcasmes des écrivains et des philosophes. Quant au parti janséniste, qui «compose à présent, dit Barbier, les deux tiers de Paris de tous états et surtout dans le peuple 64» il devint de plus en plus le parti de l'opposition politique et celui qui cachait en son sein les principes mêmes de la révolution.

    Les autres événements de l'histoire de Paris, pendant le règne de Louis XV, peuvent se résumer en peu de mots: d'abord c'est la consternation des Parisiens quand, le roi étant tombé malade à Metz, toutes les églises étaient encombrées de fidèles demandant au ciel la vie du monarque bien-aimé65; ensuite leurs malédictions suivies d'une émeute où l'hôtel du lieutenant de police fut sur le point d'être saccagé, quand le bruit courut que le roi ravivait ses sens blasés par des bains de sang humain et qu'on enlevait à cet effet des enfants dans Paris; puis les troubles causés par le tirage à la milice pendant les guerres de 1740 et de 1756, quand on affichait des placards séditieux où l'on menaçait «de mettre le feu aux quatre coins de la ville66;» enfin les émotions de toute la population pendant la lutte que se livrèrent les jésuites et les parlements, alors que les curés refusaient les sacrements aux jansénistes et que les magistrats faisaient communier les malades au milieu des huissiers et des baïonnettes. Ajoutons à ces événements le supplice sauvage, infernal de Damiens, honte d'une époque qui avait sans cesse à la bouche le mot d'humanité, la mort inique, infâme de Lally 67, enfin les fêtes du mariage du dauphin et de Marie-Antoinette qui furent, par la faute d'une police inepte, effroyablement attristées par la mort de cent trente-deux personnes écrasées sur la place où, vingt-trois ans après, les malheureux époux devaient périr sur l'échafaud. Ce sont là les principaux faits dont Paris a été le théâtre sous le règne de Louis XV; mais l'histoire de cette ville, «de ce pays des madrigaux et des pompons,» ainsi que l'appelle Voltaire, n'est pas, à cette époque, dans les événements qui agitent ses rues, elle est dans son amour du luxe et des plaisirs, dans le progrès de ses richesses, dans l'état des esprits et de la société, elle est dans ses mœurs tellement licencieuses que le romancier Restif de la Bretonne écrivait: «on peut regarder Paris comme le centre de l'incontinence de la France et même comme le mauvais lieu de l'Europe;» elle est dans les salons du baron d'Holbach, de mesdames de Tencin, du Deffand, Geoffrin, Lespinasse, où toutes les questions de réforme politique et sociale étaient abordées, dans les théâtres où l'on applaudissait les sarcasmes et les hardiesses de Voltaire, dans les livres des philosophes si avidement lus, dans la vie de Jean-Jacques Rousseau, de Diderot, de d'Alembert et de tant d'autres espèces, «logés au quatrième étage,» dont les moindres actions intéressaient plus que les actes du pouvoir; elle est surtout dans la profonde misère, la brutale ignorance, la sourde colère du peuple, qui ne connaissait du gouvernement que sa police tyrannique, ses impôts oppressifs, son pacte de famine. «On a traité les pauvres, dit Mercier, en 1769 et dans les trois années suivantes, avec une atrocité, une barbarie qui feront une tache ineffaçable à un siècle qu'on appelle humain et éclairé. On eût dit qu'on en voulait détruire la race entière, tant on mit en oubli les préceptes de la charité. Ils moururent presque tous dans les dépôts, espèces de prisons ou l'indigence est punie comme le crime. On vit des enlèvements qui se faisaient de nuit par des ordres secrets. Des vieillards, des enfants, des femmes perdirent tout à coup leur liberté, et furent jetés dans des prisons infectes, sans qu'on sut leur imposer un travail consolateur. Ils expirèrent en invoquant en vain les lois protectrices et la miséricorde des hommes en place. Le prétexte était que l'indigence est voisine du crime, que les séditions commencent par cette foule d'hommes qui n'ont rien à perdre; et comme on allait faire le commerce des blés, on craignit le désespoir de cette foule de nécessiteux, parce qu'on sentait bien que le pain devait augmenter. On dit: étouffons-les d'avance, et ils furent étouffés...»

    Paris resta matériellement sous Louis XV à peu près ce qu'il avait été sous Louis XIV; néanmoins on lui adjoignit le bourg du Roule, on planta les boulevards du midi, on commença à bâtir dans la Chaussée-d'Antin. Quelques améliorations furent faites principalement par les soins de Turgot, prévôt des marchands, et de Sartines, lieutenant de police. Ainsi en 1728 on commença à mettre les noms des rues sur des écriteaux; avant cette époque la tradition seule désignait chaque rue. On commença aussi à numéroter les maisons; mais les portes cochères ne voulurent pas être soumises à cette inscription qui leur semblait dégradante, et il ne fallut pas moins que 1789 et la prise de la Bastille pour effectuer dans Paris cette utile opération68. On fit encore une importante réforme dans les enseignes: jusqu'à cette époque elles pendaient à de longues potences de fer, criant au moindre vent, se heurtant entre elles, étant formées de figures gigantesques; on força les marchands à enlever ces potences et à appliquer leurs enseignes sur les murailles. On substitua à l'éclairage par des chandelles l'éclairage par des réverbères à huile; mais sur huit mille lanternes, il n'y en avait encore que douze cents à réverbère en 1774. On réforma le guet en le mettant sur un pied militaire et en lui donnant un uniforme (1750); et «l'on convertit ainsi les amas d'artisans et d'ouvriers, habillés auparavant de toutes couleurs, en un corps réglé, instruit, respectable et capable d'en imposer69;» il comprenait 170 cavaliers et 730 fantassins. Enfin et par les soins du comte d'Argenson, on construisit des casernes pour les gardes françaises et suisses dans les faubourgs de Paris, «afin que ces bâtiments, dit l'ordonnance, soient autant de citadelles qui flanquent la ville et puissent en contenir les habitants.»

    Les monuments de cette époque sont peu nombreux, ce sont: l'École militaire, transformée aujourd'hui en caserne; la Halle aux Blés, construite sur l'emplacement de l'hôtel de Soissons; l'Hôtel des monnaies, construit sur l'emplacement de l'hôtel de Nevers; l'église Sainte-Geneviève, devenue plus tard le Panthéon; la fontaine de la rue de Grenelle; enfin cette place Louis XV qui a vu autant de cadavres que les plus fameux champs de bataille, cadavres restés dans le tumulte des fêtes, ou tombés sous la hache des révolutions. Mais les maisons particulières, les maisons des grands seigneurs, des financiers, des riches, deviennent d'une somptuosité, d'une recherche qui n'ont pas été surpassées. «La magnificence de la nation, dit Mercier, est toute dans l'intérieur des maisons. On a bâti six cents hôtels dont le dedans semble l'ouvrage des fées. Aurait-on imaginé, il y a deux cents ans, les cheminées tournantes qui échauffent deux chambres séparées, les escaliers dérobés et invisibles, les petits cabinets qu'on ne soupçonne pas, les fausses entrées qui masquent les sorties vraies, les planchers qui montent et qui descendent, et ces labyrinthes où l'on se cache pour se livrer à ses goûts?»

    On ne trouve presque plus de fondations religieuses, la vie monastique étant devenue un objet vulgaire de railleries, et un édit royal de 1748 ayant interdit au clergé l'acquisition de nouveaux biens: aussi l'on n'a d'autre moyen de soutenir les couvents et de réparer les églises qu'en faisant appel à la cupidité des citoyens par l'établissement des loteries. Les ordres religieux prêtent eux-mêmes les mains à leur ruine en rougissant de leur état, en affectant des airs du monde et un langage philosophique: ainsi les Génovefains, les Prémontrés, les Mathurins, répudient le nom de moines et s'appellent chanoines réguliers. Les premiers, qui comptent parmi eux l'astronome Pingré et l'historien Barre, ne visent plus qu'à être un corps savant, et d'accord avec les Bénédictins, ils demandent à quitter leur habit, à n'être plus astreints «aux formules puériles et aux pratiques minutieuses de leur règle,» à ne plus s'occuper que de travaux de science et d'érudition.

    En même temps que les maisons religieuses sont en décadence, le nombre des théâtres ne cesse de s'accroître; la scène prend une importance politique et devient une tribune; enfin le goût des représentations dramatiques s'empare si bien de toutes les classes de la société, que les théâtres publics deviennent insuffisants et qu'il n'y a pas d'hôtel de grand seigneur ou de riche financier où l'on ne joue la comédie. La Comédie-Française avait passé de l'hôtel du Petit-Bourbon au Palais-Royal, puis dans un jeu de paume de la rue Mazarine, puis, en 1688, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, en face du café Procope, qui était le rendez-vous des beaux-esprits; elle y resta jusqu'en 1770, et c'est là qu'elle attira la foule avec les tragédies de Voltaire. L'Opéra était au théâtre du Palais-Royal et y resta jusqu'en 1782. Les Italiens continuaient à jouer à l'hôtel de Bourgogne des scènes chantantes et des arlequinades: ils se réunirent en 1762 à l'Opéra-Comique, qui était né en 1714 à la foire Saint-Germain et qui finit par déposséder les bouffonneries italiennes. A la foire Saint-Laurent était un théâtre de vaudevilles et d'ariettes, où Dancourt, Lesage, Dufresny, Piron, répandaient les flots de cette gaieté qu'on appelait alors française. Puis sur le boulevard du Temple, qui commençait à attirer la foule, s'étaient ouverts le théâtre de l'Ambigu-Comique pour des marionnettes et des enfants, le théâtre de la Gaieté pour des danseurs de corde et des singes savants; sur le boulevard Saint-Martin était le Wauxall de Torré, dans la Chaussée-d'Antin les feux d'artifice des frères Ruggieri, dans le faubourg du Roule le Colysée. Enfin, outre les théâtres, il y avait alors des lieux de plaisirs à bon marché où le peuple trouvait facilement à s'amuser, où le beau monde ne rougissait pas de partager ses joies; c'étaient les pimpantes guinguettes que notre civilisation a remplacées par les tristes salons de restaurateurs. Les plus fréquentées étaient celles des Porcherons qui ont vu tant de joies folles, tant de parties franches, qui ont entendu tant de flonflons, tant de refrains graveleux, tant de chansons à boire.

    XIX. Paris sous Louis XVI jusqu'en 1789. Préliminaires de la révolution. Monuments. Tableau moral et politique de la population de Paris.

    Pendant les quinze années qui précèdent la révolution, Paris est le théâtre de nombreux tumultes, mais ils ne sont que les préliminaires de cette grande rénovation qui fait de la capitale de la France, pour ainsi dire, le cœur de l'Europe. En 1775, c'est le pillage des marchés et des boulangers par des brigands que soudoyaient les ennemis du ministère Turgot. En 1778, c'est la marche triomphale de Voltaire, quelques jours avant sa mort, aux applaudissements d'une foule enivrée qui le couronna en plein théâtre, en plein théâtre des Tuileries! En 1787, c'est la lutte du parlement contre la cour, l'arrestation de deux conseillers au milieu d'une foule menaçante qui encombre le Palais et les rues voisines, les applaudissements donnés au comte de Provence, qu'on croit partisan des réformes, les injures prodiguées au comte d'Artois, protecteur déclaré des abus; au mois d'août 1788, c'est le départ du ministre Brienne, accueilli par des démonstrations de joie si violentes qu'elles dégénèrent en une sanglante émeute: Paris devient pendant trois jours le théâtre d'un combat entre la force armée et la multitude; enfin, en avril 1789, c'est le soulèvement des ouvriers du faubourg Saint-Antoine contre le fabricant de papiers Réveillon, soulèvement où la maison de ce fabricant fut saccagée et incendiée, et où six cents morts et blessés restèrent sur la place.

    Pendant ces quinze années, la nécessité des réformes et des améliorations sociales devient tellement pressante que le gouvernement, malgré ses embarras financiers, fait les plus louables efforts pour satisfaire l'opinion publique, et que Paris s'enrichit, non de monuments fastueux, mais d'institutions utiles et bienfaisantes. Telles sont le Mont-de-Piété, les marchés d'Aguesseau et Sainte-Catherine, les halles aux cuirs et aux draps, les pompes à feu de Chaillot et du Gros-Caillou, le pont Louis XVI, l'École des ponts et chaussées, l'École des mines, l'École de chant et de déclamation, l'École des sourds-muets, fondée par l'abbé de l'Épée, l'École des aveugles, fondée par Haüy, etc. La restauration du Collége de France, du Palais de Justice, de la fontaine des Innocents, la construction des École de droit et de médecine, des galeries du Palais-Royal, du Palais-Bourbon, de l'Élysée-Bourbon, etc., sont aussi de cette époque. En même temps le goût de la scène, qui se répand de plus en plus, fait bâtir les théâtres Français (aujourd'hui l'Odéon), des Variétés (aujourd'hui le Théâtre-Français), de la porte Saint-Martin, Favart, Feydeau, Montansier, des Associés, des Jeunes-Artistes, etc.70. On perce plus de soixante-dix rues, on comble les fossés des anciens remparts, on débarrasse les ponts des maisons qui les surchargent, on transporte les cimetières hors de la ville, on assainit les prisons; enfin on donne à Paris une nouvelle enceinte par la construction du mur d'octroi et de ses cinquante-six portes ou barrières, opération toute financière et fort mal vue du peuple, laquelle mit dans Paris les Porcherons, le Gros-Caillou, Chaillot, et donna à la ville à peu près la même étendue qu'elle a aujourd'hui.

    La spéculation se jeta sur les maisons, et il y eut alors une fureur de maçonnerie et de bâtiments, presque semblable à celle que nous avons vue de nos jours. Le trésor de l'État était vide, mais les capitaux particuliers étaient très-abondants: «on fit donc venir, dit Mercier, des régiments de limousins; on perça de toutes parts la plaine de Montrouge; enfin l'on bâtit ou rebâtit près d'un tiers de la capitale.» La plupart des entrepreneurs firent de grandes fortunes. Mais on ne construisit que des maisons riches, que des hôtels; nul ne songea à déblayer ces effroyables quartiers de la Cité, de la Grève, de la place Maubert, où s'entassait une population misérable et sauvage, qui se disputait des mansardes et des tanières; on construisit des boudoirs et des salles de bains; mais les malades de l'Hôtel-Dieu restèrent entassés quatre dans un même lit.

    Ce goût des constructions devint tel que l'on songea pour la première fois à faire un plan général d'alignement de la ville. Une ordonnance de 1783 décida qu'aucune rue ne pourrait avoir une largeur moindre de trente pieds, ni être ouverte que d'après l'autorisation donnée par des lettres patentes; que toutes celles qui avaient moins de trente pieds seraient élargies successivement; qu'aucuns travaux ne pourraient être faits sur la face des propriétés existantes sans le consentement de l'administration, etc. Elle prescrivit de plus la levée d'un plan général de toutes les voies publiques de Paris, afin qu'il fût statué sur l'alignement de chacune d'elles. Ce plan devait être fait à l'échelle de six lignes par toise. Verniquet, commissaire général de la voirie, fut chargé de cette grande opération, que la révolution interrompit, mais qui, continuée de nos jours par l'administration municipale, comprenait au 31 décembre 1848, neuf mille neuf cent quatre-vingt-douze plans. L'ordonnance de 1783 est restée la base du plan d'embellissement et d'assainissement de la capitale.

    Malgré cette remarquable innovation, Paris resta ce qu'il était proverbialement depuis des siècles, c'est-à-dire sale, boueux, mal pavé, embarrassé d'immondices, traversé par des ruisseaux infects, impraticable pendant les pluies, ayant ses rues rétrécies par les échoppes des petits métiers, des petits commerçants, si nombreux à cette époque, savetiers, ravaudeuses, fripiers, écrivains publics, gargotiers en plein vent, enfin ne respirant qu'un air putride, vicié, empoisonné par les boucheries, les cimetières, les égouts, les industries insalubres. Cette saleté faisait un étrange contraste avec les modes brillantes et incommodes de ce temps, avec les habits de soie, les manchettes, les galons, les paillettes, les coiffures poudrées, les mules dorées et les escarpins à boucles: aussi le pavé semblait-il le domaine naturel des sabots, des vestes de bure, des bonnets de laine du peuple qui trouvait à y vivre à bas prix, et tout ce qui était riche ou aisé se faisait porter en brouette ou en chaise.

    La population de Paris, à cette époque, s'élevait, suivant Necker, à six cent vingt mille âmes; mais cette population ne se trouvait pas départie, comme elle l'est aujourd'hui, sous les rapports de la richesse, de l'aisance ou de la pauvreté, c'est-à-dire qu'il y avait alors de plus grandes fortunes, de plus grandes misères, avec beaucoup moins de riches et beaucoup plus de pauvres; et c'est ce qui explique comment, après 1789, l'opulence ayant émigré ou disparu, le pavé et la puissance restèrent si facilement à la misère, comment les piques et les bonnets de laine des sans-culottes vainquirent si aisément les baïonnettes et les bonnets à poil de la garde nationale. En effet, il y avait alors des fortunes de 300 à 900,000 livres de rente; celles même de 100 à 150,000 livres n'étaient pas rares; mais ces fortunes appartenaient à moins de deux mille familles de la noblesse, de la magistrature, de la haute finance, et en ajoutant celles des couvents et des églises, elles étaient le domaine à peine de dix-huit ou vingt mille individus. Au-dessous d'elles, il y avait les fortunes moins considérables des procureurs, notaires, banquiers, des «intéressés dans les affaires du roi,» des gros orfèvres de la place Dauphine, des gros merciers et drapiers des rues Saint-Denis et Saint-Honoré, des possesseurs de jurandes et de maîtrises, c'est-à-dire de la bourgeoisie proprement dite, de la bourgeoisie municipale et parlementaire; mais toutes ces classes de citoyens étaient peu nombreuses, et, en leur ajoutant même les fonctionnaires et les rentiers, elle comprenait à peine quatre-vingt mille personnes; de sorte que la population riche à divers degrés, l'aristocratie parisienne, ne s'élevait pas à cent mille âmes 71; ce qui donnait, en population virile et propre aux armes, à peine sept à huit mille hommes. Quant à sa valeur morale, voici ce qu'en disait, en 1790, un écrivain révolutionnaire: «Les grandes passions, les sentiments élevés, tout ce qui suppose de l'énergie, de la force et une certaine fierté d'âme, lui est complétement étranger. On la voit hausser les épaules ou vous regarder stupidement au récit de quelque sacrifice patriotique; on dirait qu'on ne parle pas sa langue... Une place de quartinier à l'Hôtel de ville était pour elle le pinacle et l'échevinage l'apogée de sa gloire. Un bourgeois qui était venu à bout, à force d'argent et d'intrigues, de franchir le seuil de la grande salle et de s'asseoir à une longue table fleurdelisée, tout (p.104) à côté de M. le prévôt des marchands, était l'animal le plus vain de la terre72

    Au dessous de ces heureux de la ville, il n'y avait pas, comme aujourd'hui, les fortunes si nombreuses, médiocres ou petites, qui tiennent aux grandes manufactures, aux grands magasins, aux grandes administrations: ces établissements aujourd'hui si importants, si multipliés, qui ont fait naître ou développé tant de richesses, n'existaient pas ou bien étaient très-rares, l'industrie et le commerce de Paris, avant 1789, n'étant, sauf les articles des bijoux et des modes, qu'une industrie et un commerce de consommation. Aussi l'on descendait brusquement et sans transition aux petits métiers, aux petites boutiques, aux chefs de petits ateliers, aux marchands détaillants, qui vivaient au jour le jour, sans misère comme sans aisance, en travaillant toute leur vie73; ils se disaient la bourgeoisie, mais ils étaient réellement le peuple avec ses qualités et ses vices, ses habitudes et ses passions; «leur attitude et leur regard, dit Mercier, paraissaient exprimer un caractère souffrant, indice d'une vie contentieuse et pénible.» Cette classe très-nombreuse avait à sa tête les avocats, les gens de lettres, les médecins, qui, étant alors généralement pauvres, se trouvaient en dehors des aristocraties nobiliaire et bourgeoise; elle se confondait avec la classe des artisans libres et des ouvriers attachés à la glèbe des maîtrises; enfin elle formait le fond de la population parisienne: on peut l'estimer à 200,000 âmes, et en y comprenant les ouvriers, à 300 ou 320,000; ce qui pouvait donner une population armée de 30 à 40,000 hommes.

    Au-dessous de cette basse bourgeoisie ou de ce vrai peuple, il y avait: d'abord cent mille domestiques, la plupart inutiles, oisifs, entretenus par la vanité des maîtres: «c'était, dit Mercier, la masse de corruption la plus dangereuse qui pût exister dans une ville,» et cette population, en se mêlant au peuple, eut sur lui la plus déplorable influence; ensuite cent vingt mille pauvres, dont moitié ouvriers indigents ou paresseux, moitié mendiants de profession, prostituées, vagabonds, voleurs, armée de barbares facile à toutes les tyrannies, à toutes les corruptions, à tous les excès. Si l'on ajoute à ces chiffres le chiffre flottant de trente à quarante mille étrangers ou provinciaux, on aura le montant de la population de Paris en 1789.

    Avec un telle population, avec les idées de réforme qui l'agitent, avec les souffrances innombrables qu'elle endure, l'aspect de la capitale pendant cette période est étrange. A la surface, c'est une frivolité extrême, un amour immodéré de plaisirs, une raillerie perpétuelle; les brochures, les journaux 74, les chansons, les spectacles, les modes même ne laissent pas de relâche aux abus, aux priviléges, aux puissances, au gouvernement. Mais sous ces rires il y a quelque chose de sérieux, d'amer, de menaçant; il y a le cri de la souffrance et celui de la haine; il y a la mise à nu de toutes les plaies sociales; il y a l'agonie d'un monde partagé» en gens avides et insensibles, d'une part; d'autre part, en mécontents dont le désespoir n'a plus de frein.» Rien de plus fier, de plus ardent, de plus généreux, que la jeune bourgeoisie de cette époque, que ces avocats, ces écrivains, ces Camille Desmoulins, ces Loustalot, «éclairés par les écrits des philosophes, brûlés du feu sacré de la liberté,» qui pérorent au café de Foy ou dans le cirque du Palais-Royal: ils voient l'approche d'une révolution avec une joie grave et solennelle; ils y travaillent avec un dévouement enthousiaste; ils se tiennent prêts à la lutte, et sans douter du succès, se ceignent pour le martyre. Mais personne ne semble s'inquiéter de leurs dispositions; et la cour répète en riant un mot qu'elle prête à Marie-Antoinette: «Les Parisiens sont des grenouilles qui ne font que coasser.»

    «Il ne faut pas s'en étonner, dit Bailly. Paris presque entier dépendait de la cour ou vivait des abus: il avait un véritable intérêt que l'ordre des choses ne fût pas complétement changé. Je croyais que son patriotisme serait faible et sa conduite molle et timide.»--«Paris, ajoute Mercier, a toujours été de la plus grande indifférence sur sa position politique. Cette ville a laissé faire à ses rois tout ce qu'ils ont voulu faire. Les Parisiens n'ont guère eu que des mutineries d'écoliers; jamais profondément asservis, jamais libres. Ils repoussent le canon par des vaudevilles, enchaînent la puissance royale par des saillies ou des épigrammes, punissent le monarque par le silence ou l'absolvent par des battements de mains.» Quant au peuple, abruti par la misère, l'ivresse, la barbarie et l'ignorance, où le gouvernement, dans sa criminelle insouciance, le laissait croupir75, il ne comptait pour rien: «Le peuple, dit Mercier, est étranger à tout ce qui se fait; il a perdu le fil des événements politiques; il ne sait plus qui mène les affaires... A Paris, la population se disperse devant le bout d'un fusil; elle fond en larmes devant les officiers de la police; elle se met à genoux devant son chef: c'est un roi pour toute cette canaille.» Et cependant la situation de ces malheureux si dédaignés devait inspirer de terribles craintes, au moment où le commerce et l'industrie étaient frappés de mort par la détresse des finances, où le pacte de famine continuait ses abominables spéculations. «Le peuple, dit Mirabeau, ne demande qu'à porter paisiblement sa misère; mais il veut des soulagements, parce qu'il n'a plus de force pour souffrir.»--En effet, «le peuple de Paris, ajoute Mercier, courbé sous le poids éternel des fatigues et des travaux, abandonné à la merci de tous les hommes puissants, écrasé comme un insecte dès qu'il veut élever la voix, est le peuple de la terre qui travaille le plus, qui est le plus mal nourri et qui paraît le plus triste.»

    Nous venons de parcourir l'histoire de Paris pendant dix-huit cents ans, et nous l'avons fait en quelques pages, parce que, durant cette longue période, cette ville n'a qu'une vie restreinte et ordinaire, parce que, si elle devient le séjour des rois, le siége du gouvernement, la capitale du royaume, elle n'a qu'une action indirecte sur les autres villes qui gardent leur existence à part, leur histoire spéciale, parce que, enfin, elle n'exerce qu'une médiocre influence sur le reste de l'Europe. Mais en 1789 une ère nouvelle commence pour Paris, qui n'est plus une cité ordinaire, un vulgaire rassemblement d'hommes, un muet entassement de pierres, mais l'âme du pays, le foyer des révolutions européennes, la métropole de la civilisation moderne, l'être multiple, passionné, intelligent, mobile, qui prend l'initiative, le fardeau et la gloire de tous les progrès, qui résume, concentre, exprime les sentiments, les idées, les intérêts, la puissance, le génie de tous; Paris devient enfin en quelque sorte un abrégé de la France et de l'humanité dans l'Occident. Les nations sont là qui écoutent ses moindres paroles, qui épient ses moindres mouvements, qui attendent d'elle l'avenir. Il suffit de quelques mots tombés de cette tribune du genre humain pour éveiller chez les peuples les plus éloignés des sentiments inconnus; les idées ont besoin de passer par sa bouche pour avoir droit de cité; le froncement de ses sourcils ébranle le monde. La ville d'Étienne Marcel, de la Ligue et de la Fronde, dont les agitations avaient à peine remué quelques parcelles de la France, devient la ville de 1789, de 1830, de 1848, dont les mouvements font trembler la terre: son histoire exige plus de développement.

    Livre II. Paris Pendant la Révolution. (1789 -1848)

    I. Élections aux États généraux. Insurrection du 14 juillet. Institution de la municipalité et de la garde nationale.

    Le 28 mars 1789, le roi adressa au prévôt de Paris et au prévôt des marchands une lettre par laquelle il les avertissait «que sa volonté était de tenir les États libres et généraux de son royaume;» il leur enjoignait donc de convoquer les habitants de Paris «pour conférer et communiquer ensemble tant des remontrances, plaintes et doléances que des moyens et avis qu'ils auront à proposer en l'assemblée générale desdits États; et, ce fait, élire, choisir et nommer des députés de chaque ordre, lesquels seront munis de pouvoirs généraux et suffisants pour proposer, remontrer, aviser et consentir tout ce qui peut concerner les besoins de l'État, etc.» En conséquence de cette lettre et d'après un règlement qui fixa le nombre des députés à élire à quarante, dont dix pour le clergé, dix pour la noblesse et vingt pour le tiers état, le 21 avril, chaque curé assembla les ecclésiastiques domiciliés sur sa paroisse, lesquels choisirent leurs représentants à l'assemblée générale à raison de un sur vingt; de même, la noblesse se réunit par quartier et choisit ses représentants à cette assemblée à raison de un sur dix; enfin, pour les élections du tiers état, Paris fut divisé en soixante districts, et chacun de ces districts forma une assemblée primaire où furent admis seulement les citoyens âgés de vingt-cinq ans et imposés à la capitation pour une somme de six livres en principal, lesquels élurent des représentants à raison de un par cent électeurs présents. Il y eut dans ces assemblées primaires environ dix-huit cents électeurs ecclésiastiques, neuf cents électeurs nobles et vingt-cinq mille électeurs du tiers état. Les élections se firent dans les principales églises de la capitale, et elles excitèrent une vive émotion.

    «Quand on voyait l'activité des Parisiens, dit un contemporain, on se croyait dans un autre siècle et dans un autre monde. La population entière était sur pied et remplissait les rues et les places: on se communiquait des anecdotes, des brochures, des recommandations; de nombreuses patrouilles parcouraient cette foule; les régiments des gardes françaises et des gardes suisses étaient sous les armes; on avait distribué des cartouches aux troupes, et l'artillerie des régiments suisses était consignée et à ses pièces dans les casernes. En contemplant cet appareil de guerre et ce concours d'habitants quittant leurs foyers pour se précipiter dans les églises, on eût dit qu'un danger imminent menaçait Paris.»

    Malgré cet appareil, les élections se firent avec beaucoup de calme. «Il est vrai, dit un journal (l'Ami du Roi), qu'à l'exception des districts des faubourgs, la plus grande partie de ces assemblées se trouva fort bien composée... Mais quand on reportait les regards sur le reste du peuple qui remplissait les rues, les carrefours, les marchés, les ateliers et se livrait avec patience aux pénibles travaux de tous les jours, on ne pouvait se défendre d'un sentiment douloureux. On se disait: Quel que soit le nouvel ordre de choses qui se prépare, le pauvre qui n'ose approcher de ces assemblées sera toujours pauvre, il sera toujours dans la servile dépendance des riches: le sort de la plus nombreuse et de la plus intéressante portion du royaume est oublié... Qui peut nous dire si le despotisme de la bourgeoisie ne succédera pas à la prétendue aristocratie des nobles?»

    Les élections des représentants de chaque ordre étant faites, ceux-ci s'assemblèrent, le 26 avril, dans la grande salle de l'archevêché. Après que les pouvoirs eurent été vérifiés, les trois ordres se séparèrent, rédigèrent leurs cahiers et élurent leurs députés76. Les opérations électorales des deux ordres privilégiés furent terminées en deux jours, mais celles du tiers état durèrent jusqu'au 19 mai: c'est que l'assemblée des représentants de cet ordre, composée de quatre cents membres, l'élite de la bourgeoisie, voulut tracer à ses mandataires la marche qu'ils devaient suivre, et que suivit, en effet, à son début, la révolution, poser les bases de la constitution qu'attendait la France, et prendre l'initiative de toutes les réformes politiques, financières et industrielles.

    Les États généraux se réunirent à Versailles le 5 mai 1789. Paris suivit les opérations de cette assemblée avec la plus grande anxiété, avec la plus vive ardeur; il applaudit aux résolutions du 17 juin, où le tiers état se proclama Assemblée nationale; du 20 juin, où il fit le serment du Jeu de Paume; du 23 juin, où il résista de front à l'autorité royale. Pendant cette dernière journée, toute la ville était sur pied, résolue à marcher sur Versailles si la cour attentait à la représentation nationale. «On ne saurait peindre, dit un contemporain, le frissonnement qu'éprouva la capitale à ce seul mot: Le roi a tout cassé! Je sentais du feu qui couvait sous mes pieds; il ne fallait qu'un signe, et la guerre civile éclatait.»

    La royauté, décidée à employer la force pour étouffer la révolution naissante, fit venir autour de Paris jusqu'à trente mille hommes, dont huit régiments de troupes étrangères: tous les villages et les routes étaient encombrés de soldats; le Champ de Mars fut transformé en un camp. «La cour étant habituée, dit le marquis de Ferrières, à voir Paris trembler sous un lieutenant de police et sous une garde de huit cents hommes, ne soupçonnait pas une résistance.» Mais la ville vit ces apprêts avec indignation: au Palais-Royal, rendez-vous des agitateurs et des nouvellistes, on s'attroupait pour s'enquérir des délibérations de l'Assemblée et s'exciter à la résistance; des orateurs, montés sur des tables ou des chaises, haranguaient la foule; d'autres cherchaient à séduire les gardes-françaises, régiment formé presque entièrement de Parisiens. Quant au peuple, il restait étranger à la politique, mais il avait faim et passait les journées à se disputer à la porte des boulangers un pain noirâtre, terreux, malfaisant. Enfin, le ministre populaire, Necker, ayant été renvoyé (12 juillet), des rassemblements se formèrent; les troupes essayèrent de les disperser; des dragons se précipitèrent dans le jardin des Tuileries, blessant ou tuant plusieurs personnes. Alors on sonna le tocsin, on pilla les boutiques d'armuriers, on brûla les barrières; les gardes-françaises prirent parti pour le peuple; les gardes-suisses refusèrent de se battre et se mirent en retraite.

    C'était la jeunesse bourgeoise qui avait commencé l'insurrection; mais aussitôt s'étaient joints à elle les ouvriers des petits métiers, les habitants déguenillés des faubourgs et des halles, des hommes affamés hurlant des cris de pillage et de mort. Alors la bourgeoisie se disposa à comprimer ou à régulariser le désordre. Les quatre cents députés des districts se rassemblèrent à l'Hôtel-de-Ville et se formèrent en municipalité provisoire avec le prévôt des marchands Flesselles; ils décrétèrent la formation d'une garde bourgeoise portant la cocarde bleue et rouge, les couleurs de Paris, les couleurs d'Étienne Marcel. Le lendemain, les districts s'assemblent, la garde bourgeoise commence à se former, et l'on y fait entrer les soldats du guet et les gardes-françaises; on établit des postes, on dépave les rues, on cherche ou on fabrique des armes, on pille les magasins de farine. Les troupes royales, irrésolues, chancelantes, restent immobiles dans les Champs-Élysées. Le surlendemain (14 juillet), la foule se porte aux Invalides, où elle enlève vingt-huit mille fusils et vingt canons; elle avait à sa tête les compagnies des clercs de la Basoche et le curé de Saint-Étienne-du-Mont; puis elle se dirige sur la Bastille, dont elle fait le siége. Après cinq heures de combat, la forteresse est prise et le gouverneur égorgé avec trois de ses officiers. Les vainqueurs reviennent en triomphe à l'Hôtel-de-Ville, portant le drapeau et les clefs de la Bastille: là, leur fureur se tourne contre le prévôt Flesselles, accusé de trahison; il est massacré.

    Cependant, l'Assemblée nationale avait applaudi à l'insurrection parisienne et supplié le roi de mettre fin à la guerre civile. La cour ne céda qu'après la prise de la Bastille; épouvantée, elle ordonna le renvoi des troupes et le rappel de Necker. Aussitôt, cent membres de l'Assemblée se rendirent à Paris et y furent reçus en triomphe. «Jamais fête, dit Bailly, ne fut plus grande, plus belle, plus touchante.» On couronna de fleurs Bailly et La Fayette et on les proclama maire de Paris et commandant de la garde nationale. Alors on ajouta aux couleurs de la ville la couleur royale, et on composa ainsi cette cocarde tricolore qui, selon les paroles prophétiques de La Fayette, devait faire le tour du monde.

    Le roi, pour achever sa réconciliation avec le peuple, se décida à venir aussi à Paris; il fut reçu par les nouvelles autorités et se dirigea vers l'Hôtel-de-Ville à travers deux haies de la population armée qui criait: Vive la nation! La ville portait encore toutes les empreintes de l'insurrection: les canons étaient braqués sur les ponts et dans les rues; les gardes-françaises, ayant La Fayette à leur tête, déployaient le drapeau de la Bastille; dans les rangs des citoyens armés on voyait jusqu'à des moines de divers ordres; enfin le peuple paraissait inquiet, sévère, tumultueux: on sentait encore en lui le mugissement de la tempête qui venait à peine de s'apaiser. Le roi, stupéfait de ce spectacle, prit la cocarde tricolore, confirma les nominations de Bailly et de La Fayette, et s'en retourna consterné dans le palais de Louis XIV.

    II. État de Paris après le 14 juillet.--Meurtres de Foulon et Berthier--Famine.--Journées d'octobre.

    «L'état de Paris, dit La Fayette, dans les premiers jours qui suivirent l'insurrection, était effrayant. Cette population immense de la ville et des villages environnants, armée de tout ce qui (p.115) s'était rencontré sous sa main, s'était accrue de six mille soldats qui avaient quitté les drapeaux de l'armée royale pour se réunir à la cause de la révolution. Ajoutez quatre à cinq cents gardes-suisses et six bataillons de gardes-françaises sans officiers; la capitale dénuée à dessein de provisions et de moyens de s'en procurer; toute l'autorité, toutes les ressources de l'ancien gouvernement détruites, odieuses, incompatibles avec la liberté; les tribunaux, les magistrats, les agents de l'ancien régime soupçonnés et presque tous malveillants; les instruments de l'ancienne police intéressés à tout confondre pour rétablir le despotisme et leurs places; les aristocrates poussant au désordre pour se venger.» Comme complément à ce tableau, les vagabonds et les mendiants pullulaient dans les rues, de telle sorte qu'ils inquiétaient toutes les maisons, qu'on les arrêtait par centaines et que les prisons en étaient remplies; on en forma un camp de dix-sept mille à Montmartre et on les occupa à des terrassements inutiles, moyennant une paye d'un franc par jour; ce camp était surveillé par des canons.

    Dans cette situation, et la faim poussant le peuple à la cruauté, deux anciens administrateurs, accusés de s'être enrichis par le pacte de famine, furent arrêtés en province et amenés à Paris. Le premier, Foulon, fut conduit à l'Hôtel-de-Ville, garrotté dans une charrette, ayant des orties au cou et une botte de foin sur le dos, au milieu d'une foule ivre de fureur, qui l'enleva de la salle où siégeaient les électeurs, l'entraîna sur la place et le pendit à une lanterne; sa tête coupée fut portée sur une pique, une poignée de foin dans la bouche, parce qu'on l'accusait d'avoir dit: Les Parisiens peuvent bien manger du foin, mes chevaux en mangent. Cette scène horrible était à peine terminée qu'un autre foule amena le gendre de Foulon, Berthier, aussi détesté que lui, dans une voiture couverte d'écriteaux infamants, d'ordures et de pierres; des bandes de bourgeois, de soldats, de femmes, d'enfants, vociféraient autour de cette (p.116) voiture avec des drapeaux, des tambours, des chants. «On eût dit, raconte le Moniteur, la pompe d'un triomphe, mais c'était celui de la vengeance et de la fureur.» Enfin, enlevé à son escorte, il tomba percé de coups; on lui coupa la tête; on traîna son cadavre dans les rues; on lui arracha le cœur, au milieu de cris de joie, de danses furibondes, de hurlements féroces. Ces scènes d'horreur étaient le résultat de l'abrutissement sauvage du peuple, la conséquence de la faim, ce perpétuel incitateur de tous les excès populaires. D'ailleurs, l'ancien régime par le nombre et la facilité de ses exécutions criminelles, n'avait que trop donné à la population l'habitude du sang, des tortures et des supplices, et le spectacle du gibet, de la roue, de l'échafaud, offert presque journellement aux Parisiens, sous la monarchie, n'a pas été sans influence sur les scènes de carnage de la révolution.

    Cependant, l'assemblée des quatre cents électeurs avait été remplacée le 25 juillet par cent vingt députés des districts, qu'on appelait représentants de la commune, et ceux-ci, à la fin d'août, par une municipalité provisoire composée de trois cents membres, dont soixante administrateurs. Mais cette nouvelle municipalité avait tout à créer pour ramener l'ordre et n'était pas obéie, «chacun se disputant et tirant à soi la chaise curule. Dans les districts, dit Desmoulins, tout le monde use ses poumons pour être président ou secrétaire; hors des districts, on se tue pour des épaulettes: on ne rencontre dans les rues que dragonnes et graines d'épinard.» En effet, à côté des scènes terribles se passaient des scènes joyeuses ou ridicules: les femmes faisant du patriotisme jusque dans leur toilette, tressant des couronnes pour les vainqueurs de la Bastille, haranguant dans les districts, offrant à l'Assemblée leurs bijoux en dons patriotiques; les bourgeois, ne quittant plus leur uniforme, affectant des airs belliqueux, courant toutes les cérémonies, faisant des patrouilles (p.117) jusque dans les cafés et des exercices à feu jusque dans les églises. On ne vivait plus que de la vie politique; on s'enivrait d'enthousiasme et de bruit; on singeait l'agora d'Athènes et le forum romain; on lisait avec une confiance puérile, une avidité ignorante, les journaux de tous genres, sérieux ou plaisants, qui étaient colportés dans les rues ou qui tapissaient les murs 77; on ne manquait pas une séance des districts, des clubs et des autres assemblées politiques. Le Parisien, toujours badaud, même dans les circonstances les plus graves, jouait sérieusement au citoyen et au soldat, au législateur et au héros.» Tout était corps délibérant, dit Ferrières: les soldats aux gardes délibéraient à l'Oratoire, les tailleurs à la Colonnade, les perruquiers aux Champs-Élysées.» Au Palais-Royal, «ce foyer du patriotisme, dit Desmoulins, ce rendez-vous des amis de la liberté,» on discutait même les opérations de l'Assemblée, et lorsqu'il fut question du veto, l'agitation y devint telle que quinze mille hommes partirent pour Versailles afin de forcer le vote des députés: la garde nationale les dispersa. Chaque district formait une petite république à part, qui avait ses comités, rendait des décrets, mettait sur pied des troupes, faisait des arrestations; tous résistaient à l'assemblée des représentants. Enfin, la défiance et la haine commençaient à séparer le peuple de la bourgeoisie: «Le bourgeois n'est pas démocrate, il est monarchiste par instinct, disaient les journalistes; ce sont les prolétaires qui ont renversé la Bastille et détruit le despotisme; ce sont eux qui combattaient pour la patrie, tandis que les bourgeois, ces traînards de la révolution, livrés à cette inertie qui leur est naturelle, attendaient au fond de leurs demeures de quel côté se déterminerait la victoire... Honorables indigents, ne vous lassez pas de porter le poids de la (p.118) révolution; elle est votre ouvrage; son succès dépend de vous; votre réhabilitation dépend d'elle78.» --«Heureusement, dit Bailly, la voix de la raison était facilement entendue de tous, et nous avons eu plus de succès à calmer que nos ennemis n'en ont eu à exciter: le mot patrie ralliait toujours les honnêtes gens, et le mot loi faisait trembler les mutins.

    Pendant ce temps, la misère était affreuse et il y avait tous les jours des troubles à la Halle pour les farines. «Je ne peux vous peindre, écrivait Bailly, le nombre étonnant des malheureux qui nous assiégent; la majeure partie des ouvriers est réduite à une inactivité absolue.» La municipalité et les districts n'étaient occupés qu'à assurer les subsistances; ils envoyaient jusqu'à trente lieues des corps de troupes pour acheter, moudre et faire venir des grains. Paris, étant ainsi malheureux et souffrant, accueillait tous les bruits de contre-révolution avec une colère sombre et farouche; aussi, un banquet ayant eu lieu à Versailles, où les courtisans avaient foulé aux pieds la cocarde tricolore et insulté les Parisiens, «un cri de vengeance, raconte le Moniteur, retentit dans toute la ville. Marchons à Versailles, disait-on, arrachons l'Assemblée et le roi aux bandits décorés qui les assiégent.» On s'attroupe; on prend les armes; la garde nationale se rassemble; des femmes de la Halle parcourent les rues en criant: Du pain! Elles arrivent à l'Hôtel-de-Ville, se précipitent dans les salles, et, aidées de quelques hommes, s'emparent de fusils et de canons, de là, elles s'en vont par la ville, recrutent partout d'autres femmes et se mettent en route pour Versailles, armées de bâtons, de fourches, de lances, de fusils, les unes montées sur des chevaux, sur des charettes, les autres sur les canons qu'elles ont pris: elles avaient pour chefs Maillard, l'un des vainqueurs de la Bastille, une femme de la Halle qu'on appelait la reine Audu, (p.119) enfin une héroïne de la révolution, aussi belle que dépravée, Théroigne de Méricourt. Pendant ce temps, la garde nationale s'était rassemblée sur la place de Grève et demandait à grands cris à marcher sur Versailles pour y aller chercher le roi. La Fayette résiste pendant huit heures: on l'injurie, on le couche en joue, on lui montre la fatale lanterne. Enfin, la municipalité lui donne l'ordre, et, à cinq heures du soir, la garde nationale défile sur trois colonnes, au nombre de vingt mille hommes, avec vingt deux pièces de canon et quarante chariots de guerre, au bruit des applaudissements universels.

    Les femmes étaient déjà arrivées. L'Assemblée leur avait fait délivrer des vivres, et douze d'entre elles avaient été reçues par le roi, qui leur avait remis un ordre pour la libre circulation des grains. Une rixe s'était engagée entre les gardes du corps et la troupe d'hommes armés qui avait suivi les Parisiennes, mais elle avait été promptement apaisée; puis la pluie étant survenue, les femmes se réfugièrent dans l'Assemblée, où elles se mirent à manger, à dormir, à demander le pain à six liards la livre. Enfin, à minuit, l'armée parisienne arriva: «agitée par le ressentiment, exaltée par le fanatisme de la liberté, elle semblait ne rouler que des projets de vengeance.» La Fayette exposa au roi les demandes de la capitale, dont la principale était «qu'il vînt habiter les Tuileries;» puis il fit occuper les postes extérieurs du château par la garde nationale, et tout parut rentré dans le calme. Mais le lendemain, avant le jour, quelques hommes du peuple ayant trouvé une grille intérieure ouverte, pénètrent dans le château; les gardes du corps tirent sur eux, la foule pousse des cris de fureur et envahit les appartements de la reine; plusieurs gardes sont tués: La Fayette accourt avec la garde nationale et chasse les assaillants, pendant que les cours se remplissent d'une multitude immense qui crie: Le roi à Paris! Le roi paraît au balcon, accompagné de la reine et de La Fayette, et promet de se rendre au vœu du (p.120) peuple. Alors des cris de joie éclatent de toutes parts, et sur-le-champ l'on se met en marche.

    «A deux heures, raconte le Moniteur, l'avant-garde arriva, composée d'un gros détachement de troupes et d'artillerie, suivi d'un grand nombre de femmes et d'hommes du peuple montés dans des fiacres, sur des chariots, sur des trains de canons. Ils portaient les trophées de leur conquête: des bandoulières, des chapeaux, des pommes d'épée des gardes du corps; les femmes étaient couvertes de rubans tricolores des pieds à la tête; ensuite venaient cinquante ou soixante voitures de grains et de farines. Enfin, le gros du cortége entra vers six heures: d'abord, c'étaient des femmes portant de hautes branches de peupliers, puis de la garde nationale à cheval, des grenadiers, des fusiliers, avec des canons. Dans leurs rangs marchaient pêle-mêle des gardes du corps et des soldats du régiment de Flandre; les cent-suisses suivaient en bon ordre; puis une garde d'honneur à cheval, les députations de la municipalité et de l'Assemblée nationale, enfin la voiture de la famille royale, auprès de laquelle était La Fayette; la marche était fermée par des voitures de grains et une foule portant encore des branches de peuplier et des piques. Tout le cortége tirait continuellement des coups de fusil en signe de joie et faisait retentir l'air de chants allégoriques dont les femmes appliquaient du geste les allusions piquantes à la reine. L'ensemble de ce cortége offrait à la fois le tableau touchant d'une fête civique et l'effet grotesque d'une saturnale. Le monarque pouvait être pris pour un père au milieu de ses enfants ou pour un prince détrôné promené en triomphe par ses sujets rebelles.»

    Louis XVI alla prendre séjour aux Tuileries. Il y avait cent quarante ans que la royauté avait fui ce palais devant les clameurs de la Fronde et s'en était allée se bâtir une sorte de temple à Versailles; aujourd'hui, elle y rentrait, majesté dépouillée, humiliée, (p.121) vaincue, traînée par les Parisiens vengeurs de la Fronde et qui inauguraient sur les ruines de la monarchie absolue le règne d'une majesté terrible et nouvelle, la démocratie.

    L'Assemblée nationale se rendit aussi à Paris et prit séjour d'abord à l'archevêché, ensuite dans la salle du Manége, qui attenait au couvent des Feuillants et au Jardin des Tuileries 79. A la suite de l'Assemblée nationale vint s'installer à Paris la société des Amis de la Constitution, qui avait pris naissance à Versailles: elle s'établit rue Saint-Honoré, dans le couvent des Jacobins et en reçut le nom.

    III. Nouvelle organisation municipale, judiciaire, ecclésiastique de la capitale.--Abolition des couvents et suppression de nombreuses églises.--Clergé constitutionnel de Paris.

    «Tout est consommé, écrivait Desmoulins le 7 octobre; la Halle regorge de blés, les moulins tournent, la caisse nationale se remplit.» Mais cette abondance dura peu, et la disette amena encore un tragique événement. Un boulanger de la Cité, accusé d'accaparement, fut saisi par le peuple, et, malgré son innocence, malgré les efforts des autorités, pendu à la lanterne de la place de Grève. La commune, consternée, demanda sur-le-champ à l'Assemblée une loi martiale contre les attroupements, et, en quelques heures, cette loi fut discutée, votée et proclamée dans tout Paris avec l'appareil le plus solennel.

    Grâce à la loi martiale, grâce à l'énergie et à l'activité que déploya la municipalité pour rétablir l'ordre, désarmer les vagabonds, assurer les subsistances, Paris retrouva un peu de calme, mais il continua à s'enivrer de politique et de liberté, à se passionner pour les motions des districts et des clubs, à vivre dans les rues. Cette agitation (p.122) se trouvait d'ailleurs entretenue par les décrets de l'Assemblée, qui changeaient toute l'existence de la France et principalement celle de la capitale. Ainsi, un décret abolit la gabelle, cet impôt si odieux qui faisait payer aux Parisiens 62 livres le quintal de sel qui se payait ailleurs 2 l. 10 sous. Un autre abolit les entrées (1er mai 1790), qui produisaient près de 36 millions et ne permettaient au peuple que de se nourrir de denrées ou de boissons falsifiées80. Un troisième (16 février 1791) abolit les jurandes et maîtrises qui faisaient de l'exercice des métiers le privilége d'un petit nombre de familles et forçaient l'ouvrier pauvre et habile à rester toute sa vie l'homme d'un maître riche et ignorant. D'autres décrets, dont nous allons parler, donnèrent une nouvelle organisation à la municipalité, à la justice, au clergé, etc.

    Le décret qui organisa la municipalité de Paris composa cette commune d'un maire, de 16 administrateurs, de 32 conseillers, de 96 notables: le maire et les administrateurs formaient le bureau; les 32 conseillers, le conseil municipal; les administrateurs, les conseillers, les notables, le conseil général. La ville fut alors divisée en 6 arrondissements et 48 sections, et la garde nationale en 6 divisions comprenant 24,000 hommes, dont 6,000 gardes-françaises, formant 48 compagnies soldées. Enfin, la division administrative (p.123) du royaume ayant été changée, Paris et sa banlieue devinrent un département administré par un conseil de 36 membres, un directoire exécutif de 5 membres et un procureur-syndic, tous élus.--Le décret qui supprima les anciens corps judiciaires mit fin à ce Parlement de Paris, à ce Châtelet, à ces Cours des Aides et des Comptes, qui avaient joué un si grand rôle dans notre histoire. Leur existence était liée à celle de la bourgeoisie; car huit cents magistrats, quatre mille procureurs, avocats, greffiers, huissiers, douze mille commis ou agents de tout genre y étaient intéressés; et néanmoins leur disparition ne fit pas la moindre sensation, et il suffit d'une compagnie de garde nationale pour clore les portes de ce Parlement si redoutable aux rois, et qui avait eu si longtemps Paris sous sa tutelle. A sa place furent créés un tribunal criminel et un tribunal d'appel pour le département, un tribunal civil dans chacun des quarante-huit districts: tous les membres de ces tribunaux étaient élus et amovibles.--Quant aux décrets relatifs au clergé et aux édifices religieux, ils amenèrent des changements matériels, tels que Paris n'en avait pas éprouvé depuis plusieurs siècles.

    Le clergé de Paris s'était montré, dès l'origine, partisan de la révolution, et les Parisiens avait paru mettre leurs institutions nouvelles sous la protection des vieux patrons de la cité. Ainsi, on avait vu des prêtres et des moines dans les rangs du peuple au 14 juillet; la plupart des curés avaient ouvert leurs églises aux assemblées électorales; la garde nationale avait fait bénir ses drapeaux dans l'église Notre-Dame, avec de grandes solennités; dans chaque district, les demoiselles étaient allées successivement en procession porter à Sainte-Geneviève des bouquets et des ex-voto ornés de rubans tricolores, le bataillon du district et la musique formant le cortége. Mais Paris n'était plus la ville catholique si fervente, si jalouse de sa foi, si fière de ses clochers et de ses moines; depuis un demi-siècle, les sarcasmes contre le luxe et les (p.124) désordres du haut clergé, contre les abus et l'oisiveté des couvents, étaient descendus des salons de la noblesse dans les cabarets de la multitude; aussi, les décrets de l'Assemblée relatifs au clergé excitèrent une vive émotion dans le peuple et la bourgeoisie, mais une émotion d'approbation, même de raillerie, et non de regrets. Paris avait alors 60 églises paroissiales, 20 chapitres ou églises collégiales, 80 autres églises ou chapelles, 3 abbayes d'hommes, 8 de filles, 53 couvents d'hommes, 146 de filles. D'après un premier décret, qui plaçait les biens du clergé, devenus biens de la nation, sous la sauvegarde des municipalités et des gardes nationales, Bailly et La Fayette firent mettre les scellé sur les titres des biens ecclésiastiques et inventorier les mobiliers, bibliothèques, objets d'art, qui s'y trouvaient. Un deuxième décret ayant supprimé les ordres et congrégations de l'un et de l'autre sexe, excepté ceux qui étaient chargés de l'éducation publique et du soulagement des malades, la municipalité fit ouvrir les portes de tous les couvents, inscrivit sur un contrôle les religieux ou religieuses qui en sortirent et auxquels des pensions étaient allouées, et indiqua pour chaque ordre une maison conservée où se retirèrent ceux qui ne voulaient pas rentrer dans le monde. Enfin, un troisième décret ayant ordonné la vente d'une partie des biens du clergé pour une valeur de 400 millions, et cette vente ne s'effectuant pas, la municipalité de Paris vint déclarer à l'Assemblée que, de toutes les maisons religieuses qui existaient dans la capitale, il y en avait vingt-sept précieuses par leur situation, leur étendue et leurs dépendances, dont la valeur était estimée à 200 millions et qu'on pouvait aliéner; elle proposa de les acquérir et d'en payer le prix en obligations qu'elle remplirait avec le produit des ventes partielles et successives. L'Assemblée accepta, et elle compléta cette mesure par la création d'un papier-monnaie ou d'assignats qui avaient pour hypothèque les biens du clergé. Alors la commune devint propriétaire des vingt-sept (p.125) maisons désignées, parmi lesquelles étaient le prieuré Saint-Martin-des-Champs, les couvents des Jacobins de la rue Saint-Jacques et de la rue Saint-Honoré, les Grands-Augustins, les Carmes des Billettes et de la place Maubert, les Capucins de la rue Saint-Honoré et du Marais, les Minimes de la place Royale, l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, les Feuillants de la rue Saint-Honoré, les Chartreux, les Théatins, etc. Quelques parties de ces édifices furent réservées pour servir de colléges ou d'hôpitaux; d'autres, surtout les chapelles dépouillées de leurs cloches et objets d'art, servirent de lieux d'assemblées aux districts; le reste, principalement les jardins et maisons, furent mis en vente.

    Cette révolution si importante pour la capitale, cette profanation, cette aliénation de propriétés autrefois si chères aux Parisiens, n'amena aucun tumulte et ne fit naître que des caricatures, des chansons, des plaisanteries sur les nonnettes et les frocards. D'ailleurs, la réforme des couvents de Paris était regardée depuis longtemps, même par les catholiques sincères, comme indispensable, la plupart étant ou trop riches, ou inutiles, ou dégénérés de leur institution. Il en était de même des églises, devenues trop nombreuses et si mal distribuées que le faubourg Saint-Germain n'avait que deux paroisses pendant qu'il y en avait vingt et une dans la Cité. Aussi, les décrets qui supprimèrent ou réformèrent la plupart de ces églises furent reçus sans regret, bien qu'ils dussent entraîner la destruction de monuments antiques et populaires. Voici comment s'effectua cet autre changement: La constitution civile du clergé ayant réduit le nombre des diocèses et des paroisses, ordonné que les évêques et curés seraient nommés par les électeurs, enfin aboli les chapitres et chapelles, l'archevêché de Paris redevint un évêché, le nombre des églises paroissiales se trouva réduit à quarante-huit, qui furent déclarées propriétés municipales, les églises collégiales et (p.126) chapelles furent supprimées. Plus de cent églises de tout genre tombèrent ainsi dans le domaine national; et celles qui ne pouvaient être utilisées pour un service public furent sur-le-champ mises en vente avec leur mobilier, argenterie, cloches, ornements81.

    Ce grand changement fut complété par un décret qui déclara biens nationaux les biens des fondations soit de religion, soit d'éducation, soit de bienfaisance, c'est-à-dire ceux des fabriques, des colléges, des hôpitaux, lesquels étaient entre les mains du clergé; l'administration en fut confiée aux communes. Enfin, l'Assemblée ayant imposé aux prêtres le serment à la Constitution, l'archevêque de Paris (M. de Juigné, qui avait émigré) et la plupart des curés le refusèrent, et le pape excommunia ceux qui prêteraient ce serment. Alors les prêtres insermentés ou réfractaires furent destitués et exclus de leurs églises, quelques-uns essayant inutilement de faire résistance, et l'on procéda (27 janvier 1791) à des élections qui se firent dans l'église Notre-Dame avec plus d'appareil militaire que de sentiment religieux. Un mauvais prêtre, Gobel, membre de l'Assemblée constituante, fut élu évêque de Paris, et la plupart des curés furent choisis par les électeurs, non comme les plus dignes et les plus vertueux, mais comme les plus patriotes et les moins cafards. L'installation de l'évêque (27 mars 1791), ainsi que celle des nouveaux curés, se fit presque sans cérémonie religieuse, au milieu de l'indifférence voltairienne de la garde nationale, au milieu de l'indignation des royalistes, qui essayèrent de faire du scandale. Les églises paroissiales, que les prêtres constitutionnels transformèrent en succursales des clubs, et où l'on parla moins de l'Évangile que de la Constitution, furent interdites aux prêtres réfractaires; mais par respect pour la liberté des cultes, huit anciennes chapelles de (p.127) couvents leur furent attribuées pour y officier: la principale était celle des Théatins. Ces prêtres, qui avaient trouvé des asiles dans les hôtels des nobles, firent de ces chapelles des tribunes contre la révolution: ils déclarèrent les prêtres constitutionnels hérétiques et les excommunièrent avec tous ceux qui recevraient les sacrements de leurs mains. Alors le peuple poursuivit les insermentés de huées et d'insultes; il dévasta l'église des Théatins, en ferma les portes et maltraita les femmes qui voulaient y entrer; il brûla dans le Palais-Royal un mannequin du pape avec les journaux royalistes. Enfin, le roi, ayant voulu aller à Saint-Cloud pour faire ses Pâques de la main d'un prêtre réfractaire, on crut que ce voyage cachait un projet de fuite: alors le peuple sonna le tocsin, battit la générale, s'empara du Carrousel et de la place Louis XV. La Fayette accourut avec la garde nationale; mais celle-ci partageait les sentiments de la multitude: elle fit fermer les grilles, arrêta les voitures, et, malgré les ordres et les supplications de son général, elle força Louis XVI à rentrer dans son palais.

    IV. Fêtes et solennités parisiennes.--Fuite du roi.--Affaire du Champ de Mars.

    Cependant, malgré le dégoût qu'ils avaient pris pour leurs églises et les cérémonies religieuses, les Parisiens n'avaient pas perdu leur amour de fêtes et de solennités, et ils saisissaient toutes les occasions de le satisfaire: mais il leur fallait maintenant, disaient-ils, «des fêtes raisonnables et des solennités patriotiques;» aussi, à l'époque du carnaval, d'un consentement unanime, ils supprimèrent les mascarades. «Le peuple, dit le journal de Prudhomme, a senti toute l'absurdité de cette monstrueuse coutume, et il faut espérer qu'elle ne se reproduira plus: ce sera encore un des bienfaits de la révolution82.» Par contre, le roi étant venu (p.128) subitement dans l'Assemblée (4 février 1790) pour s'unir à elle et lui témoigner son attachement au nouvel ordre de choses, celle-ci répondit à cette marque de confiance par un serment civique, c'est-à-dire de fidélité à la nation, à la Constitution et au roi. Dès le soir même, le maire et les représentants de la commune descendirent sur la place de Grève, qui était couverte d'une foule immense; Bailly prononça le serment, et la multitude le répéta avec enthousiasme. Pendant plusieurs jours, la ville fut en fête: chaque district, chaque corporation, chaque bataillon de garde nationale, même chaque collége, vint à son tour sur les places publiques prononcer le serment. «Nouveauté patriotique, dit un journal, digne des républiques anciennes!»

    Quelques mois après, Paris résolut de célébrer l'anniversaire du 14 juillet par une fédération nationale: l'Assemblée approuva le projet de cette fête, et tous les départements y furent convoqués. Le Champ-de-Mars avait été choisi pour cette solennité, et, comme il n'était alors qu'une plaine fangeuse, des travaux furent entrepris pour le niveler et l'assainir; mais les ouvriers étant insuffisants pour cette opération, toute la population se porta à leur aide comme à une fête civique: districts, milices, corporations, prêtres, nobles et grandes dames s'empressèrent à manier la pelle, à traîner la brouette, et en quelques jours le champ fut prêt.

    Le 14 juillet, les fédérés des 83 départements, les députés de l'armée, la garde nationale, l'Assemblée et la municipalité partirent de la Bastille, traversèrent Paris et trouvèrent le Champ-de-Mars occupé par deux cent mille spectateurs qui bravaient la pluie en chantant et en dansant. Une messe fut célébrée par l'évêque (p.129) d'Autun, assisté de trois cents prêtres, sur un autel dressé en plein air et qui prit le nom d'autel de la patrie; les bannières des 83 départements furent bénies et un Te Deum chanté. Alors La Fayette monta à l'autel, et, au nom de la garde nationale, prononça le serment civique; le roi et le président de l'Assemblée le répétèrent, et quarante pièces de canon, cent musiques militaires, les acclamations de trois cent mille hommes, «qui faisaient trembler le ciel et la terre,» y répondirent. Ce fut la plus belle fête de la révolution: le soir, on dansa sur les ruines de la Bastille, et, pendant un mois, les Parisiens fêtèrent dans des banquets, des bals, des spectacles, leurs frères des départements.

    Huit mois après cette grande journée, Paris eut une solennité d'un autre genre et y montra le même enthousiasme: Mirabeau mourut (3 avril 1791). Le peuple qui, pendant les trois jours de sa maladie, s'était porté en foule autour de sa demeure, fit fermer les magasins, les ateliers, les théâtres, et demanda que des honneurs extraordinaires fussent rendus au grand orateur de la révolution. L'Assemblée décréta que ses restes seraient portés à l'église Sainte-Geneviève, transformée en Panthéon pour la sépulture des grands hommes. Toutes les autorités, la garde nationale, les clubs, les corporations, le peuple entier assistèrent à ces funérailles, qui furent célébrées avec la pompe la plus majestueuse. Le cortége partit de la rue de la Chaussé-d'Antin, où demeurait Mirabeau, et s'arrêta à l'église Saint-Eustache: là, Cérutti prononça un discours funèbre qui fut suivi, selon l'usage de la garde nationale, d'une salve de dix mille coups de fusil tirée dans l'église même. De là, on se dirigea à travers les Halles et la rue Saint-Jacques vers la vieille église Sainte-Geneviève, où l'on déposa le corps entre ceux de Descartes et de Soufflot, en attendant que le Panthéon fût achevé. Paris porta le deuil de Mirabeau pendant huit jours.

    Trois mois après (11 juillet 1791), les mêmes honneurs furent (p.130) rendus aux cendres de Voltaire, mais avec une pompe encore plus théâtrale. Ce fut la première de ces cérémonies imitées de l'antiquité, d'où le culte catholique se trouvait banni, et qui furent si communes pendant la révolution: char, musique, costumes, emblèmes, tout semblait emprunté aux Grecs et aux Romains. Le cortége partit des ruines de la Bastille, suivit les boulevards, stationna devant l'Opéra (théâtre de la porte Saint-Martin), passa par la place Louis XV, devant les Tuileries, sur le Pont-Royal, s'arrêta sur le quai des Théatins, devant la maison où Voltaire était mort et où se trouvait la nièce du grand homme avec les filles de Calas. De là, il stationna encore devant le Théâtre-Français (Odéon), où les comédiens lui firent de nouveaux honneurs, et enfin il arriva au Panthéon. Les Parisiens assistèrent à cette fête symbolique, ou, comme disaient les royalistes, «à cette parodie païenne d'une béatification,» avec autant d'enthousiasme que de gravité. Dans les circonstances où l'on se trouvait, l'apothéose de Voltaire était un événement politique: en effet, à cette époque, Louis XVI avait essayé de s'enfuir, et, captif dans les Tuileries, il attendait de l'Assemblée nationale ou son rétablissement ou sa déchéance.

    Dans la nuit du 20 au 21 juin, le roi et sa famille, étant sortis secrètement des Tuileries, avaient gagné à pied le quai des Théatins, où les attendaient deux voitures bourgeoises, et de là la porte Saint-Martin, où ils montèrent dans leur voiture de voyage. Ils se dirigèrent sur Montmédy pour chercher un asile dans l'armée de Bouillé. A la première nouvelle de cette fuite, la municipalité fit tirer le canon d'alarme; la garde nationale se rassembla; les clubs et les sections se mirent en permanence; les bonnets de laine et les piques descendirent dans les rues; les noms de roi, de reine, de Louis, de Bourbon furent effacés sur toutes les enseignes et les (p.131) tableaux des boutiques, avec les couronnes et les armoiries royales. Mais, l'Assemblée ayant pris rapidement les mesures les plus énergiques pour concentrer entre ses mains tous les pouvoirs, la ville retrouva bientôt son calme: «les ouvriers s'occupèrent de leurs travaux, les affaires s'expédièrent avec la célérité ordinaire, les spectacles jouèrent comme de coutume, et Paris et la France apprirent par cette expérience, devenue si funeste à la royauté, que presque toujours le monarque est étranger au gouvernement qui existe sous son nom83

    Cependant, la famille royale avait été arrêtée à Varennes et revenait à Paris escortée par plus de cent mille hommes. Elle arriva vers le soir à la barrière Saint-Martin, suivit les boulevards extérieurs jusqu'à la barrière de Neuilly et entra par les Champs-Élysées pour gagner les Tuileries sans traverser les rues populeuses de la ville. La multitude s'était portée à sa rencontre, gardant un silence menaçant, et elle couvrait toute la route; les Champs-Élysées paraissaient hérissés de baïonnettes; la voiture allait au pas, enveloppée et protégée par un bataillon carré de trente hommes de profondeur. «Ce n'était pas une marche triomphale, dit un journal, c'était le convoi de la monarchie.» A la porte des Tuileries, la fureur du peuple éclata, et la garde nationale parvint avec peine à garantir de ses outrages la famille royale.

    L'Assemblée suspendit le roi de son pouvoir jusqu'à l'achèvement de la Constitution. Mais le parti républicain voulait la déchéance du monarque, et, pendant la discussion élevée à ce sujet, il tint tout Paris en rumeurs et en alarmes: la multitude enveloppait la salle du Manége, insultait les députés, menaçait d'attaquer les Tuileries; et quand le décret fut prononcé, les attroupements devinrent si alarmants que, le 16 juillet, l'Assemblée ordonna à la municipalité «de réprimer le désordre par tous les moyens que la loi mettait en son (p.132) pouvoir.» Le lendemain, la municipalité convoqua toute la garde nationale et lui fit occuper les principales places; mais les clubs ayant excité le peuple à signer une pétition pour la déchéance du roi, une grande foule se rendit au Champ-de-Mars: elle n'avait pas d'armes et se trouvait composée principalement d'oisifs, de curieux, de femmes, d'enfants. Cette foule signait la pétition sur l'autel de la patrie quand des patrouilles de garde nationale arrivèrent pour dissiper le rassemblement: elles furent accueillies par des injures, des pierres, et même un coup de pistolet tiré sur La Fayette. Alors la municipalité résolut de proclamer la loi martiale; elle se mit en marche avec le drapeau rouge déployé, huit canons, douze cents hommes, de la cavalerie, un appareil formidable. L'entrée dans le Champ-de-Mars se fit par trois détachements et trois côtés pour envelopper la multitude; mais, à la vue du drapeau rouge, des cris de fureur éclatèrent; des pierres furent lancées; la garde nationale, sans faire de sommations, tira en l'air; la foule se précipita vers l'autel de la patrie, et de là redoubla ses cris et ses pierres. Alors deux des trois détachements firent feu, et une centaine de malheureux tombèrent tués ou blessés; tout le reste s'enfuit et s'en alla porter la consternation dans la plupart des quartiers en essayant de les soulever: mais nul ne bougea. Le drapeau rouge resta déployé à l'Hôtel-de-Ville jusqu'au 7 août.

    Cette répression si précipitée d'une émeute peu redoutable, d'un rassemblement qui se serait dissipé de lui-même, eut les plus funestes suites. Le peuple en garda un profond ressentiment: il ne la pardonna jamais à la bourgeoisie; pour lui, La Fayette, Bailly et les exécuteurs du 17 juillet ne furent que des assassins; l'uniforme de la garde nationale lui devint odieux; il appela le terrain de la fédération «le champ du massacre.»

    Cependant la Constitution était terminée: elle fut proclamée en (p.133) grande pompe sur les principales places de Paris, promenée au Champ-de-Mars, déposée au bruit du canon sur l'autel de la patrie; mais l'enthousiasme populaire avait été éteint dans le sang du 17 juillet, et le roi, ainsi que l'Assemblée nationale, ne furent accueillis à cette fête qu'avec froideur et même des injures.

    Des élections nouvelles avaient été faites. D'après la Constitution, le droit électoral n'appartenait qu'aux citoyens actifs, c'est-à-dire payant une contribution de trois journées de travail, et ces citoyens actifs choisissaient des électeurs parmi ceux qui payaient une contribution de cent cinquante à deux cents journées: la multitude pauvre n'eut donc aucune part à ces élections, et ce fut pour elle un grand motif de réprobation contre la Constitution; aussi, les élections de Paris n'envoyèrent à la nouvelle Assemblée que des hommes de la bourgeoisie84. Bailly et La Fayette donnèrent leur démission: le premier fut remplacé par Pétion, l'un des chefs du (p.134) parti girondin, qui devint l'idole du peuple; le second ne fut pas remplacé; chacun des six chefs de division commanda la garde nationale à tour de rôle pendant un mois.

    V. Paris sous l'Assemblée législative.--Fête des soldats de Châteauvieux.--Journée du 20 juin.

    L'Assemblée législative commence sa session (1er octobre 1791). Les émigrés ayant sollicité les rois absolus d'étouffer la révolution par la force des armes, la guerre est déclarée (20 avril 1792), aux applaudissements de tous les patriotes, à la grande joie des Parisiens, dont l'ardeur révolutionnaire ne s'est pas ralentie.

    La multitude avait été écartée de la garde nationale, dont les rangs n'étaient ouverts qu'aux citoyens actifs: au premier bruit de guerre, elle s'arme de piques, et, malgré les ordres de la municipalité, elle s'organise en compagnies désordonnées, qui font la loi dans les rues; son bonnet de laine rouge, cette coiffure du pauvre si méprisée des chapeaux à cornes et des perruques poudrées, devient tout à coup un emblème patriotique, et dans les clubs, les théâtres, les promenades, les Jacobins le portent comme le bonnet de la liberté; enfin, ce nom hideux de sans-culottes que les habits de satin et les talons rouges avaient donné à la foule déguenillée des faubourgs, devient un titre révolutionnaire: les parias de l'ancien régime s'en font gloire et le jettent comme un cri de guerre et de vengeance à leurs ennemis. «De quels succès, dit le journal de Prudhomme, les contre-révolutionnaires peuvent-ils se flatter contre un peuple à qui tout sert, qui fait armes de tout pour défendre sa liberté? Avec l'air Ça ira! on le mènerait au bout du monde, à travers les armées combinées de l'Europe; paré d'un nœud de rubans aux trois couleurs, il oublie ses plus (p.135) chers intérêts pour ne s'occuper que de la chose publique, et quitte gaiement ses foyers pour aller aux frontières. La vue d'un bonnet rouge de laine le transporte, parce qu'on lui a dit que ce bonnet était en Grèce, à Rome le signe de ralliement de tous les ennemis du despotisme. Enfin, le peuple commence à se compter et à se dire: Vingt-quatre mille hommes bien vêtus auront dorénavant mauvaise grâce à parler de la loi martiale devant trois cent mille hommes sans uniformes, mais armés.»

    Ces dispositions du peuple apparurent dans la fête de la liberté, donnée à l'occasion des soldats de Châteauvieux. Deux ans auparavant, ce régiment suisse, s'étant mis en rébellion à Nancy, avait engagé une bataille terrible contre la garde nationale des départements voisins: quarante des chefs de la révolte furent condamnés aux galères, et ils venaient d'être amnistiés par l'Assemblée constituante. Ils arrivèrent à Paris, et les Jacobins, en haine de la garde nationale et de l'aristocratie bourgeoise, les promenèrent processionnellement de la Bastille au Champ-de-Mars par les boulevards, avec les symboles antiques et modernes que la révolution avait mis en usage, étendards aux inscriptions démagogiques, bustes de Voltaire et de Rousseau, tables de la déclaration des droits, images sculptées de la Bastille, fers des condamnés tressés de fleurs, enfin un char, portant une statue de la Liberté, traîné par vingt chevaux démocrates. Les autorités ne prirent aucune part à cette fête; la garde nationale se tint en réserve dans ses postes; l'ordre, néanmoins, ne fut pas troublé. «Le peuple se rangea, s'aligna, à la vue d'un épi de blé qui lui fut présenté en guise de baïonnette, depuis la Bastille jusqu'au Champ-de-Mars.» Aussi les journaux révolutionnaires s'écrièrent: «Ils ont appris à connaître le peuple de Paris, à le respecter, à l'admirer, les administrateurs ineptes du directoire, les officiers de l'état-major de la garde parisienne, cette cour envieuse et (p.136) scélérate avec tous les agents qu'elle tient à sa solde! Bon peuple de Paris, cette journée te vaudra l'honneur de servir de modèle au reste de la France et aux autres nations. Persévérance et courage!»

    Les constitutionnels répondirent à la fête donnée aux soldats de Châteauvieux par une pompe funéraire célébrée en l'honneur de Simonneau, maire d'Étampes, assassiné dans une émeute. Le peuple à son tour s'en tint éloigné. Cette lutte à coups de fêtes et de costumes présageait de sanglants événements.

    La guerre était commencée; mais dès les premières hostilités, nos armées avaient éprouvé un échec. Aussitôt les Parisiens crièrent à la trahison et demandèrent des mesures de rigueur contre les prêtres réfractaires et les émigrés. L'assemblée décréta ces mesures et ordonna la formation d'un camp de vingt mille hommes sous Paris. Le roi refusa de sanctionner ces décrets: alors les Jacobins résolurent de l'y contraindre par la force et soulevèrent le peuple.

    Le 20 juin, les bataillons des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se réunissent près de la Bastille et sont grossis des compagnies de piques et d'une foule immense, avec ou sans armes, mêlée de femmes et d'enfants. Certains de l'approbation secrète de Pétion et dédaignant les ordres de la municipalité, ils se mettent en marche par les boulevards et la rue Saint-Honoré, ayant à leur tête les tables de la déclaration des droits, escortées par des canons, et pénètrent dans la salle de l'Assemblée pour lui présenter une pétition contre le pouvoir exécutif «au nom de la nation, qui a les yeux fixés sur Paris.»

    Le cortége, composé de vingt-cinq à trente mille personnes, offrait le plus étrange comme le plus alarmant des spectacles: c'était à la fois une fête populaire et un commencement d'insurrection. On voyait pêle-mêle des femmes et des enfants ayant ou des armes, ou des (p.137) rameaux verts, ou des bouquets de fleurs; des hommes demi-nus, en sabots, avec des piques, des haches, des bâtons, des broches, des couteaux, portant des culottes déchirées pour bannières; des gardes nationaux avec ou sans uniformes, ayant au bout de leurs fusils des inscriptions menaçantes. Tous, en défilant devant l'Assemblée silencieuse et confuse, chantaient et criaient: Vive la nation! A bas le veto! Vivent les sans-culottes! A bas les prêtres! Les aristocrates à la lanterne!

    De la salle du Manége les insurgés suivirent la terrasse des Feuillants85 et continuèrent à défiler le long de la façade du château, devant lequel étaient rangés dix bataillons de garde nationale. Quatorze autres bataillons étaient dans le château, les cours et la place du Carrousel. La foule sortit du jardin par la porte du Pont-Royal. La garde nationale résista encore; mais les officiers municipaux firent ouvrir les portes, et le peuple envahissant le Carrousel, s'entassa à la porte de la cour royale. La garde nationale résista encore; mais les officiers municipaux ayant fait ouvrir cette porte, la foule se précipita dans la cour, entra dans le château et monta une pièce de canon dans les appartements.

    Le roi, voyant que les portes intérieures allaient être enfoncées, ordonna de les ouvrir et faillit être écrasé par la cohue. Protégé par quelques gardes nationaux, il monta sur une table, et, pendant deux heures, il résista aux demandes, aux insultes, aux cris de la foule qui augmentait sans cesse, mais dont une grande partie n'était qu'égarée, entraînée ou même amenée par la curiosité; enfin, Pétion arriva, harangua le peuple et l'engagea à se retirer. Les appartements furent ouverts, et la multitude y défila avec tumulte, mais sans excès, saluant même la reine qui s'était établie dans une salle avec ses enfants pour diviser la masse populaire et favoriser l'évacuation du château.

    Cette journée excita l'indignation du parti constitutionnel: (p.138) Pétion fut suspendu de ses fonctions; la bourgeoisie parisienne, dans une pétition qui portait huit mille signatures, demanda à l'Assemblée la punition des chefs de l'insurrection; La Fayette, qui commandait l'armée de la Meuse, accourut à Paris pour en finir avec les Jacobins par la force; mais il sollicita vainement la garde nationale de marcher sur le club: il ne put réunir cent hommes, et s'en alla désespéré. Plusieurs sections proposèrent de le mettre en accusation; toutes redemandèrent leur vertueux maire.

    La majorité de la population était pourtant satisfaite de la Constitution, favorable au roi, pleine de haine contre les démagogues; mais, comme elle se défiait en même temps de la cour, de ses projets de contre-révolution, de ses intelligences avec l'étranger, elle restait immobile, incertaine, divisée, et laissait agir le parti jacobin, qui voulait conjurer le danger extérieur par le renversement de Louis XVI.

    VI. Déclaration de la patrie en danger.--Révolution du 10 août.

    Cependant les Prussiens approchaient de nos frontières. Un camp de réserve avait été formé à Soissons pour recevoir les volontaires des départements; trois bataillons furent organisés à Paris, forts ensemble de seize cents hommes, et sortirent de la ville les 11, 20 et 22 juillet. Le 11 juillet, l'Assemblée déclara la patrie en danger, et, le 22, elle ordonna la levée de cent mille volontaires des gardes nationales. Le même jour, la municipalité proclama le décret du danger de la patrie sur toutes les places publiques, avec une pompe imposante et sévère. Toute la garde nationale était sur pied; le canon d'alarme tirait de moment en moment; les officiers municipaux allaient dans les principales rues, au bruit de l'artillerie et de la musique, lire le décret et déployer la bannière où était inscrit: Citoyens, la (p.139) patrie est en danger! Huit amphithéâtres avaient été dressés à la place Royale, au parvis Notre-Dame, à la place Dauphine, à l'Estrapade, à la place Maubert, devant le Théâtre Français (Odéon), devant le Théâtre-Italien (salle Favart) et au carré Saint-Martin. Sur chacun de ces amphithéâtres était une tente couverte de guirlandes, chargée de couronnes civiques et flanquée de deux piques avec le bonnet de la liberté; le drapeau de la section était planté sur le devant et flottait au-dessus d'une table posée sur deux caisses de tambour; trois officiers municipaux et six notaires recevaient à cette table les enrôlements; sur les côtés étaient des faisceaux de drapeaux, et sur le devant les volontaires formaient un cercle renfermant deux pièces de canon et la musique. Cette cérémonie excita un grand enthousiasme: des rangs de la garde nationale et de la multitude sortaient à chaque instant des jeunes gens pleins d'ardeur qui allaient se faire inscrire au registre patriotique; puis ils descendaient de l'estrade en criant: Vive la nation! au bruit de la musique, au milieu des acclamations des assistants et des embrassements des femmes, qui les couronnaient de fleurs.

    Le contingent de Paris, ou plutôt du département, était de dix-sept bataillons de cinq à six cents hommes, en y comprenant les trois qui étaient au camp de Soissons. Pendant la première semaine, il y eut mille à douze cents inscriptions par jour, et, en moins de trois semaines, trente-quatre bataillons, au lieu de dix-sept, étaient au complet; mais ils ne purent être organisés que quinze jours après et ne partirent qu'au commencement de septembre.

    La déclaration du danger de la patrie exalta les sentiments révolutionnaires des Parisiens et les remplit d'indignation contre le monarque qui avait appelé les étrangers à sa délivrance. Pendant quinze jours, la ville fut dans des alarmes et des agitations continuelles, et les journaux jacobins ne cessèrent de la pousser (p.140) à se débarrasser de la royauté par une insurrection. «Puisque Paris, disait Prudhomme, a donné le premier exemple aux villes de l'empire, puisque, par l'immensité de sa population et de ses ressources, cette grande cité a continué d'être le principal foyer de la révolution, peuple de Paris, lève-toi tout entier, point de demi-mesures!...» Les décrets de l'Assemblée tendirent à enlever à la cour tous ses moyens de défense, et, au contraire, à créer une armée à l'insurrection qui se préparait: ainsi, on ne laissa à Paris d'autres troupes de ligne qu'un régiment suisse; on forma pour la garde des prisons, des tribunaux et la police générale une gendarmerie spéciale composée presque entièrement d'anciens gardes-françaises; on décréta que les citoyens non inscrits dans la garde nationale ne devaient pas moins le service tant que la patrie serait en danger, et l'on ordonna de les armer de piques, à défaut de fusils. Cette garde fut alors composée de cent vingt mille hommes, mais il n'y en avait pas vingt-cinq mille habillés et équipés86.

    Une nouvelle révolution était imminente, et les Jacobins la préparèrent presque ouvertement. Danton, président du club des Cordeliers, en traça le plan; Pétion et le conseil général de la commune promirent leur coopération; le noyau de l'armée révolutionnaire devait être un corps de fédérés marseillais et bretons récemment arrivés à Paris; mais on était certain du concours de la multitude. L'insurrection fut précipitée par le manifeste du duc de Brunswick qui dévoilait si maladroitement les intelligences de la cour avec l'étranger, et le renversement du trône fut la réponse des (p.141) Parisiens à cette insolente agression.

    Le 5 août, la section des Quinze-Vingts, qui ordinairement donnait le mouvement aux autres, arrête que «si l'Assemblée législative n'a pas prononcé, le 9, la déchéance du roi, à minuit le tocsin sonnera, la générale battra et tout se lèvera à la fois.» Quarante-six sections adhèrent à cet arrêté, et l'une d'elles, la section Mauconseil, proclame d'elle-même la déchéance. Le 10, à minuit, les fédérés, au nombre de mille, sont en armes; les sections ont nommé des commissaires «pour se réunir à la commune, y remplacer de gré ou de force le conseil général et sauver la patrie;» trois corps d'insurgés, composés de gardes nationaux, d'hommes à piques, même de gens sans armes, commencent à se former au faubourg Saint-Antoine, au faubourg Saint-Marceau, aux Cordeliers; le tocsin et le tambour retentissent dans tous les quartiers, et l'insurrection se met en marche.

    Cependant, la cour avait fait ses dispositions pour la repousser: la garde nationale, convoquée à la défense des Tuileries, remplissait le jardin de ses bataillons; le commandant général, Mandat, avait mis un bataillon à la Grève, de l'artillerie au Pont-Neuf, de la gendarmerie au Louvre, pour prendre en queue et en flanc la colonne du faubourg Saint-Antoine et l'empêcher de se joindre aux deux autres. Mais les commissaires des sections s'emparent sans résistance de l'Hôtel-de-Ville, se constituent en commune insurrectionnelle et éloignent sur le champ le bataillon de la Grève et l'artillerie du Pont-Neuf; ils mandent à leur barre Mandat, qui est décrété d'accusation et assassiné sur les marches de l'hôtel; ils nomment commandant général Santerre, qui est à la tête de la colonne du faubourg Saint-Antoine. Alors les trois corps d'insurgés se réunissent sur les quais et se dirigent vers les Tuileries par les deux rives de la Seine et les rues voisines du Louvre, pendant que le désordre se met dans les rangs des défenseurs du château: les canonniers (p.142) placés dans les cours tournent leurs pièces ou les mettent hors de service; les bataillons postés dans le jardin, après une revue du roi, se dispersent ou vont se réunir aux insurgés; deux seulement, les bataillons des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas, déjà signalés par leur ardeur royaliste, restent à la défense des Tuileries avec douze cents Suisses et cinq cents gentilshommes.

    A huit heures du matin, l'avant garde de l'insurrection, composée d'hommes à piques et de fédérés, arrive en tumulte dans le Carrousel, enfonce les portes de la cour royale et pénètre sans résistance jusqu'au vestibule et au grand escalier; là étaient massés les Suisses, avec lesquels ils parlementent. Cependant le roi, à l'approche de la foule, avait quitté le château et s'était retiré dans l'Assemblée avec sa famille, escorté par la garde nationale, au milieu des cris du peuple qui avait déjà envahi la terrasse des Feuillants. Il y était à peine arrivé que le combat s'engage entre les Suisses et la multitude, qui, frappée à bout portant de l'escalier, des fenêtres, des corps de logis de la cour royale, s'enfuit en couvrant le sol de ses morts et en criant à la trahison. Les Suisses sortent en deux colonnes et balayent en un clin d'œil le Carrousel et les rues voisines; le château se croit victorieux; ses défenseurs se disposent à marcher sur l'Assemblée, et celle-ci était résolue à mourir à son poste, lorsque le corps d'armée des insurgés, recueillant les fuyards, débouche par le Louvre, les guichets, le Pont-Royal, avec des cris de vengeance et de fureur. Aussitôt il décharge ses canons sur les Suisses, les repousse de la place, se précipite dans les cours, malgré le feu qui part de toutes les croisées, et incendie les corps de logis de la cour royale; mais ce n'est qu'après trois heures de combat, et lorsqu'une colonne, s'emparant de la terrasse du bord de l'eau, eut attaqué le château par le jardin, qu'il envahit les Tuileries. Les Suisses se retirent en bon ordre par le jardin, la place Louis XV, (p.143) les Champs-Élysées, tombant un à un, défendant le terrain pied à pied contre des masses d'assaillants, et ils ne sont complétement dispersés que par les canons du faubourg Saint-Marceau qui les prennent en flanc du côté du pont Louis XVI. A midi, la multitude avait dévasté le château, et elle se précipita dans l'Assemblée, apportant des armes, des bijoux, des meubles, amenant des prisonniers, demandant la déchéance du roi et la punition «des traîtres qui avaient assassiné le peuple.» L'Assemblée décréta la suspension du pouvoir exécutif, la translation de la famille royale au Luxembourg et la convocation d'une Convention nationale.

    «Quel spectacle offrait Paris et surtout le lieu de la scène vers le soir de la journée du 10 août! Tous les travaux interrompus, le commerce suspendu, les ateliers déserts, toutes les rues hérissées d'armes, tous les regards, tous les pas dirigés sur le château des Tuileries, qu'indiquaient assez de longs torrents de fumée. Le Carrousel était comme une fournaise ardente; pour entrer au château, il fallait traverser deux corps de logis incendiés, et on ne pouvait le faire sans passer sur une poutre enflammée ou sans marcher sur un cadavre. La façade du palais était criblée de haut en bas par les canons nationaux; dans le vestibule, l'escalier, la chapelle, les appartements, rien de plus hideux, de plus horrible; les murailles teintes de sang, couvertes de lambeaux, de membres d'hommes, de tronçons d'armes, un pan du manteau royal distribué à qui voulait s'en souiller les mains, des débris de meubles et de bouteilles, et partout des cadavres. La porte du château donnant sur la terrasse était obstruée par des monceaux d'autres cadavres; toutes les allées du jardin en étaient jonchées de même: on trouvait des cadavres au pied des arbres, au bas des statues de marbre et recouverts par l'herbe et les fleurs du parterre. Au pont Tournant, comme pour donner la dernière touche à cette image effroyable, la caserne de bois des (p.144) Suisses brûlait, et sa flamme sinistre éclairait cinq ou six voitures qu'on chargeait de morts sur la place Louis XV 87

    Il y eut deux mille hommes tués dans cette bataille, dont douze à treize cents Parisiens: aussi la population se regarda-t-elle comme ayant été décimée par la trahison de la cour, et, dès ce moment, il y eut dans la multitude la pensée de venger ce qu'elle appelait le massacre du 10 août par l'extermination des royalistes.

    VII. Domination de la Commune de Paris.--Massacres de septembre.--Départ des bataillons de volontaires.

    Pendant les quarante jours qui suivirent le 10 août, Paris fut dans l'anarchie la plus complète: c'était la multitude ignorante, brutale, sanguinaire qui venait de remporter la victoire; ce fut elle qui domina dans la commune insurrectionnelle, composée presque entièrement de gens sans instruction et sans probité. Alors commença le règne de cette fameuse Commune, qui, usurpant tous les pouvoirs, domina pendant deux ans la représentation nationale, Paris et la France, qui déshonora la révolution par ses crimes, qui précipita violemment sa marche, qui ne tomba que lorsque s'arrêta la révolution elle-même! Pendant les premiers temps de sa puissance, elle siégeait nuit et jour et rendait en vingt-quatre heures deux cents arrêtés. Elle envoya Louis XVI et sa famille dans la tour du Temple et les fit garder avec la plus grande rigueur. Elle fit enterrer les victimes du 10 août «sans les momeries sacerdotales, inutiles à la mémoires d'hommes libres, qui ne reconnaissent d'autre dieu que la liberté et d'autre culte que celui de l'égalité.» Elle ordonna la destruction des statues des rois, des monuments et des emblèmes «qui rappelaient au (p.145) peuple les temps de l'esclavage sous lequel il avait gémi;» et alors furent renversées la statue de Louis XIII à la place Royale, celles de Louis XIV à la place Vendôme, de Louis XV à la place qui prit le nom de la Révolution, et même celle de Henri IV, jadis si populaire. Elle fit casser le directoire du département, accusé de royalisme, suspendre les six tribunaux de Paris, dissoudre les bataillons des Filles-Saint-Thomas et des Petits-Pères, bouleverser la garde nationale par le décret du 18 août, décret qui donna à cette garde le nom de sections armées, abolit les compagnies de grenadiers et de chasseurs, composées de gens riches, et fit entrer pêle-mêle dans les compagnies tous les citoyens avec ou sans uniformes, avec ou sans armes, ce qui mit Paris sous la domination des piques et des sans-culottes. Elle institua un comité de surveillance, qui eut la police de Paris, exerça réellement la dictature la plus tyrannique et domina la Convention elle-même. Elle força l'Assemblée à créer un tribunal révolutionnaire, dont les membres furent élus par les sections, qui jugeait sans appel et envoya à l'échafaud, dressé en face des Tuileries encore fumantes et ensanglantées, vingt-deux royalistes ou conspirateurs du 10 août. Enfin, quand le danger extérieur s'aggrava, quand les Prussiens eurent passé la frontière et pris Longwi, elle décréta qu'il serait formé un camp à Montmartre, que les cloches seraient converties en canons, les fers des grilles en piques, l'argenterie des églises en monnaie; que des visites domiciliaires seraient faites pour découvrir les armes, arrêter les suspects et enchaîner les conspirateurs. En effet, du 29 au 30 août, les barrières furent fermées, la Seine barrée, les voitures arrêtées, les rues désertes, et, à une heure du matin, les commissaires de la commune, assistés des sections armées, firent leurs visites. Tout citoyen trouvé hors de son domicile fut réputé suspect, et l'on jeta ainsi dans les prisons cinq à six mille individus; nobles, prêtres (p.146) réfractaires, gens de l'ancienne cour, officiers de la garde nationale, etc.

    Le comité de surveillance, où régnait Marat, voyant le nombre des prisonniers et croyant ou feignant de croire qu'un nouveau succès des Prussiens exciterait une insurrection royaliste, résolut de faire une Saint-Barthélémy dans les prisons. C'était la pensée féroce de la multitude, qui, voyant partout des traîtres, était dans une exaltation poussée jusqu'à la rage et ne demandait que la mort de ses ennemis. On ne parlait que des projets de vengeance des royalistes; on répandait le bruit qu'une armée entière de nobles et d'anciens gardes du roi était prête à égorger les patriotes; on ajoutait que le plan des rois du Nord était d'exterminer toute la population parisienne. «Qu'ils viennent, disait un des orateurs populaires à l'Assemblée, qu'ils viennent relever les murs de la Bastille, ces brigands du Nord, ces anthropophages couronnés. Si la victoire trahit notre cause, les torches sont prêtes... Ils ne trouveront que des cendres à recueillir et des ossements à dévorer!» Enfin, dans le comité de défense de l'Assemblée, on agita la question d'abandonner Paris; mais Danton: «La France est dans Paris, dit-il; si vous abandonnez la capitale à l'étranger, vous lui livrez la France... Il faut nous maintenir ici par tous les moyens et nous sauver par l'audace... Il faut... (et avec un geste effrayant) il faut faire peur aux royalistes!...»

    Paris, menacé de ruine par l'étranger, en proie à l'anarchie, dominé, égaré par quelques hommes sanguinaires, était alors fou de terreur et de haine et présentait dans toutes ses parties le spectacle le plus terrible: des troupes de volontaires partant pour l'armée, des bandes d'ouvriers allant travailler au camp de Montmartre; les femmes fabriquant dans les églises des habits et des tentes; des orateurs populaires semant l'alarme dans les rues; les places publiques occupées par des théâtres d'enrôlement; les barrières fermées; des (p.147) hommes armés, des canons, des patrouilles, des postes partout. Tout à coup, le 2 septembre (c'était un dimanche), le bruit se répand que Verdun est pris, que les Prussiens marchent sur Paris, que les royalistes s'agitent dans leurs hôtels et les prisons pour leur livrer la ville. La Commune fait placarder des affiches menaçantes; deux sections (Poissonnière et Luxembourg) décrètent de massacrer les prisonniers; on tire le canon d'alarme; on sonne le tocsin; on arbore le drapeau noir sur les tours Notre-Dame; toute la population semble frappée de terreur ou de vertige: «Courons aux prisons! ce cri terrible, raconte un témoin, retentit à l'instant d'une manière spontanée, unanime, universelle, dans les rues, dans les places publiques, dans tous les rassemblements, enfin dans l'Assemblée nationale même: qu'il ne reste pas un seul de nos ennemis vivants pour se réjouir de nos revers et frapper nos femmes et nos enfants88.» Alors des rassemblements se forment autour des prisons, principalement autour de celle de l'Abbaye, où l'on amenait vingt-quatre prêtres; deux ou trois cents hommes, la plupart, dit-on, ouvriers ou gens de boutique des rues voisines, excités par les satellites du comité de surveillance, se jettent sur ces vingt-quatre prêtres et les massacrent; puis, enivrés de leur crime, ils courent aux Carmes et à Saint-Firmin, et égorgent dans ces deux prisons deux cent quarante-quatre prêtres. Ils reviennent à l'Abbaye et tuent encore soixante-quatre Suisses ou gardes du roi; puis ils forment un tribunal présidé par un huissier du faubourg Saint-Antoine, Maillard, l'un des assaillants de la Bastille, le général des femmes du 5 octobre, et ils y font comparaître cent six prisonniers: quarante-cinq sont «mis en liberté par jugement du peuple;» les autres «condamnés à mort et exécutés sur-le-champ 89.» Un des membres de la commune, (p.148) Billaud-Varennes, encourage les meurtriers, leur fait distribuer des vivres, promet à chacun 24 liv. «pour son travail.»

    Les assassins, les jours suivants, au nombre de quatre cents au plus, se partagent par petites bandes et se portent à toutes les prisons, où ils tuent non-seulement les prisonniers politiques, mais les détenus ordinaires qui s'y trouvaient: à la Force, on forma un tribunal comme à l'Abbaye, et, sur 375 prisonniers, 167 périrent; au Châtelet, on tua 189 voleurs ou faussaires; aux Bernardins, 60 forçats; à la Salpêtrière, 30 filles publiques; à Bicêtre, des fous, des employés, des enfants. «C'était un épurement, disaient les meurtriers, c'était le peuple-Hercule nettoyant les écuries d'Augias.» Le massacre était devenu un spectacle, une jouissance; une foule sanguinaire faisait cercle autour des victimes, applaudissait aux assassins, et, à la Force, les profanations les plus sauvages furent commises sur le cadavre de la princesse de Lamballe. Il y eut, dit-on, près de mille victimes qu'on jeta dans des charrettes et qu'on porta tout à découvert au cimetière de Clamart. Paris resta immobile pendant ce long crime, et trois à quatre cents assassins, la plupart ivres, parcoururent ses rues pendant quatre jours sans qu'une main se levât contre eux! Santerre, complice du comité de surveillance, refusa de convoquer la garde nationale; le maire Pétion courut à la Force et vit son pouvoir méconnu; le ministre Roland fut menacé du sort des royalistes; enfin, l'Assemblée, terrifiée après une vaine tentative, se tint dans un lâche silence!

    Le comité de surveillance avoua hautement qu'il avait ordonné le massacre; sa puissance ou la terreur qu'il inspirait s'en trouva augmentée, et alors il se livra à tous les excès. Ses membres dévastèrent les propriétés nationales, dilapidèrent les fonds publics, contribuèrent au pillage du garde-meuble; ils s'emparèrent des richesses des églises, du mobilier des émigrés, des dépouilles des (p.149) victimes de septembre; ils désorganisèrent la police ordinaire, laissèrent la force publique sans action: alors les voleurs eurent libre carrière, et l'on en vit dans les promenades arrachant les bijoux des femmes, pour en faire, disaient-ils, un don à la patrie. Paris parut retombé dans l'état sauvage, et, comme au moyen-âge, les habitants de quelques sections se confédérèrent pour se garantir mutuellement leurs biens et leur vie. «Commune active, mais despote, disait Roland à l'Assemblée, peuple excellent, mais dont une partie saine est intimidée ou contrainte, tandis que l'autre est travaillée par les flatteurs et enflammée par la calomnie; confusion de pouvoirs, mépris des autorités, force publique faible ou nulle par un mauvais commandement, voilà Paris!» «Et les Parisiens osent se dire libres! s'écriait l'intrépide, l'éloquent Vergniaud; ils ne sont plus esclaves, il est vrai, des tyrans couronnés, mais ils le sont des hommes les plus vils, des plus détestables scélérats!»

    C'est au milieu de cette anarchie que se fit le départ des bataillons de volontaires parisiens, au nombre de trente et un, forts chacun de cinq à six cents hommes, et formant, avec les trois bataillons partis en juillet, un effectif de dix-huit mille combattants. Leur organisation avait été retardée, avant le 10 août, par la tiédeur ou l'incurie du pouvoir exécutif, après le 10 août, par le désordre général de l'administration; mais, à la nouvelle de la prise de Longwi, leur départ fut précipité; il commença le 1er septembre et continua les jours suivants, au milieu du massacre des prisons et sans qu'aucun d'eux détournât ses regards sur les victimes royalistes90. L'exaltation révolutionnaire étouffait-elle donc tout sentiment (p.150) de pitié dans ces bataillons qui n'étaient pas uniquement composés de tailleurs et de savetiers, ainsi que le disaient les émigrés, mais de la jeunesse bourgeoise la plus éclairée 91? Ils partirent pour la croisade révolutionnaire pleins d'un sombre enthousiasme, d'une allégresse fiévreuse, aux chants de la Marseillaise et du Ça ira, accompagnés par la musique des sections, au milieu de la foule qui criait: Vive la nation! à travers les embrassements, les larmes, les transports des femmes, qui leur donnaient de l'argent, des armes, des vêtements. La plupart conservèrent les noms des sections où ils avaient été levés, et l'on vit figurer glorieusement dans les bulletins de nos victoires les noms parisiens de Mauconseil, des Lombards, des Gravilliers, etc. Ces bataillons si jeunes, qui savaient à peine se servir de leurs armes, à Jemmapes, tinrent ferme sous le triple feu des redoutes autrichiennes, reçurent le choc des dragons impériaux et enlevèrent d'un bond les hauteurs gardées par les grenadiers hongrois. Ce furent eux qui quittèrent les derniers le champ de bataille de Neerwinden, qui décidèrent le gain de la bataille de Hondschoote, qui formèrent la terrible garnison de Mayence; ils figurèrent dans toutes les batailles de la Vendée. C'étaient dans (p.151) ces bataillons que se trouvaient ces enragés dont parle Dumouriez, qui dansaient la Carmagnole sous le feu des canons ennemis. Leurs commandants, jeunes, braves, intelligents, arrivèrent rapidement aux plus hauts grades; quelques-uns même ont pris place parmi les illustrations militaires de la France. Enfin, de leur rangs sont sortis le maréchal Maison, grenadier au 3e bataillon; le général Dutaillis, capitaine au bataillon des Filles-Saint-Thomas; le général Friant, l'une des célébrités de l'Empire; les généraux Leval, Thiébault, Gratien, etc.

    Voici les noms de ces bataillons, la gloire de Paris, avec ceux de leurs commandants, la date de leur départ, les lieux où ils se distinguèrent:

    DÉPART DES BATAILLONS DE VOLONTAIRES.

    Noms Date de départ. Commandants. Batailles ou sièges

    1er bataillon de Paris 22 juillet 92 J. B. Perrin Bataille de Jemmapes

    2e id. 20 juil. Haquin, gén. de division en l'an III Malbrancq, général de brigade en l'an II, mort en 1823 Gratien, commandant en 2e, général de division en 1804, mort en 1814. Combat de Linselles. Prise de Menin. Bat. de l'Ourthe.

    3e id. 14 juil. Prudhon, général de brigade en l'an II. Bat. de Jemmapes.

    4e ou 1er des Sent. armées. 3 sept. Altemez. Bat. de Hondschoote.

    5e. 5 sept. Grandjean. Bat. de Neerwinden.

    6e. 7 sept. Duclos. Doucret, commandant en 2e, général de division en l'an IV, mort en 1817. Bat. de Neerwinden.

    6e bis ou de Bonconseil. 12 sept. Sabot, mort dans les prisons de l'Autriche. Garn. de Condé.

    7e ou du Théâtre-Français. 8 sept. Joannis. Garn. du Quesnoy.

    7e bis. 2 sept. Dejardin. Hardy, comm. en 2e gén. de division en l'an III, mort à Saint-Domingue. Garn. de Condé.

    8e ou de Sainte-Marguerite. 31 sept. Dockers, tué à Rousselaër, an II. Bat. de Hondschoote.

    9e ou de Saint-Laurent. 16 sept. Vieilleville Bat. de Jemmapes.

    9e bis ou de l'arsenal. 11 sept. Friant, général de division en l'an VII, mort en 1829.

    10e ou des Amis de la patrie. 4 sept. Maillet, tué en l'an II. Clément, mort à Bonn en l'an III. Bat. de Neerwinden.

    11e ou 11e de la République. 1er sept. Boussard, général de brigade en l'an II. Garn. de Mayence.

    12e ou 12e de la République. 1er sept Gosson. Vendée. Embarqué pour l'Ile-de-Fr. l'an IV

    1er bat. de la Montagne ou de la Butte-des-Moulins. 5 sept. Lebrun. Bat. de Jemmapes.

    14e de la République ou des Piques. Joly. Garn. de Mayence.

    Bataillon de Molière. 24 sept. Lefebvre, général de brigade en l'an IV. Bat. de Neerwinden.

    1er bataillon Républicain. 24 sept. Pichot. Bat. de Menin.

    1er bataillon des Gravillier. 4 sept. Bernier. Garn. de Valenciennes.

    1er b. des Lombards. 5 sept. Lavalette, général de brigade en l'an II. Vallelaus, comm. en 2e, gén. de brigade en l'an III, mort en Espagne en 1811. Lorge, capitaine général de division en l'an VII, mort en 1826. Prise de Courtray.

    B. du Pont-Neuf. 2 sept. Fleury.

    B. de la Commune et des Arcis. 13 sept. Dumoulin, général de brigade. Bat. de Fleurus.

    D. de Popincourt. 5 sept. Touronde. Attaque de Pellingen.

    B. de Franciade ou Saint-Denis. 7 sept. Marais. Att. du moulin de Bossut.

    1er des Amis de la République. 27 sept. Roche. Garn. de Mayence.

    1er de la République. 15 sept. Le Pareur. Guerre de la Vendée.

    2e de la République. 15 oct. Bossou, tué à Quiberon. Garn. de Mayence.

    3e de la République. 17 oct. Richard, général de brigade en 1793. Guerre de la Vendée.

    1er de la Réunion. Richard François. Aux Antilles.

    1er de Grenadiers. 8 sept. Leval, général de division en l'an VII, mort en 1834. Bat. de Jemmapes.

    Chasseurs répub. des Quatre-Nations. 4 sept. Aldebert. Garn. de Mayence.

    Chasseurs du Louvre. Bache. Passage de la Sambre.

    Chasseurs francs de l'Égalité. Lauvray.

    VIII. Paris sous la Convention.--Procès et mort de Louis XVI.--Paris le 21 janvier.

    Pendant que les volontaires parisiens couraient à l'ennemi, les élections à la Convention se faisaient sous l'influence des journées de septembre, et cette assemblée ouvrait sa longue et terrible session. La Constitution de 91 n'existait plus; il n'y avait plus de différence entre les citoyens actifs et les autres citoyens; tout le monde fut donc appelé à voter, et, bien que l'élection se fît à deux degrés, Paris envoya à la Convention les démocrates les plus ardents, les chefs du parti de la Montagne, les hommes du 10 août et du 2 septembre92. La plupart des élections dans les provinces furent faites, au contraire, dans le sens girondin, c'est-à-dire favorable à la domination des classes moyennes, dans un sentiment d'hostilité contre la capitale, dans la volonté d'arrêter le despotisme sanglant de la Commune. «Il faut, disaient les Girondins, que Paris soit réduit à son quatre-vingt-troisième d'influence, comme chacun des autres départements.» Et ils reprochèrent aux Parisiens les massacres de septembre, dont ils exagéraient les horreurs; ils demandèrent que la Convention se fît garder par les citoyens des provinces, et, sous le prétexte de secouer le joug de la ci-devant capitale de la ville de Pandore (c'étaient les noms qu'ils donnaient à Paris), ils témoignèrent des projets de décentralisation qui auraient perdu la France.

    Ces attaques n'eurent qu'un faible retentissement dans la (p.155) population parisienne. La ville avait repris un peu de calme, au moins à l'extérieur. La Commune du 10 août fut remplacée par une commune régulièrement élue (23 novembre 1792), et, bien que composée des mêmes éléments et presque des mêmes hommes, elle s'occupa avec activité de la police, de la sécurité publique, surtout des subsistances, car il y avait encore à cette époque une grande disette. Pétion fut remplacé à la mairie par Chambon, homme faible et nul, qui eut pour substituts deux hommes infâmes, Hébert et Chaumette, le premier, rédacteur du journal le Père Duchêne, qui dépravait le peuple par ses calomnies et ses prédications sanguinaires.

    Soit lassitude des agitations politiques, soit affaissement provenant de ses souffrances, Paris ne sortit pas complétement de son repos, même pendant le procès de Louis XVI. A part les Jacobins, qui envahissaient les tribunes de la Convention et effrayaient les députés de leurs cris et de leurs menaces, à part quelques bandes tumultueuses qui entourèrent la salle du Manége quand le captif du Temple comparut devant ses juges, la population sembla indifférente à ce terrible débat. Cependant, le sentiment monarchique n'était pas complétement éteint dans Paris: la foule s'amassait tristement autour de la prison du Temple, et elle devint telle, qu'en attendant la construction d'une muraille, on entoura la tour d'un ruban tricolore, qui fut respecté. Dans les places publiques, aux Halles, dans les guinguettes, on s'entretenait de la famille royale, on plaignait son malheur, on lisait les nombreuses brochures écrites en sa faveur, et une complainte royaliste fut tellement répandue, devint si populaire, «qu'elle fit oublier, dit Prudhomme, la Marseillaise... J'ai vu, ajoute-t-il, le buveur qui l'écoutait laisser tomber des larmes dans son verre.» Mais la pitié du peuple n'alla pas plus loin; et, dans le terrible jour où la Convention prononça la sentence de mort contre (p.156) Louis XVI93, sur la place du Carrousel, «sur le lieu, dit le même journaliste, où Capet commit son dernier crime, des fédérés des départements unis à leurs frères de Paris, sous l'œil des magistrats, chantaient l'hymne de la liberté et l'air Ça ira, dansaient de gaies farandoles et ne formaient qu'une seule chaîne de plusieurs milliers de citoyens des deux sexes, se tenant par la main. Les officiers municipaux présidaient la fête, et l'on prononça le serment d'exterminer tous les tyrans et toutes les tyrannies 94.» Enfin, quand la Commune convoqua toute la population armée pour mener Louis XVI au supplice, quand elle fit placer des canons sur les places et les quais, quand elle ordonna la fermeture des boutiques et des fenêtres dans les lieux que devait traverser le funèbre cortége, nul des cent mille hommes des sections armées ne manqua à l'appel, et, sur le passage de la voiture par la rue du Temple, les boulevards et la place Louis XV, de cette foret de baïonnettes et de piques, il ne sortit pas un cri de grâce, un mot d'indignation, un murmure! Ce n'est pas tout; et le tableau que présentait la capitale en ce triste jour serait incomplet, si, malgré l'horreur qu'elles nous inspirent, nous n'ajoutions pas ces lignes, tirées des Révolutions de Paris:

    «Après l'exécution, quantité de volontaires s'empressèrent de tremper dans le sang du despote le fer de leurs piques, la baïonnette de leurs fusils ou la lame de leurs sabres. Beaucoup d'officiers du bataillon de Marseille et autres imbibèrent de ce sang impur des enveloppes de lettres qu'ils portèrent à la pointe de leurs épées, en tête de leur compagnie, en disant: Voici du sang d'un tyran! Un citoyen monta sur la guillotine même, et, plongeant tout entier son bras nu dans le (p.157) sang de Capet, qui s'était amassé en abondance, il en prit des caillots plein la main et en aspergea par trois fois la foule des assistants qui se pressaient au pied de l'échafaud pour en recevoir chacun une goutte sur le front. Frères, disait le citoyen en faisant son aspersion, frères, on nous a menacés que le sang de Louis Capet retomberait sur nos têtes: eh bien! qu'il y retombe. Républicains, le sang d'un roi porte bonheur!»

    Après ces scènes d'horreur, «dignes, selon lui, des pinceaux de Tacite,» Prudhomme ajoute: «On ne manquera pas de calomnier le peuple à ce sujet, mais la réponse la plus péremptoire aux imputations odieuses dont on va s'efforcer de noircir Paris à cette occasion, c'est le calme qui régna la veille, le jour et le lendemain du supplice de Louis Capet, c'est la docilité des habitants à la voix du magistrat. Les travaux ont été un moment suspendus, mais repris presque aussitôt. Comme de coutume, la laitière est venue vendre son lait, les maraîcheux ont apporté leurs légumes et s'en sont retournés avec leur gaieté ordinaire, chantant les couplets d'un roi guillotiné. Les riches magasins, les boutiques, les ateliers n'ont été qu'entr'ouverts toute la journée, comme jadis les jours de petite fête. Il n'y eut point de relâche aux spectacles: ils jouèrent tous. On dansa sur l'extrémité du pont ci-devant Louis XVI. Le soir, dans les rues, aux cafés, les citoyens se donnaient la main et se promettaient, en la serrant, de vivre plus unis que jamais95

    Trois jours après, un représentant, Lepelletier de Saint-Fargeau, ayant été assassiné dans un café du Palais-Égalité pour avoir voté la mort du roi, des funérailles lui furent faites avec une pompe extraordinaire, un appareil saisissant, qui témoignent, après les scènes que nous venons de retracer, les étranges émotions de cette terrible époque.

    Le corps de Lepelletier fut déposé sur le piédestal de la statue (p.158) renversée de Louis XIV, à la place Vendôme. «Les habits percés et tout sanglants de la victime, le sabre teint encore de son sang, ce corps étendu et laissant voir la blessure mortelle qu'il avait reçue, la tête penchée de l'infortuné martyr, pâle, mais non défiguré, les dernières paroles de l'illustre mort transcrites sur le piédestal, son frère, morne et chancelant, derrière; autour une foule de canonniers se disputant l'honneur de partager le glorieux fardeau; devant, un chœur de musique faisant entendre de loin en loin des accents plaintifs; la statue de la Loi étendant son bras comme pour atteindre l'assassin de Lepelletier; joignez à cela un ciel nébuleux, des torches funéraires, des cyprès, un silence religieux et surtout les souvenirs de la journée du 21, tout concourait à laisser dans l'âme une impression profonde 96.» Le cortége, composé de la Convention, des ministres, de la Commune, des tribunaux, de la garde nationale, de tout Paris, après avoir stationné devant les clubs des Jacobins et des Cordeliers, porta Lepelletier au Panthéon.

    IX. Deuxième et troisième levées de volontaires.--État de Paris.

    «La tête de Louis XVI était, au dire des Jacobins, le gant jeté à la vieille Europe;» la vieille Europe presque entière déclara la guerre à la France; la Convention ordonna une levée de 300,000 hommes de la garde nationale. Vingt-quatre heures après que le décret eut été rendu (25 février 1793), les sections de Paris firent défiler dans l'Assemblée leurs contingents partiels, composant un effectif de 7,650 hommes. Le contingent général du département était de 16,150 hommes; mais il fut réduit au chiffre que nous venons de dire, à cause des (p.159) trente-quatre bataillons que Paris avait déjà donnés à l'armée, et aussi pour ne pas dégarnir de tous ses défenseurs le foyer de la révolution. Cette deuxième levée de la population parisienne ne fut pas formée en nouveaux bataillons, mais elle s'en alla renforcer les bataillons de l'armée du Nord, qui avaient fait de grandes pertes dans la campagne précédente.

    Cependant, la lutte continuait entre la Gironde et la Montagne, celle-ci, étant appuyée par la commune de Paris, qui prenait l'initiative de toutes les mesures révolutionnaires. Ainsi, nos armées ayant éprouvé des revers en Belgique, la Commune appela aux armes les hommes du 10 août, fit fermer les théâtres, arborer le drapeau noir; elle vint demander à la Convention l'établissement d'un impôt sur les riches et d'un tribunal révolutionnaire (9 mars). La Gironde s'y opposa; alors les clubs résolurent de se débarrasser d'elle par la violence, et une bande de Jacobins marcha sur l'Assemblée pour la décimer; Santerre et Pache (celui-ci avait succédé à Chambon dans la mairie) la dispersèrent, mais les décrets demandés furent votés.

    Quelques jours après, la Commune demanda, et, malgré l'opposition des Girondins, la Montagne fit décréter: l'inscription sur les portes de chaque maison des noms de ses habitants, la création de comités révolutionnaires dans les sections, la formation d'une garde populaire salariée aux dépens des riches, la création du comité de salut public, etc.

    En même temps, la Commune tenait le peuple en haleine, soit par la fête de l'Hospitalité, donnée aux Liégeois réfugiés, et par les funérailles de Lajowski, l'un des chefs du 10 août, soit en lui faisant signer des pétitions pour demander l'expulsion de vingt-deux girondins, soit en l'excitant à porter en triomphe Marat, qui, accusé par les Girondins, venait d'être acquitté par le tribunal révolutionnaire, soit, enfin, en lui laissant satisfaire sa haine contre les riches, les marchands, les accapareurs. Ainsi, la (p.160) guerre ayant été déclarée à l'Angleterre et à la Hollande, il se fit une hausse subite sur le sucre, le café, le savon et d'autres marchandises; la multitude, qui souffrait déjà de la disette, cria à l'accaparement, et, Marat s'étant avisé d'écrire: «Le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations,» une foule de femmes, avec ou sans armes, envahit les boutiques et magasins d'épicerie surtout dans la rue des Lombards, les pilla ou contraignit les marchands à vendre à bas prix, sans éprouver aucun empêchement de la part des autorités ou de la force armée.

    A cette époque, l'insurrection de la Vendée éclata, et la plupart des grandes villes du centre de la France décrétèrent l'envoi de volontaires pour la réprimer; la commune de Paris suivit cet exemple: elle ordonna la levée de douze mille hommes pris parmi les oisifs et les égoïstes, les clercs de procureurs et les commis de banquiers, un emprunt forcé de 12 millions sur les riches et la mise en réquisition de tous les chevaux de luxe. Paris, ainsi que nous l'avons vu, avait fourni aux armées presque toute sa population jeune et dévouée; la levée des douze mille hommes éprouva donc les plus grands obstacles. D'abord, les oisifs et les égoïstes excitèrent de tels troubles dans les sections que la levée fut réduite, par un nouveau décret, à six mille hommes; ensuite, les riches refusant de s'enrôler, les sections furent obligées d'engager des volontaires à raison de quatre à cinq cents livres par homme; enfin, on ne parvint à faire partir que la lie de la population, des mendiants, des vagabonds, des hommes de sang et de pillage, qui ne se distinguèrent dans la Vendée que par leurs cruautés et leurs déprédations. Cette troisième levée de la population parisienne forma douze bataillons de cinq cents hommes chacun, commandés par Santerre, et qui furent incorporés dans l'armée des côtes de la Rochelle.

    Noms des Bataillons Date du départ. Noms des Commandants.
    1er. 13 mai 1793. Royer.

    2e ou du Panthéon. 14 mai. Pradier.

    3e. 10 mai. Bonnetête, prisonnier au combat de Saumur. Richard, tué aux Sables-d'Olonne.

    4e ou 2e des Gravilliers. 14 mai. Commain, général de division en septembre 1794, mort l'année suivante de ses blessures.

    5e ou de l'Unité. 16 mai. Moreau se signale aux combats de Doué et de Vihiers.

    6e ou du Luxembourg. 16 mai. Tanche.

    7e. 28 mai. Loutil.

    7e bis ou des Cinq-Sections réunies. 14 juin. Cartry.

    8e ou 2e des Lombards. 1er juin. Deslondes se signale à la bataille de Chollet.

    8e bis ou du Faubourg-Antoine. 14 mai. Foin. A ce bataillon appartenait l'orfèvre Rossignol, qui devint général en chef de l'armée de la Vendée.

    9e ou de la Réunion. 21 mai. Richard.

    10e ou du Muséum. mai. Menand, général de brigade en l'an IV.

    Au reste, malgré la gravité de la situation, malgré les événements dont il était chaque jour le théâtre, malgré la domination de la multitude brutale et farouche, Paris était moins triste, moins agité, moins malheureux que nous ne le supposons: «Malgré quatre années de révolutions, dit Prud'homme, et deux ans de guerre, Paris est un peu moins peuplé peut-être, mais il jouit du calme et va rire à la (p.162) représentation de Marat (sur le théâtre de l'Estrapade). Dans d'autres temps et en pareilles circonstances, Paris nagerait dans le sang et ne serait bientôt plus. On bâtit dans toutes les rues. L'officier municipal suffit à peine à la quantité des mariages. Les femmes n'ont jamais mis plus de goût et plus de fraîcheur dans leur parure. Toutes les salles de théâtres sont pleines...»

    X. Journées des 31 mai et 2 juin.

    Cependant l'ennemi avait envahi nos frontières, et l'insurrection vendéenne prenait des proportions menaçantes. La Commune, accusant les Girondins de complicité avec les étrangers et les royalistes, reprit ses complots et ses projets d'extermination. Le 16 mai, dans une réunion des sections, celle du Temple proposa «d'enlever trente-deux représentants, de les conduire aux Carmes et de les faire disparaître du globe.» La Gironde avait conçu pour la population parisienne, si docile à tous les meneurs, si crédule, si passionnée, si changeante, un profond mépris; elle ne le cachait pas: «Jamais la Constitution, disait-elle, ne pourra être faite dans une ville souillée de crimes» Elle dénonça les complots de la Commune à la Convention et obtint d'elle la création d'une commission de douze membres, qui devait examiner les actes de la municipalité et rechercher les auteurs des conspirations tramées contre la représentation nationale. La Convention se mit sous la sauvegarde des bons citoyens, ordonna à tous les Parisiens de se rendre dans les sections armées et prescrivit aux Douze de lui présenter les grandes mesures qui devaient assurer la liberté publique.

    Alors la Commune résolut d'en finir avec la Gironde par une (p.163) insurrection, et des commissaires, nommés par les sections, se formèrent en comité central révolutionnaire. Les Douze lancent des mandats d'arrêt contre ces commissaires et contre Hébert. Aussitôt, les sections et les clubs se mettent en permanence; la Commune vient demander justice de la commission des Douze. Le président était Isnard, l'un des plus fougueux Girondins: «Écoutez ce que je vais vous dire, dit-il à la députation; si jamais par une de ces insurrections qui se renouvellent depuis le 10 mars, il arrivait qu'on portât atteinte à la représentation nationale, je vous le déclare, au nom de la France entière, Paris serait anéanti; oui, la France entière tirerait vengeance de cet attentat, et bientôt on chercherait sur quelle rive de la Seine Paris a existé.»

    Cette menace barbare, ce cri de guerre des départements contre la capitale, furent répétés dans les clubs, les faubourgs, les cabarets, et mirent en fureur le peuple parisien, qui croyait sincèrement qu'il avait sauvé la France, qui voulait que les provinces lui en fussent reconnaissantes. Alors la destruction du parti girondin fut résolue. Le 30 mai, une assemblée, formée de commissaires de la Commune, des sections, des clubs, se tient à l'Évêché et arrête le plan de l'insurrection. Le lendemain, le tocsin sonne, la générale est battue, les barrières sont fermées; les commissaires des sections se rendent à l'Hôtel-de-Ville et déclarent la Commune révolutionnaire, c'est-à-dire chargée de la dictature. Celle-ci nomme pour commandant général des sections Henriot, chef du bataillon des Sans-Culottes; elle donne une solde de 40 sous à tout citoyen pauvre qui prendra les armes; elle prescrit le désarmement de tous les citoyens suspects; elle entraîne autour des Tuileries les sections armées, même les sections de la Butte-des-Moulins, du Mail, des Champs-Élysées, qui étaient dévouées aux Girondins; puis elle se présente à la Convention et lui demande la suppression des Douze et l'arrestation des (p.164) députés qui «ont voulu perdre Paris dans l'opinion publique et détruire ce dépôt sacré des arts et des connaissances humaines.» L'Assemblée décrète seulement la suppression des Douze; comme réparation à la ville de Paris, «si indignement calomniée», elle déclare qu'elle a bien mérité de la patrie, et, pour la réconcilier avec les provinces, elle décrète une fédération générale pour l'anniversaire du 10 août.

    La Commune, heureuse de cette victoire, ordonne une illumination générale, et les sections, mêlées et confondues, font une promenade civique aux flambeaux. Mais pour la Montagne la victoire n'était pas complète: aussi, dès le soir du 1er juin, le tocsin sonne de nouveau, et le comité insurrectionnel décide que la Convention sera assiégée jusqu'à ce qu'elle ait livré les Vingt-Deux et les Douze. La nuit se passe à convoquer les sections armées, et, le lendemain, les Tuileries sont enveloppées par cent mille hommes avec cent soixante canons et tout l'appareil de la guerre. Jamais Paris n'avait donné un pareil exemple de docilité aveugle et ignorante à ses autorités, ou, pour mieux dire, à une poignée d'individus qui venaient de s'emparer du pouvoir municipal: de toute cette armée qu'on tint sur pied pendant trois jours, il n'y avait pas six mille hommes qui connussent, qui comprissent le but de l'insurrection; tout le reste croyait défendre l'Assemblée et assurer son indépendance.

    La Commune entre dans la Convention et lui signifie de nouveau les volontés du peuple. L'Assemblée, se voyant captive, essaie de sortir de la salle et de se montrer au peuple pour recouvrer sa liberté; elle arrive dans la cour royale, mais Henriot tourne contre elle ses canons; elle rétrograde dans le jardin, mais elle trouve ses issues fermées et gardées; alors elle rentre humiliée et décrète l'arrestation des trente-quatre proscrits. La représentation nationale, violée et décimée, tombait sous la domination de la (p.165) Commune de Paris.

    XI. Lutte de Paris et des provinces.--Levée en masse.--Fêtes révolutionnaires.

    La ville de saint Louis et de Louis XIV avait été, sous la monarchie, le centre du gouvernement et la première cité du royaume; mais elle était à demi étrangère pour les autres villes, qui, ayant une existence distincte et une sorte d'indépendance, ne subissaient ni son action ni son influence et voyaient en elle non une maîtresse, non une sœur, mais une rivale trop favorisée, trop puissante, dont elles étaient jalouses; Paris, en un mot, était la tête de la France, il n'en était pas le cœur. Depuis quatre ans, depuis que l'unité française, réellement et définitivement établie, avait fait de la capitale l'expression de cette unité, Paris, fier de la révolution que son courage avait enfantée, défendue, propagée, semblait avoir changé de rôle envers les provinces et pris un air de gouvernant et de dominateur: à lui seul la pensée, l'inspiration, l'initiative; aux départements l'imitation et l'obéissance; il leur envoyait, pour ainsi dire toutes faites, leurs lois et leur histoire. Enfin, Paris semblait devenu ce qu'était Rome dans l'empire romain. Le fait le plus éclatant, le plus odieux de cette domination de la capitale sur les provinces est la révolution du 31 mai, coup de main hardi de quelques hommes, surprise arrogante d'une faction, mais qui avait eu tout Paris pour complice. Aussi les provinces indignées y répondirent par la guerre, et cinquante départements se soulevèrent contre la capitale et la Convention. Mais, malgré ses erreurs et ses crimes, la cause de Paris était celle de la révolution, c'était la cause de l'indépendance du pays; au contraire, derrière les provinces (p.166) soulevées combattaient l'ancien régime et l'étranger. Paris opposa donc au fédéralisme des provinces sa formidable unité, sa centralisation salutaire, et la Convention fut victorieuse; mais par quels moyens! Le gouvernement révolutionnaire, la dictature du comité de salut public, la levée en masse, le maximum, la loi des suspects, les échafauds, la terreur! L'instrument principal de cette victoire fut le peuple de Paris, «ce peuple, dit Robert Lindet, qui faisait à la patrie le continuel sacrifice de ses travaux, de ses vêtements, de ses subsistances, s'oubliant pour elle et recommençant chaque jour son dévouement!»--«Ce qui me passe, disait un autre révolutionnaire, c'est que les ouvriers, les manœuvres, les indigents, en un mot, les classes de la société qui perdaient tout à la révolution et que des législatures vénales avaient exclus du rang des citoyens, soient les seules qui l'aient constamment soutenue; si ces classes avaient été moins nombreuses au sein de la capitale, il était impossible qu'elle se soutînt contre ses ennemis.»

    En effet, les trois levées faites dans Paris en juillet 92, février et mai 93, avaient tiré de la ville plus de 31,000 hommes; mais cette pépinière de soldats de la révolution semblait inépuisable: 2 bataillons nouveaux, formant 1,300 hommes, en sortirent pour marcher, en juillet, contre les fédéralistes de l'Eure; et la loi du 23 août 1793, portant réquisition permanente de tous les Français pour le service des armées, encore bien qu'elle n'eût demandé à Paris, qu'on croyait épuisé, que trois bataillons, en fit sortir en moins de deux mois 25 bataillons nouveaux formant un effectif de 20,773 hommes.

    Voici leurs noms, ceux de leurs commandants et la force de chacun d'eux:

    Numéros Noms des Bataillons Chefs. Effectif.
    1er Maison-Commune. Compagnon. 1,020
    2e Réunion. Peret. 978
    3e Gravilliers. Morant. 1,015
    4e Sans-Culottes. Bertrand. 829
    5e Panthéon-Français. Pâris. 920
    6e La Montagne. Roidot. 1,020
    7e Guillaume-Tell. Dupré. 852
    8e Du Temple. Liénard. 729
    9e Amis de la Patrie. Lefebvre. 733
    10e Halle-aux-Blés. Salatz. 795
    11e Tuileries. Grant. 750
    12e Fraternité. Chrétien. 656
    13e Faubourg-Antoine. Auvache. 1,094
    14e Contrat-Social. Vallot. 840
    15e Indivisibilité. Bessat. 1,042
    16e Bonne-Nouvelle. Antoine. 743
    17e Bonnet-Rouge. Fournier. 564
    18e Unité. Roy. 864
    19e Théâtre-Français. Sautray. 600
    20e Piques. Gontalier. 779
    21e L. M. Le Pelletier. Bellet. 782
    22e Gardes-Françaises. Hébert. 694
    23e Lombards. Le Bourbon. 889
    24e Bataillon de Franciade. 653
    25e -- de Bourg-Égalité 935

    Ainsi, en moins de quinze mois, la ville du 14 juillet, que la révolution avait pourtant privée d'une partie de sa population, qui ne comptait guère à cette époque que 520,000 habitants, avait envoyé sur les frontières CINQUANTE-TROIS MILLE HOMMES97! Tel est le glorieux contingent de Paris et de sa banlieue dans la première guerre de (p.168) la révolution98!

    Aussi, dans la Convention, à la Commune, dans les sections, on ne parlait du peuple de Paris qu'avec des transports d'enthousiasme, de respect et presque d'adoration. «Il était tout, disait Prudhomme, il pouvait tout, il avait droit sur tout, il commandait à ses chefs, il gouvernait ses gouvernants, il cassait ses propres arrêts, il désobéissait à sa volonté et n'était jamais inconséquent. «On le nourrit avec la loi du maximum; on le tint sur pied en assignant une solde de 40 sous aux citoyens qui assisteraient aux assemblées de sections; on lui donna à surveiller, à arrêter les suspects aux moyens des comités révolutionnaires; on satisfit ses ardeurs de vengeances en entassant les royalistes dans les prisons, en lui donnant à détruire les tombeaux de Saint-Denis, en envoyant à l'échafaud Marie-Antoinette, les Girondins, Bailly, etc.; on fit pour lui la constitution de 93; on le laissa tous les jours, à chaque instant, interrompre les travaux de l'Assemblée pour apporter des pétitions, des fleurs, des chants, des dons civiques99; on lui donna de ces fêtes païennes qu'il aimait tant et dont nous allons raconter les plus étranges et les plus (p.169) solennelles: les funérailles de Marat, la fédération du 10 août, la fête des Victoires.

    Le 13 juillet, Marat avait été assassiné par Charlotte Corday: la Convention lui décerna les honneurs du Panthéon, et il y fut porté avec une grande pompe. Le club des Cordeliers réclama son cœur, l'enferma dans une urne magnifique, provenant du garde-meuble, et lui dressa un tombeau de gazon avec un autel dans le jardin de l'ancien couvent; là, pendant plusieurs jours, on fit des processions, on chanta des hymnes, on répandit même des libations autour des reliques du martyr de la liberté. «Un orateur, disent les Révolutions de Paris, a lu un discours qui a pour épigraphe: Ô cor Jésus, ô cor Marat! Cœur, sacré de Jésus, cœur sacré de Marat, vous avez les mêmes droits à nos hommages. L'orateur compare dans son discours les travaux du fils de Marie avec ceux de l'ami du peuple; les apôtres sont les Jacobins et les Cordeliers; les publicains sont les boutiquiers; les pharisiens sont les aristocrates: Jésus est un prophète; Marat est un Dieu. «Paris fut alors inondé de bustes, de portraits, de biographies de Marat. On lui éleva une pyramide sur (p.170) la place du Carrousel; on donna son nom à plusieurs rues, et la butte Montmartre devint le Mont-Marat.

    A la fête du 10 août, on avait élevé sur l'emplacement de la Bastille une fontaine, dite de la Régénération et composée d'une statue colossale de la Nature, laquelle pressait de ses mains ses mamelles, d'où sortaient deux jets d'eau tombant dans un bassin. Les commissaires envoyés par tous les départements y puisèrent tour à tour avec la même coupe et burent «l'eau de la régénération en invoquant la fraternité,» au bruit du canon et de la musique. Ensuite, le cortége parcourut les boulevards et se dirigea vers le Champ-de-Mars en faisant des stations au faubourg Poissonnière, où était un arc de triomphe élevé en l'honneur des femmes des 5 et 6 octobre; à la place de la Révolution, où l'on brûla les attributs de la royauté; sur la place des Invalides, où la statue du peuple abattait le Fédéralisme dans un marais. Enfin au Champ-de-Mars, le président de la Convention, sur l'autel de la patrie, proclama l'acceptation de la Constitution.

    La fête des Victoires eut lieu le 30 décembre et célébra l'immortelle campagne de 93, où nos soldats avaient repris Toulon, étouffé la grande insurrection de la Vendée et chassé l'ennemi de nos frontières. Quatorze chars représentaient nos quatorze armées: ils étaient chargés chacun de douze défenseurs de la République et de quatorze jeunes filles vêtues de blanc et portant des branches de laurier. Ensuite venait la Convention en masse, entourée d'un ruban tricolore qui était tenu par les vétérans et les enfants de la patrie entremêlés. Puis venait un char portant le faisceau national surmonté de la statue de la Victoire; il était environné de «cinquante invalides et de cent braves sans-culottes en bonnet rouge.» Le cortége partit des Tuileries, stationna au temple de l'humanité (Hôtel des Invalides) et arriva au Champ-de-Mars; les quatorze chars se rangèrent autour de l'autel de l'immortalité, et un hymne fut (p.171) chanté, dont les paroles étaient de Chénier et la musique de Gossec.

    XII. Abolition du culte catholique.--Cérémonies du culte de la Raison.

    La Commune était toute-puissante, mais elle voulait assurer et perpétuer sa domination; elle crut y parvenir en dépassant la Convention en mesures révolutionnaires. Dirigée par des athées et des fous, elle définit les classes des suspects avec un acharnement si stupide que les neuf-dixièmes de la population s'y trouvaient compris, que le nombre des détenus s'élevait, vers la fin de 93, à cinq mille, et qu'il fallut transformer en prisons le Luxembourg, Port-Royal, le collége du Plessis, etc. Après avoir affecté les haillons, la saleté, les sabots, le langage des sans-culottes, elle voulut se populariser, aux dépens du comité de salut public, en détruisant le culte catholique. Déjà elle avait fait disparaître les croix des cimetières et à l'extérieur des églises; déjà elle avait débaptisé les rues qui avaient des noms de saints et leur avait imposé des noms grecs ou romains; mais lorsqu'elle voulut interdire la messe de minuit, le jour de Noël, il y eut des émeutes: le peuple fit ouvrir de force les églises; celle de Sainte-Geneviève fut trop petite pour la foule qui s'y entassa et qui fit descendre la châsse de la patronne de Paris comme dans les grandes calamités. La Commune s'arrêta dans ses violences, sachant d'ailleurs qu'elles étaient vues de mauvais œil par Robespierre, Danton et les membres les plus influents de la Convention; mais alors elle complota, avec l'évêque Gobel et plusieurs autres prêtres disposés à l'apostasie, d'en finir avec les momeries catholiques par un coup d'éclat. Gobel et onze de ses vicaires se présentèrent à la Convention, coiffés du bonnet rouge, et lui (p.172) déclarèrent «qu'ils renonçaient aux fonctions du culte catholique, parce qu'il ne devait plus y avoir d'autre culte public et national que celui de la liberté et de l'égalité.» La Convention applaudit à cette déclaration, et la Commune obtint d'elle (10 novembre) la transformation de l'église métropolitaine en temple de la Raison. Trois jours après, la vieille cathédrale, dépouillée de ses autels, tableaux, ornements chrétiens, fut le théâtre d'une fête sacrilége, qui est ainsi décrite dans les Révolutions de Paris.

    «On avait élevé dans l'église un temple d'une architecture simple, majestueuse, sur la façade duquel on lisait: A la philosophie! On avait orné l'entrée de ce temple des bustes des philosophes qui ont le plus contribué à l'avénement de la révolution actuelle par leurs lumières. Le temple sacré était élevé sur la cime d'une montagne. Vers le milieu, sur un rocher, on voyait briller le flambeau de la vérité. Toutes les autorités constituées s'étaient rendues dans ce sanctuaire; une musique républicaine, placée au pied de la montagne, exécutait en langue vulgaire un hymne qui exprimait des vérités naturelles. Pendant cette musique majestueuse, on voyait deux rangées déjeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de chêne, descendre et traverser la montagne, un flambeau à la main, puis remonter dans la même direction sur la montagne. La Liberté, représentée par une belle femme, sortait alors du temple de la philosophie et venait sur un siége de verdure recevoir les hommages des républicains qui chantaient un hymne en son honneur en lui tendant les bras. La Liberté descendait ensuite pour rentrer dans le temple, s'arrêtant avant d'y rentrer et se tournant pour jeter encore un regard de bienfaisance sur ses amis. Aussitôt qu'elle fut rentrée, l'enthousiasme éclata par des chants d'allégresse et par des serments de ne jamais cesser de lui être fidèles.»

    Après cette ridicule comédie, le cortége des acteurs et des (p.173) spectateurs se dirigea vers la Convention. «Assise sur un siége de simple structure, qu'une guirlande de feuilles de chêne entrelaçait et qui était posé sur une estrade que portaient quatre citoyens, la statue de la Raison est entrée dans le sanctuaire des lois, précédée d'une troupe de très-jeunes citoyennes vêtues de blanc et couronnées d'une guirlande de roses... La statue de la Raison était représentée par une femme jeune et belle comme la Raison. Toutes deux étaient à leur printemps. Une draperie blanche recouverte à moitié par un manteau bleu céleste, ses cheveux épars et un bonnet de la liberté sur la tête composaient tous ses atours: elle tenait une pique dont le jet était d'ébène.

    A la suite de cette mascarade, la Commune décréta la fermeture de toutes les églises et la mise en surveillance de tous les prêtres; elle fit abattre les statues des rois de France qui décoraient Notre-Dame; elle transporta nuitamment les reliques de sainte Geneviève sur la place de Grève, les brûla et envoya la châsse à la Monnaie (8 novembre); elle décréta la démolition des clochers (13 novembre), «qui, disait Hébert, par leur domination sur les autres édifices, semblaient contrarier les principes de l'égalité;» elle fit défiler successivement dans la Convention la plupart des sections qui vinrent, en déclarant qu'elles renonçaient au culte chrétien, apporter les vases sacrés et les ornements sacerdotaux de leurs églises. Ces processions furent l'occasion de hideuses saturnales, qui sont ainsi racontées dans le Moniteur du 22 novembre 1793:

    «La section de l'Unité défile dans la salle; à sa tête marche un peloton de la force armée; ensuite viennent des tambours, suivis de sapeurs et de canonniers revêtus d'habits sacerdotaux et d'un groupe de femmes habillées en blanc, avec une ceinture aux trois couleurs; après elles vient une file immense d'hommes rangés sur deux lignes et couverts de dalmatiques, chasubles, chapes. Ces habits sont tous (p.174) de la ci-devant église de Saint-Germain-des-Prés; remarquables par leur richesses, ils sont de velours et d'autres étoffes précieuses, rehaussées de magnifiques broderies d'or et d'argent. On apporte ensuite sur des brancards des calices, des ciboires, des soleils, des chandeliers, des plats d'or et d'argent, une châsse superbe, une croix de pierreries et mille autres ustensiles de pratiques superstitieuses. Ce cortége entre dans la salle aux cris de Vive la Liberté! Vive la Montagne! Un drap noir, porté au bruit de l'air: Marlborough est mort, figure la destruction du fanatisme. La musique exécute ensuite l'hymne révolutionnaire. On voit tous les citoyens revêtus d'habits sacerdotaux danser au bruit des airs: Ça ira, la Carmagnole, Veillons au salut de l'empire. L'enthousiasme universel se manifeste par des acclamations prolongées.»

    Hâtons-nous de dire que ces folies et ces profanations ne durèrent qu'un mois. L'abjuration de Gobel est du 7 novembre, la fête de la Raison du 10 et l'arrêté de la Commune pour la fermeture des églises du 23. Mais les hommes d'État de la Convention étaient très-irrités de la déprêtrisation qui allait, disaient-ils, «justifier toutes les calomnies des émigrés et donner cent mille recrues à la Vendée.» Le 24 novembre, Robespierre attaqua au club des Jacobins «les athées qui troublent la liberté des cultes et font dégénérer les hommages rendus à la vérité pure en farces ridicules. La Convention, dit-il, n'a point proscrit le culte catholique, elle n'a point fait cette démarche téméraire, elle ne la fera jamais.» Le 24, Danton fit décréter par la Convention qu'elle ne recevrait plus les offrandes provenant des églises. Le 28, la Commune rapporta son arrêté du 23 et décida «que l'exercice des cultes était libre, mais qu'elle ferait respecter la volonté des sections qui ont renoncé au culte catholique.» Enfin, la Convention, qui avait déjà repoussé les pétitions de citoyens (p.175) demandant «que l'État ne salarie plus d'intermédiaires entre eux et la divinité,» la Convention, le 6 décembre, interdit toute violence ou mesure contraire à la liberté des cultes et rappela les autorités à l'exécution des lois relatives à cette liberté. Alors les folies du temple de la Raison cessèrent; mais le culte catholique ne fut rétabli que dans quatre ou cinq églises, ou dans quelques maisons particulières100, et, pour ainsi dire, en secret; toutes les autres églises restèrent fermées ou transformées en magasins; on continua à être athée dans la Convention, à la Commune, dans les clubs, dans les théâtres; les prêtres, même constitutionnels, ne cessèrent pas d'être un objet de moquerie et de défiance.

    XIII. Supplices des hébertistes et des dantonistes--Tableau de Paris pendant la terreur.

    La Montagne s'étant divisée en trois partis: celui des athées, des enragés ou des hébertistes, qui voulaient pousser la terreur jusqu'à l'extermination de tous les ennemis de la révolution; celui des immoraux, des indulgents ou des dantonistes, qui, croyant «que la République était maîtresse du champ de bataille,» voulaient qu'on renversât les échafauds; enfin celui des gens de milieu ou du (p.176) comité de salut public, que dirigeait Robespierre et qui, croyant les deux autres partis également dangereux pour la révolution, résolurent de les détruire.

    Les hébertistes, se voyant menacés, essayèrent un 31 mai contre le comité; mais la Commune les abandonna; les faubourgs restèrent immobiles, ils furent arrêtés, condamnés, conduits à l'échafaud. «Un concours prodigieux de citoyens, dit le Moniteur, garnissait toutes les rues et les places par lesquelles ils ont passé. Des cris répétés de Vive la République! et des applaudissements se sont fait partout entendre (25 mars 1794).» Le supplice des hébertistes remplit de joie et d'espérance les indulgents, les suspects, les nombreux habitants des prisons; mais, six jours après, les dantonistes furent à leur tour arrêtés et traduits au tribunal révolutionnaire. A cette nouvelle, Paris fut dans la consternation; la foule se porta à la Conciergerie; elle couvrait les rues voisines, les quais, les ponts, la place du Châtelet, pleine d'anxiété, écoutant avidement la voix tonnante de Danton, dont les éclats (les fenêtres du tribunal étant ouvertes) allaient jusqu'au quai de la Ferraille. L'émotion fut surtout très-vive dans les prisons, où l'on se crut dévoué à un égorgement certain. Enfin, dans le quartier des Cordeliers, dans le faubourg Saint-Martin, où la personne et le nom de Danton étaient très-populaires, il y eut des pensées d'insurrection; mais, en définitive, personne ne bougea: la bourgeoisie, depuis la mort des Girondins, était moite de terreur et se cachait au fond de ses maisons; le peuple ne comprenait rien à cette destruction des révolutionnaires les uns par les autres; la Commune, depuis la mort des hébertistes, était entièrement dévouée à Robespierre. Danton et ses amis périrent, et en voyant passer la fatale charrette on disait que c'était «le tombereau de l'esprit et du patriotisme.» Quelques jours après, on mena encore à l'échafaud Gobel, Chaumette et les (p.177) restes du parti hébertiste: ils avaient été condamnés «pour avoir voulu persuader aux peuples voisins que la nation française en est venue au dernier degré de dissolution en détruisant jusqu'à l'idée de l'Être suprême.» Alors le comité de salut public régna sans conteste, sans compétition, sans qu'il y eût contre sa tyrannie une ombre de résistance.

    Paris, à cette époque, avait un aspect profondément triste: «il ressemblait, dit Prudhomme, à une ville en état de siége.» Les places publiques étaient occupées par des fabriques d'armes et de canons; on voyait affichées sur toutes les murailles des lois de terreur; la plupart des églises étaient fermées ou mises en démolition, ou transformées en hôpitaux et en magasins; les monuments et objets d'art en avaient été enlevés et formaient un musée dans l'église, les cours et le jardin des Petits-Augustins. Les palais et les hôtels de la noblesse avaient été abandonnés, un décret de la Convention interdisant le séjour de la capitale aux nobles et aux étrangers, décret qui mit en fuite plus de vingt mille personnes101; la plupart se trouvaient marqués en lettres rouges de ces mots: Propriété nationale, avec la devise de la République. Tous les insignes de l'ancien régime avaient été effacés; on ne voyait que des bonnets rouges pour enseignes; à la porte de chaque maison était un écriteau portant les noms, âge, profession des habitants; dans l'intérieur des habitations, tous les signes royalistes avaient disparu, et les murs étaient tapissés des images de Lepelletier et de Marat. La plupart des boutiques de luxe étaient fermées; celles d'objets de consommation renfermaient des marchands soucieux, tremblants, faisant un double commerce, l'un ouvert, l'autre secret, l'un de denrées avariées au prix du maximum et pour les pauvres, l'autre de denrées en bon (p.178) état à un prix plus élevé et pour les riches. A la porte des magasins était une inscription portant la quantité et la qualité des denrées de première nécessité qui s'y trouvaient déposées. Le commerce de Paris avec les villes maritimes, même pour les approvisionnements, ne se faisait plus qu'au comptant et en envoyant l'argent à l'avance. Néanmoins, et par suite de la terreur, les vivres étaient abondants, à des prix modérés, et le comité de salut public faisait des efforts et des dépenses énormes pour nourrir le peuple et empêcher le retour de la disette102. L'industrie était très-active, mais elle était entièrement consacrée aux choses de guerre, fusils, équipements, habits, souliers, et se trouvait continuellement sous le coup de réquisitions forcées; ainsi, tous les ouvriers serruriers, mécaniciens, horlogers, orfévres, avaient été requis pour la fabrication des armes; ainsi, un décret de la Convention ordonna à la commission des approvisionnements «d'exercer son droit de préhension sur tous les souliers existant dans les magasins, boutiques, ateliers, et de les faire passer immédiatement aux armées.» Les fournitures des troupes étaient l'objet de spéculations très actives et souvent criminelles, d'un agiotage effréné, de vols scandaleux, malgré la sévérité du gouvernement et la présence de l'échafaud.

    La police était faite par les comités et les commissaires des sections; elle avait pour agents les gendarmes nationaux, qui formaient un corps de dix mille hommes et qui étaient appuyés, pour les arrestations politiques, par les compagnies de sans-culottes armés de piques et en bonnets rouges. Les malfaiteurs étaient rigoureusement poursuivis, les vols et les meurtres très-rares, la prostitution (p.179) sévèrement réprimée103; mais chaque citoyen était continuellement exposé, sur la dénonciation de quelque orateur des sections ou de quelque voisin haineux, à se voir arraché de ses foyers et traîné en prison; chaque maison pouvait être subitement investie, la nuit comme le jour, sur l'ordre d'un comité révolutionnaire, envahie par la foule, fouillée de fond en comble pour y découvrir ou des armes ou quelque suspect, et, sans que rien y fût dérobé, on y mettait sous le scellé argent, assignats, papiers 104. Les rues étaient souvent attristées ou par le passage d'une troupe de sans-culottes conduisant dans les prisons quelques suspects, ou par le cri sanguinaire des aboyeuses de la police vociférant la liste des soixante ou quatre-vingts gagnants à la loterie de la sainte guillotine, ou par la rencontre d'un chariot à quatre chevaux, grande bière roulante, allant de prison en prison quérir les victimes désignées pour le (p.180) tribunal révolutionnaire, ou enfin par le passage des charrettes sortant de la Conciergerie, chargées de condamnés et suivies, avec des cris insultants, des chansons atroces, par des femmes hideuses, qu'on appelait furies de guillotine.

    L'édilité parisienne, dirigée par deux amis de Robespierre, le maire Fleuriot et l'agent national Payan, s'occupait faiblement des embellissements et même de la propreté de la ville; mais elle avait supprimé la loterie, amélioré et agrandi les hôpitaux, réuni le palais de l'Évêché à l'Hôtel-Dieu, afin que chaque malade fût placé dans un lit séparé, organisé les bureaux de bienfaisance, préparé le musée du Louvre, etc. Les priviléges de tout genre étant abolis, les théâtres étaient devenus très-nombreux et ils se trouvaient continuellement remplis, surtout les nouveaux théâtres de Molière, du Vaudeville, Louvois, encore bien qu'on y jouât des pièces révolutionnaires. «Mais, dit Prud'homme, on consentait à s'ennuyer aux pièces patriotiques pour avoir le droit de s'amuser à un charmant ballet.» Le Palais-Royal, rendez-vous des agioteurs, était plein de maisons de jeu et de débauche, de cafés, de restaurants, de lieux de plaisir, où la foule ne tarissait pas. Les promenades étaient très-fréquentées: on y rencontrait des jeunes gens qui alliaient le costume des sans-culottes au luxe des muscadins, c'est-à-dire la carmagnole, les sabots et le gros bâton aux bijoux à la guillotine et aux bagues à la Marat. «Sur le Pont-Neuf, raconte Prud'homme, les aristocrates se promènent la tête haute et toisent insolemment les braves et laborieux sans-culottes. Il se tient encore, dans certaines maisons, des cercles d'oisifs qui calomnient tout à leur aise les choses et les personnes. Dans d'autres, on affiche un épicuréisme révoltant; des maîtres de maison reçoivent comme jadis bonne compagnie, des gens comme il faut et défendent aux convives de parler affaires et d'attrister leur banquet.» L'amour des plaisirs était aussi ardent que dans (p.181) l'ancien régime; il animait même les prisons; car, si l'on en peut croire un prisonnier, le Luxembourg, Port-Royal, les Carmes, les Bénédictines, Saint-Lazare, ces pourvoieries d'échafaud, étaient des maisons d'arrêt muscadines, «où les heureux détenus n'ont connu longtemps de chaînes que celles de l'amour.» Il est peu d'époques où l'on ait tant chanté, où l'on ait fait plus de petits vers, de poésies érotiques, de chansons obscènes ou impies, et ces œuvres étranges appartiennent presque toutes aux royalistes, aux persécutés, aux martyrs de la révolution, tant était grande l'insouciance pour la vie, tant était universelle l'incrédulité! Les prisons seules ont enfanté des volumes de ces incroyables frivolités, écrites la plupart entre deux guichets, à la porte du tribunal révolutionnaire, au pied même de l'échafaud; les victimes de Fouquier-Thinville essayaient encore leur lyre quand

    Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
    Remplissait de leur nom ces longs corridors sombres;

    enfin, les iambes vengeurs d'André Chénier ont eu moins de lecteurs que les bouts-rimés et les madrigaux de Vigée. 105

    XIV. Fête de l'Être suprême.--Loi du 22 prairial.--Révolution du 9 thermidor.--Fin de la Commune de Paris.

    Cependant Robespierre, délivré de ses rivaux ou de ses ennemis, songeait à «assigner un but à la révolution» et à commencer la reconstruction de la société. Ce fut dans cette pensée qu'il fit rendre un décret par lequel le peuple français reconnaissait l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme. Une (p.182) grande fête fut célébrée à ce sujet le 20 prairial; David, qu'on appelait le Raphaël des sans-culotte, en avait encore donné le plan, et, en le lisant, on croirait qu'il s'agit, non du fangeux et prosaïque Paris, mais de quelque bergerie mythologique de l'Arcadie. La fête fut d'ailleurs très-pompeuse, et, comme de coutume, pleine d'allégories. On y voyait des groupes de jeunes filles tenant des corbeilles de fleurs, de mères de famille tenant des bouquets de roses, de vieillards tenant des branches de chêne, d'adolescents armés de piques, un char portant les productions du territoire et traîné par huit taureaux, «la Convention entourée d'un ruban tricolore porté par l'Enfance ornée de violettes, l'Adolescence ornée de myrte, la Virilité ornée de chêne et la Vieillesse ornée de pampre et d'olivier.» Aux Tuileries était une statue de l'Athéisme, à laquelle on mit le feu, et de ses cendres sortit la statue de la Sagesse. Au Champ-de-Mars était un autel élevé sur une montagne, au pied de laquelle on chanta un hymne à l'Être suprême et l'on jura d'exterminer les tyrans. La plupart des maisons étaient tapissées de verdure et de fleurs, et, dans les principales places, il y eut des danses et des repas civiques. «On eût dit, raconte le Journal de la Montagne, que Paris était changé en un vaste et beau jardin, en un riant verger.» Enfin, si l'on en croit Vilatte, «une foule immense couvrait le jardin des Tuileries; l'espérance et la gaieté rayonnaient sur tous les visages; les femmes ajoutaient à l'embellissement par les parures les plus élégantes. On sentait qu'on célébrait l'auteur de la nature.106» Robespierre, comme président de la Convention, fut le roi de cette fête, qui le jeta dans un ravissement fanatique, et il affecta d'y jouer un rôle de grand-prêtre.

    Deux jours après, il présenta et fit décréter la loi du 22 (p.183) prairial, la plus atroce de toutes les lois révolutionnaires, qui accélérait l'action du tribunal par des moyens tellement iniques qu'elle en faisait à peu près le tribunal des égorgeurs de septembre. Les maisons d'arrêt, au nombre de trente-six, renfermaient alors plus de huit mille détenus: on se servit de cette loi pour les vider; et le tribunal qui depuis sa création, c'est-à-dire du 10 mars 1793 au 18 juin 1794, avait condamné à mort 1,269 personnes, en condamna, du 10 juin au 27 juillet 1,400. Les proscripteurs eurent horreur, non des flots de sang qu'ils versaient, mais du passage des charrettes de condamnés à travers les quartiers les plus populeux de Paris, et ils transportèrent l'échafaud de la place Louis XV, où il était en permanence, d'abord à la place de la Bastille, ensuite près de la barrière du Trône. Et dans ce massacre, il n'y eut pas que des nobles, des prêtres, des ennemis réels ou supposés de la révolution, qui périrent, mais des bourgeois, des ouvriers, des femmes du peuple, des républicains sincères. On assassinait au hasard, parce qu'il suffisait de la haine d'un délateur (et la délation était devenue le métier de tous les scélérats) pour envoyer dans une maison d'arrêt le patriote paisible et obscur, et, pour l'envoyer au tribunal révolutionnaire, de la haine d'un de ces émissaires infâmes, appelés moutons, qui dressaient des listes de proscription dans les prisons. «La Conciergerie, dit Riouffe, à très peu d'exceptions près, pendant plus de dix mois, n'a renfermé que des patriotes; un langage aristocratique y aurait autant surpris qu'indigné; ses voûtes étaient fatiguées de chants patriotiques; et, pour un homme de castes opposantes, on massacrait mille sans-culottes, qu'on traînait à la boucherie en criant: Vivent les sans-culotte 107

    Cependant, les partis de Hébert et de Danton n'avaient pas été (p.184) entièrement détruits; menacés par la loi du 22 prairial, ils se réunissent pour renverser Robespierre et donnent la main même aux débris des Girondins, même aux crapauds du Marais. Robespierre dévoile la conspiration à la Convention; mais l'Assemblée presque entière se soulève contre lui; il est décrété d'accusation avec quatre de ses collègues et conduit au Luxembourg. Robespierre jeune est envoyé à Saint-Lazare, Couthon à la Bourbe, Lebas à la maison de justice du département, Saint-Just aux Écossais.

    Dans la lutte qui s'engageait, Robespierre croyant naïvement que sa cause était aussi légitime que populaire, n'avait préparé aucun moyen de succès, même de défense; il comptait sur cette population de Paris, qui n'avait jamais failli à la révolution; mais, depuis deux ans, il s'était fait de grands changements dans la composition et le chiffre de cette population. Paris avait été pour la révolution la pépinière la plus féconde de ses défenseurs; mais ce n'était pas impunément qu'il avait envoyé soixante mille de ses enfants sur les champs de bataille, outre ceux qui avaient péri dans ses rues ou par la misère; sa population révolutionnaire se trouvait donc considérablement réduite. Aussi, ce n'était, matériellement parlant, qu'une minorité très-petite qui avait soutenu le régime de la terreur; on ne voyait plus guère que des femmes dans les troubles des rues, dans les sections, dans les tribunes de la Convention; les bataillons des faubourgs n'avaient plus qu'un petit nombre d'hommes et ne faisaient montre de leur force que par leurs compagnies de canonniers; enfin, au contraire, les bataillons des quartiers riches, quoique annihilés et tremblants, se trouvaient encore complétement garnis. Dans cet état de la population, l'issue de la lutte engagée le 9 thermidor, à part l'opinion publique évidemment soulevée contre le régime de la terreur, ne pouvait être douteuse.

    Cependant, à la nouvelle de l'arrestation de Robespierre, la (p.185) Commune s'était déclarée en insurrection et avait mis tout en mouvement, sections, jacobins, comités révolutionnaires; elle avait fait sonner le tocsin, fermé les barrières, garni de canons la place de Grève. Des officiers municipaux avaient fait ouvrir le Luxembourg et les autres prisons, délivré les cinq représentants détenus, et ils les avaient conduits à l'Hôtel-de-Ville, «ce Louvre du tyran Robespierre,» suivant l'expression du thermidorien Fréron. Mais le commandant des sections, Henriot, ne donna aucun ordre aux bataillons des faubourgs, qui restèrent immobiles dans leurs quartiers; et, pendant ce temps, la Convention prit l'offensive: elle mit hors la loi les cinq représentants, la Commune, Henriot; elle appela à elle les sections des quartiers riches. Celles-ci accourent, nombreuses, pleines d'ardeur, heureuses d'avoir à combattre la terreur, la Montagne, la Commune, la révolution elle-même; elles jurent à la Convention de mourir pour sa défense et marchent sur l'Hôtel-de-Ville. Il était minuit: la Commune et les représentants proscrits n'avaient pris aucune mesure de défense; il n'y avait sur la place que quelques compagnies de canonniers, avec des groupes de femmes et de gens non armés. Au bruit que la Commune et ses défenseurs sont mis hors la loi, tout se disperse. Les sections Lepelletier, des Piques, de la Butte-des-Moulins, arrivent, cernent l'Hôtel-de-Ville et arrêtent sans résistance les représentants avec Henriot et tout ce qui était autour d'eux. Le lendemain, Robespierre, ses collègues et dix-huit membres de la Commune furent conduits au tribunal révolutionnaire, qui constata leur identité, et de là au supplice, au milieu d'une foule immense qui poussait des cris de joie et des imprécations contre les condamnés. Les deux jours suivants, quatre-vingt-deux membres de la Commune, hommes obscurs et presque tous ouvriers ou de la petite bourgeoisie, furent de même envoyés en masse et sans jugement à l'échafaud.

    Ainsi finit cette Commune fameuse, qui, pendant près de deux ans (du 10 août 1792 au 27 juillet 1794), avait dominé Paris, la Convention et la France; elle s'est souillée de tant d'excès, elle a répandu tant de sang et laissé tant de ruines, que la mémoire des hommes qui la composèrent est encore et sera à jamais exécrée.

    XV. Réaction thermidorienne.--Nouvelle administration de Paris.--Jeunesse dorée.--Fin du club des Jacobins.--Apothéoses de Marat et de Rousseau.

    La mort de Robespierre fut le signal d'une réaction violente, non-seulement contre la terreur, mais contre les hommes et les choses de la révolution, réaction qui ne devait s'arrêter qu'avec le rétablissement de la monarchie. D'abord on ouvrit toutes les prisons, qui, huit mois après, se trouvèrent remplies de dix mille républicains; on modifia, puis on supprima le tribunal révolutionnaire, dont la plupart des membres furent envoyés à l'échafaud; on cessa de donner les 40 sous de présence aux citoyens pauvres qui assistaient aux assemblées de sections, et celles-ci se trouvèrent ou abandonnées ou occupées entièrement par les royalistes; on modifia, puis on abolit le maximum, «et l'unique effet de cette abolition, dit le royaliste Toulongeon, fut d'accroître le discrédit et de hâter la chute des assignats, qui tombèrent bientôt dans un avilissement tel qu'il fallut 24,000 livres tournois pour payer une mesure commune de bois à brûler.» On désarma Paris de sa terrible Commune, et l'administration de cette ville, dont la concentration avait été si redoutable, fut éparpillée de la plus étrange manière et donnée: 1º à deux commissions spéciales de police et de finances, nommées par la Convention; la première, qui était chargée réellement du gouvernement de Paris, avait sous ses ordres les comités d'arrondissement, les comités civils (p.187) et les commissaires de police des sections; elle était elle-même sous la surveillance du comité de sûreté générale; 2º aux diverses commissions nationales du gouvernement, qui remplaçaient alors les ministères, c'est-à-dire que cette administration dépendit: pour les subsistances, de la commission de commerce et des approvisionnements; pour les hôpitaux, de la commission des secours publics; pour les écoles et les spectacles, de la commission d'instruction publique; pour l'illumination et entretien des rues, de la commission des travaux publics; pour les ateliers et les arts, de la commission d'agriculture; pour les munitions et armes, de la commission des armes; pour les prisons, de la commission de police et tribunaux; pour les revenus et domaines de la Commune, de la commission des revenus nationaux. De plus, les fonctions relatives à l'état civil étaient remplies dans chaque section par un officier public nommé par la Convention, les comités civils des sections restant chargés de quelques détails et de la liste des émigrés. Avec une organisation aussi défectueuse, aussi anarchique, Paris n'eut plus réellement d'administration, plus de police, et le désordre y devint extrême. Toutes les mauvaises passions, les vices, les crimes que la main sanglante des triumvirs avait comprimés par la terreur, se donnèrent pleine carrière: des maisons de jeu et de débauche s'ouvrirent dans toutes les rues; la prostitution se montra toute nue, tête haute, en plein jour et partout; les vols et les meurtres devinrent aussi nombreux qu'au temps des tire-laine et des coupe-jarrets du XVIe siècle; les rues, à peine éclairées et nettoyées, ne furent plus praticables pendant la nuit que les armes à la main; enfin, la guerre civile recommença, mais ignoble et lâche, à coups de poing, à coups de bâton.

    Les jeunes gens dont les familles avaient été victimes de la (p.188) terreur, ceux qui avaient échappé à la levée en masse ou déserté les armées, les habitués de cafés et de spectacles, les hommes de finance, les beaux, les égoïstes, les débauchés de l'ancien régime, enfin tous ceux qui détestaient la République par amour des plaisirs et de l'argent, dès qu'ils n'eurent plus peur, se mirent en campagne contre la révolution. On les appelait incroyables, muscadins, jeunesse dorée, jeunesse de Fréron, et ils se recrutaient principalement dans les sections thermidoriennes. Ils se donnèrent un costume ridicule, dit à la victime, et qui fut reproduit spirituellement dans les caricatures de Carle Vernet 108; ils affectèrent un zézaiement puéril jusqu'à l'idiotisme; ils s'armèrent de bâtons plombés et s'en allèrent attaquer dans les rues, au Palais-Royal, dans les théâtres, les Jacobins, les agents de la terreur, les ouvriers des faubourgs, tout ce que le journal de Fréron appelait la queue de Robespierre. Ils obtenaient ainsi des victoires faciles, car la queue de Robespierre se composait principalement de femmes, de vieillards et à peine de quelques milliers d'hommes jeunes et valides; ils venaient ensuite parader dans les salons qui commençaient à se rouvrir et y étaient applaudis par la femme de Tallien, qu'on appelait la Notre-Dame de Thermidor, par la veuve du général Beauharnais, qui, plus tard, fut appelée la Notre-Dame des Victoires, et par d'autres dames qui donnaient le ton à la société nouvelle. «Tout jeune homme, dit Lacretelle, qui refusait d'entrer dans la troupe vengeresse, était disgracié auprès des femmes les plus aimables 109» Ce furent eux qui inventèrent les bals des victimes, où l'on dansait en deuil, où (p.189) n'étaient admis que les individus dont les parents avaient péri sur l'échafaud; ils mirent à la mode chez les femmes les costumes et les nudités des courtisanes grecques, avec les saluts à la victime, les bonnets à l'humanité, les corsets à la justice; ils ramenèrent le goût du luxe, des mœurs élégantes et des plaisirs. «Paris reprit l'empire de la mode et du goût, dit Thibaudeau; l'antique, introduit déjà dans les arts par l'école de David, remplaça, dans les habits des femmes, dans la coiffure des deux sexes et jusque dans l'ameublement, le gothique, le féodal et ces formes mixtes et bizarres inventées par l'esclavage des cours110

    Les principaux efforts de la jeunesse dorée furent dirigés contre le club des Jacobins, dont ils envahirent les tribunes et les couloirs à coups de pierres et de bâton, fouettant les femmes, se colletant avec les hommes. Après plusieurs jours de ce tumulte, qui tint tout Paris en alarmes, la Convention ordonna la fermeture du club (21 brumaire). Si l'on en croit Fréron, ce conventionnel qui se disait le disciple de Marat et qui, pourtant, était regardé comme le chef de la jeunesse dorée, cette mesure excita la plus vive allégresse: «on dansait, on s'embrassait, on chantait; une partie de la ville fut illuminée.»

    Au milieu de cette réaction, les thermidoriens, sans doute dans l'espoir d'aveugler le peuple sur leur alliance avec les royalistes, s'avisèrent de célébrer l'anniversaire de l'établissement de la République par l'apothéose de Marat. Ce fut la cérémonie la plus étrange de la révolution, à cause du contraste qu'offraient et la vie du hideux personnage qu'on transportait au Panthéon et l'état nouveau de l'opinion publique. Elle fut d'ailleurs aussi pompeuse que les apothéoses de Mirabeau et de Voltaire. «Les sociétés populaires, dit le Moniteur (4 vendémiaire), les autorités constituées et une (p.190) grande partie des élèves de l'École de Mars 111 précédaient le char qui portait les restes précieux de Marat... Au moment où l'on descendait du char le cercueil qui contenait les cendres de l'ami du peuple, on rejetait du temple des grands hommes, par une porte latérale, les restes impurs du royaliste Mirabeau.»

    Quelques jours après, la même pompe fut renouvelée pour l'apothéose de Jean-Jacques Rousseau, et ce fut la dernière des fêtes symboliques de la Convention. Jusqu'à la fin de cette assemblée, les anniversaires de la révolution, les fêtes funèbres, les fêtes triomphales furent célébrées, non plus dans la rue, mais dans la salle de la Convention, et se bornèrent à des décorations, des discours et de la musique.

    Le retour des thermidoriens aux idées révolutionnaires n'eut pas de durée, et, trois mois après l'apothéose de Marat, on brisait partout ses bustes, qui furent jetés dans les égouts; on démolit le monument du Carrousel; on proscrivit son nom, ainsi que celui des Montagnards et des Jacobins, dans les établissements publics, les cafés, les théâtres.

    XVI. Famine.--Journées du 12 germinal et du 1er prairial.

    L'année qui suivit le 9 thermidor est, de toutes les années de la révolution, celle où le peuple de Paris fut le plus malheureux. Le comité de salut public l'avait nourri avec le maximum, avec la solde attribuée aux sectionnaires, avec de nombreux travaux; il lui avait donné sa part de tyrannie et de proscriptions; il s'était occupé avec une ardente sollicitude de ses besoins, de ses caprices même, de ses plaisirs, à l'exemple de ces tyrans de Rome qui donnaient au peuple-roi du pain et les jeux du cirque. Avec le 9 thermidor, le peuple tomba du trône dans la plus profonde misère: les riches, les marchands, les agioteurs, tout ce qui avait souffert ou tout ce qui avait eu peur, se vengea de lui en le faisant mourir de faim. La hausse des denrées devint exorbitante; une famine causée par les accapareurs et les ennemis de la révolution mit la désolation dans les faubourgs et les quartiers pauvres, où les travaux manquaient, où les ouvriers n'étaient payés qu'en assignats. La Convention fut obligée de fixer une ration journalière pour la subsistance de chaque personne: mesure déplorable qui fut éludée par les riches et ne fit qu'augmenter la misère des pauvres. «Paris, dit un historien royaliste, fut réduit, à cette époque, à une telle détresse, que le pain et la viande étaient mesurés et distribués nominativement chez les fournisseurs. Là, aux portes, on voyait les citoyens gardant leurs places dès le point du jour, attendre leur tour pour reporter chez eux la subsistance de la journée, fixée à trois onces de pain et un quarteron de viande. Dans la classe indigente et même dans la classe aisée, des familles vécurent plusieurs mois de légumes et surtout de pommes de terre, dont on avait ensemencé tous les terrains occupés par des jardins de (p.192) luxe et d'agrément. Quelques mesures de grains ou de farine, envoyées des départements, étaient un présent reçu avec reconnaissance112.»--«Il faut l'avoir vue, dit un autre historien, il faut l'avoir sentie, cette affreuse disette, pour s'en faire une idée!» Enfin, pour combler la détresse, l'hiver fut très-rigoureux: le bois et le charbon manquèrent comme le pain; il fallut les distribuer aussi par rations; on fit queue dans les chantiers et aux bateaux sur la Seine, et plusieurs femmes y furent étouffées.

    En présence de si grandes calamités, le peuple était plein de fureur contre les riches, contre les royalistes, contre la Convention qui laissait faire ce nouveau pacte de famine; plusieurs fois, des troupes de femmes envahirent les Tuileries avec des plaintes et des menaces; mais elles furent poursuivies et maltraitées par les muscadins; enfin, le 12 germinal, les distributions de pain ayant manqué dans la Cité, les femmes de ce quartier battirent le tambour, rassemblèrent la foule et furent bientôt grossies de bandes d'hommes venus des faubourgs, quelques-uns armés de piques et de fusils, portant sur leur chapeau: Du pain et la Constitution de 93! Cette multitude envahit les Tuileries et se rua dans la salle de la Convention avec un tumulte effroyable; mais les sections thermidoriennes, «la garde nationale de 1789,» dit un contemporain, arrivèrent au pas de charge et forcèrent la foule à évacuer le palais.

    La Convention crut que le parti de Robespierre avait fait cet essai d'insurrection: elle ordonna le désarmement de tous les individus «qui avaient contribué à la vaste tyrannie abolie le 9 thermidor;» elle mit Paris en état de siége; elle ordonna (28 germinal) la restauration de la garde nationale telle qu'elle existait en 1789, c'est-à-dire qu'elle devait être composée de quarante-huit bataillons (p.193) d'infanterie, de sept cent soixante hommes chacun, avec compagnie d'élite, et de deux mille quatre cents hommes de cavalerie; mais ce décret si important ne fut que mollement, que lentement exécuté, tant était grande la lassitude de la bourgeoisie. «L'apathie des citoyens de cette grande commune, disait un représentant, est vraiment inconcevable: chaque jour, ils sont exposés à voir leurs propriétés la proie du pillage, et ils ne s'empressent point d'exécuter un décret qui seul peut leur en assurer la jouissance.»

    Ces mesures n'apaisèrent pas l'agitation populaire qui avait une cause permanente et terrible, la faim. «Les subsistances étaient le prétexte du moment, dit Toulongeon, et ce prétexte, sans être juste, était vrai. Les distributions venaient d'être réduites à deux onces de pain par jour; et cependant, la consommation qui, dans les temps communs, ne s'élevait qu'à quinze cents sacs de farine, était alors de deux mille sacs et plus. Il faut le redire encore, sans pouvoir l'expliquer, la disette était tellement factice que l'abondance reparut avant la récolte de l'année 113,» «Il serait difficile, écrivait Mercier dans les Annales patriotiques, de trouver aujourd'hui sur le globe un peuple aussi malheureux que l'est celui de la ville de Paris. Nous avons reçu hier deux onces de pain par personne; cette ration a été encore diminuée aujourd'hui. Toutes les rues retentissent des plaintes de ceux qui sont tiraillés par la faim.» «Enfin, raconte le Moniteur, de violentes rumeurs, des propos séditieux, des menaces atroces marquèrent la soirée du 30 germinal. Partout on ne voyait que des groupes, presque tous composés de femmes, qui promettaient pour le lendemain une insurrection. On disait hautement qu'il fallait tomber sur la Convention nationale; que, depuis trop longtemps, elle faisait mourir le peuple de faim; (p.194) qu'elle n'avait fait périr Robespierre et ses complices que pour s'emparer du gouvernement, tyranniser le peuple, le réduire à la famine en faisant hausser le prix des denrées et en accordant protection aux marchands qui pompaient les sueurs de l'indigent 114[115].»

    Dans cette situation, quelques meneurs obscurs résolurent de faire contre la Convention un 31 mai, et ils l'annoncèrent naïvement dans un manifeste, disant que le peuple de Paris, «sur lequel les républicains des départements et des armées avaient les yeux fixés,» avait arrêté de se rendre à la Convention pour lui demander du pain, la Constitution de 93, la destitution du gouvernement actuel, la mise en liberté des patriotes détenus, 115[116], la convocation d'une assemblée législative. La Convention, avertie, décréta «que la commune de Paris était responsable envers la République entière de toute atteinte qui pourrait être portée à la représentation nationale;» elle requit les citoyens de se porter en armes dans les chefs-lieux de sections, envoya douze représentants pour les diriger et fit battre le rappel dans les sections thermidoriennes. Mais déjà le tocsin sonnait dans les faubourgs, le Marais et la Cité, et une grande foule, principalement composée de vieillards, de femmes, d'enfants, se rua par toutes les rues de la ville, en se dirigeant vers les Tuileries. L'immense colonne, dans laquelle il n'y avait pas cinq cents hommes armés, se déroula principalement par la rue Saint-Honoré, hâve, déguenillée, affamée, hurlant des cris de mort et des regrets de guillotine, faisant d'imbéciles recrues, d'ailleurs toujours crédule et docile à ses meneurs, et, comme dans toutes ses journées, comme au temps de sa puissance, passant devant les maisons somptueuses et (p.195) les riches magasins sans un regard de menace. Les postes de gendarmerie qu'elle rencontra sur son passage ou se dispersèrent ou se joignirent à elle. L'épouvante se répandit partout: on fermait les boutiques, on se cachait dans les maisons; jamais plus grande masse de misère et de haillons n'était sortie des profondeurs de Paris; jamais pareil cri de vengeance et de fureur ne s'était élevé contre les iniquités ou les inepties du gouvernement. Au 14 juillet, au 10 août, au 31 mai, le peuple, mêlé à la bourgeoisie, était animé par une idée, exalté par la liberté, enthousiasmé par le sentiment révolutionnaire; mais, en ce jour, le dernier de cette tragédie qu'il jouait depuis six ans, c'était l'insurrection de la faim, le soulèvement de la misère, le commencement de la guerre sociale!

    Cette marée immonde et terrible, qui grossissait à tout moment, envahit les Tuileries à travers les bataillons indécis des sections thermidoriennes qui ne voyaient pas devant eux une armée d'insurgés, mais une cohue de misérables. Elle pénétra dans le palais et enfonça la porte de la salle des séances, dont les tribunes étaient déjà remplies de femmes furieuses; un bataillon de garde nationale se précipita à sa rencontre et la rejeta dans les escaliers, mais sans qu'il y eût de sang répandu: il semblait qu'il n'y eût que des femmes dans cette multitude. Elle revint à la charge, entra de nouveau, fut de nouveau repoussée; enfin une troisième fois, renversant tous les obstacles, elle inonda la salle, les couloirs, les bancs, la tribune. Les représentants se réfugient dans les gradins supérieurs, où quelques gendarmes les protégent; le président Boissy d'Anglas reste ferme sur son siége et ordonne à un officier d'appeler la force armée; celui-ci est menacé par trente sabres; un député, Féraud, veut le secourir; il est frappé d'un coup de pistolet, entraîné, massacré, et sa tête est apportée au bout d'une pique. Mais la rage populaire semble assouvie par ce crime: pendant toute cette journée si (p.196) confuse, au milieu de toute cette foule ardente de fureur, il n'y eut pas d'autre sang versé, et cette scène si terrible dégénéra en un tumulte sans fin, sans but, sans résultat. Il n'y avait pas eu dans toute la révolution de semblables saturnales: la multitude aveugle et délirante s'entassait, criait, hurlait, faisait tapage, insultait les représentants, battait le tambour, tirait des coups de fusil contre les murs ou donnait des coups de sabre sur les bancs. Ce tumulte stupide dura huit heures. A la fin, les insurgés forcèrent les députés à descendre dans le parquet et à voter toutes leurs demandes, parmi lesquelles étaient le rétablissement de la Commune de Paris et la permanence des sections. Au moment ou ils venaient de nommer un gouvernement provisoire, les sections de la garde nationale arrivent, Lepelletier en tête, «puis Fontaine-de-Grenelle, Gardes-Françaises, Contrat-Social, Mont-Blanc, Guillaume-Tell, Brutus et cette autre, dont on ne peut jamais prononcer le nom sans un vif sentiment de reconnaissance, la Butte-des-Moulins. Elles débouchent de toutes parts, par toutes les issues, au pas de charge, tambours-battant, drapeaux déployés, baïonnettes en avant 116.» En un instant la multitude est renversée, poussée, dispersée. Il n'y eut pas de résistance, pas de combat, pas de morts, à peine quelques blessés, quelques prisonniers. La masse des envahisseurs pouvait s'élever à vingt mille; mais sur ce nombre, même avec les gendarmes qui s'étaient joints à eux, il n'y avait pas le dixième d'hommes armés. «Nous n'avons eu, disait Louvet, que quinze cents brigands à vaincre.»

    Le lendemain, la plus grande partie du peuple, honteuse, humiliée de cette triste journée, rentra dans son calme et sa misère. Il n'y eut que le faubourg Saint-Antoine où le tumulte continua: ses trois bataillons prirent les armes. Sur le bruit qu'ils avaient établi (p.197) à l'Hôtel-de-Ville une commune insurrectionnelle, les sections thermidoriennes marchèrent sur la place de Grève; mais, à l'approche des insurgés, elles reculèrent jusqu'au Carrousel et furent suivies par les trois bataillons qui braquèrent leurs canons contre les Tuileries. Au moment où le combat allait s'engager, des représentants accoururent, parlementèrent, et, à force de promesses, décidèrent les hommes des faubourgs à se retirer. Le surlendemain, ceux-ci prirent encore les armes et délivrèrent l'un des assassins de Féraud qu'on menait au supplice. Mais la Convention avait fait venir six mille dragons, qu'elle joignit à quinze mille hommes des sections: le faubourg fut investi par cette armée, sommé de livrer ses canons, menacé d'un bombardement. Les trois bataillons comptaient à peine, en ce moment, douze cents hommes valides; toute résistance était donc impossible; d'ailleurs les propriétaires et les chefs d'ateliers décidèrent les ouvriers à se soumettre. Les canons furent livrés et amenés en triomphe aux Tuileries, au milieu des acclamations de la bourgeoisie enivrée de sa victoire. Ce fut pour le peuple de Paris une véritable destitution du pouvoir qu'il avait conquis le 14 juillet 1789: à dater du 4 prairial et jusqu'au 27 juillet 1830, il ne prit aucune part directe et efficace aux révolutions. L'opinion publique se prononça alors définitivement contre ces mouvements populaires, qui, depuis trois ans, mettaient sans cesse la représentation nationale à la merci de quelques bandes d'émeutiers. «Les vingt-cinq millions d'hommes, disait Chénier à la Convention, qui nous ont envoyés ici ne nous ont pas placés sous la tutelle des marchés de Paris et sous la hache des assassins; ce n'est pas au faubourg Saint-Antoine qu'ils ont délégué le pouvoir législatif... Citoyens de Paris, sans cesse appelés le peuple par tous les factieux qui ont voulu s'élever sur les débris de la puissance nationale, vous, longtemps flattés comme un roi, mais à qui il faut enfin dire la vérité, songez que la (p.198) représentation nationale appartient à la République et méritez de la conserver117

    La Convention compléta sa victoire par des mesures énergiques et sanguinaires: elle envoya à l'échafaud neuf représentants et vingt-neuf insurgés, aux galères vingt-sept autres personnes, dont huit femmes; elle mit en arrestation trente et un autres députés et fit incarcérer en moins de huit jours plus de dix mille individus «comme assassins, buveurs de sang, voleurs et agents de la tyrannie qui précéda le 9 thermidor.» «Plusieurs sections, connues par la turbulence de leurs principes et la scélératesse de leurs meneurs, telles que les sections de la Cité, du Panthéon, des Gravilliers, furent forcées de rendre leurs canons 118.» Toutes les autres en firent autant de leur propre mouvement, et Paris se trouva ainsi désarmé de la principale force qui avait fait toutes les journées révolutionnaires. On dépouilla de leurs piques les quarante huit sections, et il fut défendu de paraître en public avec cette arme, «qui n'est d'aucune défense réelle et ne peut servir qu'à assassiner.» On décréta que les attroupements de femmes seraient dissipés par la force. On donna à la capitale une garnison de troupes de ligne; on établit un vaste camp de cavalerie et d'artillerie d'abord dans les Tuileries, ensuite dans la plaine des Sablons; on licencia les gendarmes des tribunaux, «cette troupe, disait l'arrêté, qui a vu naître la liberté 119, qui n'a jamais obéi qu'avec dégoût, qui insultait les victimes qu'elle conduisait à l'échafaud, qui a partagé les efforts des factieux.» Dix-huit furent envoyés au supplice, cinq aux galères, le reste fut déclaré incapable de service. On effaça sur tous les murs les inscriptions révolutionnaires, les bonnets rouges, même la devise de la (p.199) République; enfin, on réorganisa la garde nationale, qui fut entièrement composée de bourgeois, «d'après ce principe fondamental de tout ordre politique, disait le décret, que la force destinée à maintenir la sûreté des propriétés et des personnes doit être exclusivement entre les mains de ceux qui ont à la maintenir un intérêt inséparable de leur intérêt individuel.»

    XVII. Journée du 13 vendémiaire.--Fin de la Convention.

    A la suite des journées de prairial, la réaction thermidorienne devint en plein et à découvert la contre-révolution. Des agences royalistes se formèrent à Paris et travaillèrent au retour des Bourbons. La bourgeoisie et la garde nationale, encore tremblantes au souvenir de la terreur, ne désiraient plus que le rétablissement de la monarchie. Les assemblées de sections, d'où les Jacobins furent chassés, devinrent des foyers de royalisme, des tribunes toujours ouvertes aux ennemis de la Convention et de la République: c'était sur elles que l'émigration avait les yeux; c'était en elles que le prétendant mettait toutes ses espérances. La jeunesse dorée, «ces réquisitionnaires, disait un orateur, qui avaient fait leurs campagnes au Palais-Égalité et dans les spectacles, «excitait des émeutes, insultait les soldats, empêchait le chant de la Marseillaise. «Les jours de 1789, dit Lacretelle, semblaient revenus, mais dans une direction complétement inverse. Les orateurs se présentaient en foule; les journaux, les brochures, les pamphlets, les affiches ne laissaient pas un moment de relâche à la Convention.»--«Déjà, raconte un autre contemporain, l'on exposait publiquement dans Paris l'effigie du dernier roi et celle de sa famille; déjà les rubans étaient (p.200) préparés, les signes de ralliement, les emblèmes prêts, et les femmes allaient les arborer sur leurs coiffures.»--«Personne n'ignore à Paris, disait-on dans la Convention, quels dangers nouveaux courent en ce moment les patriotes et la République. Toutes les factions sont coalisées dans l'intérieur; les émigrés rentrent; des chouans se montrent dans cette commune. Tous ont des pratiques calculées sur les honorables misères que le peuple endure depuis si longtemps pour la liberté120. De toutes parts, l'aristocratie lève la tête et souffle ses antiques poisons jusque dans les bataillons de la force armée. Ajoutons à ces symptômes l'arrogante dictature qu'affectent et qu'exercent en effet des sociétés opulentes, où la République, confondue avec le sans-culottisme, est maudite et abjurée121

    Cependant la Convention avait fait la Constitution de l'an III et rendu deux décrets additionnels par lesquels les deux tiers du nouveau corps législatif devaient être composés de conventionnels. La majorité des départements accepta la Constitution et les décrets; la majorité des sections de Paris n'accepta que la Constitution. Alors les royalistes, à l'imitation des Jacobins, «voulurent persuader à la capitale que seule elle composait le souverain, et lui faire renouveler le 31 mai;» ils vinrent jusque dans la Convention proférer des menaces; ils préparèrent ouvertement une insurrection. «Les meneurs des sections de Paris, disait Laréveillère, qu'ils soient (p.201) parés d'habits élégants et de jolies coiffures, ou couverts de haillons et de sales bonnets, ne perdent jamais de vue leur éternel projet de concentrer la souveraineté dans Paris122. «Ces prétentions, ces projets excitèrent l'indignation des départements, qui offrirent un asile à la représentation nationale. «Il est temps, disaient leurs pétitions, que Paris, cet enfant gâté de la révolution, aujourd'hui infecté de royalisme, dise s'il prétend être la République entière, le rival de la Convention, le maître de la France, une nouvelle Rome123.» Et la Convention rendit les habitants de Paris responsables de sa conservation, déclara qu'elle se retirerait à Châlons si un attentat était commis contre elle, et appela les armées à sa défense.

    «Cependant les royalistes, dit Tallien, choisirent pour point central celle des sections de Paris, qui, de tout temps, renferma le plus grand nombre de ces oisifs opulents, amis de la royauté, cette section dont le bataillon était dans le camp de Tarquin, lorsque, le 10 août, on combattait contre la tyrannie.» La section Lepelletier, encore toute glorieuse de ses victoires de thermidor et de prairial, donna le signal de l'insurrection en invitant les électeurs à s'assembler dans la salle du Théâtre-Français (Odéon). La Convention dissipa ce rassemblement, appela à sa défense les restes du parti jacobin, dont elle forma un bataillon de quinze cents hommes, dit des Patriotes de 89, et ordonna de désarmer la section rebelle. Les sections Lepelletier, de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Théâtre-Français, du Luxembourg, Poissonnière, Brutus et du Temple répondirent par des arrêtés «qu'on aurait jugé à leur teneur, dit le rapport fait à la Convention sur cette journée, avoir été pris au quartier général de Charette.» «Bientôt, continue ce rapport, la révolte prend un caractère décidé et ne ménage plus rien: une (p.202) commission centrale s'organise dans la section Lepelletier; les dépôts des chevaux de la République sont au pouvoir des rebelles; les envois d'armes à la fidèle section des Quinze-Vingts sont interceptés; la trésorerie nationale est occupée; les subsistances destinées à nos troupes sont enlevées; les représentants du peuple, que leurs fonctions conduisent hors de l'enceinte du Palais-National, sont arrêtés, insultés, gardés en otage; les comités du gouvernement sont mis hors la loi... «Cependant le général Menou s'avança en trois colonnes, par la rue Vivienne et les rues voisines, sur le couvent des Filles-Saint-Thomas, où siégeait la section Lepelletier; mais il parlementa avec elle et se retira. Il fut destitué et remplacé par Barras, auquel on adjoignit trois autres représentants, et le faubourg Saint-Antoine ayant offert son concours, on y envoya Cavaignac et Fréron pour réorganiser ses bataillons mutilés et désarmés. Barras ayant pris pour second le jeune général Bonaparte, celui-ci forma des Tuileries et des environs une sorte de camp retranché, dont il garda toute les issues par des corps de troupes postés dans la cour des Feuillants, et à l'entrée des rues de la Convention, de l'Échelle, Saint-Nicaise, au Pont-Neuf, au Louvre, au Pont-National, à la place de la Révolution. Il avait trente canons et neuf mille hommes, dont moitié venant du camp des Sablons et moitié composée des grenadiers de la garde de la Convention, de la légion de police124, du bataillon des Patriotes de 89, enfin du bataillon des Quinze-Vingts, de compagnies ou d'hommes isolés des sections de Montreuil, Popincourt, des Thermes et des Gardes-Françaises. Les généraux qui commandaient ces divers corps de troupes étaient assistés de représentants qui avaient le sabre à la main. Quant à la Convention, elle resta pendant tout (p.203) le combat immobile, calme, silencieuse.

    Le lendemain, trente-deux sections se mirent en rébellion ouverte; onze restèrent neutres; cinq prirent parti pour la Convention, mais les Quinze-Vingts seuls purent envoyer leur bataillon aux Tuileries. Les sections insurgées, formant une armée de vingt-cinq mille hommes, se mirent en marche sur deux colonnes, la plus forte par le quartier Saint-Honoré, la plus faible par le faubourg Saint-Germain; elles avaient à leur tête les muscadins, les jeunes gens à cadenettes et en collet vert, des chouans, des émigrés rentrés, d'anciens officiers de la garde du roi. «La multitude, dit Lacretelle, n'entrait pas dans leurs rangs et paraissait spectatrice indifférente du combat.»

    La grande colonne arriva par le haut et le bas de la rue Saint-Honoré, par les rues Saint-Roch et Richelieu, s'empara de l'église Saint-Roch, garnit le perron et le clocher, et commença de là un feu meurtrier jusque dans les Tuileries. Barras et Bonaparte démasquèrent leurs canons aux rues de la Convention, de l'Échelle et Saint-Nicaise, et balayèrent à l'instant l'entrée de ces rues et l'église Saint-Roch; les insurgés se retirèrent dans le bas de la rue Saint-Honoré, où ils firent des barricades, et dans le Palais-Égalité; mais les troupes conventionnelles s'élancèrent dans la rue Richelieu, enlevèrent à la baïonnette le théâtre de la République et le Palais-Égalité, se rabattirent dans la rue Saint-Honoré et emportèrent à coups de canons les barricades de la barrière des Sergents. Pendant ce temps, quatre canons placés à la tête du Pont-Royal balayaient la colonne du faubourg Saint-Germain. Enfin, un corps de cavalerie dégagea le haut de la rue Saint-Honoré, la place Vendôme et les boulevards.

    Le lendemain, les insurgés essayèrent de tenir dans le couvent des Filles-Saint-Thomas; mais, à l'approche de Barras, ils se (p.204) dispersèrent. Celui-ci, avec des forces considérables, parcourut les boulevards, la place des Victoires, les Halles, la place de Grève, l'île Saint-Louis, le faubourg Saint-Antoine. «Là, dit-il, il retrouva un attachement pur et solide pour la République et la joie qu'inspire la victoire.» Enfin, il visita la rive gauche de la Seine et fit disparaître les barricades qui avaient été faites près du Panthéon et du Théâtre-Français. On licencia les compagnies d'élite de la garde nationale; on désarma les sections Lepelletier et du Théâtre-Français; on installa trois commissions militaires dans ces deux sections ainsi que dans celle de la Butte-des-Moulins, et ces commissions prononcèrent de nombreuses condamnations à mort, dont deux seulement furent exécutées. Comme après les journées de prairial, il y eut une réaction violente contre l'omnipotence de la capitale. «Tout Paris, disait un orateur, a été témoin inactif ou complice du combat terrible que vous venez de soutenir contre l'immonde royauté; que tout Paris soit désarmé!... Tant que Paris sera ce qu'il est, l'impossibilité morale de faire de bonnes lois au centre d'un immense population en rendra le séjour calamiteux pour la représentation nationale125. «Quant au parti vaincu, il ne perdit rien de ses prétentions; mais la bourgeoisie, humiliée de sa défaite, honteuse du rôle qu'elle avait joué à la suite des royalistes, rentra dans le repos et la soumission, en gardant ses répugnances, ses haines, ses terreurs. C'était la première fois qu'elle avait voulu faire sa journée, ce fut aussi la dernière; et, jusqu'en 1830, elle ne joua plus, comme le peuple, qu'un rôle passif dans les événements.

    La Convention approchait du terme de sa mission. Les derniers temps de son long règne n'avaient pas été employés uniquement à combattre les ennemis de la République, mais à poser quelques fondations sur le sol couvert de tant de ruines, à faire dans Paris des créations utiles (p.205) qui consolèrent cette ville de tant de monuments des arts détruits dans la tourmente révolutionnaire. Ainsi, après avoir supprimé les loteries et les maisons de jeu, elle créa le Bureau des longitudes, qui fut placé à l'Observatoire, l'École centrale des travaux publics ou École polytechnique, qui fut placée au palais Bourbon, l'Institut des aveugles-travailleurs, le Muséum d'histoire naturelle, le Conservatoire des arts et métiers, l'Institut national de musique, le Musée du Louvre, le Musée des Petits-Augustins, le Musée d'artillerie, etc. Elle enrichit toutes les bibliothèques; elle améliora tous les hôpitaux et créa ceux de Saint-Antoine et de Beaujon; elle ordonna la formation de plusieurs marchés et avait conçu de grands plans pour l'assainissement et l'embellissement de Paris.

    L'avant-dernier jour de sa session, elle décréta l'établissement d'écoles primaires, d'écoles centrales, d'écoles spéciales, de l'Institut national des sciences et des arts, divisé en trois classes. Le dernier jour, encadrant le souvenir de Paris, de la ville de la révolution, du lieu qui rappelait ses scènes les plus terribles, entre deux grands actes d'avenir et d'humanité, elle termina sa session par ce décret:

    1º A dater du jour de la publication de la paix générale, la peine de mort sera abolie.

    2º La place de la Révolution portera désormais le nom de place de la Concorde. La rue qui conduit du boulevard à cette place portera le nom de rue de la Révolution.

    3º Amnistie est accordée pour les faits relatifs à la révolution.

    XVIII. Paris sous le Directoire.--Fêtes directoriales.

    Sous le gouvernement directorial, Paris continue à perdre sa puissance révolutionnaire et à prendre une organisation municipale empruntée au régime monarchique. Une loi le divise en douze municipalités ou arrondissements, et son administration est confiée au département de la Seine, composé de sept administrateurs, dont trois sont spécialement chargés des contributions, des travaux, secours et enseignement public, de la police et des subsistances. Une autre loi, dont la portée a été lourdement aggravée par les gouvernements suivants, rétablit les droits d'entrée à Paris pour subvenir aux dépenses locales de la ville et aux besoins des hôpitaux, et leur donne le nom mensonger d'octroi municipal et de bienfaisance 126 (18 octobre 1798). Enfin, un arrêté directorial reprend l'ordonnance de 1783 pour les alignements de Paris, partage les rues, suivant leur largeur, en cinq classes de 6 à 15 mètres, et ordonne la continuation des travaux de Verniquet.

    Le chef-lieu de la révolution semble avoir abdiqué toute passion politique. La bourgeoisie, lasse d'agitations, ne demande que du repos, de l'ordre, de la stabilité, ne cherche qu'à se guérir de ses longues souffrances, et, au lieu des passions sérieuses et dévouées de 89, paraît uniquement possédée de l'amour des plaisirs et de l'argent. Quant au peuple, la partie la plus turbulente avait péri sur les champs de bataille ou dans les journées révolutionnaires; l'autre partie, «trompée dans ses espérances, égarée par la calomnie ou par les menées du royalisme et du pouvoir, affamée, sans travail, occupée chaque jour du soin de vivre le lendemain, languissait dans une profonde indifférence, accusant même la révolution des maux sans nombre qui pesaient sur elle 127.» Vainement les deux partis (p.207) extrêmes essaient de ranimer les passions politiques, les Jacobins en ouvrant le club du Panthéon, les royalistes en ouvrant le club de Clichy, la population ne prend que de l'impatience et de l'inquiétude de ces excitations à des révolutions nouvelles. Vainement Babeuf essaie une conspiration «pour livrer les riches aux pauvres et amener le règne du bonheur commun;» les conjurés sont sabrés dans la plaine de Grenelle, arrêtés, déportés ou fusillés, sans que les Parisiens fassent le moindre mouvement. Ils ne s'émeuvent pas davantage au 18 fructidor, quand, les royalistes étant arrivés en majorité dans les conseils et travaillant ouvertement à une contre-révolution, le Directoire sauve la République par la violence: ce jour là, Paris fut tout à coup occupé par douze mille hommes que commandait Augereau, et, sans qu'il y eût un coup de fusil tiré, la grande conspiration royaliste avorta et ses principaux membres furent arrêtés et déportés. «Tout cela fut exécuté, dit Thibaudeau, aussi tranquillement qu'un ballet d'opéra. Il n'y eut aucune résistance; le peuple de Paris resta immobile.»

    Le Directoire, voyant les idées populaires se tourner avec regret vers le passé, essaya de ranimer les sentiments républicains par des fêtes. La Convention avait ordonné la célébration, tous les ans, de sept fêtes nationales, outre les anniversaires de la révolution. Ces fêtes étaient celles de la Fondation de la République (1er vendémiaire), de la Jeunesse (10 Germinal), des Époux (10 floréal), de la Reconnaissance (10 prairial), de l'Agriculture (10 messidor), de la Liberté (9 et 10 thermidor), des Vieillards (10 fructidor). On y ajouta celle de la Souveraineté du peuple, pour l'époque des élections, et l'on célébra d'ailleurs accidentellement tous les grands événements, les victoires de Bonaparte en Italie, la mort de Hoche, le traité de Campo-Formio, etc. Il y eut donc, sous le gouvernement directorial, des fêtes très-nombreuses; la plupart furent (p.208) élégantes et ingénieuses, et se passèrent avec beaucoup d'ordre; mais, malgré la pompe théâtrale des costumes antiques dont s'étaient affublés le Directoire, les conseils, toutes les autorités, malgré les hymnes de Lebrun-Pindare et la musique de Méhul, elles ne furent vues qu'avec ennui, et le peuple, qui n'y était plus acteur, assista avec une grande indifférence à ces cérémonies païennes, que souvent il ne comprenait pas, malgré les commentaires pédants qu'en faisaient les journaux officiels128. «La liberté, dit un contemporain, n'était plus la déité séductrice qui avait son amour, c'était la gloire qui lui apparaissait avec une beauté toute nouvelle aux champs de l'Italie et de l'Égypte.» Cependant quelques-unes de ces fêtes, par leur nouveauté et leur pompe étrange, excitèrent, sinon l'enthousiasme, au moins la curiosité publique.

    La première de ces fêtes originales fut celle du 9 thermidor an IV, dédiée à la Liberté, et où l'on promena en triomphe les dépouilles opimes de nos conquêtes. Le cortége partit du Jardin-des-Plantes, suivit les boulevards du midi et s'arrêta au Champ-de-Mars; il était formé de trois divisions. La première, consacrée à l'histoire naturelle, était composée de dix chars portant des animaux, des minéraux, des végétaux de l'Italie, de l'Égypte, de l'Helvétie; ces chars étaient escortés et suivis par les professeurs et les élèves du Muséum d'histoire naturelle, des écoles Normale et Centrale, etc. La deuxième division, consacrée aux sciences et lettres, était formée de six chars portant le buste d'Homère, des manuscrits, des (p.209) médailles, des antiquités, des livres orientaux, des instruments de physique, des machines; ils étaient suivis par les professeurs et élèves du Collége de France, de l'École Polytechnique, des savants, des hommes de lettres, etc. La troisième division, consacrée aux arts, était formée de vingt-neuf chars portant les copies des chefs-d'œuvre de la sculpture antique et des tableaux acquis par ces traités où Raphaël et Michel-Ange payaient la rançon de leur patrie. Parmi ces trophées de nos victoires étaient les chevaux de Venise, «transportés, disait l'inscription, de Corinthe à Rome, de Rome à Constantinople, de Constantinople à Venise, de Venise à Paris.» Ils étaient suivis par les professeurs et élèves du Musée du Louvre, des peintres, des sculpteurs, des graveurs, etc. Le Champ-de-Mars était décoré lui-même avec des copies de tableaux célèbres et de statues antiques. Cette fête offrit l'un des spectacles les plus saisissants de la révolution:

    Rome n'est plus dans Rome, elle est toute à Paris,

    disaient les républicains avec orgueil; mais elle fut à peine intelligible pour le peuple et n'attira qu'un petit nombre de spectateurs.

    Une autre fête, remarquable par son caractère, fut celle du 22 septembre 1798, où se fit la première exposition des produits de l'industrie française, heureuse idée due à François de Neufchâteau et qui n'a plus été abandonnée. Cette exposition, qui ressembla plutôt à une grande foire qu'à nos magnifiques expositions modernes, se fit dans le Champ-de-Mars.

    Ajoutons à ces fêtes celle du 10 décembre 1797, où Bonaparte présenta au Directoire le traité de Campo-Formio; elle eut lieu dans la cour du palais du Luxembourg et fut très-imposante; mais ce ne fut pas la pompe des costumes et des décorations, celle des discours et de la (p.210) musique qui enivrait les spectateurs, ce fut l'objet même de la fête, la joie et l'orgueil de nos prodigieuses victoires, la vue du drapeau triomphal où elles étaient inscrites en lettres d'or, enfin et surtout la présence du triomphateur, de «ce jeune homme, petit, pâle, chétif, au regard ardent et profond, au costume et aux manières simples, qui saisissait toutes les imaginations et laissait dans tous les esprits une impression indéfinissable de grandeur et de génie129

    XIX. Culte naturel ou des Théophilanthropes.

    Dans ces fêtes du Directoire, tout était païen, costumes, langages, ornements; Cérès et Bacchus avaient des autels sur nos places publiques; la pensée, le rêve du gouvernement était de ressusciter Athènes et Rome; mais le peuple parisien commençait à se moquer de tous ces oripeaux mythologiques, de toutes ces allégories, de tous ces personnages de théâtre, et lorsque ces pompes vides et muettes passaient devant les vieilles basiliques, devant les monuments délabrés de la foi de nos pères, il regardait en soupirant leurs portes fermées, leurs saints mutilés, leurs croix abattues; il se retournait vers ses croyances anciennes et regrettait les cérémonies si touchantes du catholicisme.

    La Convention avait décrété la liberté des cultes; mais cette liberté se trouvait empêchée presque complétement par les passions et les préjugés révolutionnaires, par la crainte que le souvenir du passé entretenait dans les esprits: «la plupart des autorités, disait Lanjuinais, continuant le système persécuteur des Hébert et des Chaumette, érigeaient en délit l'exercice des cultes dans les (p.211) édifices nationaux qui avaient toujours eu cette destination.» Le 11 prairial an III (31 mai 1795), elle décréta que les citoyens des communes auraient le libre usage des édifices non aliénés destinés, ordinairement aux exercices des cultes; qu'ils pourraient s'en servir sous la surveillance des autorités, tant pour ces exercices que pour les assemblées ordonnées par la loi; que ces édifices seraient réparés et entretenus par les communes sans contribution forcée; qu'il en serait accordé quinze à la Commune de Paris; que ces édifices pourraient être communs à plusieurs cultes; que nul ne pourrait y remplir le ministère d'aucun culte, à moins qu'il n'eût fait acte de soumission aux lois de la République, etc. Le 6 vendémiaire an IV, elle compléta ce décret en prononçant des peines contre ceux qui empêcheraient l'exercice d'un culte ou insulteraient ses ministres, contre ceux qui voudraient contraindre les citoyens à observer certains jours de repos, qui exposeraient extérieurement les signes d'un culte ou en porteraient le costume, qui provoqueraient dans des prédications religieuses à la rébellion, à la guerre civile, au rétablissement de la royauté, etc. Les réunions pour l'exercice d'un culte dans les maisons particulières étaient d'ailleurs autorisées, pourvu qu'elles ne comprissent, outre les habitants de la maison, que dix personnes.

    D'après ces deux décrets, quinze églises, dont nous allons donner les noms, furent rouvertes dans Paris, mais sans bruit, sans pompe, avec crainte, sous l'œil peu bienveillant des autorités civiles; d'ailleurs elles ne se rouvrirent que pour les prêtres constitutionnels qui consentirent seuls à faire soumission aux lois de la République, et elles furent peu fréquentées, les prêtres réfractaires continuant à officier dans les maisons particulières. Néanmoins, cette résurrection légale des cérémonies catholiques fit sensation; le clergé révolutionnaire essaya même de reformer une église nationale, et il se tint, à cet effet, dans l'église Notre-Dame, un concile sous la (p.212) présidence de Grégoire, évêque de Blois, qui attira un grand nombre de spectateurs.

    Le Directoire s'inquiéta de ce réveil de l'esprit religieux, et il essaya ou de le détourner ou de le combattre en fondant, à l'imitation de Robespierre, une religion nouvelle; ce fut le culte de la Nature ou des Théophilantropes, dont Laréveillère-Lépeaux fut le promoteur, et, pour ainsi dire, le grand-prêtre. Cette secte, qui avait pour toute croyance l'existence de l'être suprême et l'immortalité de l'âme, s'établit d'abord dans l'église Sainte-Catherine, au coin des rues Saint-Denis et des Lombards, et se mit à copier ou à parodier les cérémonies catholiques. On tapissa le temple d'inscriptions morales, de vers et de sentences; on y plaça un autel carré, sur lequel on déposait des corbeilles de fleurs ou de fruits, une tribune, d'où un lecteur en tunique bleue et robe blanche faisait des instructions morales; puis, les jours de décade, on y fit une sorte de service religieux, ou l'on chantait des hymnes pieux, une paraphrase du Pater, des odes de J.-B. Rousseau. On y célébra des fêtes à la Jeunesse, à la Vertu, à la Vieillesse, au Courage; on y faisait des cérémonies de mariage, de naissance, de décès, etc. Tout cela était prétentieux, froid, puéril; mais les idées philosophiques de Rousseau avaient encore tant d'influence, le catholicisme et le clergé étaient encore si impopulaires, que le culte naturel attira des curieux et eut des sectateurs. Alors Laréveillère voulut lui donner de plus grands théâtres, et il fit rendre un arrêté départemental par lequel il était ordonné au clergé constitutionnel, en vertu de la loi du 6 vendémiaire an III, de partager les édifices religieux avec les théophilanthropes; de sorte que les jours de décadis, tout exercice du culte catholique devait cesser à huit heures du matin et ne pouvait être repris qu'à six heures du soir; les signes du culte devaient être enlevés ou voilés, et les costumes affectés à des cérémonies (p.213) catholiques proscrits. Les frais d'entretien de ces édifices étaient partagés par les deux cultes, et les clefs devaient être déposées chez le commissaire de police. Les prêtres constitutionnels consentirent seuls à ce sacrilége arrangement, qui augmenta leur discrédit, et les fidèles catholiques n'en furent que plus empressés à chercher la messe d'un prêtre proscrit dans quelque pièce obscure d'une maison isolée, comme les premiers chrétiens dans les catacombes. Les quinze églises accordées par la loi du 11 prairial pour l'exercice des cultes furent ainsi converties en temples païens et se trouvèrent placées sous l'invocation de ces idéalités allégoriques qui étaient si chères à la philosophie révolutionnaire130.

    XX. Tableau de Paris sous le Directoire.

    L'aspect de Paris pendant la période directoriale marque la transition qui se fait de la République à la monarchie: à l'extérieur, dans (p.215) les actes du gouvernement, dans les lois, sur les murs, tout est encore républicain; à l'intérieur, mœurs, langage, passions, tout redevient monarchique. Le peuple a quitté son bonnet rouge et sa pique; il est rentré dans ses échoppes, dans ses taudis, dans sa misère; pour tous plaisirs, il a les fêtes officielles, le récit de nos victoires et la loterie que le Directoire vient de rétablir. La bourgeoisie est sortie de sa peur et fait revoir ses richesses; les équipages reparaissent; les magasins de luxe sont rouverts; tous les lieux de plaisirs, surtout les maisons de jeux, sont encombrés de riches oisifs et de parvenus. La vente des biens nationaux, le trafic des assignats, les accaparements de blé et surtout les fournitures des armées avaient engendré des fortunes nouvelles, fortunes infâmes, cimentées du sang de nos soldats; les possesseurs de ces fortunes, «enfants de l'agiotage et de l'immoralité,» jettent l'argent à pleines mains, affichent le luxe le plus effréné et une ardeur de débauche, une fureur d'orgie renouvelées des temps de la Régence. Imitateurs des marquis de l'ancien régime, qu'ils surpassent en insolence et en ridicule, ils remettent à la mode les bals de l'Opéra, la sotte promenade de Longchamp, les petites maisons, les soupers de prostituées, vantant toutes les habitudes monarchiques, calomniant les institutions républicaines, se moquant de toutes les croyances et de tous les sentiments. Les chefs des thermidoriens, Barras surtout, qui était le protecteur de tous les voleurs publics, donnèrent le signal de toutes ces folies et justifièrent ainsi le nom de pourris que Robespierre leur avait donné. On vit alors dans les salons, dans les théâtres, dans les promenades, au jardin des Tuileries, au boulevard des Italiens, à Tivoli, à Frascati, des femmes impudiques, madame Tallien entre autres, se montrer costumées à l'antique, vêtues seulement d'une robe de gaze retenue par des camées, les seins, les bras et les jambes nues, en sandales ou en cothurnes, avec des (p.216) bagues aux pieds, les cheveux bouclés et épars. Tuniques, bijoux, coiffures, meubles, tout était à la grecque; les courtisanes d'Athènes étaient les modèles recherchés. «On dirait, dit un contemporain, que le musée des Antiques n'a été formé que pour l'instruction des couturières et des coiffeurs.» «Jamais, ajoute un journal, les femmes n'ont été mieux mises ni plus blanchement parées. Elles sont toutes couvertes de ces châles transparents qui voltigent sur leurs épaules et sur leur sein découvert, de ces nuages de gaze qui voilent une moitié du visage pour augmenter la curiosité, de ces robes qui ne les empêchent pas d'être nues. Dans cet attirail de sylphes, elles courent le matin, à midi, le soir; on ne voit qu'ombres blanches qui circulent dans toutes les rues; c'est l'habillement des anciennes vestales, et les filles publiques sont costumées comme Iphigénie en Aulide sur le point d'être immolée.» Quant aux incroyables, s'ils n'étaient pas fonctionnaires et comme tels obligés de porter la chlamide, la prétexte, la toque et tout l'attirail de toilette antique prescrit par les décrets, ils outraient leurs ridicules avec la coiffure en cadenettes, l'habit à haut collet noir, les culottes à mille rubans, des bijoux aux oreilles, aux mains, dans les poches et la canne noueuse et tortue. Jamais il n'y eut un tel amour de plaisirs, de danses, d'histrions et de baladins; jamais les mauvais livres, les spectacles licencieux et les courtisanes n'avaient eu une si grande vogue; une chanson de Garat, un roman de Pigault-Lebrun, surtout une pirouette de Vestris, ce «dieu de la danse,» ce héros de tous les boudoirs, passionnaient les salons de l'aristocratie nouvelle. «Après l'argent, dit une brochure du temps, la danse est devenue l'idole des Parisiens. Du petit au grand, du riche au pauvre, c'est une fureur, c'est un goût universel. On danse aux Carmes, où l'on égorgeait; on danse aux Jésuites, au séminaire Saint-Sulpice, aux Filles-Sainte-Marie, dans trois ou quatre églises, chez Ruggieri, chez Lucquet, chez (p.217) Mauduyt, chez Wentzel, à l'hôtel Thélusson, au salon des ci-devant Princes, on danse partout.» En outre, on comptait à Paris dix-sept grands théâtres131 et plus de deux cents théâtres bourgeois. «Il y en avait, dit Brazier, dans tous les quartiers, dans toutes les rues, dans toutes les maisons. Il y avait le théâtre de l'Estrapade, celui de la Montagne-Sainte-Geneviève, ceux de la Boule-Rouge, de la rue Montmartre, de la rue Saint-Sauveur, du cul-de-sac des Peintres, de la rue Saint-Denis, du faubourg Saint-Martin, de la rue des Amandiers. On jouait la comédie dans les boutiques des marchands de vin, dans les cafés, dans les caves, dans les greniers, dans les écuries. La fièvre du théâtre s'était emparée de toutes les classes.»

    XXI. Révolution du 18 brumaire.--Paris sous le Consulat.--Rétablissement du culte catholique.--Embellissements de Paris.

    Avec de telles mœurs, avec un tel amour du luxe et des plaisirs, avec le dégoût ou l'indifférence de la population pour la patrie, la liberté et toutes ces idées qui avaient passionné Paris six ans auparavant, la République était impossible à maintenir, et il semblait qu'il n'y eût qu'un pas à faire pour revenir à la domination d'un homme: aussi, quand, au milieu des dangers où se trouvait le pays, au milieu de l'anarchie où végétait le gouvernement directorial, on annonça que Bonaparte, ayant quitté l'Égypte, venait de débarquer (p.218) en France, il y eut à Paris la joie la plus folle: on s'embrassait, on se félicitait, on croyait tout sauvé. Le vainqueur des Pyramides arriva à Paris et vint se loger dans son petit hôtel de la rue Chantereine ou de la Victoire132. Tous les partis s'offrirent à lui; il fit son choix; mais lorsque la conspiration qui devait renverser la Constitution et le gouvernement de l'an III eut été complétement ourdie, il n'osa l'exécuter dans la ville du 14 juillet: craignant le réveil de son esprit révolutionnaire, appréhendant l'un des soulèvements soudains de sa population, il mit le complot hors de son atteinte et de sa vue. Le corps législatif fut transféré à Saint-Cloud, c'est-à-dire placé à la merci des conspirateurs; puis, à l'aide du ministre de la police Fouché et de l'administration départementale de la Seine, les barrières furent fermées, les rues couvertes de troupes, les faubourgs contenus par des menaces et des émissaires, le commandement des quartiers et des palais confié aux plus dévoués généraux, les murs placardés de proclamations mensongères; et, pendant la nuit, l'attentat qui livrait la République à un dictateur fut consommé.

    Paris, en se réveillant, apprit par des affiches, où les faits les plus clairs étaient dénaturés, la nouvelle de cette déloyale révolution; il en conçut plus d'étonnement que d'horreur; le Directoire, la Constitution et la République se trouvaient tellement discrédités, haïs, méprisés, qu'un changement était presque universellement désiré. La bourgeoisie voulait de l'ordre, même au prix de la liberté, et un gouvernement fort, fût-il tyrannique; le peuple était séduit par le prestige de la gloire de Bonaparte et se sentait prêt à tout pardonner au vainqueur des ennemis de la France. Quant aux partis extrêmes, les royalistes croyaient que le 18 brumaire était un acheminement à la restauration de l'ancien régime, et les (p.219) Jacobins étaient devenus une minorité sans crédit. Comme on craignait de la part des députés chassés quelque réunion dans les faubourgs, quelque serment du jeu de paume, le nouveau pouvoir les frappa de terreur en déportant, sans jugement et par une simple ordonnance, cinquante-sept des patriotes les plus redoutables; et, grâce à cette exécution odieuse, l'usurpation consulaire s'établit sans opposition.

    L'un des premiers soins du Consulat fut d'assurer la soumission de la capitale, d'enchaîner son esprit de révolte, d'empêcher à jamais ses insurrections, en lui donnant une administration plus régulière et plus dépendante, en divisant ou en amoindrissant de telle sorte l'autorité municipale, que les dernières traces de l'unité et de la puissance de la terrible Commune de 93 disparurent. Pour cela, on rétablit sous d'autres noms les magistratures de l'ancien régime, c'est-à-dire le prévôt des marchands sous le nom de préfet de la Seine, et le lieutenant de police sous le nom de préfet de police. Le premier, homme de la cité et véritable maire, mais nommé par le gouvernement et sans initiative, était chargé des recettes, des dépenses, des monuments, de la voirie, etc., et il avait sous lui douze maires distribués dans chaque arrondissement et ayant principalement dans leurs attributions les registres de l'état civil. Le second était chargé de la sécurité et de la salubrité publiques, des approvisionnements des halles, de l'éclairage, etc. Le premier préfet de la Seine fut Frochot, ancien membre de l'Assemblée constituante, et le premier préfet de police, Dubois, ancien avocat au Parlement de Paris.

    Bonaparte n'avait jamais aimé Paris: il avait vu avec mépris l'insurrection du 10 août133; il avait réprimé sans pitié l'insurrection du 13 vendémiaire, et il avait conçu dans ces deux (p.220) journées une opinion mauvaise de ce cœur de la France dont il comprenait mal les mouvements, de ce peuple et de cette bourgeoisie tour à tour si apathiques, si turbulents, si faciles à s'échauffer, si prompts à se refroidir. Néanmoins, dans les premiers temps et malgré l'opposition sourde qu'il sentait en eux, il affectait pour les Parisiens une grande estime: «Ma confiance particulière, disait-il, dans toutes les classes du peuple de la capitale, n'a point de bornes. Si j'étais absent, si j'éprouvais le besoin d'un asile, c'est au milieu de Paris que je viendrais le chercher. Je me suis fait mettre sous les yeux tout ce qu'on a pu trouver sur les événements les plus désastreux qui ont eu lieu à Paris dans les dix dernières années; je dois déclarer, pour la décharge du peuple de cette ville, aux yeux des nations et des siècles à venir, que le nombre des méchants citoyens a toujours été extrêmement petit. Sur quatre cents, je me suis assuré que plus des deux tiers étaient étrangers à la capitale; soixante ou quatre-vingts seuls ont survécu à la révolution.»

    Malgré ces paroles, il ne partit pour Marengo qu'en jetant derrière lui un regard de défiance sur cette ville où l'imprévu éclate comme la foudre, où l'opposition républicaine, comprimée, non vaincue, semblait n'attendre qu'un revers du dictateur pour se venger du 18 brumaire, où les royalistes tramaient les plus sanglants complots. Aussi, quinze jours seulement après sa victoire, il était de retour à Paris (1er juillet 1800): mais il trouva la ville illuminée et pleine d'enthousiasme; l'admiration avait fait taire toutes les oppositions. «On ne criait pas vive Bonaparte! dit un journal du temps, mais (p.221) tout le monde parlait du premier consul et le bénissait; on ne criait pas Vive la République! mais on la sentait et on en jouissait.» Et quand, à la fête du 14 juillet, on vit figurer au Champ-de-Mars la garde consulaire qui arrivait de Marengo, chargée des drapeaux autrichiens, et qui portait, sur ses figures basanées, sur ses habits poudreux et délabrés, le témoignage de sa victoire, des applaudissements unanimes éclatèrent.

    Six mois après, l'attentat du 3 nivôse (24 décembre 1800), par lequel trente-deux personnes furent tuées ou blessées et quarante-six maisons de la rue Saint-Nicaise détruites ou ébranlées, augmenta la popularité de Bonaparte en excitant contre les fureurs des partis une indignation universelle: on s'empressa d'aider la police dans ses recherches; on fêta le cocher du premier consul; on approuva même la mesure abominable qui envoya périr dans une île déserte cent trente-trois Jacobins complétement étrangers au crime.

    Enfin, la paix d'Amiens mit le comble à la gloire de Bonaparte et à la reconnaissance des Parisiens. La ville reprit alors une grande prospérité: industrie, commerce, beaux-arts, tout sembla renaître; les salons se rouvrirent; les étrangers accoururent dans cette Babylone révolutionnaire qu'ils croyaient pleine de ruines et à demi-déserte, et qu'ils retrouvèrent magnifique, paisible, peuplée, amoureuse de plaisirs, avec ses musées remplis de nouvelles richesses, ses innombrables théâtres, ses bals, ses concerts, même son carnaval, qui lui fut restitué par les pouvoirs nouveaux, heureux de revoir les ignobles mascarades où le peuple s'abrutissait et que la République avait sagement supprimées pendant dix ans. Bonaparte s'occupa alors de l'amélioration de sa capitale avec une sollicitude qui ne se ralentit pas pendant tout son règne. «Il entrait dans mes rêves, disait-il plus tard, de faire de Paris la véritable capitale de l'Europe. Parfois je voulais qu'il devînt une ville de deux, (p.222) trois, quatre millions d'habitants, quelque chose de fabuleux, de colossal, d'inconnu jusqu'à nos jours et dont les établissements eussent répondu à la population 134.» Mais en même temps il s'attacha à lui enlever toute influence politique, et à n'en faire que la splendide résidence du chef de l'État.

    L'un de ses premiers actes, le plus important de tous pour la restauration morale et matérielle de Paris, fut le rétablissement officiel et public du culte catholique. Dès qu'il s'était emparé du pouvoir, il avait fait cesser les cérémonies puériles des théophilantropes et ordonné de rendre aux prêtres catholiques l'usage de toutes les églises non aliénées. En juin 1801, il avait autorisé le clergé constitutionnel à tenir un concile dans l'église Notre-Dame; quarante-cinq évêques et quatre-vingts prêtres députés par les diocèses y avaient assisté; leurs conférences publiques avaient attiré la foule et excité le plus vif intérêt. Le 14 juillet, «jour désigné par le gouvernement pour célébrer la paix de Lunéville,» ils avaient chanté une messe solennelle dans l'église métropolitaine, «avec un Te Deum en actions de grâces de tous les bienfaits que le Seigneur avait répandus sur le peuple français; «néanmoins, tous leurs efforts pour attirer à eux le clergé réfractaire et mettre fin au schisme avaient échoué. Enfin, le premier consul ayant signé avec le pape un concordat par lequel la religion catholique était reconnue comme la religion du gouvernement et de la majorité des Français, le culte catholique fut partout publiquement rétabli; Paris redevint le siége d'un archevêché et fut divisé en douze paroisses, lesquelles eurent une ou plusieurs succursales, et, le jour de Pâques (8 avril 1802), les consuls et toutes les autorités se rendirent à Notre-Dame et assistèrent à la messe et au Te Deum.

    Quelques jours après, l'Université fut fondée, et Paris se trouva (p.223) doté de quatre grands centres d'instruction, sous le nom de lycées, outre les écoles spéciales de droit et de médecine, qui furent régulièrement rétablies, l'École polytechnique, qui fut placée à l'ancien collége de Navarre, etc.

    En même temps que la capitale avait sa part de ces grands actes de restauration générale, elle était spécialement l'objet des préoccupations du gouvernement consulaire. Ainsi, on imposa à la boulangerie des règlements sévères et on la força de balancer ses achats avec la consommation135; on établit des greniers de réserve qui empêchaient les hausses exorbitantes dans la valeur des grains, et l'on mit ainsi Paris, si souvent éprouvé par la faim depuis dix ans, à l'abri de la disette et de l'agiotage. L'éclairage des rues, si négligé pendant la révolution, fut porté à dix mille becs de lumière. On renouvela une partie du pavé, on construisit des égouts, on ouvrit des voies nouvelles; mais, malgré ces améliorations et celles qui les suivirent, Paris garda en grande partie l'aspect qu'il avait sous l'ancien régime, c'est-à-dire que ses rues restèrent sales et encombrées par les échoppes et les étalages des petits métiers et des petits commerces. On restaura les Tuileries, on commença la construction des rues de Rivoli et Castiglione, le déblaiement du Carrousel, etc.; mais ce fut moins pour embellir cette partie de la ville «que pour isoler la demeure du chef de l'État et la mettre à l'abri des attaques d'une immense population136.» On continua ou (p.224) l'on entama la construction de l'avenue du Luxembourg, et de la place de la Bastille, de la Halle aux vins, des quais d'Orsay et des Invalides, des ponts d'Austerlitz, des Arts, de la Cité, etc. On soumit à une surveillance rigoureuse et à de nouveaux règlements les maisons de débauche qui avaient pris sous le Directoire les proportions les plus hideuses et étaient devenues les réceptacles de tous les crimes; mais on laissa subsister les maisons de jeu, dont le gouvernement tirait des sommes considérables, où les officiers allaient engloutir le butin de nos conquêtes; on ouvrit même des tripots pour le peuple et l'on accrut les proportions de la loterie.

    XXII. Conspiration de Georges, Pichegru et Moreau.--Opinion et agitation de Paris à cette époque.--Établissement de l'empire.

    Malgré l'admiration que lui inspirait un gouvernement si glorieux, si éclairé, Paris n'avait pas encore pardonné le 18 brumaire, et, (p. 225) quand Bonaparte se fit donner le consulat à vie, un sourd mécontentement commença à courir dans une grande partie de la population, surtout dans les faubourgs, qui étaient restés jacobins. Aussi, quand il se rendit au sénat avec un cortége aussi pompeux que celui des anciens rois, il fut accueilli par un profond silence. La rupture de la paix d'Amiens mit dans l'opposition la bourgeoisie, qui vit son commerce livré à toutes les aventures d'une guerre interminable. D'ailleurs, on commençait à croire que l'ordre avait été acheté à un trop grand prix. La tribune et la presse n'étaient plus libres, et une police brutale et tyrannique disposait sans contrôle de la personne des citoyens. On parlait avec une mystérieuse horreur de la tour du Temple, devenue la Bastille du nouveau gouvernement, où l'on jetait arbitrairement des chouans et des républicains, d'où l'on extrayait des victimes pour la plaine de Grenelle. Les bruits les plus sinistres, les calomnies les plus odieuses couraient dans le peuple et dans les salons sur les exécutions secrètes, les fusillades nocturnes qui se faisaient dans cette prison par les mains des gendarmes d'élite, troupe privilégiée, dévouée au premier consul, et que commandait le plus zélé de ses officiers, le général Savary.

    Toute cette opposition, qui ne consistait d'abord qu'en paroles et en murmures, se manifesta plus ouvertement quand le gouvernement annonça qu'il venait de découvrir une grande conspiration, celle de Georges et de Pichegru, quand il fit arrêter Moreau, longtemps avant les deux (p.226) chefs royalistes, comme étant leur complice. Bonaparte fit rendre alors une loi, digne des temps de la terreur, par laquelle quiconque donnerait asile à Georges, Pichegru et leurs compagnons serait puni de mort. On ordonna la clôture de tout Paris; les barrières furent fermées, l'entrée et la sortie de la Seine gardées par des chaloupes armées, des patrouilles et des corps de garde établis dans toutes les rues et hors du mur d'enceinte, avec ordre de faire feu sur quiconque tenterait de s'enfuir. La police fit placarder des proclamations à la bourgeoisie, des promesses de récompense aux délateurs; et les proscrits, traqués en tous lieux, ne trouvant d'asile que pour une nuit, furent successivement arrêtés. Malgré cela, on ne crut pas à la réalité de la conspiration, et l'on pensa que le premier consul poursuivait dans Moreau un rival et le défenseur de la République. D'ailleurs, les Parisiens, se voyant soumis à une police inquisitoriale, à des visites domiciliaires, aux recherches d'une armée entière qui tenait toutes les communications fermées, ne cachèrent pas leur mécontentement; il y eut même quelque agitation dans les rues, surtout aux abords du Temple; les bruits d'emprisonnements mystérieux, de meurtres secrets redoublèrent; enfin, l'assassinat du duc d'Enghien vint justifier ces sinistres rumeurs (21 mars). A cette nouvelle, «la consternation fut générale, dit Pelet de la Lozère; on ignorait les circonstances du fait; la génération nouvelle connaissait à peine l'existence du prince; mais on était profondément affligé de voir le premier consul ternir sa gloire par cette sanglante exécution137138.» Les courtisans cherchèrent à rendre ridicule l'émotion des Parisiens, et ils l'attribuèrent au mécontentement que leur causait la fermeture des barrières à l'époque de l'année où se faisait la promenade de Longchamp. «Les habitants de la capitale, raconte Réal, avaient cessé de songer à la (p.227) conspiration, et, pendant que la police redoublait d'efforts pour s'emparer des personnes compromises, fouillait les maisons, démolissait des cachettes, la grande question à Paris était de savoir comment aurait lieu la promenade de Longchamp si la barrière de l'Étoile restait fermée. Heureusement, les deux derniers complices de Georges furent arrêtés dans la matinée du dimanche des Rameaux; l'ordre d'ouvrir les barrières fut aussitôt donné, et la promenade de Longchamp put avoir lieu comme à l'ordinaire.»

    Ce n'étaient pas de telles puérilités qui causaient l'agitation de Paris et lui donnaient «un aspect sinistre comme aux jours de crise de la révolution.» Le premier consul ne s'y trompa pas: «informé par ses ministres, raconte Pelet de la Lozère, de l'effet produit par l'exécution du duc d'Enghien, il devint plus sombre encore et plus menaçant. Ses inquiétudes se portèrent sur le Corps Législatif alors assemblé: quelque signe de mécontentement pouvait s'y produire; il donna ordre de clore la session. Le même jour, il arriva à l'improviste au conseil d'État et exhala les sentiments dont il était agité en termes de colère contre Paris138» Puis il appela de nouvelles troupes, pressa le procès de Moreau, dédaigna les calomnies que la mort de Pichegru fit répandre contre lui; enfin, mettant à profit le danger que la conspiration de Georges venait de lui faire courir, les craintes excitées par la rupture de la paix d'Amiens, l'inquiétude générale, il se fit présenter des adresses par l'armée, les tribunaux, les autorités, pour l'établissement du gouvernement héréditaire, et, le 18 mai, un sénatus-consulte le proclama empereur.

    Quand le décret qui mettait fin à la République fut voté, «les habitants de Paris apprirent par des salves d'artillerie que la forme du gouvernement était changée; quelques fonctionnaires (p.228) illuminèrent le soir leurs maisons: ce fut tout le témoignage de la joie publique139.» Le lendemain, le sénatus-consulte fut proclamé dans les principales rues avec un cortége digne de l'ancienne monarchie: on y voyait les douze maires, les deux préfets et le gouverneur de Paris, les trois présidents des assemblées législatives, une foule de généraux et de fonctionnaires, avec des escadrons de cavalerie et des corps de musique. Cette proclamation ne reçut partout que de rares applaudissements, excepté dans les casernes et aux Invalides, où les soldats saluèrent avec enthousiasme l'avènement du nouveau César.

    Quelques jours après, le procès de Moreau commença, et il causa une si grande agitation qu'on se crut à la veille d'une nouvelle révolution et du renversement de l'empire. «La bourgeoisie, toujours indépendante dans son jugement, s'était passionnée pour Moreau 140:» le gouvernement employa des mesures énergiques pour l'empêcher de manifester son opinion. «Tout prit dans Paris, dit Pelet, un aspect menaçant; les troupes furent consignées dans les casernes et se tinrent prêtes à marcher: mais pouvait-on compter sur elles? L'empereur voulut que ses aides de camp visitassent toute la nuit les postes et lui rendissent compte d'heure en heure de l'état de Paris 141...» «Aujourd'hui que les temps sont changés, raconte Chateaubriand, et que le nom de Bonaparte semble seul les remplir, on n'imagine pas à combien peu encore paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence, et pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied; des flots de peuple se portèrent au Palais-de-Justice 142.» «Jamais, ajoute madame de Staël, l'opinion de Paris contre Bonaparte ne s'est montrée avec tant de force qu'à cette époque 143. «Mais la population (p.229) parisienne avait abdiqué; l'armée était toute-puissante; Moreau fut donc condamné avec les vingt royalistes qu'on lui avait donnés pour complices, et cette condamnation consolida l'établissement du nouvel empire. Néanmoins, Paris couvrit d'éloges les juges qui avaient osé ne condamner Moreau qu'à deux ans de prison, et il vit avec horreur l'échafaud se relever, comme aux jours de la terreur, pour douze obscurs royalistes.

    XXIII. Opposition de Paris à l'Empire.--Ressentiment de Napoléon.--Fêtes du sacre.--Condition du peuple de Paris.--Paris après Austerlitz et Iéna.

    Napoléon, empereur, renouvela les dignités, l'étiquette, les costumes de l'ancienne cour; il eut des aumôniers, des chambellans, des écuyers; il donna à ses frères les titres et les attributions des anciens princes. Tout cela fut vu par la population parisienne, surtout par les classes riches, avec répugnance et moqueries:» on fit beaucoup de plaisanteries dans les salons sur les nouveaux titres d'Excellence et d'Altesse dont certains personnages allaient être revêtus; les épigrammes et les calembours ne manquèrent pas; quelques caricatures circulèrent secrètement 144; on hasarda même quelques allusions au théâtre; mais aucune résistance sérieuse ne se (p.230) manifesta145.» «Bonaparte savait très-bien, dit madame de Staël, que les Parisiens feraient des plaisanteries sur ses nouveaux nobles; mais il savait aussi qu'ils n'exprimeraient leur opinion que par des quolibets et non par des actions 146.» «Néanmoins, il ne voulut pas qu'on lui envoyât des députations des départements pour le complimenter, de peur qu'elles ne s'inoculassent cet esprit d'opposition qui était dans Paris et ne le remportassent dans leurs provinces147

    L'improbation devint plus sérieuse lorsqu'il fut question du sacre, lorsqu'on apprit les pompes et les magnificences dont cette cérémonie de l'ancien régime devait être accompagnée; elle se manifesta si hautement et par tant de voies, qu'un jour Napoléon entra au conseil d'État, plein de fureur, en jetant son chapeau, et il exhala en ces termes le ressentiment qu'il couvait depuis longtemps contre la capitale: «Ne serait-il pas possible de choisir une autre ville pour le couronnement? Cette ville a toujours fait le malheur de la France. Ses habitants sont ingrats et légers; ils ont tenu des propos atroces contre moi. Ils se seraient réjouis du triomphe de Georges et de ma perte... Je ne me croirais pas en sûreté à Paris sans une nombreuse garnison; mais j'ai deux cent mille hommes à mes ordres, et quinze cents suffiraient pour mettre les Parisiens à la raison... Les banquiers et les agents de change regrettent sans doute que l'intérêt de l'argent ne soit plus à cinq pour cent par mois; plusieurs mériteraient d'être exilés à cent lieues de Paris. Je sais qu'ils ont répandu de l'argent parmi le peuple pour le porter à l'insurrection. J'ai fait semblant de sommeiller pendant un mois; j'ai voulu voir jusqu'où irait la malveillance; mais qu'on y prenne garde, mon (p.231) réveil sera celui du lion... Je sais qu'on déclame contre moi, non-seulement dans les lieux publics, mais dans les réunions particulières, et que des fonctionnaires, dont le devoir serait de soutenir mon gouvernement, gardent lâchement le silence ou même se joignent à mes détracteurs... Le préfet de Paris devrait mander les maires des douze arrondissements, le conseil municipal, les agents de change, tous ceux qui ont action sur l'opinion, pour leur enseigner à la mieux diriger. Il n'est rien qu'on ne fasse pour indisposer la capitale contre moi148

    Et à l'appui de ces paroles, il fit insérer dans la Gazette de France, sur les motifs qui avaient décidé les empereurs romains à transférer leur résidence à Constantinople, un article plein d'allusions transparentes (28 sept. 1804), où l'on disait: «Ces princes, qui avaient ramené l'ordre, la paix et la tranquillité dans Rome et dans l'empire, illustrés par des victoires éclatantes sur les barbares de l'Asie et du Nord, vinrent, après tant d'exploits, triompher dans la capitale: ils s'attendaient naturellement à y recevoir l'accueil que méritaient leurs travaux guerriers; mais ils n'y trouvèrent qu'un peuple ingrat, inconstant, léger, qui, loin d'apprécier leurs services et de bénir la main qui avait cicatrisé ses blessures, cherchait à les tourner en ridicule. Toutes les fois qu'ils paraissaient dans le Cirque, au théâtre ou dans d'autres lieux publics, ils étaient témoins des applications indécentes, des sarcasmes, des calembours qu'on se permettait en leur présence, tandis que les habitants des provinces se trouvaient honorés de la présence de leurs monarques, se pressaient sur leurs pas et leur témoignaient la reconnaissance dont ils étaient pénétrés. La comparaison que firent ces empereurs ne se trouva pas à l'avantage de la capitale et les détermina sans doute à établir leur résidence habituelle dans (p.232) des villes, moins splendides à la vérité, mais où ils recevaient un accueil plus flatteur... Puisse cet exemple servir de leçon à la postérité149

    Cependant, les fêtes annoncées avaient attiré à Paris une multitude de provinciaux et d'étrangers. L'arrivée du pape excita une grande émotion, émotion d'abord de mécontentement, puis de curiosité, enfin de vénération. Nul des successeurs de saint Pierre n'avait visité cette ville jadis si chère au saint-siége, aujourd'hui centre de la révolution et chef-lieu de l'incrédulité. Pie VII n'y venait qu'avec une répugnance mêlée de terreur, qu'avec une résignation de martyr; il fut étonné de voir la foule, cette foule si renommée, si calomniée dans l'Europe pour ses impiétés et ses fureurs, qui se pressait sur ses pas et se découvrait humblement devant lui; il la trouva remplissant les églises; enfin, quand il parut au balcon des Tuileries, il fut couvert d'acclamations et tout s'agenouilla pour recevoir sa bénédiction.

    Le sacre fut la cérémonie la plus pompeuse dont Paris eût jamais été le théâtre. La vieille basilique avait été maladroitement restaurée, reblanchie et embarrassée sur sa façade d'un vaste portique; on y réunit les députés des villes, les représentants de la magistrature et de l'armée, tous les évêques, le sénat, le corps législatif, le tribunat, le conseil d'État, etc. L'intérieur était décoré de tentures de velours, et, adossé à la grande porte, se trouvait un trône élevé de vingt-quatre marches, placé entre des colonnes qui supportaient un fronton. L'empereur partit des Tuileries dans une voiture dont la magnificence est restée longtemps proverbiale, escorté des maréchaux à cheval et accompagné d'une multitude de chambellans, hérauts, pages, officiers, fonctionnaires. Il suivit les rues Saint-Honoré et (p.233) Saint-Denis, le Pont-au-Change, la rue de la Barillerie, le quai et le parvis Notre-Dame; et, au retour, le pont Notre-Dame, la rue Saint-Martin, les boulevards, la place de la Concorde et le jardin des Tuileries. Les fêtes durèrent trois jours; le quatrième, le Champ-de-Mars fut le théâtre d'une solennité toute militaire qui vint compléter la cérémonie du sacre: l'empereur donna des aigles aux divers corps de l'armée. Ce fut une grande et sérieuse fête, qui fit éclater les acclamations les plus ardentes, et dont le souvenir, perpétué par le pinceau de David, est encore aujourd'hui populaire.

    Le peuple ne prit part à toutes ces pompes que par d'ignobles distributions de comestibles qu'on lui fit dans les Champs-Élysées, largesse dégoûtante, empruntée à l'ancien régime, et qui fut en usage jusqu'à la fin de la Restauration. Cependant il fut ébloui, non de ces solennités si brillantes, mais de l'événement même qu'elles consacraient. Il accompagna, il est vrai, de quelques murmures, de quelques sarcasmes ces Jacobins et ces soldats transformés en courtisans et embarrassés dans leurs soieries, leurs galons, leurs dentelles, leurs costumes de théâtre; mais il salua de sincères acclamations l'homme qui représentait la gloire militaire de la France et la grandeur de la révolution; il salua surtout cette fortune inouïe dont il aimait les prodiges, dont il se sentait fier et heureux, dans laquelle il semblait se couronner lui-même. Dès lors, l'admiration que lui avaient inspirée les premières victoires de Bonaparte devint de l'adoration; il voua à son empereur une sorte de culte superstitieux qu'aucune faute, aucun revers ne put altérer, et qui s'est perpétué au delà de la mort.

    Cet enthousiasme était, à cette époque, du désintéressement ou plutôt de l'espérance; car le peuple de Paris gagnait aussi peu à l'établissement de l'empire qu'à toutes les révolutions qui se faisaient depuis quinze ans. Lorsqu'il avait été appelé à jouer un (p.234) rôle politique en 1789, il était dans un état de misère, d'ignorance, d'abrutissement, qui approchait de la sauvagerie; aussi, à part l'instinct de dévouement et l'inspiration patriotique qui le firent courir sur la frontière, ne montra-t-il pendant son règne que des passions désordonnées et sanguinaires. Ce règne passé, il rentra dans sa pauvreté, dans sa vie grossière, dans son état de dépendance, sans que la révolution eût servi en rien à son bien-être et à son instruction. En effet, comme les habitants des campagnes, il ne s'était pas enrichi des biens nationaux, de l'abolition de la dîme et des droits féodaux; comme la bourgeoisie, il ne s'était pas emparé de tous les emplois, n'avait pas mis la main dans les opérations financières et pris dans le gouvernement la plus grande part d'influence et de pouvoir. La liberté de l'industrie avait amené les excès de la concurrence et avec elle l'avilissement des salaires, par conséquent, pour le peuple, la continuation de sa misère; les impôts indirects sur les objets de consommation venaient d'être rétablis sous le nom de droits réunis; il était aussi mal logé, aussi mal vêtu, aussi mal nourri que sous l'ancien régime; enfin, à cette époque, qu'une tradition mensongère représente comme une sorte d'âge d'or, la population de Paris était tombée plus bas qu'en 1793, c'est-à-dire à 500,000 âmes, et, sur ce chiffre, on comptait 86,000 indigents!

    Les fêtes du sacre étaient à peine passées que l'opposition parisienne recommença à se manifester durant les préparatifs de la descente en Angleterre. Dans les salons du faubourg Saint-Germain, on fit des railleries interminables sur les coquilles de noix avec lesquelles l'empereur voulait conquérir «la perfide Albion,» et l'on alla voir pour s'en moquer, les chaloupes canonnières que l'on construisait sur le quai des Invalides. Mais les sarcasmes et les rires cessèrent tout à coup après Austerlitz; il n'y eut qu'un cri d'admiration pour (p.235) l'homme de génie qui justifiait si glorieusement sa fortune, et, le 1er janvier 1806, tout Paris salua avec orgueil cent vingt drapeaux autrichiens et russes que l'empereur lui envoyait pour ses étrennes et qui furent portés triomphalement à Notre-Dame, au sénat, au tribunat, à l'Hôtel-de-Ville.

    Quelques mois après, une partie de l'armée victorieuse rentra dans Paris: toute la population courut au-devant d'elle, et la ville lui donna une grande fête. «C'était une heureuse et belle idée, dit un historien, que de faire fêter cette armée héroïque par cette noble capitale, qui ressent si fortement toutes les émotions de la France, et qui, si elle ne les éprouve pas d'une manière plus vive, les rend au moins plus vite et plus énergiquement, grâce à la puissance du nombre, à l'habitude de prendre l'initiative en toutes choses et de parler pour le pays en toute occasion 150

    Alors furent décrétées, pour perpétuer le souvenir de nos victoires, l'érection de la colonne de la place Vendôme, celle des arcs de triomphe du Carrousel et de l'Étoile, celle d'une rue, dite Impériale, qui devait aller de la barrière de l'Étoile à la barrière du Trône, en ayant dans son parcours les Tuileries et le Louvre réunis151. Napoléon ordonna aussi que l'église Sainte-Geneviève fût rendue au culte, en conservant la destination qui lui avait été donnée par l'Assemblée constituante; que quinze fontaines nouvelles fussent établies, parmi lesquelles on remarque celles du Château-d'Eau, du Palmier, de l'Institut, du Gros-Caillou; que le pont du Jardin-des-Plantes fût décoré du nom d'Austerlitz; que quatre grands cimetières fussent ouverts au delà du mur d'enceinte de Paris, etc.

    Après chaque campagne, après chaque traité, la capitale (p.236) recueillait les dépouilles opimes de la victoire; c'était elle qui se trouvait chargée de consacrer le souvenir de tant d'événements prodigieux par quelque monument ou bien par quelque fête. Ainsi, après la campagne de 1806, il fut décrété que l'église de la Madeleine serait achevée et transformée en temple de la Gloire, qu'un pont serait élevé en face du Champ-de-Mars et porterait le nom d'Iéna, que les greniers de réserve, le quai d'Orsay, le Marché aux Fleurs seraient construits ou achevés, etc. Enfin, quand le traité de Tilsitt eut été signé, la garde impériale revint à Paris et on lui fit une réception triomphale (25 novembre 1807). Elle entra par la barrière de la Villette: le préfet de la Seine et les autorités municipales allèrent au devant d'elle et posèrent des couronnes d'or sur ses aigles avec cette inscription: La ville de Paris à la grande armée! Douze mille vieux soldats, commandés par le maréchal Bessières, défilèrent au milieu de la foule enthousiaste, qui leur jetait des branches de laurier, aux cris unanimes de Vive l'empereur! Vive la grande armée! Jamais plus glorieuse troupe n'avait traversé les rues et les boulevards de la capitale! Jamais plus sincères acclamations n'avaient accueilli de plus belles victoires! Paris était fier de représenter la France pour saluer en son nom les vainqueurs d'Iéna et de Friedland! La fête fut terminée par un immense banquet où s'assirent douze mille grognards, et qui avait été dressé dans la double allée des Champs-Élysées, depuis la barrière de l'Étoile jusqu'à la place de la Concorde.

    XXIV. Paris sous l'Empire jusqu'en 1811.--Mariage de l'empereur.--Naissance du roi de Rome.

    L'opposition parisienne, muette pendant trois ans, recommença avec (p.237) la funeste guerre d'Espagne et la prise d'armes de l'Autriche en 1809. On était maintenant rassasié de gloire et de batailles; le blocus continental faisait le désespoir du commerce; on avait vu avec regret la création d'une noblesse héréditaire, l'élévation des frères de l'empereur sur des trônes étrangers, le renouvellement des livrées et des blasons de l'ancien régime; on était mécontent surtout de la police de l'empire, de ce despotisme tracassier et insultant, qui ne respectait pas même la propriété, qui ne laissait aucune liberté, même celle des lettres, qui envoyait madame de Staël en exil «parce que l'air de Paris ne lui convenait pas,» qui rouvrait les prisons d'État et instituait des bastilles, qui abolissait la liberté théâtrale, fermait brutalement vingt-deux petits théâtres, où le peuple s'amusait à bon marché, pour ne laisser vivre que huit théâtres aristocratiques ou bourgeois152. On se fatiguait de ce régime du sabre, de cette dictature glorieuse, mais tyrannique, qui mettait en dehors des honneurs tout ce qui ne portait pas l'épée; du mépris que les prétoriens faisaient du commerce et du bourgeois, de la boutique et du pékin; enfin, et par-dessus tout, on avait horreur de la conscription. Cependant, cette opposition était presque exclusivement dans les salons, dans les comptoirs, non dans les rues et dans les cabarets; elle avait pour principaux instigateurs ceux qui devaient livrer Napoléon à l'étranger; elle se manifesta, pendant l'expédition des Anglais à Walcheren, quand Fouché, ministre de la police, fit lever la garde nationale et en donna le commandement à Bernadotte. Il y eut alors à Paris un mouvement patriotique qui rappelait l'enthousiasme de 1792; on remit au jour les vieux habits, les (p.238) vieilles armes du temps de La Fayette; et Fouché, ainsi que Bernadotte, exploitèrent l'ardeur de la bourgeoisie parisienne, pour faire voir que la patrie n'était pas l'empereur et que la France pouvait se passer du grand homme.

    Napoléon ne prêta qu'une faible attention à cette opposition; ses courtisans ne voyaient Paris qu'avec les yeux des courtisans de Louis XIV. «En général, dit Savary, la société de Paris tourne peu ses regards vers les affaires: une comédie nouvelle y fait bien plus parler que dix batailles perdues ou gagnées.» Néanmoins, la garde nationale fut récompensée de son zèle par une décomposition équivalant à un licenciement; quant à l'accès patriotique de Fouché, il fut puni d'une destitution, et on remplaça ce ministre par Savary; mais la nomination de ce trop dévoué serviteur du grand homme répandit une sorte de terreur: «Chacun faisait ses paquets, raconte-t-il lui-même; on n'entendait parler que d'exils, d'emprisonnements et pis encore; enfin, la nouvelle d'une peste sur quelque point de la côte n'aurait pas plus effrayé que ma nomination au ministère de la police153

    La paix de Vienne fut suivie du divorce de l'empereur avec Joséphine et de son mariage avec une archiduchesse d'Autriche. Marie-Louise fit son entrée à Paris, par les Champs-Élysées et les Tuileries, et elle eut ainsi à traverser, dans la pompe de sa marche, la place où sa tante avait péri sur l'échafaud. La foule était immense, les acclamations unanimes. «La France, dit Savary, avait l'air d'être dans l'ivresse.» «Paris, ajoute Menneval, présentait le soir un spectacle qui tenait de la féerie; jamais illuminations ne furent aussi nombreuses, aussi brillantes; les monuments publics, les églises, les tours, les dômes, les palais, les hôtels et les maisons particulières resplendissaient de feux... La ville voulut répondre par la (p.239) magnificence de ses présents à la grandeur de ce splendide hyménée: elle offrit à l'impératrice une toilette complète en vermeil, avec le fauteuil et la psyché également en vermeil 154,» chefs-d'œuvre d'orfévrerie dont les meilleurs artistes avaient dirigé les dessins, mais plus riches que gracieux, et qui ont été fondus en 1832 pour en appliquer le produit aux victimes du choléra. Les fêtes du mariage durèrent près d'un mois; la noblesse ancienne y courut avec empressement; la bourgeoisie et le commerce furent appelés aux bals de l'Hôtel-de-Ville et courtisés par l'empereur, qui voulait les convertir à son blocus continental; quant au peuple, qui ne participait à ces pompes que par sa joie sincère, sa présence sur le passage du cortége et les distributions dont on le gratifiait, tout en saluant dans la nouvelle impératrice le butin de nos dernières victoires, il vit avec une crainte prophétique la disgrâce de Joséphine et le mariage de Napoléon avec une princesse autrichienne. Cette crainte devint plus vive et parut justifiée quelques mois après, lorsque l'ambassadeur d'Autriche, le prince de Schwartzemberg, ayant donné dans son hôtel une grande fête en l'honneur du mariage, cette fête fut attristée par un horrible incendie, ou périrent plus de trente personnes avec la princesse de Schwartzemberg. Cette catastrophe rappela les fêtes calamiteuses du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

    La naissance du roi de Rome effaça ces pénibles impressions. Aucune nativité princière n'excita une pareille anxiété, un pareil enthousiasme: tout Paris était sur les places, dans les rues, muet, silencieux, écoutant avidement le canon des Invalides; au vingt-deuxième coup qui annonçait que la dynastie napoléonienne avait un héritier, il se fit une explosion d'applaudissements et (p.240) d'acclamations qui retentit dans tous les quartiers. L'ivresse était générale: on croyait que la naissance du roi de Rome était la stabilité, la conservation et surtout la paix! Les fêtes du baptême furent aussi pompeuses que celles du mariage; mais on ne saurait en lire les détails dans les écrits du temps sans songer amèrement à l'inanité de ces adulations, décorations, protestations, illuminations, si trompeuses pour celui qu'on fête, si coûteuses pour la foule qui paie; joies et pompes de commande, que les courtisans allaient successivement déposer en moins de vingt-sept ans autour de trois berceaux également emportés dans la tempête des révolutions.

    L'époque du mariage de l'empereur et de la naissance du roi de Rome est l'époque où l'Empire fut réellement populaire à Paris: tant de gloire, tant de génie, une si grande fortune, une si grande puissance avaient vaincu tout sarcasme, tout murmure, toute opposition, malgré le despotisme croissant du système impérial; il n'y avait plus que de l'admiration ou du moins une crainte respectueuse autour de ce trône assis sur des bases si larges qu'il semblait indestructible. L'industrie faisait des efforts surhumains pour seconder le blocus continental; et, si le commerce parisien avait perdu ses débouchés extérieurs, il en trouvait d'autres dans le vaste empire napoléonien, et il était alimenté par les fêtes impériales, les pompes de la cour, la présence continuelle de ces rois, de ces princes de l'Europe qui venaient se prosterner devant le donneur de couronnes. D'ailleurs, cette époque est celle des plus grandes constructions qui furent faites à Paris sous l'Empire: on commença la façade du palais du Corps Législatif, la Bourse, le palais du quai d'Orsay; on démolit de vieux monuments, Sainte-Geneviève, les Augustins, le Châtelet; on entreprit les marchés du Temple, Saint-Martin, des Blancs-Manteaux, des Carmes, à la Volaille, Saint-Germain, les quais Desaix, Catinat, Montebello, Debilly; on construisit les abattoirs et plusieurs fontaines; on (p.241) projeta le palais du roi de Rome, qui devait être en même temps une forteresse et un camp retranché pour maintenir Paris 155. Au reste, l'architecture de tous les monuments impériaux ne fut pas également heureuse: celle des édifices d'utilité fut appropriée convenablement à leur destination; mais pour les autres, le règne du nouveau César ayant remis à la mode ces imitations de l'antiquité, déjà si ridicules sous le Directoire, on rêva de transformer Paris en Rome impériale; on ne voulut plus voir que des cirques, des temples, des colonnes, des arcs de triomphe; et les monuments élevés à la gloire de Napoléon reproduisirent pompeusement, mais avec une froide servilité, les monuments élevés aux empereurs romains.

    XXV. Paris depuis 1811 jusqu'en 1813.--Conspiration de Mallet.--Les Parisiens à Lutzen et à Leipzig.

    A la fin de 1811, la décadence de l'Empire commença à se manifester par une disette. Le peuple souffrait depuis longtemps de la (p.242) perpétuité de la guerre; un grand nombre de métiers chômait; les denrées coloniales étaient montées, à cause du blocus continental, à un prix exorbitant; une mauvaise récolte vint aggraver les maux de la population parisienne. L'empereur, avec sa vigilance ordinaire, essaya d'y porter remède en faisant acheter des grains qu'on revendit à bas prix, en ouvrant des ateliers de charité, en donnant des sommes considérables aux bureaux de bienfaisance; mais il ne put arrêter le mécontentement, qui était d'ailleurs excité par les apprêts de la guerre de Russie; et lorsqu'il eut inventé un nouveau mode de conscription par la formation des cohortes actives de garde nationale, la désaffection, le désenchantement s'accrurent, et ils ne devaient cesser qu'avec la chute de l'Empire.

    La guerre de Russie excita les pressentiments les plus douloureux dans toute la population; mais Napoléon n'en sut rien: la cour, les autorités, la presse, tout était muet ou n'ouvrait la bouche que pour entonner ses louanges; à mesure qu'il s'élevait dans les nuages de son orgueil et de ses projets gigantesques, il s'éloignait de son origine, de sa nature, de sa force, et n'entendait plus les enseignements de l'opinion populaire. Les bulletins de la campagne furent lus, même dans les faubourgs, avec une grande anxiété: on s'émerveillait de cette marche audacieuse à travers les pays inconnus du Nord; on applaudissait aux exploits accoutumés de nos troupes; on s'enorgueillissait de ces deux cents voltigeurs, enfants de Paris, qui résistèrent, à Witepsk, à deux régiments de la garde russe; mais, au milieu de ces joies, on éprouvait un serrement de cœur. La bataille de la Moskowa n'excita qu'une allégresse officielle, et le canon des Invalides dérida à peine les physionomies; l'entrée à Moscou rassura peu les esprits, et quand on apprit l'incendie de cette ville, il n'y eut dans toutes les classes de la population qu'un sentiment de terreur. Paris présentait alors un singulier spectacle: il vivait (p.243) de sa vie ordinaire, occupé en apparence d'affaires et de plaisirs, calme, docile, surveillé à peine par trois ou quatre mille hommes de garnison; mais, au fond, il était triste, morne, découragé, disposé, non à faire, mais à accepter quelque révolution nouvelle, personne ne croyant plus à la perpétuité de l'établissement impérial, tout le monde étant persuadé que l'épopée napoléonienne finirait par quelque grande catastrophe.

    Un homme audacieux mit à profit cette disposition des esprits, l'appréhension universelle, le manque de nouvelles, pour tenter seul le renversement du gouvernement impérial. Tout son plan reposait sur ce mot magique: L'empereur est mort! Mallet, général du parti de Moreau, déjà compromis dans une conspiration et détenu dans une maison de santé du faubourg Saint-Antoine, s'échappe pendant la nuit de cette maison (16 octobre 1812), fait sortir de la prison de la Force, au moyen d'un faux ordre, les généraux Lahorie et Guidal, anciens aides de camp de Moreau, qui étaient ses complices; puis avec un faux sénatus-consulte, de fausses lettres de service, il se fait suivre par deux bataillons de la garde de Paris, s'empare de l'Hôtel-de-Ville, arrête et met en prison le ministre de la police Savary, le préfet de police Pasquier, et les remplace par Lahorie et Guidal. Le jour commençait à paraître, et, avec lui, la fatale nouvelle se répandait dans Paris consterné et néanmoins tranquille; mais, à l'état-major de la place, Mallet rencontra un incrédule qui l'arrêta, et la conspiration se trouva ainsi avortée. Les généraux Mallet, Lahorie et Guidai furent fusillés à la plaine de Grenelle, avec dix autres individus dont tout le crime était d'avoir trop facilement obéi à ces hardis conspirateurs. Le préfet de la Seine fut destitué et remplacé par M. de Chabrol, qui exerça ces fonctions de 1812 à 1830.

    Paris était à peine remis de l'étonnement où l'avait jeté ce coup de main étrange, lorsqu'il apprit avec stupeur la retraite et les (p.244) désastres de l'armée française. Le vingt-neuvième bulletin mit le comble à la désolation, et Napoléon, étant arrivé aux Tuileries vingt-quatre heures après ce bulletin, fut accueilli avec une surprise pleine de douleur; des salons aux cabarets il n'y eut que des murmures, des paroles de blâme, des malédictions sourdes contre lui: nul ne songeait à la nécessité de sa présence dans la capitale; tous ne voyaient que l'abandon de notre malheureuse armée. Des pamphlets sanglants furent colportés secrètement de maison en maison; on en afficha sur les monuments, et, dès ce moment, il y eut un parti qui travailla activement à la chute du gouvernement impérial.

    Napoléon s'inquiéta de ce changement dans l'opinion publique: il parcourut les faubourgs, visita les ateliers, s'entretint avec les ouvriers, répandit même, à la façon des anciens rois, des largesses dans la foule; il activa tous les travaux publics, alla voir la halle aux vins, les greniers de réserve, les quais nouveaux, et démontra, dans un exposé de la situation de l'Empire, qu'en dix ans il avait été dépensé 102 millions pour travaux et embellissements de Paris 156. Le peuple, quoique souffrant et malheureux, l'accueillit avec ses acclamations ordinaires; le peuple parisien est essentiellement, (p.245) profondément gaulois, c'est-à-dire belliqueux et glorieux: il aime par-dessus tout la lutte et les coups, la guerre et les conquêtes; il aime follement le bruit, la renommée, la domination; il jouit avec un orgueil enfantin, ne fût-ce que pour un moment, d'être le plus fort, le premier, le maître; il redirait sans trop de honte le vœ victis de ses ancêtres! Aussi, malgré les maux que les guerres impériales lui avaient faits, malgré les flots de sang dont il avait payé nos conquêtes éphémères, malgré le dédain et la défiance que le grand homme avait souvent témoignés de sa turbulence et de ses haillons, il l'aimait, il l'adorait, non à cause de ses œuvres civiles, de son administration, de ses monuments; mais parce que c'était un glorieux soldat, un grand capitaine, l'ennemi et la terreur des rois de l'Europe, celui qui avait battu, vaincu, rançonné, conquêté les autres! L'empereur était pour lui l'expression de sa propre force, et, pour ainsi dire, son chargé de domination sur les peuples étrangers.

    Cependant la misère était grande; les ateliers se fermaient; sur 66,000 ouvriers occupés aux travaux de luxe, 35,000 étaient sans ouvrage; un tiers des maisons n'était pas loué; la population, qui s'était élevée en 1810 à plus de 600,000 habitants, était redescendue à 530,000. «Au faubourg Saint-Antoine et autres quartiers, écrivait le préfet de police, les ouvriers entrent dans les boutiques, demandent du travail ou du pain; les esprits s'échauffent, et, en plein jour, on affiche des placards injurieux contre l'empereur.» Le mécontentement devint tel, que Napoléon y chercha un remède, ainsi qu'à la misère, en excitant les ouvriers à s'enrôler dans les régiments des tirailleurs et voltigeurs de la jeune garde, régiments qu'il venait de porter de douze à vingt-six. Son appel fut encore entendu dans cette population, où l'instinct belliqueux ne finit qu'avec le souffle, et l'on vit se reproduire en partie le prodigieux spectacle de 1792, quand les volontaires parisiens partaient pour l'armée; mais ce n'était plus la jeunesse vigoureuse, ardente des premiers temps de la République, (p.246) élite d'une population surabondante; c'étaient les restes chétifs et misérables d'une génération que les batailles impériales avaient moissonnée, et leur départ n'excita dans la capitale qu'un sentiment de tristesse et de découragement. Cependant, six régiments de tirailleurs et de voltigeurs furent ainsi recrutés à Paris et dans les environs; ce furent ces jeunes gens qui combattirent à Lutzen et dont Napoléon disait «que l'honneur leur sortait par tous les pores;» Gouvion Saint-Cyr défendit avec eux les approches de Dresde; enfin, à Leipsig, dans cette lutte de géants, Paris fournit glorieusement son contingent de héros et de victimes, car le faubourg Saint-Antoine seul y perdit plus de treize cents de ses enfants!... Dignes et malheureux fils de ceux qui avaient vaincu à Jemmapes et à Fleurus!

    XXVI. Paris en 1814.--Dispositions de la population.--Rétablissement de la garde nationale.--Derniers contingents de la population parisienne.

    Après ce grand désastre, Napoléon revint à Paris et convoqua le Corps Législatif; mais; pour la première fois, il trouva cette chambre de muets hostile à sa politique, réclamant des institutions libres, déclarant que les maux de la France étaient arrivés à leur comble. Indigné de cette opposition intempestive au moment où cinq cent mille étrangers franchissaient nos frontières, il ordonna l'ajournement indéfini du Corps Législatif. Cette mesure brutale, ce nouveau et trop facile 18 brumaire fit dans Paris la plus pénible sensation; on le regarda comme un acte de mauvais augure et comme l'annonce d'une révolution nouvelle; tout ce qui croyait avoir quelque droit à s'occuper des affaires publiques couvrit de louanges la résistance si malheureuse des législateurs et se sépara avec colère du soldat (p.247) parvenu qui ne pouvait plus gouverner qu'avec du despotisme.

    Cependant, l'empereur avait retrouvé Paris paisible, obéissant, quoique profondément chagrin et plein des plus cruelles appréhensions; mais il n'avait pas cessé de nourrir contre sa population, surtout contre sa population moyenne, les défiances qu'il avait, soit à l'époque du 18 brumaire, soit à l'époque du couronnement; il s'était donc appliqué à lui enlever toute initiative, à étouffer toutes ses ardeurs révolutionnaires, à comprimer chez elle la vie, le mouvement, la passion; à lui donner uniquement une existence pompeuse, réglée, dépendante. C'était une erreur qu'il devait cruellement expier, et il allait, aux jours du danger, avoir non plus le Paris anarchique, tumultueux, dévoué de 92; mais un Paris officiel, indifférent, glacé, sans nerf, sans vigueur, sans âme. Le peuple des faubourgs avait, il est vrai, gardé sa chaleur patriotique, et il s'indignait de nos frontières envahies; mais, déshabitué de la vie politique et ayant mis toute sa foi dans l'empereur, il croyait, sans chercher davantage, que son génie enfanterait quelque prodige qui sauverait la France. La noblesse conspirait presque ouvertement pour le retour des Bourbons; quant aux fonctionnaires, aux corps constitués, ils s'arrangeaient pour subir sans secousse la chute de l'Empire. Enfin, la bourgeoisie était résolue à tout souffrir, même la conquête étrangère, pourvu qu'elle eût la paix; son horreur pour la guerre semblait avoir éteint chez elle tout patriotisme; elle parlait sans colère, même sans inquiétude, de la venue des Russes: «N'avions-nous pas été, disait-on tout haut, à Vienne, à Berlin, à Madrid, sans que ces capitales eussent à souffrir autre chose qu'une occupation éphémère? Il en serait de même pour Paris.» Napoléon connaissait ces dispositions de la bourgeoisie; il en était étonné, indigné: «Ne pourrait-on pas, disait-il, jeter un peu de phlogistique dans le sang de ce peuple (p.248) devenu si endormi, si apathique?» Et un jour même il lui échappa ce regret: «Ah! si j'avais brûlé Vienne!»

    Alors on lui proposa de se jeter dans les bras d'un parti capable de soulever les masses, on lui proposa de se rapprocher des Jacobins. Il eut un moment l'idée d'adopter ce conseil: il fit une promenade à cheval dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, caressa la populace, répondit à ses acclamations avec un empressement affectueux, et crut voir dans les dispositions qu'on lui montrait la possibilité d'en tirer parti: «Dans la situation où je suis, disait-il à ceux qui lui faisaient des représentations, il n'y a pour moi de noblesse que dans la canaille des faubourgs 157.» Mais il resta à peine quelques heures dans ces dispositions; devenu depuis dix années le dompteur de la révolution et se croyant le représentant de l'ordre en Europe, il ne pouvait plus, sans renier son passé et mentir à sa nature, rouvrir l'outre des tempêtes populaires; monarque couronné, chef de dynastie, entré dans la famille des rois européens, il ne pouvait souiller son manteau impérial au contact des guenilles plébéiennes; d'ailleurs, le peuple, pour lui, c'était le simple et crédule paysan qu'on transformait facilement en soldat soumis et discipliné, non l'ouvrier spirituel, frondeur, sceptique, volontaire, qui raisonnait son enthousiasme et son obéissance; le peuple enrégimenté, c'était l'ordre; le peuple dans les rues, c'était l'anarchie. Il renonça donc formellement et sans regret à l'emploi des moyens révolutionnaires, et, dans la crainte que Paris ne rentrât, malgré lui, dans sa dictature de 92, il ne prit pas même, pour le sauver de l'étranger, des mesures ordinaires de défense.

    La révolution ayant fait de Paris le cœur de la France, Napoléon, par son despotisme centralisateur et son système administratif, avait (p.249) exagéré cette importance injustement absorbante de la capitale: toute la vie, tout le gouvernement était là: prendre Paris, c'était prendre l'Empire. Aussi les alliés étaient-ils résolus à y arriver à tout prix, quand bien même ils n'en seraient maîtres que pour quelques heures, tant ils étaient sûrs, en y arrêtant tous les ressorts administratifs, d'y produire une révolution. Paris! Paris! était le cri de vengeance des étudiants prussiens et des grenadiers de l'Autriche, en mémoire de Berlin et de Vienne conquises. Paris! Paris! était le cri de fureur des hordes asiatiques qui, en mémoire de Moscou brûlée, jetaient des poignées de cendre menaçante en entrant sur notre territoire. Il fallait donc par-dessus tout pourvoir à la défense de Paris; mais Napoléon voyait moins dans cette ville le foyer de la révolution que la capitale de son Empire 158; il ne la regardait que comme une position militaire presque impossible à tenir; il croyait que, comme Louis XIV avait pensé un moment à le faire en 1712, il pourrait, devant l'invasion étrangère, la quitter avec sa famille, ses ministres, sans danger pour lui ni pour l'État, et transporter la défense du pays sur la Loire. Il ne prit donc de mesures que pour protéger Paris contre un coup de main: on n'éleva pas une redoute, on ne creusa pas un fossé, on ferma à peine les barrières avec quelques palissades. Point d'autres garnison que des dépôts et des réserves; point d'autres chefs que des généraux invalides ou incapables; et quand il s'agit de mettre en activité la garde nationale, cette mesure, qui semblait si naturelle, fut discutée pendant six jours au conseil d'État: «Tout le monde faisait observer, raconte Rovigo, (p.250) que la garde nationale de Paris avait été le moyen le plus puissant dont les agitateurs politiques n'avaient cessé de disposer pendant la révolution, et qu'il était dangereux de la leur remettre de nouveau entre les mains... L'espèce d'hommes qui convenait à la défense de la ville était celle qui est toujours généreuse, qui prodigue ses efforts et son sang; c'est la moins opulente, celle qui n'a rien à perdre et chez laquelle l'honneur national parle toujours haut; mais on la considérait comme dangereuse pour la classe opulente et les propriétaires, et l'on était d'avis de l'éloigner de la formation des cadres... Tous les membres du conseil qui avaient acquis de la célébrité dans la révolution furent d'avis de ne point lever la garde nationale de Paris159. «L'empereur n'osa suivre cet avis, et il réorganisa la garde nationale, mais sur des bases telles que les propriétaires seuls y furent compris et qu'elle se composa à peine de onze mille hommes. Il choisit lui-même les colonels et les alla chercher dans la noblesse ou la banque; de sorte que ce furent des Montesquiou, des Biron, des Choiseul qui furent chargés de ranimer l'enthousiasme populaire. Ajoutons que la bourgeoisie n'entra qu'avec une profonde répugnance dans les rangs de la garde nationale: le gouvernement impérial avait tellement abusé des moyens de recrutement, il avait tant de fois mobilisé pour la guerre les troupes civiques, qui devaient être sédentaires, qu'on vit dans la formation de la garde nationale un dernier mode de conscription 160. D'ailleurs, on ne donna pas d'armes à cette garde, quoiqu'elle ne cessât pas d'en demander; les fusils furent laissés dans les arsenaux; encore n'y en avait-il que pour cinq à six mille hommes; le reste dut être armé de (p.251) piques, et «ce ne fut, dit Rovigo, qu'au moment où l'on attaquait les troupes postées sous les murs de Paris, que le duc de Feltre consentit à livrer à la garde nationale quatre mille fusils.» Quant à l'artillerie, elle dut être formée de douze compagnies ou batteries, chacune de six bouches à feu, dont six composées de canonniers invalides, trois d'élèves de l'École Polytechnique, trois d'élèves de droit et de médecine; les neuf premières furent seules et très-incomplètement organisées.

    Pour compenser ces mesures de défense presque illusoires, un décret du 15 janvier ordonna la formation de nouveaux régiments de tirailleurs et fusiliers à la suite de la jeune garde: ils devaient être composés de volontaires levés à Paris et dans les autres villes manufacturières, «parmi les ouvriers qui se trouvent sans ouvrage;» ces volontaires s'engageaient à servir jusqu'à ce que l'ennemi eût évacué le territoire; leurs femmes et leurs enfants devaient, pendant leur absence, être nourris par l'État. On forma ainsi quatre régiments, qui eurent à peine le temps d'entrer en campagne. Enfin, et ce fut là le dernier contingent fourni par la capitale aux armées de la République et de l'Empire, deux corps de réserve, dits de Paris furent établis avec la dernière conscription: le premier corps, commandé par le général Gérard, était fort de 4,500 hommes; le deuxième corps, commandé par le général Arrighi, était fort de 8,400 hommes.

    Arrêtons-nous un instant sur ce dernier contingent pour faire observer, que s'il était possible d'avoir les chiffres malheureusement confus et très-inexacts des levées de la République et des conscriptions de l'Empire, on serait épouvanté du nombre d'hommes que Paris a envoyés sur les champs de batailles de 1792 à 1814! D'après un document publié en 1815, ce nombre serait, depuis 1792 jusqu'en 1798, de 101,200 hommes, et depuis 1798 jusqu'en 1814, de 204,900 hommes: c'est le dixième de toute la France!

    XXVII. État de Paris au commencement de 1814.--Départ de l'impératrice.--Bataille de Paris.

    Pendant la campagne de 1814, Paris fut livré aux anxiétés les plus cruelles, aux spectacles les plus affligeants: tantôt c'étaient des bataillons de conscrits, enfants de seize à dix-sept ans, pâles, chétifs, malingres, en veste, en sabots, pliant sous le poids de leur fusil, qui traversaient la ville pour aller joindre l'armée; tantôt c'étaient des bandes de prisonniers qu'on faisait défiler dans les rues comme trophée d'une douteuse victoire et auxquels les habitants, par une protestation muette contre cette interminable guerre, donnaient en pleurant des vivres et des habits; tantôt c'étaient des paysans de la Champagne et de la Brie qui, fuyant l'ennemi, arrivaient éplorés avec leurs familles et leurs bestiaux. Un certain jour, on voyait un grand cortége de troupes et de musique parcourir les quais et les rues pour aller présenter à l'impératrice les drapeaux enlevés aux Russes; un autre jour, des députations des provinces envahies venaient exposer au corps municipal les ravages faits par l'ennemi pour exciter les Parisiens à une défense désespérée. La guerre se faisait presque aux portes de la capitale, et on laissait ses habitants dans l'ignorance de la véritable situation des armées. La police trompait l'opinion publique avec des bulletins mensongers, des pamphlets absurdes et des caricatures grossières contre les Cosaques; ou bien elle faisait chanter sur tous les théâtres des chants guerriers pour ranimer le patriotisme. Aussi, la plus grande partie de la population ne montrait-elle, en face d'un danger qu'elle ne pouvait apprécier, qu'une insouciance déplorable, une sorte de résignation lâche et égoïste, même de la malveillance ouverte. «On était las de ce qu'on avait, dit l'abbé de Pradt, au point qu'il semblait qu'un (p.253) Cosaque devait être un Washington 161!»--«Il y avait des réunions partout, dit Rovigo; depuis les salons jusqu'aux boutiques et aux lieux publics, ce n'était qu'un colportage continuel de tout ce qui pouvait le plus détériorer le peu d'espoir qui nous restait peut-être encore... La surveillance était inutile, parce que les mesures coercitives auraient fait éclater une insurrection, et c'était bien le moindre soulagement qu'on pouvait donner à tant de monde qui souffrait que de lui laisser le droit de se plaindre 162

    Cependant les alliés étaient en marche sur Paris. L'empereur, en quittant la capitale, avait laissé la régence à Marie-Louise, assistée d'un conseil. Les membres de ce conseil étaient d'avis que l'impératrice parcourût les rues avec le roi de Rome, allât prendre séjour à l'Hôtel-de-Ville et appelât le peuple entier aux armes. En effet, Paris, réveillé à l'approche du danger, paraissait disposé à se soulever. «Le faubourg Saint-Antoine, dit Rovigo, était prêt à tout, si ce n'est à se rendre; il y avait de quoi faire une armée des hommes qui étaient dans ces généreuses dispositions 163.» Mais alors on rentrait dans le champ des révolutions, et l'Empire, en même temps que l'étranger, pouvait trouver sa ruine dans un grand mouvement populaire; aussi, Napoléon, faisant ce que Louis XIV et la Convention refusèrent de faire, avait-il prescrit à son frère, si l'ennemi menaçait Paris, de diriger vers la Loire l'impératrice, le roi de Rome et tout le gouvernement. Il fut obéi, et ce fut sa perte.

    Le 29 mars, Marie-Louise quitta les Tuileries, malgré les officiers de la garde nationale qui la conjuraient de ne pas abandonner Paris, et elle fut suivie par une foule d'équipages qui encombraient les quais. «Depuis la barrière jusqu'à Chartres, dit Rovigo, ce n'était qu'un (p.254) immense convoi de voitures de toute espèce. Paris, vers le midi, était en état de désertion; on ne peut se faire une idée de ce spectacle lorsqu'on ne l'a pas vu164.» Quelques personnes accoururent sur la place du Carrousel, mais nul n'essaya d'empêcher le départ de la régente. «Soixante ou quatre-vingts curieux, dit Menneval, contemplaient dans un morne silence ce triste cortége, comme on regarde passer un convoi funèbre; ils assistaient en effet aux funérailles de l'Empire. Leurs sentiments ne se trahirent par aucune manifestation; pas une voix ne s'éleva pour saluer par une expression de regret l'amertume de cette cruelle séparation 165.» «On assistait, dit un autre, aux dernières scènes de l'Empire comme dans un spectacle au dénoûment d'un drame 166.» Excepté du côté des faubourgs du nord, qui étaient envahis par la multitude des paysans que chassait l'ennemi, la ville était calme; les boutiques, les cafés, les théâtres étaient ouverts; des groupes se formaient sur les places et sur les boulevards, mais il n'y avait pas l'ombre d'une émeute. On s'indignait du départ de l'impératrice, de l'éloignement de l'empereur, de cette désertion du gouvernement, qui abandonnait Paris à toutes les chances de la guerre, de la défense de la ville laissée aux mains d'un homme incapable, le roi Joseph, dont on lisait les proclamations167 en haussant les épaules; mais on n'allait pas plus loin; nul ne songeait à prendre l'initiative d'un mouvement populaire qui pût sauver la chose commune: si quelqu'un l'eût fait, il fût resté seul ou (p.255) aurait été immédiatement arrêté, toute la vigilance des autorités étant concentrée sur un seul point, empêcher le trouble dans les rues. De nos jours, l'imminence d'un danger cent fois moindre armerait jusqu'aux femmes et aux enfants; tous et chacun pourvoiraient spontanément à la défense commune; il sortirait des chefs de toutes les maisons, des soldats de tous les pavés. Mais, à cette époque, et c'est là la condamnation éclatante du régime impérial, Napoléon avait tellement personnifié en lui la chose publique, que la défense de Paris semblait exclusivement l'affaire du gouvernement, non celle des citoyens, et que tout le monde, habitants et autorités, comptant uniquement sur lui, sur son génie, sur les combinaisons de cette providence terrestre, restait dans une sécurité ou une apathie que la postérité aura peine à comprendre.

    Il y avait pourtant à Paris ou dans les environs d'immenses moyens de défense: quatre cents canons à Vincennes et au Champ-de-Mars, cinquante mille fusils dans les arsenaux, trois cents milliers de poudre dans les magasins de Grenelle, quatre mille hommes de la garde impériale, huit mille fantassins des dépôts, sept mille cavaliers à Versailles, dix-huit mille conscrits dans les villes voisines, l'école de Saint-Cyr avec mille jeunes gens et douze canons; enfin, l'appui que trente mille ouvriers parisiens pouvaient donner aux onze mille hommes de la garde nationale. Rien ou presque rien de tout cela ne fut employé: les ouvriers entouraient les mairies en demandant des armes; on les repoussa et l'on employa à les disperser les baïonnettes de la garnison. Les dépôts de la garde et les jeunes gens de Saint-Cyr furent employés à escorter l'impératrice jusqu'à Blois. Deux mille hommes de garde nationale formèrent des détachements et se répandirent en tirailleurs sur les hauteurs voisines; le reste, armé de piques et de fusils de chasse, garda les barrières et les mairies. On envoya seulement sept à huit mille hommes grossir les corps de Marmont et (p.256) de Mortier, que le hasard seul d'une retraite amenait devant Paris. Ces corps ne comptaient que treize mille hommes, et, après une marche meurtrière et vingt combats, ils ne trouvèrent, en arrivant sous les murs de la capitale qu'ils allaient défendre, ni vivres, ni munitions, ni fourrages, ni souliers!

    Ces vingt-deux à vingt-quatre mille hommes résistèrent sur les hauteurs de Belleville et dans la plaine Saint-Denis à cent cinquante mille alliés pendant douze heures, leur tuèrent dix-huit mille hommes, et ne consentirent à cesser les hostilités que pour sauver Paris des horreurs d'une prise d'assaut.

    XXVIII. Tableau de Paris pendant la bataille.--Capitulation.--Entrée des armées alliées.

    Pendant cette terrible lutte, Paris avait l'aspect le plus morne et présentait les contrastes les plus affligeants. Sur la rive gauche et dans le centre, les rues étaient paisibles et remplies d'un monde plus curieux que tremblant; les nobles et les riches continuaient à s'enfuir par les barrières du midi; sur la rive droite, la plupart des rues étaient désertes et profondément tristes; mais les boulevards et les faubourgs étaient encombrés par la foule. Au boulevard des Italiens, on voyait quelques gens du beau monde, quelques hommes d'argent et de plaisir qui stationnaient indifférents ou s'enquéraient nonchalamment des nouvelles; sur le boulevard Saint-Martin, une multitude ardente s'entassait près du Château-d'Eau devant une éclaircie de maisons qui laissait voir la butte Chaumont et une partie de la bataille; dans les faubourgs, on voyait descendre des fiacres et des brancards portant des blessés, et monter de petits groupes de gardes nationaux, de gendarmes, de soldats de tous corps qui allaient à l'ennemi; aux barrières de la Villette, de Belleville, de (p.257) Ménilmontant, de Charonne; des ambulances avaient été ouvertes dans les plus humbles maisons, où des femmes et des enfants du peuple, tremblants et navrés, faisaient de la charpie et soignaient les victimes de la bataille. Il n'y avait plus de gouvernement: le roi Joseph s'était enfui; les deux préfets de la Seine et de police étaient aussi nuls qu'impuissants; les mairies, les ministères, les principales administrations étaient fermés et gardés par la garde nationale; les chefs de cette garde, et à leur tête le vieux maréchal Moncey, étaient aux barrières.

    A cinq heures, le canon, qui tonnait depuis six heures du matin, cessa de se faire entendre; un armistice venait d'être signé; les hauteurs se garnirent de masses noirâtres et s'illuminèrent de feux; nos héroïques soldats commencèrent leur retraite à travers les rues désertes, sombres, désespérés, exténués de faim et de fatigue, en murmurant des mots de trahison, en regardant avec colère ces palais, ces hôtels qui se fermaient devant eux, et ils ne trouvèrent des paroles de consolation, des mains amies, des yeux pleins de larmes que dans le faubourg Saint-Marceau, qu'ils traversèrent pour sortir par la barrière d'Italie.

    Pendant la nuit, une capitulation fut signée par le maréchal Marmont, sur les sollicitations des banquiers et du haut commerce de Paris; le dernier article portait: «La ville de Paris est recommandée à la générosité des puissances alliées.» C'était là le dernier mot de l'épopée impériale! Paris, qui n'avait jamais été pris par la force des armes, allait payer nos entrées triomphales dans toutes les capitales de l'Europe! Et cependant cette capitulation fut accueillie presque partout avec satisfaction par la population, pleine d'anxiété et de terreur. Les deux préfets, le conseil municipal et les colonels des légions se rendirent au quartier des souverains alliés et obtinrent de l'empereur Alexandre que la garde et la police de la ville seraient laissées à la garde nationale. Enfin, dès le matin, (p.258) l'orgueil des Parisiens fut habilement caressé par une proclamation des vainqueurs, qui les exhortait ouvertement à se séparer de Napoléon en leur disant que «l'Europe en armes attendait d'eux la paix du monde, qu'elle ne cherchait en France qu'une autorité salutaire pour traiter avec elle de l'union de toutes les nations et de tous les gouvernements: hâtez vous donc, ajoutait-elle, de répondre à la confiance qu'elle met dans votre amour pour la patrie et dans votre sagesse.»

    Le 31 mars, vers midi, l'armée alliée, ayant à sa tête l'empereur de Russie et le roi de Prusse, entra dans Paris par la barrière et le faubourg Saint-Martin; elle suivit les boulevards et s'en alla camper dans les Champs-Élysées, l'esplanade des Invalides et le Champ-de-Mars. Elle était précédée dans sa marche par une trentaine de royalistes portant la cocarde blanche, agitant des drapeaux blancs, criant: Vivent les Bourbons! Vivent nos libérateurs! C'étaient les émigrés, qui, depuis le manifeste du duc de Brunswick, attendaient ce jour de victoire! Leurs cris ne trouvèrent pas d'échos dans le peuple, qui ne comprit rien à cette démonstration, tant les Bourbons semblaient, depuis vingt-cinq ans, étrangers à la nation; mais les femmes de la noblesse et de la haute bourgeoisie y répondirent en agitant des mouchoirs blancs, en criant: Vivent les alliés! Quelques-unes même vinrent se précipiter sous les pieds des monarques en leur jetant des bouquets; d'autres, qui avaient appartenu à la cour impériale, couraient les rues dans leurs voitures en essayant d'ameuter le peuple contre l'homme dont elles avaient reçu les bienfaits. Il y avait une foule si compacte pour voir entrer l'armée russe, que les vainqueurs craignirent un moment d'en être écrasés. On voyait sur les visages plus d'étonnement que d'indignation, plus de curiosité que de honte; chez quelques-uns même, chez les femmes surtout, il y avait le sentiment d'une délivrance. L'empereur de Russie alla demeurer dans l'hôtel de Talleyrand, rue (p.259) Saint-Florentin, ensuite à l'Élysée Bourbon. Le roi de Prusse alla demeurer dans l'hôtel d'Eugène Beauharnais, rue de Lille. Leurs troupes gardèrent une discipline parfaite: elles semblaient plus étonnées que les Parisiens eux-mêmes de se voir dans la capitale de la civilisation, et elles montrèrent une modération et une politesse qui allaient jusqu'au respect et à la crainte. Le soir même de l'entrée des alliés, la plupart des boutiques furent ouvertes; et, à l'honneur ou à la honte de cette grande ville, si prompte à espérer, si sûre d'elle-même, si confiante en ses ennemis, elle reprit sur-le-champ sa vie ordinaire, et l'ordre ne cessa pas d'y régner.

    Le lendemain, les représentants officiels de la ville, ce corps municipal nommé par l'empereur et qui avait eu pour lui tant d'adulations, donna le signal de la défection en déclarant qu'il renonçait à toute obéissance envers Napoléon, et il exprima le vœu que la monarchie fût rétablie en la personne de Louis XVIII.

    Cette déclaration, la démonstration des royalistes à l'entrée des alliés, les acclamations et les mouchoirs blancs des femmes, enfin l'attitude passive, silencieuse, insouciante de la population firent le succès des négociations ouvertes à l'hôtel de Talleyrand pour le rétablissement des Bourbons. Ainsi, la prise de la capitale amenait, comme on l'avait prévu, la chute du trône impérial; sa capitulation terminait la guerre de la révolution, et Paris donnait encore un gouvernement de son choix à la France. Il paraissait donc se venger de Napoléon, prendre une triste revanche du 18 brumaire et rentrer dans son privilége de faire les révolutions; mais ce n'était qu'une apparence: à cette époque et pendant les dix-huit mois qui vont la suivre, Paris a perdu son initiative et abdiqué sa puissance; il se résigne aux révolutions et ne les fait plus; il regarde passer tous les vainqueurs, tous les partis, tous les drapeaux; il laisse les dynasties venir et s'en aller; enfin, le Paris, qui avait renversé (p.260) le trône au 10 août par haine de l'étranger, se laisse deux fois, et en rougissant à peine, violer par la conquête européenne. Cette atonie de la capitale a pour cause la fatigue excessive produite par vingt-cinq années de guerres et de sacrifices, la décadence morale et le scepticisme engendrés par de trop fréquents bouleversements politiques, enfin par dessus tout l'affaissement de l'esprit public sous le despotisme impérial.

    XXIX. Paris pendant la première restauration.

    2 avril 1814.--Le sénat, complice et souvent promoteur des tyrannies impériales, ayant proclamé la déchéance de l'empereur et la restauration des Bourbons, il se fait, à la suite de cet acte de lâcheté, un débordement de défections, de scandales, de perfidies de tout genre: on brise et l'on jette au coin des rues les bustes et les portraits de Napoléon; les royalistes s'attellent à la statue qui surmontait la colonne de 1805 et parviennent à la renverser; tous les journaux se répandent en imprécations contre le tyran; on chante à l'Opéra des couplets en l'honneur des souverains alliés168. Le peuple ne prit aucune part à ces démonstrations: il avait adoré Napoléon pour ses victoires, il continua de l'adorer pour ses malheurs; c'était le symbole de la patrie humiliée et vaincue. Il essaya même de résister à la contre-révolution en arrachant les cocardes blanches, en se faisant emprisonner pour ses cris de Vive l'empereur! en engageant des rixes isolées dans les cabarets avec les soldats étrangers.

    10 avril.--Un autel a été dressé sur la place de la Révolution: (p.261) des prêtres russes y célèbrent une messe d'actions de grâces! L'empereur Alexandre y assiste avec un nombreux cortége, où ne craignent pas de se montrer des généraux français, même «des maréchaux en grand uniforme, qui se disputaient les approches du czar avec les Cosaques dont il était entouré 169.» La cavalerie des armées alliées occupe toute la place; l'infanterie est rangée sur les boulevards, depuis la Madeleine jusqu'à la Bastille; la garde nationale de Paris est appelée à cette humiliante cérémonie: elle occupe le côté méridional des boulevards.

    12 avril.--Le comte d'Artois, frère de Louis XVIII, entre à Paris par le faubourg Saint-Martin et la rue Saint-Denis: il se dirige vers Notre-Dame, où il entend un Te Deum d'actions de grâces, et de là arrive aux Tuileries: il est accueilli avec une grande faveur par la bourgeoisie. Son cortége se compose de généraux de l'Empire, d'officiers de garde nationale et d'une escouade de Cosaques. Le drapeau blanc est arboré sur les Tuileries.

    15 avril. L'empereur d'Autriche arrive à Paris par le faubourg Saint-Antoine et les boulevards. L'empereur de Russie et le roi de Prusse vont au devant de lui, et tous trois entrent à cheval avec un nombreux cortége, un appareil et un déploiement de forces qui sentent la conquête et qui semblent étranges en face du gouvernement des Bourbons déjà établi. Les Parisiens voient avec froideur et défiance ce triomphe, qui leur semble une insulte: la joie de la délivrance était déjà passée, et l'on sentait dans toute son amertume l'humiliation de la conquête.

    3 juin.--Louis XVIII entre à Paris par le faubourg et la rue Saint-Denis. La tournure disgracieuse de ce prince infirme, son costume suranné, son entourage de vieux serviteurs étonnent la (p.262) population, qui est habituée aux costumes brillants et aux élégants officiers de l'Empire. Une partie de l'ancienne garde impériale sert de cortége. L'accueil est brillant: les Bourbons, c'est la paix, et Paris ne veut que la paix. Paris, qui n'avait jamais aimé l'Empire, accepte les Bourbons, non pas avec enthousiasme, non pas avec résignation, mais avec espérance.

    30 mai.--Paris a le malheur de donner son nom au traité par lequel la France rentre dans ses limites de 1792.

    4 juin.--Louis XVIII octroie la Charte constitutionnelle dans une séance royale qui se tient dans la Chambre des Députés.

    De ces deux actes, le premier fut reçu avec tristesse, le deuxième avec plaisir, mais l'un et l'autre sans manifestation de douleur et d'allégresse; ils apportaient, si chèrement qu'ils eussent été achetés, la paix et la liberté, c'est-à-dire les deux biens après lesquels on soupirait depuis quinze ans, et dont les conséquences se faisaient déjà sentir par le retour du commerce, de la prospérité, de la confiance; d'ailleurs on s'attendait à la perte de nos conquêtes et l'on pouvait craindre que les vainqueurs ne fussent plus exigeants; quant aux institutions, aux garanties qu'apportait la Charte, elles paraissaient, après quinze ans de despotisme, tout à fait suffisantes.

    Mais les autres actes du gouvernement nouveau ne tardèrent pas à exciter le mécontentement, les murmures, les railleries des Parisiens: les maladroites prétentions des émigrés, la désorganisation de l'armée, la restauration des anciens corps de la maison du roi, avec leurs uniformes vieillis, les projets de monuments expiatoires en l'honneur des martyrs de la révolution, les réclamations du clergé, les processions de la Fête-Dieu, la loi qui ordonna d'observer le repos des dimanches et dont une police tracassière aggrava les prescriptions, tout cela blessa profondément une population qui (p.263) était toute voltairienne, imbue de préjugés antireligieux et qui n'avait gardé de son ardeur révolutionnaire qu'une vive répugnance pour ce qu'elle appelait encore les aristocrates et les calottins.

    Cependant, malgré les fautes du gouvernement royal, malgré les craintes que ses projets donnaient pour l'avenir, Paris ne désirait pas le renversement des Bourbons: il n'était pourtant pas royaliste, mais il était encore moins napoléonien; il n'y avait que dans les hautes classes et dans le peuple des faubourgs où l'on trouvât ces deux opinions ennemies poussées jusqu'au fanatisme. La nouvelle du retour de l'empereur et de sa marche à travers le Dauphiné et la Bourgogne excita donc dans la capitale une profonde stupéfaction, de grandes craintes et de faibles sympathies; mais en même temps elle ne souleva aucun enthousiasme pour les Bourbons: nul ne songea à les défendre contre l'usurpateur, et la masse de la population parut décidée à laisser faire encore une révolution sans y prendre part. Le gouvernement essaya vainement de réveiller le zèle de ses partisans: il ne put tirer les Parisiens de leur apathie et de leur insouciante neutralité. Ainsi, le 16 mars, le comte d'Artois passa en revue la garde nationale sur la place Vendôme, le boulevard Saint-Martin, la place Royale, dans le jardin du Luxembourg, et fit appel à sa fidélité; il fut accueilli par des cris nombreux de: Vive le roi! mais il y eut à peine quelques volontaires qui sortirent des rangs; et, aux manifestations tumultueuses de ces volontaires, le peuple ne répondit qu'en haussant les épaules et la bourgeoisie en rentrant dans ses maisons.

    20 mars.--A minuit, Louis XVIII quitte les Tuileries, au milieu des larmes de ses serviteurs et de la garde nationale, mais sans qu'une tentative soit faite pour le retenir ou le défendre. «Nous pourrions, disait-il dans une proclamation, profiter des dispositions fidèles et patriotiques de l'immense majorité des habitants de Paris pour en disputer l'entrée aux rebelles... » Cela n'était point vrai. Paris (p.264) fut affligé et surtout inquiet du départ du roi; il vit revenir l'empereur sans plaisir et même avec crainte; mais il n'était nullement disposé à faire la guerre civile pour arrêter l'un, pour défendre l'autre: comme l'année précédente, il laissa faire.

    XXX. Paris pendant les Cent-Jours.--Apprêts de guerre.--Levée des fédérés.

    A peine Louis XVIII était-il parti, qu'une foule d'officiers bonapartistes envahit le Carrousel, força les portes des Tuileries et arbora le drapeau tricolore. A part cette démonstration, la ville resta calme, triste, pleine d'anxiété: elle attendait. Des patrouilles de garde nationale sillonnaient les rues, et, malgré l'absence de tout gouvernement, il ne s'y commit aucun désordre.

    A sept heures du soir, et par un brouillard épais, Napoléon entra par la barrière d'Italie, et ne voulant pas traverser dans toute sa largeur Paris, dont les dispositions lui étaient mal connues, il suivit les boulevards du midi, le pont de la Concorde et le quai des Tuileries. Il était escorté par sept à huit cents officiers appartenant à tous les corps, qui présentaient un désordre imposant en galopant autour de sa voiture; tous poussaient des cris de Vive l'empereur! jusqu'aux nues. Mais ces cris trouvaient peu d'écho: Paris était morne et sombre; ses rues semblaient désertes, ses boutiques et ses maisons étaient fermées. Quelques acclamations saluèrent Napoléon au passage; «mais elles n'offraient pas, dit un de ses compagnons, le caractère d'unanimité et de frénésie qui nous avaient accompagnés du golfe Juan aux portes de la capitale; l'accueil des Parisiens ne répondit pas à notre attente.» A son arrivée sur la place du Carrousel, l'empereur fut enlevé de sa voiture par la foule de ses (p.265) officiers et porté de bras en bras dans les Tuileries et jusque dans son cabinet, avec des transports d'enthousiasme qui tenaient du délire. Mais tout le reste de la ville resta muet et triste: des groupes de bonapartistes couraient les rues en criant: Vive l'empereur! en chantant des chansons napoléoniennes; mais à peine quelques portes s'ouvraient, quelques voix répondaient; une espèce de terreur planait sur la capitale, qui ne voyait dans cette révolution nouvelle que la reprise de la guerre; le retour de Napoléon était pour elle non pas un triomphe, mais une sorte de conquête qu'elle subissait de la part de l'armée et des provinces. Cet accueil des Parisiens fit une impression si profonde sur l'empereur, qu'il en éprouva un découragement réel, et que son génie s'en trouva paralysé. «Il semblait, dit Menneval, que la foi en sa fortune qui l'avait porté à former l'entreprise hardie de son retour de l'île d'Elbe l'eût abandonné à son entrée dans Paris 170

    Napoléon à Paris, c'était la guerre avec toute l'Europe: il fallut s'y préparer. La capitale sortit de son apathie; mais si elle ne montra pas sa mollesse de 1814, elle montra encore moins son ardeur de 1792. On fit des appels de volontaires: avec ceux des écoles, dix-huit compagnies de canonniers furent formées; ceux des faubourgs composèrent un corps de vingt-cinq mille fédérés. On mobilisa une grande partie de la garde nationale comme armée de réserve; on fortifia les hauteurs de Paris et les barrières, et on les arma de six cents bouches à feu; on créa dix grands ateliers d'armes, avec sept ou huit mille ouvriers de tout état qui donnaient trois mille fusils par jour, etc. Napoléon déploya plus de génie et d'activité qu'il n'avait fait à aucune époque; mais il ne parvint pas à jeter du phlogistique dans cette population usée, harassée, qui n'en voulait plus. D'ailleurs, une nouvelle crainte agitait la bourgeoisie, le petit (p.266) commerce, la propriété: l'appel des fédérés avait fait croire au retour des moyens révolutionnaires, à un jacobinisme impérial. Quand on vit sortir de ses bouges, de ses ordures, de sa misère cette population étrange, qui semblait inconnue à la ville depuis les journées de prairial, quand on la vit avec ses guenilles, ses piques et ses bonnets rouges, ses cris, ses chants, ses menaces, vociférant la Marseillaise, A bas les prêtres! Vive la nation! on se crut revenu à 93, on revit la guillotine et la terreur, on craignit le pillage, et la bourgeoisie, consternée, épouvantée, n'eut plus qu'une pensée: se débarrasser de l'empereur pour éviter ce qu'elle appelait «le règne de la canaille.»

    Napoléon, en appelant les fédérés des faubourgs, avait fait contrainte à sa nature et donné un gage au parti républicain, qui l'obsédait; mais ce n'était réellement pour lui qu'une vaine démonstration: il savait, à part sa répugnance pour les émotions populaires, qu'en faisant reprendre au peuple son rôle de 1792, il mettait contre lui tout ce qui formait alors l'opinion publique. L'informe tentative qu'il fit eut même pour effet de paralyser une partie de ses forces, déjà compromises par les attaques de la presse et les dispositions de la Chambre des représentants. Aussi, quand, à une grande revue des Tuileries, les fédérés lui demandèrent des armes en lui disant que, s'ils en avaient eu en 1814, «ils auraient imité cette brave garde nationale, réduite à prendre conseil d'elle-même et à courir sans direction au-devant du péril,» il en promit, mais avec un visage profondément triste, des paroles pleines d'une visible répugnance, et il n'en donna pas. «Il voulait, dit un de ses compagnons, conserver à la garde nationale une supériorité qu'elle aurait perdue si les fédérés eussent été armés; il craignait ensuite que les républicains, qu'il regardait toujours comme ses ennemis implacables, ne s'emparassent de l'esprit des fédérés... Prévention funeste, qui (p.267) lui fit placer sa force autre part que dans le peuple et lui ravit par conséquent son plus ferme soutien[172]!»

    XXXI. Fête du Champ-de-Mai.--Paris après la bataille de Waterloo.--Capitulation du 3 juillet.

    Le 3 juin se fit la fête dite du Champ-de-Mai, pour l'acceptation de l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire. «Une foule prodigieuse remplissait l'espace compris depuis le château des Tuileries jusqu'à l'École militaire, en suivant le jardin des Tuileries, l'avenue des Champs-Élysées et le pont d'Iéna. Cette multitude était incalculable, et les terrasses qui entouraient le Champ-de-Mars étaient aussi chargées de monde qu'à aucune des grandes fêtes de la révolution171.» Là se trouvaient, outre la cour impériale, trente mille hommes de garde nationale, vingt mille députés des départements. La République et l'Empire n'avaient pas eu de cérémonie plus pompeuse, plus solennelle, surtout plus grave et plus émouvante. Les spectateurs étaient pleins d'un enivrement fiévreux et en même temps des pressentiments les plus sombres. Les soldats ne défilaient pas comme à une vaine parade; ils saluaient César avant de mourir! Leurs cris, leur enthousiasme, leur ardeur avaient quelque chose de terrible et de navrant: c'était non de l'allégresse, mais de la fureur; non de l'assurance, mais de la menace! Quant à Napoléon, jamais il ne fut plus majestueux, plus grand, plus inspiré, et l'on chercherait vainement dans l'histoire des paroles plus enflammées, plus enivrantes que celles qu'il jetait du haut de son trône aux députations, aux bataillons, à la multitude qui passait devant lui (p.268) en jurant de vaincre ou de mourir! Hélas! ce qui manquait à tous, peuple, soldats, empereur, dans cette autre fête de la fédération, si différente de celle du 14 juillet, c'était la foi en eux-mêmes, la confiance dans l'avenir, l'espérance qui engendre le succès! Il y avait comme un voile de deuil sur tous ces uniformes, ces armes, ces drapeaux, cette musique guerrière, ces serments, ces cris d'enthousiasme; il y avait dans toutes les âmes une secrète inquiétude, l'appréhension de grands malheurs, la presque certitude d'une défaite: Waterloo semblait planer déjà sur le Champ-de-Mai!

    Paris, pendant les premières opérations de la campagne, fut plein de cette tristesse débilitante qui présage et amène les catastrophes. Le commerce ordinaire avait cessé; toutes les industries étaient employées pour la guerre; la plupart des ouvriers ne trouvaient à travailler que dans les ateliers d'armes ou bien aux fortifications, qui s'achevaient malgré les pleurs des paysans dont on ruinait les propriétés. Les royalistes annonçaient d'avance des défaites; des complots en faveur des Bourbons se tramaient presque ouvertement; on ne parlait partout que de trahisons; enfin, la représentation nationale, où l'esprit public aurait dû se retremper, n'inspirait aucune confiance.

    Le 21 juin, au matin, la nouvelle d'un grand désastre commença à circuler: l'empereur l'avait apportée lui-même; il était descendu à l'Élysée pendant la nuit; l'ennemi avait déjà franchi la frontière et marchait sur Paris. La consternation fut extrême; on ne s'abordait qu'en tremblant; il n'y avait que des murmures, même des imprécations contre Napoléon, qui venait encore, disait-on, d'abandonner son armée. Sur-le-champ il fut question de son abdication: c'était l'avis presque unanime de la bourgeoisie. Il fallait, criait-elle, sacrifier cet homme, cause unique des malheurs de la patrie, et se réconcilier ainsi avec l'Europe; c'était aussi l'avis de la Chambre des (p.269) représentants. Mais le peuple, qui s'inquiétait peu de liberté et de constitution, qui ne voyait que la honte d'une nouvelle invasion étrangère, accourut à l'Élysée avec des cris de fureur; demandant des armes, voulant marcher à l'ennemi. L'empereur refusa de se confier à cet enthousiasme populaire, qui pouvait amener la guerre civile, et, cédant à la réprobation des Chambres, subissant avec calme, mais avec une tristesse qui n'était peut-être pas exempte de remords, cette contre-partie du 18 brumaire, il abdiqua, puis «il se déroba aux acclamations d'une foule immense qui se succédait durant tout le jour dans l'avenue de Marigny et qui le conjurait de ne pas l'abandonner, et, saluant de la main les fédérés qui lui offraient à grands cris leurs bras pour sa défense,» il se retira à la Malmaison. On sait qu'il en sortit quatre jours après pour aller mourir à Sainte-Hélène.

    Le 28 juin, l'armée, vaincue à Waterloo et forte encore de cent mille hommes, arriva sous les murs de Paris; elle était suivie par les armées prussienne et anglaise. On s'attendit à une bataille, et l'on se hâta de terminer les fortifications, surtout celles du nord. Les hauteurs de Belleville étaient couronnées d'ouvrages continus, qui s'appuyaient à la forteresse de Vincennes et à Bercy d'une part, d'autre part à Saint-Denis, Montmartre et Chaillot. Deux bataillons de canonniers de marine, quatorze compagnies d'artillerie de ligne, vingt compagnies d'artillerie de la garde nationale, en tout cinq à six mille canonniers, qui servaient près de mille pièces, défendaient les hauteurs.

    Tout se disposait à une bataille décisive, et des escarmouches étaient déjà commencées; mais la plus grande partie des Parisiens voyait ces apprêts avec une terreur pleine de désespoir: croyant, comme l'ennemi ne cessait de le dire, que l'Europe ne faisait la guerre qu'à Napoléon, et celui-ci ayant disparu de la scène politique, elle s'épouvantait d'une bataille qui, si elle amenait une défaite, (p.270) l'exposait aux plus terribles vengeances, et, si elle donnait une victoire, attirait sur elle un million de nouveaux ennemis. C'était là l'opinion de la garde nationale, de la bourgeoisie tombée dans le plus profond découragement, des boutiques qui redoutaient le pillage, de toutes les autorités, généraux, ministres, qui ne voyaient d'autre issue à cette situation anarchique que dans le retour des Bourbons. Mais ce n'était pas l'opinion de l'armée, qui demandait la bataille avec des cris de rage, des fédérés animés des mêmes passions qu'elle, du peuple des faubourgs, qui courait aux barrières en criant: Vive Napoléon! Point de Bourbons! Vive la liberté! A bas les traîtres! Paris offrait alors le spectacle le plus désolant: il semblait que cette reine de la civilisation fût prête à s'abîmer dans l'anarchie, l'impuissance, le désespoir, sous les fureurs des partis qui la divisaient, sous les coups des étrangers qui l'entouraient pleins de menaces. On ne voyait dans les rues que des visages irrités, défiants ou désolés; tous les magasins, tous les ateliers étaient fermés; les citoyens semblaient ennemis les uns des autres et prêts à s'entr'égorger: Lâches, traîtres, disaient les ouvriers aux bourgeois; jacobins, pillards, disaient les bourgeois aux ouvriers. Certains quartiers avaient été abandonnés par les riches; tout refluait au centre ou sur les boulevards, qu'occupaient trente mille villageois venus des environs et campant là avec leurs familles et leurs bestiaux; enfin, on n'entendait dans les rassemblements des rues, comme dans l'intérieur des maisons, que le mot terrible, fatal de trahison, qui courait partout, paralysait tout et jetait l'ébêtement dans toutes les âmes. Dans cette situation, Fouché, président du gouvernement provisoire, et Davout, chef de l'armée, qui tous deux étaient en correspondance secrète avec Louis XVIII, s'entendirent pour en finir par une capitulation qui fut, de leur part, à la fois un coup de désespoir et un acte de trahison.

    Une première demande d'armistice fut faite; Blucher y répondit (p.271) ainsi: «Nous voulons entrer dans Paris pour protéger les honnêtes gens contre le pillage dont ils sont menacés par la canaille. Un armistice satisfaisant ne peut être conclu que dans Paris!» Wellington se montra moins arrogant; et alors fut signée la triste convention du 3 juillet 1815, dont les principaux articles étaient:

    2.--L'armée française se mettra en marche demain pour prendre position derrière la Loire. Paris sera entièrement évacué en trois jours.

    9.--Le service de Paris continuera d'être fait par la garde nationale et la gendarmerie municipale.

    11.--Les propriétés publiques, à l'exception de celles qui ont rapport à la guerre, seront également respectées. Les habitants, et en général tous les individus qui seront dans la ville, continueront de jouir de leurs droits et libertés sans être recherchés, soit en raison des emplois qu'ils occupent ou ont occupés, ou de leur conduite ou opinions politiques.

    Cette capitulation qui, en livrant sans condition Paris et l'armée aux étrangers, leur livrait la France, qu'ils allaient rançonner, dépouiller, mutiler, fut reçue par la masse de la population sans murmures et même avec une sorte de satisfaction: au milieu de la dissolvante anarchie où l'on vivait, c'était une fin. Les royalistes, les classes élevées, les deux Chambres en témoignèrent leur joie: pour eux c'était une délivrance. Quant au peuple, quant à l'armée, ils l'apprirent en frémissant de colère: Aux armes! A bas les traîtres! La bataille! entendait-on dans le camp français, aux barrières gardées par les fédérés, dans les faubourgs pleins d'une foule indignée. L'alarme se répandit dans Paris: on crut que l'armée et les fédérés allaient se réunir pour s'emparer de la ville; fusiller les traîtres et mettre au pillage les quartiers riches. Toute la garde nationale fut sur pied pour dissiper les rassemblements: elle s'empara des faubourgs et des barrières et coupa les communications du peuple (p.272) avec l'armée. Alors celle-ci, après une violente émeute, se décida à se mettre en retraite en brandissant ses armes, avec des imprécations contre les traîtres qui livraient la France à ses ennemis.

    XXXII. Deuxième occupation de Paris.--Retour de Louis XVIII.--Prospérité honteuse de la ville.

    Le lendemain (6 juillet), les portes de la ville furent remises aux étrangers. Les Prussiens entrèrent par les barrières de Grenelle et de l'École militaire, traversèrent le Champ-de-Mars et le pont d'Iéna en ordre de bataille et comme dans une ville conquise, s'emparèrent des quais, de l'Hôtel-de-Ville, de la Bastille, des boulevards, pendant que les Anglais entraient par la barrière de l'Étoile et s'emparaient des Champs-Élysées. Toutes les places, les ponts, les jardins publics furent occupés militairement avec de l'artillerie: il y avait des postes à tous les édifices, des sentinelles à tous les coins de rue, des bivouacs partout, dans les promenades, sur les boulevards, dans les cours des palais. Les vainqueurs affectèrent dans leur marche la colère et la menace; ils paraissaient n'attendre qu'une provocation pour livrer la ville à une soldatesque furieuse. Des cris de vivent les Bourbons! vivent nos alliés! se firent entendre sur leur passage: ils n'y répondirent pas. Le lendemain, une division s'empara des Tuileries et en chassa le gouvernement provisoire; une autre s'empara du palais législatif et en ferma les portes à la représentation nationale. Quel jour de honte et de terreur pour la ville de la révolution! L'étranger, la figure irritée et l'insulte à la bouche, gardait nos places et nos monuments, la mèche sur ses canons; des groupes de royalistes parcouraient les boulevards avec des (p.273) drapeaux blancs et des cris de Vive le roi! le peuple, confiné dans ses faubourgs, demandait encore à se battre et criait à la trahison; la garde nationale sillonnait les rues de ses patrouilles pacifiques avec une patience, un dévouement, une modération respectés même des vainqueurs; enfin, les murs étaient placardés de proclamations royalistes, des derniers décrets des représentants, des ordres des généraux alliés.

    Ce fut au milieu de cette anarchie que Louis XVIII entra dans Paris (8 juillet), escorté de gardes du corps et volontaires royaux. La garde nationale alla au-devant de lui, et, sur son passage, il y eut de nombreuses acclamations: on se jetait au-devant des Bourbons pour échapper à l'humiliation de la conquête, et la bourgeoisie s'empressait de crier: Vive le roi! pour que le retour de Louis XVIII parût un événement national. Le soir, il y eut foule dans le jardin des Tuileries, et les femmes de toutes les classes, grandes dames, bourgeoises, ouvrières (les femmes eurent une grande influence sur l'opinion publique à cette époque), ivres de joie de la chute du tyran, de la fin de la conscription, du retour de la paix, ouvrirent des rondes dans les parterres avec les gardes du corps et les soldats étrangers, en chantant Vive Henri IV, en insultant le parti vaincu, en se faisant accompagner par les musiques de la garde nationale. Les cris, les chants, les transports de cette foule devinrent tels, que le roi descendit au milieu d'elle et parcourut une partie du jardin. Tout cela se passait en face des Prussiens, dont les canons se dressaient devant le château; devant les Anglais, dont les feux de bivouac éclairaient les Champs-Élysées. Ces démonstrations de joie si étranges, triste témoignage de l'animation des partis devant l'invasion étrangère, durèrent plusieurs jours.

    Pendant ce temps, nos alliés minèrent le pont d'Iéna pour le faire sauter; ils pillèrent le musée du Louvre, les bibliothèques, les (p.274) palais royaux, «pour donner, disait Wellington, une leçon de morale au peuple français;» ils saccagèrent les magasins publics et les arsenaux; ils rançonnèrent la ville à dix millions, payables en quarante-huit heures; ils tyrannisèrent les habitants chez lesquels ils étaient logés; ils mirent la garde nationale sous le commandement d'un de leurs généraux. Le gouvernement royal ressentait vivement ces outrages, mais il était impuissant à les empêcher; quant à la population elle était indignée de ces violences faites au mépris même de la convention de Paris; et des rixes sanglantes ayant eu lieu dans plusieurs maisons, les Prussiens allèrent se loger, non dans les casernes où ils pouvaient craindre d'être enveloppés, mais dans des camps de baraques qu'on dressa dans les jardins et les places publiques. Alors les vexations, les humiliations cessèrent peu à peu; les vainqueurs s'humanisèrent au contact des vaincus; ils se déridèrent devant les séductions de cette Capoue, qui commençait à reprendre ses habits de fête; et lorsqu'ils évacuèrent Paris, après le traité du 20 novembre, ils étaient conquis eux-mêmes par les agréments, l'insouciance, la politesse, la gaieté de ses habitants, qui en vinrent même à se moquer d'eux ouvertement, en plein théâtre, dans les journaux et surtout dans d'innombrables caricatures.

    Durant cette période de l'occupation, Paris présenta un spectacle nouveau, étrange, honteux. Pendant que les vainqueurs se partageaient les milliards de notre rançon, pendant que nos provinces étaient dévastées, dépouillées, écrasées par douze cent mille étrangers, pendant qu'on ouvrait de trois brèches la frontière de Louis XIV, pendant qu'on licenciait notre armée de la Loire, que nos soldats étaient proscrits, nos drapeaux humiliés, nos vingt-cinq années de gloire et de liberté insultées, Paris était tranquille, respecté, brillant, plein de plaisirs et de fêtes: la Babylone moderne, se réjouissant de la présence des vainqueurs, s'étourdissait, comme (p.275) les prostituées de ses rues, sur sa propre honte, fermait les yeux sur les malheurs de la France et étalait toutes ses séductions pour faire d'ignobles gains. Les théâtres, les cafés, les maisons de jeu et de débauche étaient continuellement remplis et décuplaient leurs recettes; les promenades, les jardins publics, les lieux de réunion regorgeaient d'officiers étrangers, qui y jetaient l'or à pleines mains; les magasins de bijoux, de modes, de bronzes, d'étoffes ne suffisaient pas aux acheteurs. Il y avait, vers la fin de 1815, plus de six cents princes ou grands seigneurs étrangers demeurant à Paris; deux mille familles anglaises y étaient accourues; tous les généraux alliés, après avoir pillé les départements, venaient y dépenser le produit de leur butin en quelques jours. Le grand duc Constantin dépensa quatre millions en un mois, Wellington trois millions en six semaines, Blucher plus de six millions pendant tout son séjour, et s'en retourna ruiné, avec ses terres engagées ou vendues. Il se fit alors d'immenses fortunes dans le commerce parisien, surtout au Palais-Royal, dans le quartier Montmartre, dans la rue Saint-Denis, où la bourgeoisie marchande se distinguait par son ardent royalisme.

    Cependant l'opposition au gouvernement des Bourbons commençait à se manifester par des actes; les officiers bonapartistes, mis à la demi-solde et traqués par la police, conspiraient dans les cafés obscurs du Palais-Royal pour renverser un roi imposé, disaient-ils, par l'étranger; hors des barrières, dans les cabarets, les ouvriers, par des signes, des demi-mots, quelques couplets, rappelaient le culte de l'autre, devenu pour eux le culte de la patrie. D'ailleurs, les déclamations des journaux royalistes, les actes de la Chambre introuvable, et de nombreuses condamnations politiques vinrent réveiller les Parisiens, les faire rougir de leur royalisme mercantile, leur faire peur de l'ancien régime. L'exécution du jeune Labédoyère excita donc dans Paris une profonde pitié, l'évasion de (p.276) Lavalette une grande joie; toute la ville fut en rumeur pour le procès et la mort du maréchal Ney; enfin, la conspiration de 1816, où de malheureux ouvriers furent seuls impliqués, inspira au peuple de sourdes colères contre les Bourbons qui relevaient l'échafaud politique. A part ces victimes, à part quelques condamnations correctionnelles, quelques tyrannies de bas étage, Paris se ressentit peu de la réaction royaliste, de la terreur blanche de 1815, et la cour prévôtale de la Seine fit à peine parler d'elle. D'ailleurs on ménageait la capitale à cause de sa bourgeoisie toute dévouée aux Bourbons, à cause de ses ouvriers, dont on redoutait l'inimitié, surtout à cette époque, où une disette, causée par la désastreuse récolte de 1816, vint s'ajouter à tous les malheurs de la France. Le pain valut alors à Paris vingt-cinq sous les quatre livres, et il aurait valu trois fois davantage sans le conseil municipal, qui dépensa vingt-cinq millions pour maintenir ce prix. Comme dans les plus tristes jours de la révolution, on faisait queue aux portes des boulangers, et l'on fut obligé de rationner la population; les mairies et les bureaux de bienfaisance étaient assiégés par une foule de malheureux livrés aux angoisses de la faim; enfin, les rues étaient pleines de paysans que la misère avait chassés de la Champagne et de la Bourgogne et qui venaient mendier dans Paris.

    XXXIII. Paris depuis 1816 jusqu'en 1824.--Troubles de 1820.--Carbonarisme.--Missions.--Sentiments de la bourgeoisie, etc.

    La prospérité reprit les années suivantes, surtout quand notre territoire eut été délivré de l'occupation européenne: les étrangers continuaient à venir à Paris, les fortunes bourgeoises ne cessaient de s'accroître; de grandes manufactures, de nouvelles industries (p.277) s'établissaient de toutes parts; la population augmentait. Cette prospérité reçut une première atteinte à la mort du duc de Berry (13 février 1820), qui excita dans Paris une profonde tristesse et de vives alarmes: on prévoyait que la réaction royaliste allait profiter du crime d'un individu pour mettre en cause la révolution. Or, cinq années de liberté de la presse avaient ranimé l'amour des institutions libérales et le désir de conserver les conquêtes politiques de 1789. Déjà, la bourgeoisie avait, en 1817, manifesté son opinion en envoyant à la Chambre cinq députés libéraux; elle s'alarma donc des tentatives faites par le parti royaliste pour ramener la France vers l'ancien régime, et elle suivit avec anxiété les débats relatifs à la loi qui devait restreindre le droit électoral à douze ou quinze mille propriétaires. A cette époque, la tribune, longtemps négligée et méprisée, était redevenue populaire. La foule encombrait les abords du Palais-Bourbon, saluant de ses acclamations et des cris de Vive la Charte! les députés qui défendaient les libertés publiques, et cette foule n'était pas composée du peuple qui restait en dehors des questions débattues, mais de la jeunesse des écoles et du commerce, de la jeune bourgeoisie, fille de la révolution, qui témoignait une grande ardeur pour conserver ses principes à la France. Il s'en suivit des rixes avec les gens de la police et dans ce tumulte, un étudiant, nommé Lallemand, fut tué d'un coup de fusil. Le sang de ce jeune homme était le premier qu'on eût versé dans les rues depuis les journées révolutionnaires: il excita une grande fermentation. Toute la jeunesse de Paris conduisit la victime au cimetière du Père Lachaise avec un aspect menaçant, et la souscription ouverte pour lui élever un monument fut remplie en moins d'une semaine.

    Les jours suivants, les troubles continuèrent, et, la force armée ayant chassé la foule des abords de la Chambre, une colonne de (p.278) quatre à cinq mille jeunes gens sans armes, guidée par quelques officiers bonapartistes, parcourut les boulevards au cri de Vive la Charte! produisant sur son passage une vive agitation: en quelques heures, Paris sembla avoir repris son aspect de 89. La colonne des jeunes gens parcourut le faubourg Saint-Antoine et en ramena dix à douze mille ouvriers ignorants, irrésolus, qui, ne comprenant rien à cette vaine promenade, demandèrent à marcher sur les Tuileries. Les jeunes gens s'arrêtèrent alarmés; un orage survint, et la nuit dissipa ce rassemblement, qui semblait sur le seuil de la guerre civile.

    L'agitation continua encore pendant plusieurs jours et prit pour théâtre les boulevards et les rues Saint-Martin et Saint-Denis. «Prenez garde, dit le député Lafitte aux ministres, l'émotion gagne les classes populaires.» Mais après une semaine de désordres sans portée comme sans résultat, après que le gouvernement eut déployé des forces considérables, le tumulte s'apaisa de lui-même, comme si la population n'eût voulu que tâter ses forces et goûter de nouveau à la vie des révolutions.

    A la suite de ces troubles, des sociétés secrètes se formèrent, qui cherchèrent à renverser les Bourbons par des conspirations. Le carbonarisme trouva des adeptes dans les officiers à demi-solde, les sous-officiers de l'armée, les avocats, les jeunes gens des écoles et du haut commerce; mais ses complots, si péniblement ourdis, si facilement déjoués, n'aboutirent qu'à des condamnations, qu'à des proscriptions, qu'à des supplices. La mort tragique des quatre sergents de la Rochelle fit dans Paris la plus pénible sensation. Ce furent d'ailleurs les dernières victimes de l'échafaud politique: du jour de leur supplice, Paris n'a plus vu l'instrument de mort se dresser sur ses places publiques pour des opinions ou pour des complots.

    La défaite du carbonarisme consolida le gouvernement des Bourbons, (p.279) qui prit une nouvelle force de la naissance du duc de Bordeaux et de la mort de Napoléon; le premier de ces événements fut célébré par les fêtes et les adulations qui ne manquent jamais aux princes; le second fut accueilli par le peuple avec une douleur profonde. Alors le gouvernement sembla marcher ouvertement au rétablissement de l'ancien régime, et, croyant restaurer la royauté par la religion, il donna plus de pouvoir au clergé. Des missions furent faites dans toute la France, missions dirigées principalement contre les idées de la révolution, et l'on ne craignit pas d'ouvrir ces prédications dans la ville même de 1789. Elles excitèrent, dans la bourgeoisie comme dans le peuple, une aveugle colère: la foule envahit les églises et interrompit les exercices religieux par des cris scandaleux et des moqueries odieuses; le gouvernement dissipa les attroupements par la force, et, pendant plusieurs jours, les abords de certaines églises, surtout celle des Petits-Pères, furent le théâtre de troubles qui ne cessèrent qu'avec les missions.

    La bourgeoisie parisienne avait conservé ses idées voltairiennes, ses préjugés philosophiques, son incrédulité révolutionnaire. Elle faisait sa lecture ordinaire des écrits irréligieux du XVIIIe siècle, des romans obscènes de Pigault-Lebrun, des chansons napoléoniennes de Béranger, enfin et surtout d'un journal très-influent, le Constitutionnel, écrit par les derniers disciples de Voltaire, et qui poussait la haine du prêtre jusqu'au ridicule. L'immixtion du clergé dans les affaires de l'État jeta donc à Paris un grand discrédit sur le gouvernement. L'opposition, qui avait été jusqu'alors inspirée ou dirigée par la banque et le haut commerce, gagna les boutiques royalistes, les quartiers qui se pavoisaient de blanc à chaque fête monarchique, et elle éclata surtout avec les apprêts de la guerre d'Espagne, guerre qui semblait une croisade contre la révolution. La bourgeoisie avait récemment envoyé à la Chambre dix députés libéraux sur douze élus; elle suivit avec ardeur les (p.280) débats législatifs, et un marchand du quartier Saint-Denis se chargea d'exprimer hautement son opinion. La majorité de la Chambre des députés ayant prononcé l'expulsion de Manuel, l'orateur le plus hardi de l'opposition, le poste de garde nationale qui se trouvait au Palais-Bourbon fut appelé pour empoigner le proscrit, qui refusait de sortir: le sergent qui commandait ce poste, nommé Mercier, entra dans la salle, reçut l'ordre du président et répondit par un refus. Cette action excita un enthousiasme étrange: des brochures, des portraits, des chansons la célébrèrent; une souscription nationale décerna au sergent un fusil d'honneur.

    L'opposition de Paris continua pendant la guerre d'Espagne: dans cette ville, où la gloire des armes est si populaire, on se moqua des difficultés de cette campagne, de la prise même du Trocadéro; et, quand la garde royale revint à Paris, quand on la fit passer, par une imitation des triomphes de l'Empire, sous l'Arc de l'Étoile, qu'on avait ébauché en toiles et en planches, la foule injuste n'assista à cette entrée qu'avec indifférence.

    L'année suivante, Louis XVIII mourut.

    XXXIV. Embellissements de Paris sous la Restauration.

    Pendant les malheurs de l'occupation étrangère, Paris, quoique jouissant d'une prospérité commerciale qu'elle n'avait pas connue depuis quinze ans, avait vu interrompre ses grands travaux d'embellissement et d'assainissement; à dater de 1819, et sous l'administration éclairée et vigilante du préfet Chabrol, ces travaux recommencent, et, à part les lacunes causées par les révolutions de 1830 et de 1848, ils n'ont plus cessé et ont fait subir à la ville de saint Louis et de Louis XIII une complète transformation. Napoléon (p.281) n'avait songé à embellir Paris qu'à la façon des anciens rois, c'est-à-dire en élevant des monuments plus fastueux qu'utiles, et, à part la construction des quais et des marchés, il n'avait presque rien fait pour donner de l'air, du soleil, de la vie à ce vieux Paris si noir, si fétide, si misérable; il n'avait rien fait pour sa viabilité, pour sa propreté, pour sa salubrité. A partir de l'administration de M. de Chabrol, les améliorations de Paris sont appropriées aux mœurs nouvelles, au commerce et à l'industrie parisienne, qui deviennent immenses, enfin à la population qui augmente tous les jours. Le grand plan d'alignement et d'éclaircissement, conçu sous Louis XVI, est repris avec ardeur172, et, de 1820 à 1830, on ouvre soixante-cinq rues et quatre places nouvelles, on élargit vingt-quatre rues, places ou boulevards, on bâtit les ponts des Invalides, de l'Archevêché, d'Arcole, on termine le canal Saint-Martin, on achève les marchés commencés sous l'Empire, l'entrepôt des vins, les greniers de réserve; on améliore les halles et l'on y bâtit les marchés au beurre et au poisson, on renouvelle une partie du pavé, on introduit l'éclairage au gaz, on établit le service des voitures-omnibus, on commence l'amélioration si importante, si nécessaire, si longtemps demandée des trottoirs. Ces travaux d'utilité n'empêchent pas les travaux de luxe, mais ceux-ci ont un caractère tout monarchique ou tout religieux: ainsi, on relève les statues de Henri IV sur le Pont-Neuf, de Louis XIII à la place Royale, de Louis XIV à la place des Victoires; on remplace d'anciennes chapelles de couvents, devenues succursales sous le Consulat, par des édifices plus convenables; et ainsi sont bâties les églises Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, Notre-Dame-de-Lorette, (p.282) Saint-Vincent-de-Paul, etc. On restaure et on embellit presque toutes les autres églises, qui s'enrichissent d'objets d'art principalement enlevés au Musée des monuments français, lequel se trouve dispersé. On construit aussi la chapelle expiatoire de la rue d'Anjou, le séminaire Saint-Sulpice, l'hospice d'Enghien, l'infirmerie Marie-Thérèse, etc. On ajoute quelques pierres à la Madeleine et à Sainte-Geneviève, rendues au culte catholique, à l'Arc de l'Étoile, au palais d'Orsay. Enfin, on doit à l'industrie particulière deux mille maisons nouvelles, dont quelques-unes sont des palais, les théâtres des Nouveautés, du Gymnase-Dramatique, Ventadour, la reconstruction de l'Ambigu-Comique et du Cirque-Olympique, les passages couverts de Choiseul, Véro-Dodat, Vivienne, Colbert, etc.

    XXXV. Paris pendant le règne de Charles X.

    L'opposition de la bourgeoisie parisienne n'était pas dirigée contre la dynastie des Bourbons, mais contre la marche de leur gouvernement, et avec son aveuglement ordinaire elle se proposait, non de renverser, mais d'avertir. C'est ainsi que le grand orateur de l'opposition, le général Foy, étant mort (28 nov. 1825), des funérailles pompeuses lui furent faites, où assistèrent deux cent mille citoyens de toute profession, dans l'ordre le plus parfait, avec une discipline qui était un grave enseignement. Toute la ville était en deuil, les boutiques fermées, les ouvriers hors de leurs ateliers, la tête découverte devant le passage du cortége. Jamais Paris n'avait rendu spontanément de tels honneurs à un citoyen: sur toute la cérémonie planait le souvenir des funérailles de Mirabeau.

    Le parti royaliste répondit à cette pompe si menaçante par la célébration du jubilé, où l'on vit dans quatre processions immenses le clergé parcourir les rues avec ses croix voilées, en chantant (p.283) les psaumes de la pénitence, et suivi de toutes les autorités, des personnages de la cour, des femmes de haut rang, du roi lui-même avec toute sa famille. Une messe expiatoire, célébrée sur la place où était mort Louis XVI, exprima la pensée de ces cérémonies et en fit ainsi maladroitement un outrage et un défi.

    «Tout prit alors un aspect ecclésiastique, dit un écrivain royaliste, jusqu'à la musique, la déclamation, les arts, et les églises devinrent elles-mêmes des spectacles.» Aussi la bourgeoisie parisienne se mit-elle à lutter contre les ultras, contre les jésuites, avec l'ardeur la plus passionnée: tribune, journaux, brochures, souscriptions, associations ne laissaient pas de relâche au gouvernement, ne lui passaient pas la moindre faute, attaquaient ou calomniaient toutes ses intentions, toutes ses actions. Ainsi, le ministère ayant été forcé de retirer (1827) devant l'opposition de la Chambre des pairs une loi qui comprimait la presse, Paris fut illuminé, on alluma des feux de joie, on cria: Vive la Chambre des pairs! enfin, il y eut pendant trois jours une manifestation d'allégresse qui semblait déjà présager une révolution.

    A la suite de cet incident, Charles X, qui ne recevait plus qu'un accueil silencieux des Parisiens, voulut ranimer leur affection en passant une grande revue de la garde nationale au Champ-de-Mars (12 avril): il fut reçu par les cris de: A bas les ministres! les princesses furent même accueillies par des paroles outrageantes; enfin, quand les légions, en s'en retournant, passèrent devant le ministère des finances, les cris redoublèrent et furent accompagnés d'insultes et de menaces. Charles X licencia la garde nationale de Paris.

    Au mois de novembre suivant, les Chambres ayant été dissoutes, de nouvelles élections se firent, et elles amenèrent à Paris la nomination, de douze députés libéraux, qui réunirent presque (p.284) l'unanimité des suffrages 173. Quand ce résultat fut connu (19 novembre), quelques maisons illuminèrent; des groupes nombreux parcoururent les rues populeuses avec le cri de Vive la Charte! invitant les citoyens à illuminer; ils se grossirent de gamins et de vagabonds, qui, dans la rue Saint-Denis, cassèrent les vitres des maisons restées obscures. Un détachement de gendarmerie fut envoyé pour mettre fin au désordre; il fut accueilli par des pierres: il y avait dans une partie de la population un désir de bruit et de tumulte, un sentiment brutal d'hostilité contre le pouvoir, qui la poussait à l'émeute. A la fin, les émeutiers firent des barricades dans la rue Saint-Denis: des troupes furent envoyées pour les détruire, et, après quelque hésitation, elles dispersèrent la foule par des charges multipliées et quelques feux de peloton. Il y avait trente-deux ans que la fusillade ne s'était fait entendre dans les rues de Paris: cette répression de l'émeute produisit donc une vive sensation de colère, mais qui passa rapidement. Il semblait que le peuple n'eût voulu que s'essayer au tumulte des rues; néanmoins, la partie la plus belliqueuse de la population, celle qui était principalement composée de bonapartistes et de républicains, commença à songer à renverser le gouvernement par une insurrection.

    La cour parut comprendre la portée des élections qui venaient de se faire et des troubles qui les avaient suivies: un ministère dévoué à la constitution fut nommé. La bourgeoisie parisienne accueillit ce ministère avec une joie pleine de confiance. Aussi, les dix-huit mois du ministère Martignac sont-ils l'époque la plus brillante de la Restauration et l'une des plus heureuses de l'histoire de Paris. L'industrie et le commerce étaient florissants; chaque jour voyait se bâtir quelque nouvel édifice, s'établir quelque nouvelle (p.285) manufacture, s'ouvrir quelque magasin de luxe; les théâtres et les lieux de plaisir étaient continuellement pleins; les lettres et les arts étaient cultivés avec une ardeur poussée jusqu'au fanatisme; la jeunesse courait tantôt aux leçons éloquentes de MM. Guizot, Villemain et Cousin, tantôt aux drames grotesques et aux vers rocailleux de l'école romantique; dans toutes les classes éclairées de la population, il y avait émulation, désir de mieux, amour de progrès, confiance dans l'avenir. Quant au peuple, son bien-être avait augmenté, par le fait seul de la paix, de la prospérité générale, du bon marché des denrées, de l'augmentation des salaires. Sur 816,000 habitants (1829), le nombre des indigents n'était que de 62,000, c'est-à-dire du douzième de la population, tandis que, sous l'Empire, il était du huitième. La fièvre de la concurrence n'avait pas encore amené dans l'industrie des désastres fréquents; les machines, peu nombreuses, n'avaient pas encore avili la main-d'œuvre; de plus, il y avait encore dans les classes ouvrières un reste de ces mœurs humbles, modestes, résignées, auxquelles l'ancien régime les avait habituées, et qui s'étaient conservées même sous la République et l'Empire; il y avait encore chez elles le contentement du peu, l'ignorance des plaisirs coûteux, ou bien, l'habitude des privations et de la misère. Enfin, si des théories nouvelles sur l'organisation de l'industrie, les salaires, le crédit, commençaient à paraître dans les écrits de l'école saint-simonienne, elles n'avaient pas encore pénétré dans le peuple. Son ignorance était toujours la même; il était resté en politique à l'adoration pour le grand homme, à l'aversion stupide pour les Bourbons, les nobles et les prêtres, à l'envie de se venger de 1815. Dans les ateliers, on ne cessait de rappeler la gloire et la grandeur de l'Empire; toutes les traditions en étaient vivantes; c'était, pour les classes populaires, l'âge d'or. Mais, si l'on y murmurait la Marseillaise, si l'on y chantait à pleine voix Béranger, si l'on (p.286) s'y moquait des jésuites, il n'y avait, excepté chez quelques membres des sociétés secrètes, chez quelques anciens soldats impériaux, aucun projet marqué de bouleversement.

    Cependant la royauté eut bientôt regret de sa marche constitutionnelle, et elle prit (8 août 1829) un ministère composé d'hommes qui semblaient désignés pour faire la contre-révolution. La majorité de la Chambre des députés déclara au roi que ce ministère était menaçant pour les libertés publiques. La Chambre fut dissoute, et l'on se prépara à de nouvelles élections. Paris, que la chute du ministère Martignac avait consterné, montra, dans la lutte engagée entre le monarque et la nation, la plus vive ardeur: ses journaux, ses correspondances, ses comités électoraux mirent le feu aux départements; ses citoyens les plus influents se placèrent à la tête de la résistance; enfin, il envoya à la Chambre douze députés libéraux174. Tout cela n'éclaira pas la royauté: l'agitation, pensait-elle, n'était que dans les classes électorales; elle croyait n'avoir affaire qu'à des ambitieux ou à des journalistes; elle s'imaginait même avoir le peuple de Paris pour elle. «Charbonnier doit être maître chez lui,» avaient dit un jour les forts de la Halle à Charles X, et sur ce mot, dont elle fit grand bruit, la cour crut que les classes ouvrières n'avaient nul souci des institutions libérales et verraient avec plaisir mâter la bourgeoisie. Quant à celle-ci, sa défaite au 13 vendémiaire, sa soumission au despotisme impérial, sa facilité à subir les deux invasions étrangères, l'avaient fait descendre depuis longtemps de sa renommée de 1789, et le parti de l'ancien régime croyait que, poltronne autant que bavarde, elle était incapable non-seulement de tenter une révolution, mais de faire (p.287) une sérieuse résistance. Ce fut donc dans la pensée qu'elles seraient acceptées ou subies sans contestation que Charles X rendit les fameuses ordonnances qui supprimaient la Charte de 1814 en annulant les élections, abolissant la liberté de la presse, etc.

    XXXVI. Journées de Juillet

    Ces ordonnances parurent le 27 juillet. Les hommes de l'opposition furent consternés et cherchèrent par quelles voies légales ils pourraient y résister; mais le peuple, jusqu'alors indifférent à la lutte, descendit dans les rues et commença à chercher, à prévoir une révolution. Des rassemblements se formèrent, inquiets, menaçants, tumultueux, qui s'interrogeaient, se tâtaient, s'excitaient à la résistance; les boutiques se fermèrent; des réverbères furent brisés; on pilla quelques magasins d'armuriers. Des patrouilles furent envoyées pour dissiper ces premiers désordres; leur présence fit surgir quelques barricades; des rixes et des combats partiels commencèrent: quelques hommes du peuple furent tués. Le soir, à la lueur des flambeaux, les cadavres de ces premières victimes sont promenés avec des cris de vengeance. Toute la nuit se passe en apprêts de guerre, et, dès la pointe du jour, le tocsin sonne, le tambour bat, des barricades s'élèvent dans toutes les rues, des combattants sortent de toutes les maisons, surtout des quartiers populeux; de vieux officiers bonapartistes, proscrits ou délaissés depuis 1814, leur servent de guides avec les jeunes gens des écoles; une partie de la garde nationale reprend son uniforme et ses armes; les carbonaris de 1820 se jettent dans la lutte avec une soif de vengeance longtemps contenue, et déploient le drapeau tricolore. A la vue de ce symbole de la révolution, toute incertitude cesse dans le peuple, que le cri (p.288) de Vive la Charte! laissait froid et irrésolu: il allait prendre sa revanche des trahisons de 1815; il allait se venger des bourreaux du maréchal Ney et des sergents de la Rochelle; il allait en finir avec les émigrés, les jésuites, les alliés de l'étranger! Alors, au cri de Vive la Charte! on mêle celui de: A bas les Bourbons! on abat, on détruit les insignes de la royauté; on court au combat, avec ou sans armes, par un élan contagieux, les ardeurs d'un soleil de plomb et l'odeur de la poudre donnant à toutes les têtes une ivresse mêlée de joie et de fureur.

    Cependant le gouvernement, qui n'avait fait aucun préparatif de défense, à l'aspect de cette révolte inattendue, se décide à déployer contre elle des mesures vigoureuses. Paris est mis en état de siége en vertu d'un décret impérial de 1811; le maréchal Marmont a le commandement de toutes les troupes; et trois colonnes, fortes ensemble de dix-huit à vingt mille hommes, partent des Tuileries pour soumettre la ville. La première remontera les quais jusqu'à la Bastille; la deuxième suivra les boulevards jusqu'au même point; la troisième doit occuper la rue Saint-Denis et servir de lien aux deux autres, en lançant de fortes patrouilles dans toutes les voies transversales entre les quais et les boulevards. La première balaye les quais et reprend l'Hôtel-de-Ville; mais elle y est harcelée par les insurgés, maîtres de la Cité, et ne peut aller plus loin; la deuxième parcourt les boulevards, en livrant des combats vers les portes Saint-Denis et Saint-Martin; elle arrive sur la place de la Bastille, essaie vainement de pénétrer dans le faubourg, se rabat sur la rue Saint-Antoine, y est assaillie de toutes les maisons par des balles, des pavés, des meubles, et n'arrive à la place de Grève qu'en couvrant sa route de blessés et de morts. La troisième colonne n'atteint la rue Saint-Denis qu'en faisant de grandes pertes, et, au marché des Innocents, elle est complétement enveloppée; quelques bataillons (p.289) suisses sont envoyés pour la délivrer et n'y réussissent qu'en livrant de nombreux combats. Enfin, les insurgés occupant tous les quartiers du centre, les deux colonnes, réunies à l'Hôtel-de-Ville, évacuent cet édifice et reviennent par les quais aux Tuileries.

    Le combat fut suspendu pendant la nuit. Paris présentait alors le plus sinistre spectacle: plus de gouvernement, plus d'autorités, plus de préfets, plus de ministres; le peuple, sans frein et sans guide, était le maître de la ville, et, derrière lui, cette troupe immonde de vagabonds et de malfaiteurs qui pullule dans les grandes cités. Toutes les maisons étaient fermées, tous les réverbères brisés, toutes les rues hérissées de barricades, toutes les barricades défendues par des hommes demi-nus, noirs de poudre, trempés de sueur, qui fondaient des balles, pansaient leurs blessures et faisaient une garde vigilante. On s'attendait à être le lendemain attaqué, bombardé, mitraillé; mais on était résolu à vaincre ou à faire une résistance désespérée.

    La royauté ne songeait pas à prendre l'offensive: ses malheureuses troupes, affamées, harassées, étaient cantonnées au Louvre, au Carrousel, rue Saint-Honoré, place Louis XV, attendant des ordres, des vivres, des renforts. Elles y furent bientôt cernées par des bandes d'insurgés, et le combat recommença. Les Parisiens, dont le nombre grossissait d'heure en heure, se glissèrent par toutes les issues et finirent par s'emparer successivement du Louvre, de la place du Carrousel et enfin des Tuileries. Pendant que les vainqueurs brûlaient le trône, brisaient des portraits, dévastaient quelques appartements, les derniers pelotons de la garde royale faisaient encore une résistance héroïque dans la rue de Rohan. Mais, à la fin, toute lutte devint impossible, et, des troupes démoralisées, les unes firent défection et livrèrent leurs armes au peuple, les autres se retirèrent sur Saint-Cloud, où était la cour.

    Alors l'insurrection ou plutôt la révolution fut entièrement (p.290) maîtresse de Paris, et un gouvernement provisoire, à la tête duquel était La Fayette, s'établit à l'Hôtel-de-Ville. Paris, avec ses rues dépavées et sans voitures, ses maisons trouées de balles, ses boulevards coupés d'arbres abattus, sa population haletante, enivrée, le fusil à la main, présentait l'aspect le plus désordonné, le plus alarmant; et l'on pouvait craindre qu'il ne tombât dans une anarchie semblable à celle qui suivit le 10 août. Mais il n'y eut pas de désordre, pas une tentative de pillage, pas un acte de cruauté et de vengeance, et l'on vit alors combien les mœurs et le caractère de la population parisienne s'étaient adoucis et transformés depuis un demi-siècle. C'était le peuple, aidé de quelques étudiants et d'un petit nombre de bourgeois, qui venait de remporter la victoire; c'était ce peuple des journées de prairial, qui n'avait laissé que des souvenirs sinistres, ce peuple de 1815, dont on avait calomnié les haillons et le patriotisme: après une victoire qui lui coûtait sept cent quatre-vingt-huit morts et quatre mille cinq cents blessés, il se montra plein de générosité et de désintéressement, sauvant, consolant les vaincus, secourant les blessés, partageant son pain avec eux; pendant des semaines entières, on le vit, pieds nus, en chemise, en guenilles, garder la Banque, le Trésor, les Tuileries, le Palais-Royal175; les hôtels des royalistes n'éprouvèrent pas la moindre insulte, et les églises furent respectées. Mais le peuple garda de sa victoire une confiance présomptueuse en lui-même, un grand mépris pour le pouvoir, quel qu'il fût, un vif penchant pour l'émeute, l'amour de la poudre, une sorte d'enthousiasme pour la vie (p.291) aventureuse de la barricade, pour ce désordre des rues dont le côté pittoresque et théâtral séduisait son imagination. Aussi, quand on annonça que Charles X s'était arrêté à Rambouillet et se préparait à recommencer la lutte, il sortit de Paris avec des cris de joie et de colère, et força le vieux roi à continuer sa retraite: pour lui, toute la révolution était dans le bruit, le combat, le danger; quant à l'issue à lui donner, il n'eût pas hésité dix ans auparavant, mais, l'homme qui personnifiait sa foi politique n'étant plus, il laissa faire la bourgeoisie, dont, depuis trente ans, il suivait l'impulsion, et s'inquiéta peu du résultat de la sanglante victoire qu'il venait de gagner.

    La bourgeoisie n'avait pris qu'une médiocre part à l'insurrection, et si, au milieu de la lutte, la garde nationale s'était reformée d'elle-même, c'était moins pour combattre que pour empêcher le désordre. Mais, si elle n'avait pas fait la révolution, elle l'avait préparée depuis dix ans: elle partageait donc les passions du peuple, et, sans avoir désiré le renversement de la dynastie, elle l'acceptait avec plaisir et saluait de ses acclamations le drapeau tricolore. Dès que la victoire fut décidée, elle s'empressa de prendre la direction de la révolution pour la modérer et la contenir, et elle songea immédiatement à continuer la monarchie constitutionnelle avec la famille d'Orléans: c'était une pensée qui n'était pas nouvelle dans la bourgeoisie parisienne, car, dès 1792, dès 1815, elle penchait déjà vers le combattant de Valmy par de secrètes sympathies et de lointaines espérances. Une réunion de députés appela donc le duc d'Orléans à prendre la lieutenance générale du royaume.

    A cet appel, le parti républicain répondit par des protestations: «Plus de Bourbons! disait un de ces placards; voilà quarante ans que nous combattons pour nous débarrasser de cette race méprisable et odieuse!» Et il demanda que la présidence provisoire fût confiée à La Fayette jusqu'à ce que la nation se fût prononcée, sur le (p.292) gouvernement qu'elle voulait se donner. Mais ce parti, dont les journées de juillet venaient de révéler l'existence, n'était guère composé que des conspirateurs de 1820 et des jeunes gens des écoles; il avait peu d'action sur le peuple et ne trouvait que des répulsions dans la bourgeoisie. Son appel ne fut pas entendu, et le duc d'Orléans se rendit à l'Hôtel-de-Ville, à travers les rues dépavées, au milieu d'une foule mêlée de gardes nationaux et de combattants de juillet, cachant à peine son émotion de cette ovation étrange, recevant sur sa route des applaudissements mêlés de quelques injures. La place de Grève était couverte d'un monde armé; elle resplendissait de fusils et de drapeaux; elle retentissait des cris les plus confus: Vive la Charte! A bas les Bourbons! Plus de rois! Vive d'Orléans! Le prince fut reçu par La Fayette, se présenta au balcon, un drapeau tricolore à la main, et fut accueilli par des acclamations: la plus grande partie de la population était en effet heureuse de voir sa lutte et sa victoire légitimées en quelque sorte par l'adhésion d'un Bourbon.

    Alors la Chambre des députés ouvrit sa session, et, certaine de l'appui de la bourgeoisie parisienne, elle se disposa à donner le trône à la famille d'Orléans. Les républicains renouvelèrent leurs protestations; ils sommèrent les députés de respecter les droits de la nation, ils ouvrirent des clubs, ils cherchèrent à ameuter le peuple; enfin, une colonne d'étudiants et de combattants de juillet marcha sur la Chambre et sembla la menacer d'un 18 brumaire; mais à la prière de La Fayette, elle se retira sans violence. Alors les députés, au nombre de deux cent dix-neuf, déclarèrent le trône vacant et appelèrent à l'occuper le duc d'Orléans; puis ils se rendirent à pied au Palais-Royal, escortés de la garde nationale, et allèrent présenter leur vote au prince. Celui-ci accepta, et, le lendemain (9 août), au milieu des acclamations de la bourgeoisie, il vint prêter serment à la Charte modifiée. Vingt jours après, il reçut une sorte de (p.293) consécration populaire dans une grande revue de la garde nationale, où, accompagné de La Fayette, il distribua des drapeaux aux légions parisiennes. Quatre-vingt mille hommes armés, équipés, habillés, remplissaient le Champ-de-Mars, dont les entours étaient occupés par deux cent mille personnes: Paris n'avait jamais vu une telle masse de ses citoyens en armes. Cette revue fut une autre fédération du 14 juillet pour l'enthousiasme, les espérances, l'allégresse qu'elle excita dans la plus grande partie de la population: la révolution de juillet semblait une victoire nationale, la consolation et la revanche de 1815, un défi à l'étranger; enfin la bourgeoisie et même le peuple avaient confiance dans le nouveau roi, dans son passé et ses promesses.

    La révolution de 1830 était, comme celles de 1789 et 1792, une révolution toute parisienne: pour la faire, soit par ses armes, soit par ses votes, la capitale n'avait ni consulté l'opinion, ni demandé l'assentiment des provinces; comme elle l'avait pratiqué tant de fois, elle leur envoyait son histoire toute faite avec le drapeau et le gouvernement de son choix. Les provinces acceptèrent la révolution nouvelle: elles accablèrent les Parisiens de louanges; elles répétèrent le chant nouveau de la Parisienne; elles ne parlèrent qu'avec enthousiasme de l'héroïque population des trois journées; pendant plusieurs mois, elles envoyèrent des députations pour féliciter Paris et fraterniser avec ses habitants; enfin, à l'imitation des provinces de l'empire romain, qui avaient élevé, en l'honneur de Rome, des temples et des statues, elles proposèrent d'élever, aux frais de toutes les communes, un monument en l'honneur de la capitale, avec ces mots: A Paris la patrie reconnaissante.

    XXXVII. Paris de 1830 à 1832.

    Août 1830.--La révolution de juillet a pour effet immédiat, comme toutes les révolutions populaires, d'arrêter les opérations de l'industrie et du commerce, de faire enfouir les capitaux, d'engendrer la gêne et la misère. Le gouvernement fait voter par les chambres un crédit de 1,400,000 fr., applicables aux monuments de Paris, pour donner de l'occupation aux ouvriers «qui ont déposé leurs armes, dit M. Guizot, mais qui n'ont pas retrouvé leurs travaux.» En même temps, l'on ouvre des ateliers communaux de terrassement; on refait une partie du pavé de la ville, les talus du Champ-de-Mars, les fossés des Champs-Élysées, etc. Mais ces travaux sont insuffisants, et, sur la place de Grève et les quais, des rassemblements se forment, où les ouvriers demandent de l'ouvrage, l'augmentation des salaires, la diminution des heures de travail, l'abolition des machines, l'expulsion des ouvriers étrangers. Ces troubles, par lesquels se révèle pour la première fois la portée sociale que le peuple attribue à la révolution de juillet, s'apaisent d'eux-mêmes; mais l'industrie reste en souffrance et la misère continue à faire des progrès.

    Septembre.--Ce mois se passe en fêtes données aux députations des départements, en banquets patriotiques présidés par La Fayette, en processions où les jeunes gens portent au Panthéon les bustes de Ney, de Manuel et de Foy. L'une d'elles, composée en partie de membres des sociétés secrètes, se dirige sur la place de Grève et prononce l'éloge funèbre des quatre sergents de la Rochelle.

    Des clubs ou sociétés populaires se forment: le plus important, dit des Amis du peuple, siége au manége Pellier, rue Montmartre. La (p.295) bourgeoisie s'inquiète de ces réunions qui rappellent 93, et où l'on tend à la République; la garde nationale fait fermer le club Pellier.

    18 octobre.--Le peuple a conservé un vif ressentiment de la bataille de juillet et des victimes qu'elle a faites; il veut en être vengé et compte sur la punition des ministres de Charles X. Une proposition ayant été faite à la Chambre des députés pour abolir la peine de mort, il croit voir dans cette proposition le dessein de sauver les ministres, dont le procès s'instruit, et il se porte au Palais-Royal avec des cris furieux. Repoussé par la garde nationale, il marche sur Vincennes, où étaient enfermés les accusés, avec les mêmes cris de mort, et ne se retire que devant la résistance du gouverneur. «Peuple de Paris, dit le Préfet de la Seine, M. Odilon-Barrot 176, tu n'avoues pas ces violences! Des accusés sont chose sacrée pour toi! Il n'y a pas un citoyen dans cette noble et glorieuse population qui ne sente qu'il est de son honneur et de son devoir d'empêcher un attentat qui souillerait notre révolution!»

    Cette proclamation où le préfet semblait avoir copié les allocutions de Pétion, n'apaise point l'agitation populaire: presque chaque jour, des groupes se forment autour du Palais-Royal, près de Vincennes, près du Luxembourg, desquels sortent des cris menaçants; une partie de la bourgeoisie partage l'émotion du peuple, et la garde nationale ne réprime les rassemblements qu'avec une sorte de répugnance. De plus, le parti républicain s'était accru et commençait à devenir redoutable: il comprenait la société des Amis du Peuple, presque tous les combattants de juillet, une partie de l'artillerie de la garde nationale, les mécontents, les ambitieux, les hommes de désordre et de complots, qui désiraient une nouvelle révolution pour en tirer (p.296) profit; il attirait derrière lui le peuple, en accusant le gouvernement de trahison et en l'excitant à recommencer son œuvre des trois jours. Aussi, à mesure que l'heure du procès des ministres approche, une sorte de terreur s'empare de Paris; on s'attend à une nouvelle bataille, et le gouvernement n'ose compter ni sur l'armée ni sur la garde nationale; les riches et les nobles abandonnent la ville; le faubourg Saint-Germain est désert; le commerce se trouve presque entièrement anéanti, et la misère croissante augmente l'irritation des classes populaires.

    15 décembre.--Le procès des ministres commence devant la cour des pairs. Toute la garde nationale et vingt mille hommes de troupes de ligne sont sur pied; le Luxembourg est enveloppé par une armée entière qui occupe toutes les rues voisines et dont les patrouilles se prolongent jusque sur les quais. Des masses de peuple entourent et pressent ces bataillons en criant: La mort des ministres! Cet état de choses dure six jours. Pendant six jours la garde nationale campe et bivouaque dans les rues; pendant six jours, La Fayette, Barrot, toutes les autorités, les écoles de droit et de médecine, qui, depuis juillet, jouent un rôle politique, sollicitent la foule ameutée et le parti républicain de respecter la justice et l'ordre public. Enfin, quand l'arrêt qui condamne les ministres à la détention est prononcé, quand le peuple apprend que les condamnés sont déjà partis secrètement pour Vincennes, il se fait une explosion de cris de rage: Aux armes! à la trahison! entend-on sur toute la rive gauche de la Seine, et la bataille semble prête à s'engager. Mais toute cette fureur tombe devant la résistance froide et patiente de la garde nationale, devant les prières et l'énergie de La Fayette; et, le lendemain, Paris, si agité depuis un mois, retombe dans un repos plein de tristesse et d'appréhensions.

    25 décembre.--Un vote de la Chambre des députés force La Fayette (p.297) à donner sa démission de commandant de la garde nationale, et le roi le remplace par le général Mouton de Lobau. La démission du patriarche de la liberté est vue avec froideur par la garde nationale de Paris, qui, avide de paix à l'intérieur et à l'extérieur, adopte et défend la politique de résistance du gouvernement et se prononce avec ardeur contre les hommes de la République, contre ce qu'on appelle le parti du mouvement.

    13 février 1831.--Les partisans de la légitimité, qui avaient été d'abord épouvantés de leur défaite, font maladroitement et obscurément acte d'existence: ils célèbrent, dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, un service anniversaire de la mort du duc de Berry. A cette nouvelle, une foule menaçante s'amasse devant l'église, foule composée d'abord de bourgeois curieux, de jeunes gens moqueurs, puis d'hommes de désordre et d'agitateurs, enfin de la lie ordinaire de la population; sur le bruit qu'on a couronné un buste du duc de Bordeaux, elle envahit l'église au moment où les légitimistes se hâtent d'en sortir, et, avec une fureur sauvage, elle y détruit autels, meubles, tableaux, ornements, la sacristie, la chaire, le chœur. Le gouvernement n'ose s'opposer à ces stupides profanations, ou, pour mieux dire, il les laisse faire, afin d'effrayer le parti carliste. Le lendemain, le désordre continue. Les vandales de la veille, sans raison comme sans colère, les uns par un instinct de brutale vengeance contre les prêtres et les émigrés, les autres par l'amour du désordre et de la destruction, se portent d'abord au Palais-Royal, où ils sont contenus par des troupes, puis sur l'Archevêché, demeure d'un prélat impopulaire: ils y entrent avec des cris de fureur et de moquerie, et, en quelques heures, au milieu de rires cyniques, de blasphèmes, de hurlements, ils détruisent cet édifice de fond en comble, jetant à la Seine les meubles, les ornements, les livres d'une précieuse bibliothèque. Ce jour était (p.298) le mardi gras. On vit alors se renouveler les impiétés qui ont déshonoré la révolution en 1793; on vit, au milieu des pompes ignobles du bœuf gras, au milieu des mascarades et des apprêts de bal, des misérables courir les rues avec des ornements sacrés, et une foule immonde ou égarée applaudir à l'abattement des croix qui décoraient le sommet des églises. Ce fut un des jours les plus honteux de l'histoire de Paris. La garde nationale, accourue à l'Archevêché, ne reçut aucun ordre et ne voulut pas engager une lutte contre les démolisseurs: pendant douze heures, elle resta spectatrice de leurs odieuses saturnales. Quant au gouvernement, dans un accès de peur qui le rendit en quelque sorte le complice de l'émeute, il ordonna lui-même d'enlever les croix des églises et les fleurs de lis de tous les monuments; le préfet de la Seine se contenta de faire des proclamations emphatiques contre les carlistes177; enfin, le roi de juillet paya son indigne faiblesse en se voyant forcé de faire disparaître de son palais et de ses voitures les glorieuses armoiries de sa famille.

    Les journées de février furent comme la contre-partie des journées de juillet: dévastation sans raison, sans excuse et sans résultat, elles discréditèrent le peuple de Paris et sa révolution; elles livrèrent pendant près d'une année les rues de la capitale aux hommes de désordre et d'anarchie. En effet, à cette époque, l'émeute devint pour ainsi dire permanente, et elle se produisait par les causes les plus légères, troublant toutes les relations sociales, ruinant le commerce, faisant fuir les étrangers, ce qui n'empêchait pas le Parisien, pour qui tout est spectacle, de faire de l'émeute un passe-temps et d'aller la voir comme par partie de plaisir. Tantôt les ouvriers demandaient de l'ouvrage ou l'augmentation des salaires, tantôt les étudiants, devenus pouvoir de l'État, faisaient des promenades tumultueuses, (p.299) pour censurer le gouvernement, ou des manifestations en faveur de la Pologne; les sociétés populaires se multipliaient et poussaient ouvertement à la République; il y avait une sorte de fièvre dans toute la partie malheureuse de la population, qui se soulevait au moindre bruit, à la moindre déclamation du plus mince agitateur, du plus obscur des journaux, et harassait par ses rassemblements et ses tumultes la garde nationale.

    L'établissement de Juillet, ballotté par toutes ces agitations, semblait destiné à s'engloutir dans l'anarchie, lorsque le roi se décida à se jeter ouvertement dans la politique de résistance. Casimir Périer fut appelé au ministère: c'était un banquier de Paris, le vrai représentant de ces classes électorales qui avaient préparé, sans la faire, la révolution; il travailla au rétablissement de l'ordre par des mesures énergiques, rigoureuses, brutales, poursuivit le parti républicain, les sociétés secrètes, les excès de la presse, et, au moyen d'une loi contre les attroupements, mit fin aux troubles des rues. Il parvint ainsi à apaiser sans combat deux émeutes qui menaçaient d'emporter la monarchie. La première eut lieu le 14 juillet 1831: le parti républicain voulait, en mémoire de la prise de la Bastille, planter des arbres de liberté sur les principales places; le ministère résolut de s'opposer à cette manifestation, qui pouvait amener une attaque contre le gouvernement: il déploya de grandes forces sur tous les points, et les républicains furent forcés de se disperser. La seconde eut lieu le 16 septembre suivant et fut causée par la nouvelle de la prise de Varsovie, qui produisit dans toute la ville une douleur inexprimable. Le Palais-Royal fut envahi par une foule de jeunes gens, le crêpe au bras, criant: Vive la Pologne! A bas le ministère! Les uns lisaient les journaux à la multitude irritée, les autres appelaient les citoyens aux armes «pour venger l'héroïque Pologne lâchement abandonnée.» On fit fermer les théâtres; on pilla quelques boutiques d'armuriers; on commença des barricades. Le (p.300) lendemain, le gouvernement déploya les mesures les plus vigoureuses, et, en enveloppant de troupes la Chambre des députés et le Palais-Royal, il parvint à apaiser ce redoutable tumulte.

    Grâce à l'énergie impétueuse de Casimir Périer, l'hiver de 1831 à 1832 se passa sans troubles inquiétants. Paris reprit ses habitudes de plaisirs; et encore bien que la noblesse continuât à bouder le nouveau régime, et les étrangers à se tenir éloignés de la capitale, les théâtres, les salles de bal, tous les lieux d'amusement public furent presque continuellement remplis; le commerce reprit quelque prospérité.

    XXXVIII. Paris en 1832.--Le choléra.--Insurrection des 5 et 6 juin.

    Mais un autre fléau vint frapper la ville. Le 27 mars, le terrible choléra se manifesta à Paris, et dès le 30, il frappait de mort cent cinquante personnes par jour. On prit à la hâte de nombreuses et illusoires précautions; on organisa des hôpitaux, des ambulances, des bureaux de secours; on fit un grand nettoyage de la ville; on mit en réquisition tous les médecins et élèves en médecine. Malheureusement, le bruit vint à se répandre que le choléra n'était que l'empoisonnement de la population par une bande de malfaiteurs: le préfet de police, Gisquet, se fit l'écho de ce bruit absurde dans une proclamation et ne craignit pas d'accuser les républicains. «Je suis informé, dit-il, que ces misérables ont conçu le projet de parcourir les cabarets et les étaux de boucherie avec des fioles et des paquets de poison, pour en jeter dans les fontaines, dans les brocs ou sur la viande...» A cette proclamation, le peuple hébété de fureur, se jette sur les malheureux qui lui (p.301) paraissent suspects, les maltraite, les mutile, les jette à la Seine. Heureusement, cette frénésie sauvage dura à peine quelques heures; mais le choléra n'en continua pas moins ses ravages, et Paris présenta pendant le mois d'avril le plus affligeant des spectacles: un vent sec et froid soulevait des nuages de poussière; le soleil était sans chaleur; on ne voyait presque personne dans les rues; les boutiques s'entr'ouvraient à peine; à chaque pas, on rencontrait des convois funèbres, sans pompe, par masses de dix à douze cercueils entassés dans des voitures de toute espèce. Du mois de mars au mois de septembre, le choléra enleva 18,400 personnes; il décima surtout les quartiers pauvres, les rues malsaines, les taudis des indigents. «Des quarante-huit quartiers de la capitale, dit le rapport des médecins, vingt-huit, placés au centre, ne comprennent pas le cinquième de son territoire et renferment à eux seuls la moitié de la population. Dans ces quartiers, il en est un, celui des Arcis, où chaque individu ne dispose que de sept mètres carrés d'espace, et il est soixante-treize rues qui renferment, terme moyen, quarante et soixante personnes par maison. Ce sont ces rues qui, toutes, sans exception, ont eu quarante-cinq décès sur mille178, ce qui est le double de la moyenne; ce sont ces maisons, la plupart hautes de cinq étages, larges de six à sept mètres de façade, n'ayant point de cours, qui ont donné quatre, six et jusqu'à dix et onze décès. Ce sont enfin leurs habitants qui entrent à eux seuls pour le tiers dans la mortalité cholérique, et cette déplorable destruction des hommes a lieu dans ces seuls quartiers, parce que, nulle autre part aussi, l'espace n'est plus étroit, la population plus pressée, l'air plus malsain, l'habitation plus dangereuse et l'habitant plus misérable.»

    19 mai.--L'une des dernières victimes du choléra fut Casimir (p.302) Périer. Ses funérailles furent célébrées avec une grande pompe: tous les corps politiques, les autorités, la haute bourgeoisie, la plus grande partie de la garde nationale, des masses de troupes y assistèrent. Le parti conservateur, en rendant des honneurs extraordinaires à son plus intrépide défenseur, semblait vouloir se dénombrer, et écraser de sa masse imposante le parti républicain et sa turbulente minorité.

    5 juin.--Le général Lamarque, l'un des chefs de l'opposition, meurt. Le parti démocratique lui fait des funérailles éclatantes pour répondre au deuil du 19 mai par un deuil populaire. «La place de la Madeleine, raconte un journal, la rue Saint-Honoré, la rue Royale et la place de la Révolution étaient, dès dix heures, couvertes de citoyens de toutes les classes, se disposant à suivre le convoi. Au moment où le char funèbre est arrivé devant la porte du général, les chevaux ont été dételés et renvoyés; des jeunes gens de toutes les classes ont transporté le corps sur le corbillard, d'autres s'y sont attelés, et le cortége s'est mis en marche dans l'ordre suivant: un bataillon du Ier régiment de ligne, armes baissées, tambours et musique en tête; une colonne profonde d'ouvriers marchant en rang; de nombreux pelotons des six premières légions de la garde nationale, armés seulement du sabre; des lignes nombreuses mêlées de citoyens, d'invalides, de gardes nationaux, au nombre de sept à huit mille; le char funèbre traîné au moyen de longues cordes, auxquelles étaient attachés au moins trois cents jeunes gens de toute condition. Le char était pavoisé de drapeaux tricolores et couvert de couronnes d'immortelles. Une foule immense autour du corbillard faisait entendre le cri de: Vive la liberté! Derrière le char, le fils du général, des invalides portant les insignes du défunt, le général La Fayette donnant le bras au maréchal Clauzel, une nombreuse députation de la Chambre des députés et beaucoup d'officiers de tout rang et de toute arme. Puis venaient après, un bataillon d'infanterie de ligne, (p.303) les réfugiés de toutes les nations, précédés de leurs drapeaux et mêlés à un grand nombre de gardes nationaux, une longue colonne de pelotons des six dernières légions de la garde nationale et de la banlieue; l'artillerie de la garde nationale en très-grand nombre, un peloton de la garde nationale à cheval, la société de l'Union de Juillet, avec sa bannière garnie de crêpes et couronnée d'immortelles, les écoles de droit, de médecine, de pharmacie, du commerce, d'Alfort, avec des drapeaux, la société des Amis du peuple, des corporations d'ouvriers précédées de bannières, etc. Des voitures de deuil fermaient ce long cortége.»

    De son côté, le gouvernement, craignant que cette démonstration funèbre ne dégénérât en agression, avait mis sur pied vingt-cinq mille hommes de troupes, qui étaient ou cantonnées sur les places, ou consignées dans les casernes. Le cortége suivit les boulevards jusqu'au pont d'Austerlitz, d'où le cercueil devait être transporté dans le département des Landes; mais, pendant toute la marche, il y eut non le recueillement d'une pompe funèbre, mais l'agitation qui précède une insurrection, des cris de Vive la République! A bas Louis-Philippe! Vive la Pologne! des rixes avec les sergents de ville, des apprêts de guerre. Au moment des adieux, l'apparition d'un drapeau rouge ayant excité le plus violent tumulte, l'approche de quelques escadrons de cavalerie fit engager la lutte. Alors les cris: Aux armes! retentirent de toutes parts; on fit des barricades, on enleva des postes, on pilla des magasins d'armuriers, et, à la fin de la journée, l'insurrection était maîtresse du Marais, du faubourg Saint-Antoine, du quartier Saint-Martin, des Halles, enfin de toute une moitié de la ville. Mais le parti républicain n'avait ni centre, ni plan, ni chefs, et, malgré les cent mille hommes qui avaient suivi le convoi funèbre de Lamarque, il était peu nombreux, même dans le peuple; en effet, la plupart des ouvriers qui venaient de prendre (p.304) les armes, l'avaient fait par entraînement, par haine aveugle contre le gouvernement, par amour de la lutte et de la poudre. Les barricades du 5 juin ne trouvèrent donc pas de défenseurs; faciles à élever au milieu d'une population étonnée et tremblante, elles furent promptement abandonnées, et Paris presque entier resta muet, terrifié ou indigné au cri de Vive la République!

    6 juin.--Le gouvernement concentre ses forces, appelle de nouvelles troupes, joint à la garde nationale de la ville celle de la banlieue, dont le dévouement lui est connu, et, dès le matin, il reprend la plupart des positions dont les insurgés s'étaient emparés d'emblée, et occupe par deux grands corps d'armée les boulevards et les quais jusqu'à la Bastille, enfermant ainsi la révolte dans les quartiers du Temple et Saint-Martin. Louis-Philippe, accompagné de ses fils, de ses ministres, d'un nombreux état-major, avait passé en revue la plupart des bataillons: il parcourt toute la ligne des boulevards et des quais, aux cris de Vive le roi! A bas les républicains! pendant que la fusillade continue dans les quartiers du centre. Les insurgés, chassés successivement de leurs postes, s'étaient concentrés dans la rue Saint-Martin, près de la vieille église Saint-Merry, protégés par de formidables barricades et ayant fait de quelques maisons de vraies citadelles; ils étaient à peine trois ou quatre cents; pendant douze heures, cette poignée d'insensés tient en échec une armée entière, commandée par le maréchal Soult; et le canon seul peut emporter les réduits de ces héritiers des Jacobins de 93, qui sont presque tous tués ou pris. Dans ces funestes journées, la garde nationale eut 18 morts et 154 blessés, la troupe de ligne 75 morts et 292 blessés. La perte des insurgés fut au moins de 250 hommes tués.

    A la suite de cette insurrection, qui raffermit le gouvernement de juillet, Paris est mis en état de siége, l'école Polytechnique et (p.305) l'école d'Alfort licenciées, l'artillerie de la garde nationale dissoute, etc. Le préfet Gisquet fait arrêter dix huit cents personnes sur les plus minces soupçons, et il ordonne aux médecins de faire la déclaration des blessés qu'ils auront secourus. Trois journaux sont suspendus; deux conseils de guerre permanents jugent les prisonniers; une sorte de terreur règne dans toute la ville. Mais la bourgeoisie qui avait demandé d'abord des mesures sévères de répression, s'inquiète bientôt de ces rigueurs irritantes, et elle applaudit à un arrêt de la cour de cassation, qui déclare l'état de siége illégal et annule les arrêts des conseils de guerre. L'état de siége est levé (29 juin).

    XXXIX. Paris de 1832 à 1840.

    19 novembre.--Le roi, en allant ouvrir la session des Chambres, traverse le Pont-Royal au milieu d'une nombreuse escorte et d'une double haie de gardes nationales; un coup de pistolet, qui ne l'atteint pas, est tiré sur lui. L'assassin s'échappe dans la foule et ne peut être découvert.

    25 juin 1833.--M. de Rambuteau est nommé préfet de la Seine en remplacement de M. de Bondy.

    28 juillet.--La statue de Napoléon est rétablie sur la colonne de 1805.

    20 avril 1834.--Depuis la loi du 28 pluviôse an VIII, qui, en renouvelant tout le système administratif de la France, avait donné à Paris pour magistrats deux préfets assistés de douze maires, et d'un conseil de département remplissant les fonctions de conseil municipal, aucune loi n'avait été faite pour l'administration de la capitale, qui était restée complétement, sous la Restauration comme sous l'Empire, dans la main du pouvoir exécutif. Les attributions des maires avaient été réduites, par ordonnance, à la tenue des registres de l'état (p.306) civil, et le conseil municipal, nommé par le gouvernement, n'était appelé qu'a voter sur les questions qui lui étaient soumises; après la révolution de juillet, l'opinion publique demande une réforme, et une loi organise ainsi le conseil général de la Seine et le conseil municipal:

    1º Le conseil général de la Seine se compose de quarante-quatre membres, dont trente-six pour la ville de Paris et huit pour les arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis.

    2º Les élections de ces conseillers sont faites par les électeurs politiques, auxquels sont adjointes certaines catégories de citoyens, magistrats, professeurs, notaires, etc.

    3º Trente-six membres de ce conseil général forment le conseil municipal de Paris.

    4º Il y a un maire et deux adjoints pour chacun des arrondissements; ils sont choisis par le roi sur une liste de douze candidats nommés par les électeurs de chaque arrondissement.

    Les sociétés démocratiques se multiplient, répandent partout des brochures calomnieuses contre la dynastie et ne cachent pas leurs projets de guerre civile. La plus importante est la société des Droits de l'homme, refuge de tous les mécontents et amalgame de toutes les doctrines, mais qu'un sentiment unique semble animer, la haine contre le gouvernement apostat de 1830: elle a dans Paris cent soixante-trois sections, elle s'est affilié de nombreuses sociétés dans tout le royaume; elle fait des souscriptions, entretient des journaux, envoie des missionnaires, amasse des armes; c'est à la fois un gouvernement et une armée. Néanmoins, le parti républicain est plus bruyant que nombreux; il a des sectateurs à Paris, mais dans une minorité de la population; il est détesté de la majorité, qui voit en lui non les représentants des idées progressives, mais les fauteurs du désordre et de l'anarchie.

    Le ministère, sollicité par la bourgeoisie parisienne, qui demande (p.307) avec instance des mesures de rigueur et des lois de salut, fait voter deux lois, l'une contre les crieurs publics (6 février), «qui faisaient de tous les coins de rues des tribunes démagogiques,» l'autre contre les associations démocratiques (29 mars), «qui étaient, disait M. Thiers, la discipline de l'anarchie.» La première est l'occasion de tumultes que la police apaise en tombant à coups de bâton sur les émeutiers, les curieux et les passants; la seconde est une loi de mort pour le parti républicain, qui, étant une minorité, n'a de puissance et de valeur que par l'association. Les démocrates en sont consternés et se décident à lutter contre elle par la force des armes: une insurrection terrible éclate à Lyon et n'est réprimée qu'après une bataille de quatre jours.

    13 avril.--A la nouvelle des événements de Lyon, les républicains de Paris s'agitent; mais ils avaient annoncé leur prise d'armes avec une si folle confiance, qu'au premier mouvement leurs chefs sont arrêtés et que l'insurrection dégénère en une émeute de quelques rues et de quelques heures. Elle a principalement pour théâtre les quartiers du Temple et Saint-Martin, avec le faubourg Saint-Jacques; des barricades y sont élevées et hardiment défendues; mais, le lendemain, le gouvernement déploie quarante mille hommes de troupes, outre la garde nationale; les rues Beaubourg et Transnonain, où s'était concentrée l'insurrection, sont enveloppées et enlevées. La victoire de l'ordre est ensanglantée par un horrible événement: quand le combat est terminé et que les troupes sont maîtresses de tous les points, un coup de fusil part d'une maison de la rue Transnonain, les soldats se précipitent dans cette maison, qu'on leur ouvre comme à des libérateurs, et ils massacrent tout ce qu'ils rencontrent, hommes, femmes, enfants!

    Une ordonnance royale transforme la Chambre des pairs en cour de (p.308) justice pour juger les insurgés d'avril. Le procès commence le 5 mai 1835 et ne finit que le 18 janvier 1836; il est l'occasion de nombreux scandales et d'une grande agitation dans Paris; des rassemblements ne cessent, surtout dans les premiers jours, d'entourer le Luxembourg. Sur les cent vingt-trois accusés, trente-sept sont condamnés à la déportation, les autres à la détention.

    28 juillet.--L'anniversaire de la révolution est célébré par une grande revue de la garde nationale. Au moment où le roi passe sur le boulevard du Temple avec ses fils et un nombreux état-major, une détonation terrible se fait entendre, et autour de lui tombent morts le maréchal Mortier, le général Lachasse, deux colonels, un capitaine, six gardes nationaux, un vieillard, une femme, une jeune fille; vingt-neuf autres personnes sont blessées. Une machine infernale, composée de vingt-cinq canons de fusil, avait été dressée dans la maison nº 50 du boulevard pour tuer le roi; l'homme qui y a mis le feu est sur-le-champ arrêté: c'est un misérable aventurier, nommé Fieschi, qui a pour complices deux membres de la société des Droits de l'homme, Pepin, épicier et capitaine de la garde nationale, Morey, vieux jacobin de 93. L'indignation qu'inspire ce lâche forfait est universelle; le roi et ses fils, à leur retour aux Tuileries, sont accueillis par des transports d'enthousiasme; toute la population demande à grands cris la répression des mauvaises passions qui peuvent enfanter de si grands crimes.

    5 août.--Funérailles des victimes de l'attentat Fieschi: la pompe funèbre part de l'église Saint-Paul, rue Saint-Antoine, et se dirige par les boulevards vers l'église des Invalides, où ces victimes sont inhumées. Paris voit avec une profonde douleur, une véritable consternation, ces quatorze cercueils échelonnés, depuis l'humble ouvrière jusqu'au maréchal de France.

    14 juin 1837.--Une fête pyrotechnique est donnée au Champ-de-Mars, pour le mariage du duc d'Orléans; elle est attristée par la mort (p.309) de huit personnes, qui sont écrasées dans la foule près de la grille de l'École militaire.

    24 août 1838.--Naissance du comte de Paris. C'est le troisième enfant royal que, depuis trente ans, Paris voit naître: le premier avait été nommé roi de Rome, comme témoignage de la grandeur de l'empire, où Rome n'était plus qu'une ville de province; le deuxième avait été nommé duc de Bordeaux, pour célébrer le royalisme de la cité qui avait la première proclamé les Bourbons; le troisième est nommé comte de Paris, par reconnaissance pour la ville qui a fait la révolution de juillet et intronisé la nouvelle dynastie.

    27 novembre.--Le maréchal Mouton de Lobau, commandant de la garde nationale de Paris, meurt: il est remplacé par le maréchal Gérard.

    12 mai 1839.--A cette époque, Paris jouit d'un grand calme et d'une prospérité toujours croissante; ce calme et cette prospérité sont tout à coup troublés par le coup de main le plus insensé: c'est un dimanche, et la moitié de la population est hors de la ville, quand, dans la rue Bourg-l'Abbé, une centaine d'hommes, que dirigent des conspirateurs émérites, Barbes, Blanqui, Martin-Bernard, enfonce une boutique d'armurier, crie: Aux armes! et commence des barricades. D'autres groupes se précipitent sur les postes du marché Saint-Jean, de l'Hôtel-de-Ville, du Palais-de-Justice, où ils tuent ou désarment les soldats surpris. Cette poignée d'émeutiers croyait trouver la population animée de leurs passions impatientes, agitée par les troubles des hautes régions politiques, lassée de la monarchie de juillet; mais tout Paris s'étonne, s'indigne de cette prise d'armes, qui ressemble à un guet-apens; les barricades à peine formées sont enlevées sans obstacle, et l'émeute, après avoir essayé de se concentrer dans le quartier Saint-Martin, finit, en laissant quelques morts et de nombreux prisonniers.

    Les insurgés sont traduits devant la cour des pairs, qui condamne (p.310) à mort Barbès et Blanqui, et à la détention vingt-huit de leurs complices. Le roi commue la peine des deux condamnés à mort.

    29 juillet 1840.--La plupart des combattants de juillet 1830 avaient été enterrés sur divers points de la capitale, près des lieux même où ils avaient succombé, dans le jardin du Louvre, au marché des Innocents, au Champ-de-Mars, etc. Leurs restes mortels sont réunis et transférés, d'après la loi du 30 août 1830, dans les caveaux de la colonne de la Bastille. Cette translation se fait avec une grande pompe: un char colossal, chargé de cinquante bières, traîné par vingt-quatre chevaux, s'avance lentement, au milieu d'un cortége immense, sur la longue ligne des boulevards.

    XL. Travaux et embellissements de Paris.--État moral de la population.

    Depuis cinq à six années que le désordre des rues a presque entièrement cessé, que le peuple s'est retiré des émeutes pour ne plus s'occuper que de son bien-être matériel, l'industrie et le commerce ont fait d'immenses progrès. Des entreprises de tout genre se forment de toutes parts; les capitaux sont abondants, l'activité universelle, et l'exposition de l'industrie en 1839, où Paris a deux mille quarante-sept exposants, démontre quelles merveilles se sont faites aussi bien dans les choses usuelles que dans les produits de luxe. On ouvre dans les faubourgs de grandes usines, de grandes manufactures; on ouvre, dans les quartiers à la mode et même dans les anciens quartiers, des magasins éblouissants de richesses; il se fait une transformation complète dans l'aspect extérieur et l'aménagement intérieur des boutiques, qui appellent l'acheteur par mille (p.311) séductions. Plus de quatre mille maisons sont construites de 1833 à 1848; des quartiers nouveaux sortent de terre; tous les terrains restés vides ou cultivés dans les marais du Temple, du faubourg Saint-Martin, du clos Saint-Lazare, du faubourg Montmartre, de la Chaussée d'Antin, se couvrent de rues magnifiques et de maisons qui semblent des palais. L'administration municipale, éclairée, pleine de zèle, seconde ces améliorations en rendant nos vieilles rues de plus en plus praticables, en leur donnant des chaussées bombées et des trottoirs, en remaniant cent vingt kilomètres d'égouts, en faisant bituminer et niveler les boulevards, en plantant d'arbres les quais et les places, en augmentant le nombre des bornes-fontaines, en rendant presque universel l'éclairage au gaz, en proscrivant tous les étalages extérieurs qui gênent la voie publique. Elle met largement à exécution le grand plan d'alignement et d'assainissement de la ville, en continuant et complétant la ligne des quais, en déblayant cette ruche immonde de la Cité, les abords de l'Hôtel-de-Ville, une partie des halles; en ouvrant la grande rue Rambuteau, qui change la face des quartiers Saint-Martin et Saint-Denis, en nivelant et embellissant les places de la Concorde et de la Bastille, en couvrant de constructions pittoresques les Champs-Élysées, en réédifiant sur un plan magnifique l'Hôtel-de-Ville, en restaurant Notre-Dame, la Sainte-Chapelle et vingt autres églises, en construisant le grand hôpital du Nord, les prisons modèles de la Roquette et Mazas, les ponts Louis-Philippe et du Carrousel, les fontaines Richelieu, Cuvier et Saint-Sulpice, le monument de Molière, les annexes du Muséum d'histoire naturelle, etc. L'État prend lui-même part aux embellissements de Paris en faisant achever, avec magnificence, les monuments qui ont un caractère national, tels que l'Arc de triomphe de l'Étoile, la colonne de Juillet, le palais d'Orsay, le palais des Beaux-Arts, l'église de la Madeleine, le Collége de France, le Panthéon, etc.

    Pendant cette période de paix et de prospérité, Paris devient de (p.312) plus en plus le centre de la France: sa population s'élève en 1831 179 à 774,000; en 1836, à 909,000; en 1846, à 1,053,000, sur lesquels on compte 67,000 indigents. Le nombre des voitures publiques et particulières, qui n'était en 1818 que de 17,000, s'élève en 1837 à 35,000, et en 1847 à 76,000.

    Mais l'activité industrielle et commerciale de cette époque, la surexcitation qu'elle donne à tous les appétits matériels amènent une concurrence effrénée, le plus hideux agiotage, un amour des écus plus impudent, plus effronté qu'aux temps de la Régence et du Directoire. Acquérir sans travail, sans instruction, par les voies les plus courtes; inventer des moyens d'exploiter la crédulité; chercher des dupes, enfin faire des affaires, devient la pensée et l'occupation unique de la partie la plus influente de la population, d'une société brillante et corrompue, sans croyances comme sans entrailles, qui ne connaît que les plaisirs matériels et les jouissances du luxe. Dans les trois premiers mois de 1838, il se forme plus de cent sociétés industrielles au capital de 392 millions, et qui n'ont pour but que de soutirer l'épargne des petites bourses et le produit des sueurs populaires. On n'a plus que dédain et moquerie pour tout ce qui est sentiment, idée, poésie, pour tout ce qui n'est pas lucre, argent, matière. La Bourse est le théâtre principal de toutes ces (p.313) spéculations frauduleuses: là on joue sur des bitumes fabuleux, des mines qui n'existent pas, des chemins de fer qui ne se feront jamais. Enfin, on retrouve partout ces tripotages d'argent, dans les embellissements de Paris, dans les inventions industrielles, dans les entreprises et travaux faits pour le gouvernement; et ce fut l'occasion de tristes procès.

    Le peuple participe au progrès de cette époque par son travail, mais faiblement par le profit qu'il en tire. D'abord, presque toutes les améliorations matérielles de la ville sont faites dans les quartiers riches; mais les quartiers St-Martin et du Temple, les faubourgs St-Antoine et St-Marceau n'ont qu'une petite part dans les travaux des égouts, des bornes-fontaines, des trottoirs, des chaussées bombées, etc. Quant aux déblaiements faits dans la Cité, les halles, le quartier St-Antoine, ils sont utiles à la beauté et à la salubrité de la ville, mais ils chassent de leur logement à bon marché les ouvriers qui ne peuvent les retrouver dans les palais construits dans les quartiers neufs. Il ne se bâtit presque aucune maison nouvelle pour le peuple, qui s'entasse de plus en plus dans les vieux quartiers, dans ceux que le marteau des démolisseurs n'a pas encore atteints: aussi le prix des loyers augmente-t-il sans cesse, et la difficulté de se loger est-elle pour l'ouvrier le tourment de tous ses jours et la cause perpétuelle de sa misère. Quant aux progrès industriels, ils ne se manifestent pour lui que par la concurrence, qui amène l'avilissement des salaires, des désastres fréquents, des chômages ruineux: Paris devenu, depuis la paix, une ville manufacturière, a maintenant à subir une nouvelle cause de calamités, les grandes crises commerciales. La misère ne cesse donc pas de régner dans les faubourgs et les quartiers populeux; en somme, elle est moins grande qu'elle n'était en 1789, c'est-à-dire qu'elle atteint comparativement moins de personnes; mais, pour celles qu'elle atteint, elle est aussi complète, aussi (p.314) hideuse180. D'ailleurs, ce n'est pas impunément que les classes riches donnent au peuple le spectacle de leurs passions cupides, de leur amour effréné de luxe et de jouissances; ce n'est pas en vain que la richesse s'étale à tous les coins de rue et sous toutes les formes; le peuple veut aussi du bien-être et des plaisirs; il prend dans toutes les habitudes de sa vie matérielle des goûts qui semblent lui être étrangers; les temps de résignation et d'humilité sont passés; il veut sa part d'aisance; il réclame ses droits; enfin, pendant que les romans en feuilletons et les vaudevilles graveleux forment toute la littérature des classes élevées, les livres sérieux vont dans les ateliers, et l'immense débit des publications par livraisons atteste, par les chiffres les plus éloquents, le menaçant progrès qui s'est obscurément opéré dans l'instruction des masses populaires.

    XLI. Paris de 1840 à 1848.

    Août et septembre 1840.--Les affaires d'Orient amènent la rupture de notre alliance avec l'Angleterre et l'ébauche d'une coalition des quatre puissances du Nord contre la France. Le ministère, présidé par M. Thiers, fait des préparatifs de guerre qui produisent une vive agitation dans Paris. On entend partout des cris belliqueux; on chante la Marseillaise dans les rues et dans les théâtres; toutes les passions des barricades semblent se réveiller, pleines d'espoir. (p.315) A ces causes de troubles viennent se joindre des grèves et coalitions d'ouvriers, engendrées par la question des salaires, et que les partis cherchent à exploiter à leur profit. Pendant huit à dix jours, on voit successivement les ouvriers maçons, charpentiers, menuisiers, serruriers, mécaniciens, tisseurs, enfin de tous les corps d'état, descendre, par troupes de deux à trois mille, des communes de Belleville, Pantin, la Villette, Saint-Mandé; pénétrer dans les ateliers et fabriques, entraîner par la menace ou la séduction ceux de leurs camarades qui travaillent, et arrêter ainsi l'industrie et les transactions commerciales. Les travaux du chemin de fer d'Orléans, des filatures du faubourg Saint-Antoine, des ateliers de voitures publiques, se trouvent ainsi suspendus. Pendant huit à dix jours, les rues et places sont encombrées d'ouvriers en grève qui se rassemblent, pérorent, crient, chantent, complotent et montrent une agitation menaçante. Dans le faubourg Saint-Antoine, deux sergents de ville sont assassinés par une foule furieuse, et l'on commence des barricades. Alors le gouvernement déploie une armée de troupes de ligne, de garde municipale, de garde nationale, qui occupe les rues, les places, les principaux postes, et empêche l'émeute d'éclater. «La journée a été sombre, dit un journal; trois francs de baisse sur les fonds publics; quelques tentatives de barricades, qui ont heureusement échoué; la ville occupée militairement par une chaîne de postes; les physionomies sinistres: voilà le spectacle affligeant que Paris a présenté.» Enfin, les attroupements d'ouvriers, refoulés sur tous les points, se dispersent sans collision violente. On fait de nombreuses arrestations; l'effervescence se calme peu à peu; le peuple retourne à ses travaux: mais le gouvernement ne songe pas à résoudre les questions menaçantes qui ont produit ces rassemblements; il croit en être quitte en faisant prononcer contre quelques ouvriers des (p.316) condamnations judiciaires et la prison; et pourtant on sent, dans les demandes faites par ces ouvriers, relatives à la diminution des heures de travail, à la suppression des tâcherons et des marchandeurs, à l'égalité des salaires, non-seulement des souffrances réelles à soulager, mais les doctrines du socialisme, qui commencent à égarer le peuple en lui donnant sur l'organisation du travail les espérances les plus chimériques.

    Ce sont les derniers troubles qui agitent les rues jusqu'à la révolution de 1848. Le gouvernement se croit désormais sûr de la soumission de Paris: il a commencé à fortifier cette ville.

    Les humiliations de 1814 et de 1815 avaient laissé des traces profondes dans tous les esprits, avec de vives appréhensions pour l'avenir; la frontière formidable dont le génie de Vauban avait doté la France avait été si facilement et par deux fois violée; Paris avait été si facilement pris; deux révolutions avaient été si facilement faites, grâce à l'occupation de la capitale, qu'il devait rester chez les étrangers (et les événements de 1840 venaient de le démontrer) l'espoir et la tentation de renouveler ces outrages et de venir mâter la révolution dans son centre. Aussi, depuis 1815, avait-on songé plusieurs fois à rendre à notre frontière son importance et son efficacité, en fortifiant Paris, c'est-à-dire en ôtant à l'ennemi la pensée d'y arriver par une course rapide et de l'enlever par un coup de main. Ainsi, en 1826, un plan de fortification de Paris avait été proposé à Charles X par le ministre de la guerre, M. de Clermont-Tonnerre; en 1831, et au moment où l'on pouvait craindre une coalition nouvelle, on commença quelques ouvrages de défense sur les hauteurs qui avoisinent Paris; enfin, en 1836, un projet de loi fut présenté à la Chambre des députés, mais il y éprouva un accueil si peu favorable que le ministère le retira: c'est que malheureusement on croyait que le gouvernement de Louis-Philippe, comme celui de (p.317) Charles X, en voulant fortifier Paris, avait l'arrière-pensée de se servir, contre la population, des bastilles qu'il devait élever; et les Parisiens étaient formellement opposés à ce projet.

    Les événements de 1840 permirent au gouvernement de brusquer la solution de la question; les fortifications de Paris furent commencées, par ordonnance royale (13 septembre), et encore bien que les dangers de guerre vinssent à se dissiper, elles furent continuées; enfin la question arriva devant les Chambres (10 janvier 1841). M. Thiers fut le rapporteur du projet de loi et s'appuya de l'opinion de Vauban: «La prise de Paris, disait celui-ci, serait un des malheurs les plus grands qui pût arriver à ce royaume, et duquel il ne se relèverait de longtemps et peut-être jamais.» Puis il justifia, en ces termes, cette puissante centralisation de Paris, qui a été si souvent calomniée:

    «Notre beau pays a un immense avantage, il est un. Trente-quatre millions d'hommes, sur un sol d'une moyenne étendue, y vivent d'une même vie, y sentent, y pensent, y disent la même chose, presque au même instant. Grâce surtout à des institutions qui portent la parole en quelques heures d'un bout de la France à l'autre; grâce à des moyens administratifs qui portent en quelques minutes un ordre aux extrémités du sol, ce grand tout pense et se meut comme un seul homme. Il doit à cet ensemble une force que n'ont pas des empires beaucoup plus considérables, mais qui sont privés de cette prodigieuse simultanéité d'action; mais il n'a ces avantages qu'à la condition d'un centre unique, d'où part l'impulsion commune, et qui meut tout l'ensemble. C'est Paris qui parle par la presse, qui commande par le télégraphe. Frappez ce centre, et la France est comme un homme frappé à la tête. Eh bien! que devons-nous faire dans une situation semblable? Ce Paris, qu'on veut frapper, il faut le couvrir; ce but, que se proposent les grandes guerres d'invasion, il faut le leur (p.318) enlever en le mettant à l'abri de leurs coups. En supprimant ce but, vous ferez tomber toutes les combinaisons qui tendent vers lui. En un mot, fortifiez la capitale, et vous apportez une modification immense à la guerre, à la politique; vous rendez impraticables les guerres d'invasion, c'est-à-dire les guerres de principe.»

    La loi relative aux fortifications de Paris fut adoptée par les deux Chambres et publiée le 3 avril; en voici les principaux articles:

    1.--Une somme de 140 millions est spécialement affectée aux travaux des fortifications de Paris.

    2.--Ces travaux comprendront: 1º une enceinte continue embrassant les deux rives de la Seine, bastionnée et terrassée avec dix mètres d'escarpe revêtue; 2º des ouvrages extérieurs casematés.

    7.--La ville de Paris ne pourra être classée parmi les places de guerre du royaume qu'en vertu d'une loi spéciale.

    9.--Les limites actuelles de l'octroi de la ville de Paris ne pourront être changées qu'en vertu d'une loi spéciale.

    14 décembre 1840.--Les restes mortels de Napoléon, qu'une frégate est allée chercher à Sainte-Hélène, arrivent à Paris, par l'Arc de triomphe de l'Étoile, pour être transportés aux Invalides, en suivant l'avenue des Champs-Élysées, la place et le pont de la Concorde, le quai et l'esplanade des Invalides. Tout cet espace a été décoré de statues, de colonnes, de candelabres; la garde nationale, trente mille hommes de troupes de ligne, toutes les autorités, les cours de justice, l'Institut, l'Université, une multitude de généraux et d'officiers, assistent à cette translation, qui se fait avec une grande magnificence, au milieu d'une multitude immense accourue de toutes les villes voisines. L'église des Invalides, flamboyante de feux et tapissée entièrement de noir et d'argent, avait été transformée en une grande chapelle ardente, où se célèbre (p.319) pompeusement une messe funèbre; le roi y assiste avec toute sa famille.

    Le cercueil est placé dans une chapelle, en attendant le monument qui doit être élevé à l'empereur sous le dôme, et, pendant plusieurs mois, la foule ne cesse de se porter aux Invalides.

    Cette cérémonie, outre qu'elle ôte à la mort de Napoléon ce caractère de vague poésie qui faisait, d'un rocher perdu dans l'immensité des mers, le plus digne, le plus solennel des tombeaux, réveille à Paris le bonapartisme, qui semblait éteint.

    13 septembre 1841.--Depuis sa tentative de 1834, la République a cessé d'exister comme parti actif et belligérant; mais des hommes de sang et d'anarchie continuent à s'agiter dans les bas-fonds de la société et trament des complots dans les cabarets des faubourgs, dans des clubs secrets composés d'ouvriers débauchés ou paresseux, de scélérats impatients d'un coup de main; et, de temps en temps, il sort de ces bouges quelque assassin qui tente d'en finir avec la monarchie bourgeoise par la mort de Louis-Philippe. Paris est ainsi successivement troublé et indigné par les attentats d'Alibaud (25 juin 1836), de Meunier (28 décembre 1836), de Darmès (15 octobre 1840), dont le palais des Tuileries ou ses abords sont le théâtre. Un nouveau crime, plus stupide que les premiers, jette encore l'alarme dans la population.

    Le 17e léger revient d'Afrique avec son colonel, le duc d'Aumale, pour tenir garnison à Paris: il entre par le faubourg Saint-Antoine, au milieu d'une foule nombreuse, qui salue d'acclamations nos modestes et laborieux soldats d'Algérie. A la hauteur de la rue Traversière, un coup de pistolet est tiré sur le jeune prince et ne l'atteint pas. L'assassin, Quenisset, est arrêté avec quelques-uns de ses complices et traduit devant la cour des pairs. Trois sont condamnés à mort, trois à la déportation, six à la détention: dans le nombre se trouve odieusement compris un rédacteur de journal, Dupoty, comme (p.320) coupable de complicité morale.

    8 mai 1842.--Un convoi de cinq à six cents personnes, qui revient de Versailles par le chemin de fer de la rive gauche, déraille par la rupture de l'essieu d'une machine: cinq voitures sont brisées et incendiées; cinquante-deux personnes périssent, et une multitude d'autres sont blessées. Cet horrible événement jette la consternation dans Paris, et la foule se presse éplorée à la Morgue et au cimetière du Sud, où l'on a exposé les cadavres méconnaissables des victimes.

    1er juin.--Loi relative à l'établissement du réseau des grandes lignes des chemins de fer, et combinant l'action du gouvernement avec celle des compagnies financières. Cette loi double l'importance de la capitale de la France en la faisant le centre de nouvelles communications qui doivent porter la vie à toutes les extrémités. Les chemins de fer votés sont ceux de Paris à la frontière de Belgique, à la Manche, à la frontière d'Allemagne, à la Méditerranée, à la frontière d'Espagne, à l'Océan, au centre de la France.

    13 juillet.--Le duc d'Orléans, sur la route de Paris à Neuilly, fait une chute de voiture et meurt dans les bras du roi. Ses funérailles sont célébrées avec une grande pompe. La famille royale fait élever une chapelle sur l'emplacement de la maison où est mort le jeune prince, dont la perte est accueillie par une douleur universelle.

    Juillet.--Les chambres votent des crédits pour la reconstruction de la bibliothèque Sainte-Geneviève, l'Institut des jeunes aveugles et le monument de Napoléon, ainsi que pour l'acquisition de la collection d'antiquités de Dusommerard et de l'hôtel de Cluny, dont on fait un musée d'antiquités françaises.

    1er août.--Dernières élections faites sous le gouvernement de juillet. Le ministère obtient par toute la France une plus grande (p.321) majorité, excepté à Paris, qui continue à envoyer dix députés de l'opposition, parmi lesquels MM. Carnot, Marie, etc.

    1847.--Une mauvaise récolte amène la disette dans une grande partie de l'Europe. Pendant sept mois, l'administration municipale de Paris fait distribuer des bons de pain, à prix réduit, aux familles indigentes ou malaisées, ce qui cause à la ville une dépense de 9 millions. Cette distribution révèle le peu de progrès qui s'est fait dans le bien-être des classes populaires pendant les années précédentes, malgré l'accroissement prodigieux de la richesse publique: la population de Paris est, à cette époque, de 1,053,000 habitants; «on trouve sur ce nombre, dit M. de Cambray, chef du bureau des hospices, 635,000 habitants susceptibles de participer, comme malaisés, à la distribution des secours publics extraordinaires. L'assistance de l'administration n'a cependant pas été réclamée par un aussi grand nombre de personnes, parce que beaucoup de célibataires, beaucoup même de familles laborieuses se sont, par un louable sentiment de pudeur, abstenus de solliciter des secours. C'est ce qui explique qu'au lieu de 635,000 personnes qui auraient pu figurer sur les listes de distribution de bons de pain, il n'y en a jamais eu plus de 475,000, et que le chiffre moyen est resté inférieur à 400,000.»

    10 juillet.--L'opposition, n'ayant plus d'espoir de vaincre la majorité dévouée au ministère, se décide à agiter le pays par des réunions, des pétitions en faveur de la réforme électorale, des protestations «contre les lâchetés, les hontes, les souillures qui menacent de gangrener la France.» Le premier banquet réformiste a lieu dans un jardin voisin de la barrière Poissonnière, appelé le Château-Rouge; douze cents électeurs et un grand nombre de députés y assistent, et les convives sont accueillis par des acclamations de la foule.

    Janvier 1848.--La session des Chambres commence, et la (p.322) discussion de l'adresse au roi enfante une révolution. Le ministère se déclare résolu à empêcher les banquets réformistes, et fait insérer dans l'adresse: que «l'agitation de la France n'est produite que par des passions aveugles ou ennemies.»

    Après la discussion de l'adresse, cent députés déclarent qu'ils sont résolus à poursuivre par tous les moyens légaux le maintien du droit de réunion, et un banquet solennel est annoncé pour le 22 février dans les Champs-Élysées.

    21 février. La commission du banquet invite la garde nationale, les écoles, la population entière à faire cortége aux députés, pairs de France, électeurs qui doivent assister à cette réunion.

    22, 23 et 24 février.--Le gouvernement appelle des troupes et déclare qu'il s'opposera au banquet par la force. Les commissaires, en présence des mesures qu'a prises le ministère, annoncent que la réunion est ajournée. Mais des troubles commencent et deviennent le lendemain plus menaçants.

    La garde nationale se rassemble au cri de Vive la réforme! les troupes indécises n'osent faire usage de leurs armes. Le ministère donne sa démission. La joie est universelle; les troupes et le peuple fraternisent. Paris est illuminé; mais le soir, devant le ministère des affaires étrangères, qui est gardé par un bataillon d'infanterie, une colonne de peuple qui se pressait sur le boulevard au cri de Vive la réforme! est accueillie par une décharge à bout portant, résultat du plus déplorable malentendu: cinquante-deux personnes tombent mortes ou blessées. On crie: A la trahison! Aux armes! tout Paris se couvre de barricades, et le parti républicain, cette minorité vaincue en 1832, 1834, 1839, profite de la défaillance du gouvernement, de la stupeur de la population parisienne pour faire une nouvelle révolution.

    Alors Louis-Philippe abdique et nomme régente la duchesse (p.323) d'Orléans. Mais les Tuileries et le palais Bourbon sont envahis par les insurgés; la famille royale s'enfuit, et les républicains nomment un gouvernement provisoire composé de sept députés; ce gouvernement s'installe à l'Hôtel-de-Ville, y prend la dictature et proclame la république181.

    SECONDE PARTIE. HISTOIRE DES QUARTIERS DE PARIS

    Livre Premier. La Seine, Ses Îles, Ses Quais, Ses Ponts.

    Préliminaires

    Paris est situé par 48° 50' 13'' de latitude septentrionale, et par 19° 53' 45'' de longitude occidentale (méridien de l'Ile-de-Fer). Il s'étend sur les deux rives de la Seine, qui le divise en deux parties inégales, outre les îles, et il occupe le fond d'un large bassin qui est circonscrit par une suite de collines peu élevées. En avant de ces collines est son mur d'octroi, percé de cinquante-huit portes; en arrière est son mur d'enceinte fortifiée.

    La partie septentrionale, et la plus considérable de Paris, forme un demi-cercle dont le fleuve serait le diamètre: les hauteurs dont elle est enveloppée longent d'abord la Marne, s'abaissent entre Rosny et Montreuil, se relèvent dans le plateau de Belleville (137 mètres au-dessus de la mer), s'effacent dans la plaine Saint-Denis (57 mètres), s'escarpent dans la butte isolée de Montmartre (138 mètres), se prolongent par la haute plaine des Batignolles (65 mètres), et finissent par les coteaux de Chaillot et de Passy.

    La partie méridionale forme aussi un demi-cercle dont la Seine serait le diamètre: elle est bornée, à l'est, par des terrains en pente (p.002) douce qui se relèvent à peine dans le petit plateau d'Ivry et sont interrompus par le cours de la Bièvre; au sud par le plateau de Sainte-Geneviève, élevé de 67 mètres, et qui a derrière lui le plateau de Montrouge; à l'ouest, par de faibles éminences qui avoisinent les barrières du Maine et de Vaugirard et par la plaine de Grenelle.

    La superficie de Paris, jusqu'au mur d'octroi, est de 34,398,000 mètres carrés, et jusqu'à l'enceinte fortifiée, de 267,558,000 mètres carrés. On a calculé qu'elle était, sous Jules César, de 44 arpents; sous Julien, de 113; sous Philippe-Auguste, de 739; sous Charles VI, de 1,284; sous François Ier, de 1,414; sous Henri IV, de 1,660; sous Louis XIV, de 3,228; sous Louis XV, de 3,919; sous Louis XVI, de 3,958. Le développement de sa circonférence est de 24,287 mètres ou de plus de 7 lieues anciennes. Il y a 7,800 mètres de la barrière de Charonne à celle de Passy, et 5,500 de la barrière des Martyrs à celle de la Santé. Paris renferme 1,500 rues, 43 marchés, 80 places, 120 impasses, 50 cloîtres, cours, etc. Le développement de toute sa voie publique est de 425 kilomètres, et sa surface, avec les trottoirs, d'environ 4,000,000 mètres carrés. Le nombre de ses maisons est de plus de 30,000. Sa population, d'après le recensement de 1851, était de 1,053,262 habitants; elle s'élève, d'après le recensement de 1856, à 1,130,000.

    Le niveau de la Seine, pris au zéro du pont de la Tournelle, est de 33 mètres au-dessus de la mer; et l'élévation moyenne du sol au-dessus de ce niveau est de 22 mètres. Cette élévation est due, en grande partie, aux travaux humains, le terrain marécageux des bords du fleuve ayant été considérablement exhaussé pour devenir habitable et surtout pour l'établissement des ponts. On en trouve la preuve dans les anciennes chaussées, que des fouilles ont fait découvrir à cinq ou six mètres du sol actuel, et dans la situation de certains édifices, où l'on n'arrivait jadis que par de nombreux degrés (p.003) et qui se trouvent à peine aujourd'hui au niveau du sol. C'est aussi à la main des hommes qu'est due la plus grande partie des inégalités du terrain, comme les boulevards formés des anciens remparts, les buttes Bonne-Nouvelle et Saint-Roch formées de dépôts d'immondices, etc.

    La température moyenne de Paris est de 10°: les plus grands froids qu'on y ait éprouvés sont de -18°: les plus grandes chaleurs de +35°. En moyenne, il tombe annuellement à Paris une quantité de pluie égale à 456 millimètres. La quantité moyenne par jour est de 3 mill. 61.

    Paris est la capitale de la France, le siége du gouvernement, de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, de l'Institut, de l'Université, de la Banque de France, etc. Cette ville est le chef-lieu du département de la Seine, d'une Cour d'appel, où ressortissent les tribunaux de cinq départements, d'un tribunal de 1re instance, d'un tribunal de commerce, d'un archevêché qui a cinq évêchés suffragants, de la première division militaire, de Facultés de médecine, droit, sciences, etc.

    Elle est administrée par un préfet de la Seine, un préfet de police et une commission municipale.

    Cette ville était divisée, sous saint Louis, en quatre quartiers; sous Charles VI, en huit; sous Henri III, en seize; sous Louis XIV, en vingt; en 1789, en soixante districts; en 1791, en quarante-huit sections; elle est divisée, depuis 1796, en douze arrondissements. Chaque arrondissement a une mairie, une justice de paix, une église paroissiale avec une ou plusieurs églises succursales. Il se divise en quatre quartiers.

    Si cette division de Paris en douze arrondissements et quarante-huit quartiers était basée sur les caractères du sol, la formation historique ou l'état politique de la ville, nous n'aurions qu'à la suivre pour décrire ce monde tant de fois déjà (p.004) décrit, depuis Corrozet jusqu'à Dulaure, et dont l'histoire est toujours à refaire, tant il change fréquemment; mais cette division, qui semble avoir été enfantée par le hasard, manque complétement d'ordre et de régularité; et ses zigzags, aussi capricieux que bizarres, semblent avoir été inventés à plaisir pour augmenter le dédale des rues parisiennes. Nous chercherons donc dans l'histoire de la formation de la ville une voie de description plus facile et plus logique.

    C'est à la Seine que Paris doit sa naissance; c'est à la religion qu'il doit ses premiers agrandissements. Longtemps sa vie et son activité restèrent concentrées sur le fleuve nourricier, qui seul rapprochait cette ville des contrées voisines; mais quand elle sortit des roseaux de la Cité, elle s'étendit d'abord sur les routes qui, rayonnant de la Cité ou de ses alentours, la menaient à des autels révérés: ces routes étaient, sur la rive droite, celles de l'abbaye Saint-Antoine-des-Champs, du manoir des Templiers, de l'abbaye de Saint-Denis, du prieuré Saint-Martin, de la butte Montmartre, de l'église Saint-Honoré; sur la rive gauche, celles de l'abbaye Saint-Victor, de l'église Saint-Marcel, des couvents des Chartreux et des Jacobins, de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, etc. Elles devinrent les artères par lesquelles la vie et la population de Paris, partant de la Cité et de son voisinage, s'en allèrent successivement, et en s'épanouissant à droite et à gauche, jusqu'aux limites où nous les voyons arrêtées. Ces routes, ces rues artérielles, ces grandes voies de communication, ayant été l'origine des principaux quartiers et faubourgs de la ville, nous donneront, par leur histoire et leur description, l'histoire et la description de la ville entière. Ainsi, après avoir parlé de la Seine, de ses îles, de ses quais, de ses ponts, nous aborderons l'histoire de Paris septentrional par la place de Grève, la rue et le faubourg Saint-Antoine, ce qui nous donnera la description des rues (p.005) qui débouchent dans cette grande voie, celle de l'Hôtel-de-Ville, de la Bastille, de la barrière du Trône, etc.; nous la continuerons par la Vieille-Rue-du-Temple, ensuite par les rue et faubourg du Temple, par les rue et faubourg Saint-Martin, etc. De même nous aborderons l'histoire de Paris méridional par la place Maubert et la rue Saint-Victor; nous la continuerons par la montagne Sainte-Geneviève et le faubourg Saint-Marcel, ensuite par la rue Saint-Jacques, etc. Les exceptions que nous ferons à ce mode général de description seront encore amenées par l'histoire de la formation des divers quartiers; en effet, les agrandissements modernes de la ville n'ont pas eu pour cause le zèle religieux, mais les nécessités du commerce, la volonté des rois et les caprices de la mode; aussi, dans les quartiers nouveaux, les rues artérielles rayonnent, non jusqu'à la Cité ou à ses alentours, mais sur la rive droite jusqu'au Palais-Royal, sur la rive gauche jusqu'à l'église Saint-Germain-des-Près; c'est pourquoi nous devrons prendre un mode exceptionnel de description pour les quartiers de la Bourse et de la Chaussée-d'Antin, pour les quartiers Saint-Germain et des Invalides.

    Chapitre Premier. La Seine.

    La Seine traverse Paris du sud-est au nord-ouest dans une longueur de 8 kilomètres. Sa largeur la plus grande est au-dessous du Pont-Neuf, où elle a 263 mètres; à son entrée dans la ville, près du pont d'Austerlitz, elle en a 165, et à sa sortie, près du pont d'Iéna, 136. Sa plus petite largeur est dans son petit bras, vers le pont Saint-Michel, où elle a 49 mètres. Sa vitesse moyenne est de 54 centimètres par seconde. Nous avons déjà dit que sa hauteur au-dessus du niveau de la mer était de 33 mètres: dans les inondations, elle dépasse cette hauteur de 6 à 8 mètres.

    La Seine est un fleuve assez prosaïque et uniforme: elle ne déborde et n'est à sec que rarement. Cependant, depuis que les montagnes où elle prend naissance ont été déboisées, depuis que les marais qui la bordaient jadis ont été desséchés, enfin depuis que le fond de son lit s'est successivement exhaussé, elle garde un niveau moins égal que dans les anciens temps; mais ses débordements ne présentent plus rien de redoutable depuis qu'elle est enfermée dans deux hautes murailles de pierre infranchissables. Les inondations les plus fameuses sont celles de 583, 842, 1206, 1280, 1325, 1407, 1499, 1616, 1658, 1663, 1719, 1733, 1740, 1764, 1799, 1802, 1836, 1844.

    Elle reçoit à Paris la Bièvre, qui naît dans le vallon de Bouviers, à 5 kilomètres de Versailles, entre dans la ville près des barrières de Lourcine et de Croulebarbe, traverse par plusieurs bras, qui ne sont que des ruisseaux infects, les faubourgs Saint-Marcel et (p.007) Saint-Victor, et finit, sous forme d'égout recouvert, sur le quai de l'Hôpital. La largeur de cette rivière ne dépasse pas 3 mètres. Elle était autrefois redoutable par ses inondations, mais, aujourd'hui, le volume de ses eaux est si peu considérable, qu'il est question de le doubler en construisant un vaste réservoir près de sa source. Cette rivière alimente de nombreuses teintureries, tanneries, et, entre autres, la célèbre manufacture des Gobelins.

    La Seine recevait autrefois à Paris un deuxième affluent: c'était le ruisseau de Ménilmontant, qui traversait les faubourgs septentrionaux de Paris et allait finir près de Chaillot. Ce ruisseau est à sec et son lit forme un égout couvert.

    Un cours d'eau artificiel, le canal Saint-Martin, traverse les quartiers septentrionaux de la ville et unit la Seine au canal de l'Ourcq: c'est la deuxième partie du canal de la Seine à la Seine, dont la première partie est le canal Saint-Denis. Nous le décrirons plus tard.

    Chapitre II. Les Îles.

    La Seine n'était pas autrefois retenue par les fortes digues dans lesquelles nous la voyons aujourd'hui renfermée; elle formait donc, avec les sables et les pierres qu'elle entraînait, des atterrissements, des bancs, des îles, qui la plupart ont été emportés dans les débordements, ou réunies au rivage, ou jointes entre elles. Dans le moyen âge, on en trouvait dix, dont il ne reste que deux, l'île Saint-Louis et la Cité. Ces îles, ordinairement couvertes de sable et de limon, bordées de roseaux et de saules, inondées dans les grandes eaux, étaient:

    1º L'île aux Javiaux ou île Louviers, qui appartenait en 1408 à Nicolas de Louviers, prévôt des marchands: couverte, dans (p.008) l'origine, de pâturages, elle fut acquise par la ville en 1700, et affermée à des marchands de bois. En 1847, le petit bras de la rivière qui la séparait de la rive droite a été comblé, et elle se trouve réunie au quai Morland. On a le projet d'y construire deux rues et un quai. Depuis les journées de juin 1848, des campements provisoires y ont été établis pour une partie de l'armée de Paris.

    2º Les îles Notre-Dame et aux Vaches, qui forment aujourd'hui l'île Saint-Louis, dont nous parlerons tout à l'heure.

    3º L'île de la Cité, dont nous parlerons tout à l'heure.

    4º L'île aux Juifs était située au couchant de la Cité, entre le jardin du Palais et le quai des Augustins: elle appartenait à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés et fut, en 1313, le théâtre du supplice de Jacques Molay, grand-maître de l'ordre des Templiers. Près d'elle était l'île à la Gourdaine, sur laquelle se trouvait un moulin. Ces deux îles furent concédées par Henri IV à Achille de Harlay, qui les réunit à la Cité et en forma la place Dauphine, ainsi que l'éperon du Pont-Neuf, où s'élève la statue de Henri IV.

    5º L'île du Louvre n'était qu'un banc de sable, qui a disparu dans la construction du port Saint-Nicolas.

    6º Les îles aux Treilles et de Seine étaient situées depuis le pont des Tuileries jusqu'au pont des Invalides: elles contenaient ensemble 20 arpents, étaient couvertes de saussaies et d'oseraies, et furent vendues en 1645 pour être réunies à la rive gauche.

    7º L'île du Gros-Caillou ou des Cygnes, grand banc de sable situé en face de Chaillot et qu'on a détruit en 1820.

    Chapitre III. Île Saint-Louis.

    Les îles Notre-Dame et aux Vaches, qui ont formé l'île Saint-Louis, (p.009) n'étaient séparées que par un petit canal qui occupait à peu près l'emplacement de la rue Poultier. Elles étaient assez élevées, couvertes de prairies, bordées de peupliers et appartenaient à l'église Notre-Dame de temps immémorial, car l'on trouve que Charles-Martel enleva à cette église la propriété de ces îles et que Charles-le-Chauve la lui restitua en 867. Une fête y fut donnée en 1313 par Philippe-le-Bel 182; on y prêcha une croisade, et le roi, avec ses deux fils, y prit la croix. En 1614, Christophe Marie, architecte, de concert avec deux financiers nommés Regratier et Poultier, obtint la concession de ces deux îles à la condition de les réunir, de les border de quais, d'y construire des rues et des maisons, enfin de les faire communiquer par un pont avec la ville. Le pont Marie et les rues Regratière et Poultier rappellent les noms des trois hommes qui commencèrent cette grande entreprise; mais il fallut plus de trente ans pour couvrir ce nouveau quartier de rues bien alignées, de quais superbes, de beaux hôtels, où allèrent principalement se loger les gens d'affaires, qu'on appelait alors traitants ou partisans. Lorsque Colbert fit rendre gorge, en 1665, à ces sangsues de l'État, il y eut, sur 90 millions, 8 millions de taxes mises sur les financiers de l'île Saint-Louis. Cette île prit dès lors un aspect calme, grave, sérieux, qu'elle n'a pas entièrement perdu: aujourd'hui encore, c'est un quartier qui, par les mœurs paisibles de ses habitants, l'absence de grands établissements de commerce, les nombreux hôtels qu'il a conservés, a une physionomie particulière et ressemble à une ville de province 183. Il n'a joué presque aucun rôle dans nos troubles civils.

    L'île Saint-Louis (p.010) est unie à la rive droite par les ponts Marie et Louis-Philippe et par la passerelle de Damiette, à la rive gauche par le pont de la Tournelle et la passerelle de Constantine, à la Cité par les ponts Louis-Philippe et de la Cité. Sa superficie est de 110,000 mètres carrés. Elle forme un quartier du neuvième arrondissement, dit de l'île Saint-Louis, et qui, pendant la révolution, s'appelait section de la Fraternité.

    Elle est coupée à angle droit et régulièrement par deux grandes rues: la rue des Deux-Ponts, qui aboutit aux ponts Marie et de la Tournelle et qui est une des grandes voies de communication de la rive droite à la rive gauche de la Seine; la rue Saint-Louis, où se trouve une église du même nom, qui date de 1618 et qui a été reconstruite en 1726. C'est un petit édifice, sans portail et sans ornements, qui renferme le tombeau de Quinault.

    Parmi les maisons de l'île Saint-Louis, on remarque les hôtels Lambert et Bretonvilliers.

    L'hôtel Lambert, situé rue Saint-Louis, nº 2, c'est-à-dire à la pointe orientale de l'île, dans une situation pittoresque, d'où l'on embrasse les deux rives de la Seine, a été bâti par l'architecte Levau pour Lambert de Thorigny, maître des comptes, qu'on appelait Lambert le Riche et qui était en effet l'un des financiers les plus opulents de son temps. C'était un chef-d'œuvre d'élégance, de bien-être et de bon goût. Lebrun (p.011) y avait peint la grande galerie, dite galerie d'Hercule; Lesueur, le salon de l'Amour, le cabinet des Muses, l'appartement des Bains, un vestibule et l'escalier. «Rien ne peut donner, dit M. Vitet, une plus juste idée de l'admirable organisation de Lesueur, rien ne fait mieux connaître la souplesse de son esprit et son aptitude à percevoir la beauté sous toutes ses formes, que les charmantes et si nombreuses compositions créées par lui pour l'hôtel Lambert. Son imagination presque dévote accepta sans restriction, quoique avec une chaste réserve, toutes les données de la mythologie: il semblait qu'il voulût frayer la route à Fénelon pour passer du cloître à l'Olympe, en lui apprenant comment on peut mêler au plus sévère parfum d'antiquité cette tendresse d'expression et cette sensibilité pénétrante qui n'appartient qu'aux âmes chrétiennes.» L'hôtel Lambert devint en 1739 la propriété de la marquise Du Châtelet, et le cabinet des Muses fut habité pendant quatre ans par Voltaire, qui écrivait à Frédéric: «C'est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe.» Il appartint ensuite au fermier général Dupin, qui le vendit à Marin Lahaye, son confrère. En 1777, les peintures du cabinet des Muses et du salon de l'Amour furent achetées par Louis XVI et transportées au Louvre. Pendant la révolution, l'hôtel Lambert fut acquis par M. de Montalivet, et une partie des tableaux de l'appartement des Bains fut transportée dans un château de ce ministre. Il ne reste aujourd'hui des peintures qui ont fait la gloire de cet hôtel qu'une partie de la galerie de Lebrun, la coupole de l'appartement des Bains et des fragments de l'escalier et du vestibule. L'hôtel Lambert a été acheté en 1842 par la princesse Czartorinska, qui l'habite et l'a fait restaurer.

    L'hôtel Bretonvilliers, situé rue Bretonvilliers, nº 2, et quai de Béthune, dit autrefois quai des Balcons, avait été construit par Ducerceau pour Le Ragois de Bretonvilliers, président de la (p.012) Chambre des comptes. Sa position sur la Seine est telle que Tallemant des Réaux dit: «Après le sérail de Constantinople, c'est le bâtiment du monde le mieux situé.» Il avait été décoré par Vouet, et l'on y voyait des peintures de Mignard, de Poussin, de Bourdon, etc. Tout cela a entièrement disparu, ainsi que la plus grande partie de l'hôtel, qui, dès 1719, renferma les bureaux de la ferme générale, et, en 1793, devint le centre des manufactures d'armes établies à Paris.

    Sur le quai d'Orléans était l'hôtel Turgot, où ce grand ministre mourut en 1783. Dans la rue Regratière a demeuré l'évêque Gobel, qui le premier se déprêtrisa devant la Convention et périt avec la faction hébertiste 184.

    Chapitre IV. Île de la Cité.

    L'île de la Cité a plus de 200,000 mètres carrés de superficie. Elle est bordée par les quais Napoléon, Desaix, de l'Horloge, des Orfèvres, du Marché-Neuf et de l'Archevêché. Sa communication avec la rive droite s'effectue par les ponts Louis-Philippe, d'Arcole, Notre-Dame, au Change et le Pont-Neuf; avec la rive gauche par les ponts Neuf, Saint-Michel, Petit-Pont, Saint-Charles, aux Doubles, de l'Archevêché; avec l'île Saint-Louis par les ponts de la Cité et Louis-Philippe. Elle forme deux quartiers: celui de la Cité, qui appartient au neuvième arrondissement; celui du Palais de Justice, qui appartient au onzième.

    L'histoire de cette île, vénérable berceau de Paris, est l'histoire de la ville elle-même jusqu'au XIIIe siècle. Le Paris des deux rives n'avait alors qu'une médiocre importance: à cause de Notre-Dame et du Palais, ces deux métropoles religieuse (p.013) et politique, tous les événements se concentraient dans la Cité, et la population, les églises, les établissements de tout genre ne cessaient de s'y entasser. A partir du XIIIe siècle et à mesure que le Paris des deux rives s'agrandit, la Cité perd de son importance, mais non de sa popularité, car elle reste le centre des affaires politiques, et même, à cause du Parlement, le centre des affaires commerciales: elle garde ce caractère jusqu'à la fin du XVIIe siècle. A dater de cette époque, et surtout de 1789, la Cité cesse de jouer le premier rôle dans l'histoire de Paris; la richesse s'en est éloignée; il n'y reste qu'une population misérable et souffrante; elle devient même un repaire de vagabonds, de repris de justice et de prostituées; aucun événement ne vient la remettre en saillie, et elle ne garde d'importance politique que par le Palais de Justice et surtout par la Préfecture de police, positions de premier ordre, dont les révolutions ne manquent jamais de s'emparer.

    La Cité présentait encore, il y a soixante ans, l'aspect peu séduisant qu'elle avait au moyen âge: à l'extérieur, privée de quais, sauf dans sa partie occidentale, ayant ses maisons hautes, fétides, obscures, pressées sur les bords de la Seine, bordée d'eaux sales, d'herbes dégoûtantes, de blanchisseries, de guenilles suspendues de toutes parts, elle offrait à l'intérieur un amas inextricable de ruelles hideuses, de masures noires, de bouges infects, ruche abominable où nos pères se sont entassés pendant des siècles, et dans laquelle on ne comptait pas moins de cinquante-deux rues, six impasses, trois places, dix paroisses, vingt et une églises ou chapelles, deux couvents, outre l'Hôtel-Dieu, les Enfants-Trouvés, le Palais avec ses dépendances, l'Archevêché, le cloître Notre-Dame et la cathédrale. Aujourd'hui, on a fait pénétrer du jour et de l'air dans ce triste quartier, où de tels déblaiements ont été opérés, qu'il n'y restera bientôt plus que dix à douze rues, avec Notre-Dame, l'Hôtel-Dieu et le Palais de Justice.

    Mais, (p.014) quelque embellie ou défigurée que soit la Cité, il y reste assez de débris du passé pour qu'on se sente pris d'un trouble indéfinissable à l'aspect de ce sol exhaussé à force de poussière humaine et de ruines de tout genre, de ces rues sales, tortueuses, où jamais ne pénètre un rayon de soleil, où quatre hommes ne sauraient passer de front, de ces maisons qui suintent le froid et l'humidité, avec leurs auvents en saillie, leurs portes basses, leurs escaliers de bois vermoulu, de ces logis noirs, fétides, misérables, qui ont pourtant hébergé des magistrats, des prélats, de grandes dames, où tant de générations se sont écoulées comme les flots de la Seine, aussi rapides, aussi fugitives, sans laisser plus de traces. Alors la pensée se plonge avec tristesse dans les ténèbres du passé; elle interroge ce pavé, ces murs, ces édifices, qui ont vu tant d'événements, où tant de passions s'agitèrent; elle ressuscite cette population si profondément ignorante et misérable, mais qui n'avait conscience ni de son ignorance ni de sa misère, qui vivait calme et résignée à l'ombre de la vieille Notre-Dame, respirant tranquillement, joyeusement même, cet air méphitique, qui semblait alors imprégné de foi et de dévotion.

    Nous allons commencer la description de la Cité par celle de ses quais; nous la continuerons par ses quatre rues transversales, d'Arcole, de la Cité, de la Barillerie, de Harlay, avec les rues qui y aboutissent et les monuments qui s'y trouvent.

    § Ier. Quais de la Cité.

    Quai Napoléon.--Il date de 1802. Auparavant, la Seine était bordée de ce côté par les jardins du chapitre Notre-Dame, par le petit port Saint Landry, enfin par de hautes maisons appartenant à la rue Basse-des-Ursins et qui plongeaient (p.015) leur pied dans la rivière. La plus remarquable de ces maisons était l'hôtel des Ursins, qui avait été bâti par le vertueux Juvénal des Ursins; il était terminé du côté de la Seine par deux grosses tourelles surmontées chacune d'une terrasse et réunies par une arcade à balcon, d'où l'on jouissait d'une vue magnifique. Cet hôtel fut détruit en 1553, et sur son emplacement l'on ouvrit la rue Haute-des-Ursins.

    On remarque aujourd'hui sur le quai Napoléon une jolie maison bâtie récemment et qui est ornée des médaillons d'Héloïse et d'Abailard; elle a été construite sur l'emplacement de la maison du chanoine Fulbert, oncle d'Héloïse, laquelle était située rue du Chantre, nº1 185. On montrait dans celle-ci un petit escalier et un cabinet tombant en ruines et qu'on croyait dater du temps des amants du XIIe siècle, dont l'histoire est encore aujourd'hui si fraîche dans les souvenirs populaires. Paris n'a pourtant pas rendu à la mémoire d'Héloïse, de cette femme si complète par le cœur et par l'esprit, qui ouvre la série des illustres Parisiennes, de cette ancêtre, de cette parente de madame de Sévigné et de madame Roland, tous les honneurs qu'elle méritait; et l'on s'étonne que, dans la foule des statues élevées aux célébrités de la capitale, l'on ait oublié celle de cette glorieuse fille, de cette autre patronne de Paris, la première de son temps par son intelligence et son savoir, par son éloquence et ses malheurs.

    Quai Desaix.--Il date de 1800. Auparavant, c'était le derrière des maisons de la rue de la Pelleterie qui bordait la rivière. Ce quai étant très-large, la partie méridionale est occupée par un marché aux fleurs, planté d'arbres, orné de fontaines, qui a été ouvert en 1808.

    Quai de l'Horloge.--Il a été commencé en 1560 et achevé en 1611. Il doit son nom à une tour construite en 1370 et où fut placée, par les ordres de Charles V, une horloge publique, qui avait été faite (p.016) par un Allemand, Henri de Vic. La lanterne contenait une cloche qui ne sonnait que pour les cérémonies royales et qui donna le signal de la Saint-Barthélémy. Elle fut restaurée sous Henri III et ornée de sculptures de Jean Goujon. On vient de la reconstruire à grands frais, d'y placer une horloge imitée de celle de Henri de Vic et l'on en a fait une sorte de donjon fortifié, d'où l'on explore les deux rives de la Seine. Le quai de l'Horloge est principalement habité par des opticiens.

    Quai des Orfèvres.--Il a été construit de 1580 à 1643 et a pris son nom des nombreux orfèvres qui l'habitaient et dont quelques-uns l'habitent encore. Il n'allait d'abord que jusqu'à la rue de Jérusalem: là commençait la rue Saint-Louis, dont les maisons bordaient la rivière et qui se prolongeait jusqu'au pont Saint-Michel; c'était par cette rue, qui communiquait par la petite rue Sainte-Anne avec la cour de la Sainte-Chapelle, que les rois se rendaient au Palais. Elle a été détruite en 1808 et le quai prolongé jusqu'au pont Saint-Michel.

    Quais du Marché-Neuf et de l'Archevêché.--Le milieu de ce quai a été ouvert en 1568 pour y établir un marché; ses deux extrémités étaient garnies de maisons bordant la Seine et dont la dernière, voisine du petit pont, a été récemment détruite. On trouve sur ce quai le plus affligeant édifice public qui soit dans Paris: c'est la Morgue, où l'on expose, jusqu'à ce qu'ils soient reconnus, les individus trouvés morts hors de leur domicile. La Morgue reçoit annuellement 360 à 480 cadavres.

    A partir du Petit-Pont, la ligne des quais de la Cité est interrompue par les bâtiments de l'Hôtel-Dieu, qui bordent la Seine jusqu'au Pont-aux-Doubles. Au delà de ce pont commence le quai de l'Archevêché, qui date de 1800 et s'est d'abord appelé quai Catinat; avant cette époque, c'étaient les jardins de l'archevêque et du chapitre qui bordaient la Seine.

    § II. Rue d'Arcole et le Parvis Notre-Dame.

    La rue d'Arcole commence au quai Napoléon, en face le pont d'Arcole, et finit au Parvis Notre-Dame: c'est une grande et large voie qui a été formée récemment des anciennes rues du Chevet Saint-Landry et de Saint-Pierre-aux-Bœufs.

    La première tirait son nom d'une église dont la fondation se perd dans la nuit des temps et où les reliques de saint Landry, évêque de Paris, furent transportées, lorsque la ville fut assiégée par les Normands. L'entrée de cette église, qui fut reconstruite en 1477, était dans la rue Saint-Landry, et son chevet dans la rue qui en prenait le nom. On y remarquait le beau monument sculpté par Girardon pour la sépulture de sa femme, le tombeau de la famille Boucherat et celui de Pierre Broussel, ce père du peuple au temps de la Fronde. Broussel demeurait rue Saint-Landry, nº 7, et sa maison existe encore; c'est là qu'il fut arrêté le 26 août 1648; c'est là que commença l'émeute qui ébranla le trône du jeune Louis XIV. L'église Saint-Landry a été démolie en 1790; on a trouvé dans ses fondations un amas d'ossements humains, qui semble le reste d'une bataille livrée en cet endroit, ainsi que les ruines du monument triomphal élevé en 383 par le tyran Maxime pour sa victoire sur Gratien 186: ces ruines ont été retrouvées dans une grande muraille qui enveloppait toute la Cité et qui datait probablement de la domination franque.

    Dans la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs était une église aussi ancienne que Saint-Landry, et dont le surnom venait d'un marché de boucherie établi, dès les premiers siècles de notre histoire, dans son (p.018) voisinage, marché qui fut transféré au XIIe siècle près du Châtelet. Cette église, qui occupait l'emplacement de la maison nº 15, a été démolie; mais son élégant portail a été transporté à l'église Saint-Séverin, dont il forme la porte latérale.

    Le Parvis Notre-Dame est une grande place sur laquelle se trouvent, outre la cathédrale, l'Hôtel-Dieu et l'administration des hospices de Paris. Elle date de la fondation même de Notre-Dame, et, bien qu'elle fût jadis beaucoup moins grande qu'aujourd'hui, elle renfermait des écoles publiques, le bureau des pauvres, les églises Saint-Christophe et Sainte-Geneviève-des-Ardents, enfin l'échelle patibulaire et la prison de l'évêque de Paris. C'est là qu'on amenait les condamnés pour faire amende honorable, une torche à la main, et entendre lire leur arrêt de mort. Ce lugubre spectacle fut donné une dernière fois, le 19 février 1790, pour le supplice du marquis de Favras. On y faisait aussi des exécutions criminelles. Enfin, près de l'église Saint-Christophe et sous la protection de Notre-Dame, se tenait le marché au pain pour les pauvres, où venaient vendre en franchise les boulangers des environs de la ville. Le Parvis commença à être déblayé en 1748 par la destruction des églises Saint-Christophe et Sainte-Geneviève, sur l'emplacement desquelles on élargit les rues Saint-Christophe et Neuve-Notre-Dame, et l'on bâtit l'hospice pour les enfants trouvés, remplacé aujourd'hui par l'administration générale des hôpitaux; les autres agrandissements de la place ont été faits depuis la révolution, et principalement aux dépens de l'Hôtel-Dieu et du cloître Notre-Dame.

    § III. L'église Notre-Dame.

    Du temps de Tibère, les nautes ou bateliers parisiens élevèrent,(p.019) à la pointe occidentale de la Cité, un monument à Jupiter. Des fouilles faites en 1711 sous le chœur de Notre-Dame amenèrent la découverte d'une partie des pierres qui avaient formé ce monument; l'une d'elles avait pour inscription:

    «Sous Tibère César Auguste, à Jupiter très-bon, très-grand, les nautes parisiens élevèrent publiquement cet autel 187

    Ce monument se composait de pierres cubiques ornées de bas-reliefs représentant des divinités romaines et gauloises, des soldats romains, des animaux; sa hauteur devait être de six à huit pieds; il était probablement surmonté d'une statue de Jupiter et avait autour de lui deux autels et d'autres ornements accessoires. On ne sait à quelle époque fut détruit ce monument; mais, dès le VIe siècle, sur son emplacement, existait une chapelle dédiée à saint Étienne, à laquelle on adjoignit, dans le siècle suivant, une autre chapelle dédiée à Notre-Dame. Ces deux petits édifices composaient l'église sacro-sainte des Parisiens ou la cathédrale. Des fouilles faites en 1847 dans le parvis ont mis à découvert les substructions de cette église qui étaient superposées à des constructions romaines. On croit que c'est dans cette cathédrale que Frédégonde se réfugia après le meurtre de son époux, comme dans un asile inviolable, et que Gontran sollicita le peuple «de ne pas le tuer comme il avait déjà tué ses frères 188.» Un concile y fut tenu en 829.

    L'église Notre-Dame, telle qu'elle existe aujourd'hui, date de 1161. Sa construction est due à l'évêque de Paris, Maurice de Sully, et le pape Alexandre III en posa la première pierre. On put y célébrer l'office divin dès 1185, et la masse de l'édifice fut achevée (p.020) en 1223; mais il fallut encore plus d'un siècle pour achever les innombrables détails de sculpture que nos pères y ont prodigués, le triple portail et la triple galerie de sa façade, ses portails latéraux, ses trois grandes fenêtres à vitraux, toutes ces arabesques, ces dentelles, ces colonnettes, ces statues, ces pierres travaillées à jour, qui font de Notre-Dame l'un des plus précieux monuments du moyen âge.

    Cet édifice a 130 mètres de long sur 48 de large et 35 de hauteur. Les deux tours ont 68 mètres d'élévation. On a cru longtemps qu'il était bâti sur pilotis et qu'un perron de onze marches y conduisait: l'inexactitude de ces deux assertions vulgaires a été démontrée par les travaux de 1711 et les fouilles de 1847.

    L'histoire de cet édifice populaire et vénéré est liée à l'histoire de Paris et même à l'histoire de France. Que de fêtes y ont été célébrées! que de baptêmes et de mariages royaux, de Te Deum et de De profundis! que de générations ont passé sous ces sombres portails! que de drapeaux conquis par nos armes ont été suspendus sous ces antiques voûtes! Tous nos rois y sont venus remercier Dieu de leurs victoires, tous se sont empressés d'ajouter quelque chose à sa splendeur. Philippe-le-Bel, en mémoire de sa bataille de Mons-en-Puelle, avait fait placer à l'entrée du chœur sa statue équestre élevée sur deux colonnes. Louis XIV fit reconstruire tout le sanctuaire avec une grande magnificence: alors fut placée la belle descente de croix, œuvre de Coustou aîné, qui orne encore le maître-autel, et aux deux côtés de laquelle se trouvaient les figures agenouillées de Louis XIII et de Louis XIV offrant leur couronne à la Vierge.

    Dans l'église Notre-Dame se trouvaient les sépultures de la plupart des évêques de Paris, du maréchal de Guébriant, de Gilles Ménage, etc.

    Quand la révolution arriva, les Parisiens associèrent la vieille (p.021) cathédrale à leur enthousiasme pour la liberté: on y chanta des Te Deum pour la prise de la Bastille, pour la nuit du 4 août, pour la séance du 4 février, pour l'acceptation de la Constitution; Bailly et La Fayette y firent le serment «de consacrer leur vie à la défense de la liberté conquise;» la garde nationale y vint faire bénir ses drapeaux. Mais, en 1793, quand la Commune de Paris tomba sous la stupide domination des hébertistes, Notre-Dame fut dépouillée de ses objets d'art, mutilée dans toutes ses parties, principalement dans sa façade, enfin transformée en un théâtre impie pour le culte de la Raison 189. Après la cessation de ces saturnales, l'église fut fermée et servit quelquefois aux rassemblements de la section de la Cité, section très-révolutionnaire; c'est là que se réfugièrent les meneurs de la journée du 12 germinal. Nous avons vu qu'elle fut rendue au clergé constitutionnel sous le Directoire, mais que les théophilanthropes en firent un temple à l'Être suprême; qu'il s'y tint en 1801 un concile où assistèrent cent vingt prêtres ou évoques constitutionnels; que, le 18 avril 1802, une messe et un Te Deum y furent célébrés pour le rétablissement officiel du culte catholique; enfin que, le 2 décembre 1804, dans cette basilique de saint Louis et de Louis XIV, où semblait empreinte toute la monarchie ancienne, Napoléon fut sacré, comme Pépin-le-Bref, de la main du successeur des apôtres.

    Notre-Dame a eu la meilleure part des déblaiements modernes de la Cité. Autrefois elle avait sur sa gauche l'Archevêché, sur sa droite le Cloître, et nous avons dit que son parvis était encombré par l'Hôtel-Dieu, deux églises et plusieurs maisons. L'Archevêché était le vieux palais construit en 1161 par Maurice de Sully, siége de l'officialité, devant lequel avaient lieu les duels judiciaires; il servit de citadelle au cardinal de Retz pendant les troubles de la Fronde, fut reconstruit en 1697 par le cardinal de Noailles et embelli en 1750 (p.022) par l'archevêque de Beaumont 190. L'Assemblée constituante y siégea du 19 octobre au 9 novembre 1789; la Convention nationale en fit un annexe de l'Hôtel-Dieu. Ses bâtiments et ses jardins bordaient la Seine et se prolongeaient jusqu'à la pointe orientale de l'île par une promenade réservée dite le Terrain.

    Le Cloître était compris entre l'église, la rivière et une ligne tirée de la rue de la Colombe au Parvis; il renfermait dix rues, les deux églises Saint-Jean-le-Rond et Saint-Denis-du-Pas, l'une appuyée au chevet, l'autre au côté droit de Notre-Dame, et qui lui servirent successivement de baptistère, la chapelle Saint-Aignan, les écoles épiscopales, des maisons, des jardins, etc. C'était le domaine du chapitre de Notre-Dame, qui, sous Charlemagne, était déjà célèbre par ses écoles, et qui a donné à l'église six papes, vingt-neuf cardinaux et une multitude d'évêques 191. Avec le Cloître et l'Archevêché, la cathédrale ressemblait à une forteresse occupant toute la partie orientale de la Cité, ceinte de grosses murailles et ouverte seulement par trois portes fortifiées. Aujourd'hui, l'Archevêché a disparu; il a été démoli le 14 février 1831 (p.023) dans un jour de fureur populaire; à sa place est une vaste promenade plantée d'arbres, ornée d'une jolie fontaine, et qui se confond avec le quai. Le Cloître a été ouvert par des quais et des rues; l'église Saint-Jean-le-Rond, sur les marches de laquelle d'Alembert enfant fut exposé, a été détruite en 1748; l'église Saint-Denis-du-Pas, en 1813.

    Grâce à ces travaux, la vieille cathédrale, débarrassée de tous ses entours, s'élève aujourd'hui tout isolée à la pointe de la Cité, comme autrefois l'autel de Jupiter, qu'elle a remplacé. Cependant, on ne saurait affirmer que ces changements n'ont pas ôté au monument quelque chose de son caractère imposant et sévère: les vieilles églises gothiques s'accommodent mal de nos grandes rues, de nos grandes places, de notre grand jour; et elles ne sont jamais plus majestueuses que lorsqu'on les voit pressées, serrées avec amour par un troupeau d'humbles maisons qui semblent se fourrer sous leurs ailes.

    Depuis quelques années, une restauration presque complète de Notre-Dame a été entreprise; elle tend principalement à rendre à sa façade, à ses tours, à ses portails, les riches ornements de sculpture dont les mutilations révolutionnaires l'avaient dépouillée. De plus, un monument doit être élevé, dans l'intérieur, à la mémoire du saint archevêque tombé en 1848 sous les balles de la guerre civile en disant: Puisse mon sang être le dernier versé! Enfin, sur son flanc méridional, on vient de construire un édifice plein d'élégance et de goût destiné à servir de sacristie et qui est un abrégé de la cathédrale elle-même.

    § IV. L'Hôtel-Dieu.

    L'Hôtel-Dieu, d'après une tradition qui n'est rien moins que (p.024) certaine, a été fondé vers le milieu du VIIIe siècle par saint Landry, huitième évêque de Paris. Il prit de l'accroissement sous Philippe-Auguste; mais, si l'on en juge par un don de ce roi, les malades n'y étaient pas traités avec luxe: «Pour le salut de notre âme, dit-il, nous accordons, pour l'usage des pauvres demeurant à la Maison-Dieu de Paris, toute la paille de notre chambre et de notre maison, toutes les fois que nous quitterons cette ville pour aller coucher ailleurs.» Saint Louis fut plus généreux, et ses libéralités permirent de donner des secours annuellement à plus de six mille malades et de faire desservir la maison par trente frères, vingt-cinq sœurs et quatre prêtres: aussi est-il regardé comme le véritable fondateur de l'Hôtel-Dieu. Presque tous les rois suivirent l'exemple de saint Louis en dotant cet hôpital, qui fut successivement agrandi et reconstruit; mais c'est seulement de nos jours qu'il a été administré avec intelligence et humanité. Trois ans avant la révolution, il ne renfermait que 1,200 lits et avait journellement de 2,500 à 6,000 malades; aussi en entassait-on jusqu'à six dans un même lit; la mortalité y était de 1 sur 4-1/2, et, sur 1,100,000 malades reçus en cinquante ans, plus de 240,000 étaient morts; enfin, la négligence des administrateurs fut la cause de deux incendies effroyables qui firent périr des centaines de victimes. La situation de cet établissement, tombeau de la plus grande partie de la population parisienne, fut révélée en 1785 par Bailly à l'Académie des sciences, et le rapport de ce savant fit jeter un cri d'horreur universel. Tout le monde s'empressa de faire des sacrifices pour réparer ce grand opprobre de la capitale, et huit millions furent souscrits à cet effet en moins d'un an. Comme on désespérait d'assainir ce cloaque, on résolut de le transporter hors de la Cité et de le remplacer par quatre hôpitaux placés aux quatre extrémités de la ville; mais, au moment où l'on allait se mettre à l'œuvre, le ministre Brienne s'empara des fonds de la souscription et les (p.025) employa pour les dépenses ordinaires de l'État. Enfin la révolution arriva, et la suppression des couvents permit de désencombrer l'Hôtel-Dieu en distribuant ses hôtes dans de nouveaux hôpitaux. On dégagea ses abords; on lui ajouta de nouveaux bâtiments sur la rive gauche de la Seine; on agrandit et on assainit ses salles de douleur. Enfin, les améliorations furent telles, que cet hôpital, aujourd'hui plus vaste qu'autrefois, ne renferme que huit cents lits, et que la mortalité n'y est plus que de 1 sur 9. Sa dépense annuelle s'élève à environ 700,000 francs. Une partie de cette somme provient de l'impôt prélevé sur les spectacles, impôt qui date de 1716 et contre lequel les acteurs et les gens de plaisir n'ont cessé de réclamer.

    Le dernier des Estienne, le peintre Lantara, le poète Gilbert sont morts à l'Hôtel-Dieu! Combien d'autres existences, usées par le malheur et pleines d'avenir, s'y sont éteintes, ignorées, abandonnées, en maudissant la société et la vie! Que de drames inconnus se sont passés dans ces tristes salles!

    L'entrée de cet hôpital est aujourd'hui décorée d'un portique d'une belle simplicité et d'un péristyle où l'on trouve les statues de saint Vincent de Paul, cet ami si tendre des pauvres, à qui Paris doit tant de beaux établissements de charité, et de Monthyon 192, ce magnifique bienfaiteur de l'Hôtel-Dieu dont le tombeau a été dignement placé dans cet hospice.

    La chapelle de l'Hôtel-Dieu avait été bâtie en 1380 par les soins d'Oudard de Maucreux, bourgeois de Paris et changeur, elle a été démolie en 1802 et remplacée par l'ancienne église de Saint-Julien-le-Pauvre, dont nous parlerons plus tard.

    Près de l'Hôtel-Dieu et dans les bâtiments élevés en 1748 pour (p.026) servir d'hospice aux enfants trouvés se trouve le siége de l'administration générale des hôpitaux, dite aujourd'hui de l'assistance publique.

    D'après la loi du 10 janvier 1849, cette administration comprend le service des secours et celui des hôpitaux et hospices; elle est conférée, sous l'autorité du préfet de la Seine, à un directeur assisté d'un conseil de surveillance composé de vingt membres; elle réunit sous sa direction seize hôpitaux, onze hospices, sept autres établissements charitables.

    Les hôpitaux sont des établissements consacrés au traitement des malades indigents curables; ils se divisent en hôpitaux généraux et hôpitaux spéciaux: les hôpitaux généraux sont au nombre de neuf et contiennent ensemble 3,715 lits; ce sont: l'Hôtel-Dieu, Sainte-Marguerite, La Riboissière, la Pitié, la Charité, Saint-Antoine, Necker, Cochin, Beaujon. Ces neuf hôpitaux sont indistinctement affectés au traitement des blessures et des maladies aiguës. Il faut leur ajouter la Maison de Santé, rue du Faubourg-Saint-Denis, où l'on est admis en payant par journée. Les hôpitaux spéciaux sont au nombre de six et contiennent 2,809 lits; ce sont: Saint-Louis, du Midi, de Lourcine, des Enfants malades, d'accouchement, des cliniques. Ils sont exclusivement réservés au traitement d'affections particulières.

    Les hospices sont des asiles ouverts à ceux que l'indigence et la vieillesse, l'enfance et l'abandon, l'aliénation ou des infirmités incurables mettent hors d'état de pourvoir eux-mêmes aux besoins de leur existence. On les subdivise en hospices proprement dits, où l'admission est gratuite, et maisons de retraite, où l'on paye une petite pension. Les hospices sont au nombre de huit: la Vieillesse-Hommes ou Bicêtre, la Vieillesse-Femmes ou la Salpêtrière, les Incurables-Hommes, les Incurables-Femmes, les Enfants-Trouvés, les Orphelins, Saint-Michel ou Boulard, à Saint-Mandé, de la Reconnaissance ou Brézin, à Garches, (p.027) Devillas, rue du Regard. Ces trois derniers sont dus à des dotations particulières. Les maisons de retraite sont; les Ménages, La Rochefoucauld, Sainte-Perrine.

    On compte en outre à Paris 12 bureaux de bienfaisance et 34 maisons chargées de la distribution des secours à domicile, 4 sociétés pour le soulagement des femmes en couches, 25 sociétés pour le soulagement et l'éducation des enfants, 11 sociétés pour la visite des pauvres, des malades et des vieillards, 7 maisons de correction et de réhabilitation, 11 congrégations religieuses vouées spécialement au service des pauvres, 33 écoles gratuites des frères, 28 écoles de sœurs, 12 écoles d'adultes ou d'apprentis, etc., etc.

    § V. Rue de la Cité.

    Cette rue est l'artère principale de l'île et va du pont Notre-Dame au Petit-Pont; sa dénomination est nouvelle, et elle est formée des anciennes rues de la Lanterne, de la Juiverie et du Marché-Palu.

    A l'entrée de la rue de la Lanterne, au coin de la rue du Haut-Moulin, était l'église Saint-Denis-de-la-Chartre, ainsi appelée d'une chartre ou prison qui en était voisine, et où, suivant une tradition, saint Denis avait été enfermé; elle datait du XIe siècle et fut démolie en 1810. Les maisons qui avoisinaient cette église jusqu'à la rivière formaient le Bas de Saint-Denis et étaient un lieu d'asile pour les ouvriers, qui pouvaient y travailler sans maîtrise. Près de Saint-Denis et dans la rue du Haut-Moulin était la chapelle Saint-Symphorien-de-la-Chartre, qui fut cédée en 1702 à la communauté des peintres, sculpteurs et graveurs, dite Académie de Saint-Luc. Cette académie datait de 1391; elle fut réunie à l'académie (p.028) royale de sculpture et de peinture en 1676; mais elle continua de subsister comme maîtrise des peintres, sculpteurs, graveurs et enlumineurs. Elle renfermait, depuis 1706, au-dessus de sa chapelle, une école de dessin qui ne ressemblait guère à la fastueuse école des Beaux-Arts, mais d'où, en revanche, sont sortis les meilleurs artistes du XVIIIe siècle.

    La rue de la Juiverie tirait son nom des Juifs qui y étaient parqués au XIIe siècle: ils y avaient des écoles et une synagogue, qui fut remplacée en 1183 par l'église de la Madeleine. Cette église, située au coin de la rue de la Licorne, était le siége «de la grande confrérie des seigneurs, prêtres, bourgeois et bourgeoises de Paris, laquelle est la mère de toutes les confréries, car elle est si ancienne qu'on ne sait pas quand elle a commencé 193.» Tous les rois et reines ont fait partie de cette confrérie, qui a subsisté jusqu'en 1789. En face de l'église de la Madeleine était le cabaret de la Pomme-de-Pin, dont nous avons parlé ailleurs 194.

    La rue du Marché-Palu devait son nom à un marché qui y existait depuis le temps des Romains et qui était situé dans un terrain marécageux (palus). C'est dans cette rue qu'habitait le boulanger François, qui fut massacré en 1789 dans une émeute populaire, et dont la mort amena la proclamation de la loi martiale.

    Les rues qui aboutissent dans la rue de la Cité sont:

    1º Rue de Constantine, qui est aujourd'hui la grande artère longitudinale de la Cité. C'est une voie nouvelle et qui a été formée principalement avec l'ancienne rue de la Vieille-Draperie. Celle-ci tirait son nom des marchands drapiers auxquels Philippe-Auguste concéda les maisons des Juifs, qu'il venait de chasser de son royaume et qui étaient auparavant établis dans cette rue; aussi l'appelait-on la Juiverie des drapiers. (p.029) La draperie était alors une des principales industries parisiennes, les drapiers formant la plus ancienne des confréries et le premier des six corps marchands.

    La rue de la Vieille-Draperie renfermait deux églises, aujourd'hui démolies, Saint-Pierre-des-Arcis et Sainte-Croix.

    2º Rue de la Calandre, l'une des plus anciennes voies de la ville. D'après une tradition très-accréditée, saint Marcel, évêque de Paris et bourgeois du Paradis, était né au IVe siècle dans la maison qui a aujourd'hui le nº 10; aussi, dans les processions où l'on portait la châsse du saint, une station solennelle était faite devant cette maison. C'était une rue très-fréquentée et qui a vu, tout étroite, sale et tortueuse qu'elle nous paraisse, de nombreuses entrées royales et cérémonies publiques: ainsi, en 1420, à l'entrée de Henri V, roi d'Angleterre, «fust fait en la rue de la Calandre un moult piteux mystère de la Passion au vif.»

    Entre les rues de la Calandre, de la Vieille-Draperie, de la Barillerie et aux Fèves, était autrefois un îlot de maisons qu'on appelait la ceinture de saint Éloi: cet évêque y avait demeuré dans une maison qui existait encore au XIIIe siècle sous le nom de maison au Fèvre 195, et il y fonda un monastère de femmes sous la direction de sainte Aure. Ce monastère devint un couvent d'hommes en 1107, et il passa en 1639 aux Barnabites. L'église qui fut reconstruite à cette époque et qui est cachée dans une cour de la place du Palais, renferme aujourd'hui les archives de la comptabilité générale de l'État.

    En face de l'église des Barnabites était jadis une petite place, qui a été absorbée par la place du Palais et qui fut formée par la démolition de la maison de Jean Châtel, assassin de Henri IV. Cette maison fut brûlée par sentence du Parlement (p.030) et l'on a retrouvé récemment ses fondations encore calcinées et ensoufrées. A sa place avait été élevée en 1594 une pyramide, qui rappelait le crime, la part qu'y avaient prise les Jésuites et le bannissement de ces religieux «comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs de la paix publique, ennemis du roy et de l'Estat.» Cette pyramide, qui était un objet d'art remarquable, ne subsista que dix ans.

    3º Rue Neuve-Notre-Dame.--Cette rue neuve est bien ancienne, car elle fut ouverte par Maurice de Sully pour donner accès vers la cathédrale. On y trouvait jadis l'église Sainte-Geneviève-des-Ardents, dont l'origine est inconnue, mais qui avait été bâtie, disait-on, sur l'emplacement de la maison habitée par la vierge de Nanterre. Elle fut détruite en 1748 pour construire un hospice aux enfants trouvés. Nous avons dit que les bâtiments de cet hospice étaient aujourd'hui occupés par l'administration de l'assistance publique.

    4º Rue du Marché-Neuf.--On y trouvait l'église de Saint Germain-le-Vieux, dont l'origine est inconnue, et qui est aujourd'hui démolie. C'est dans cette rue que, en 1588, les Suisses et le maréchal de Biron furent enveloppés par les bourgeois, «qui les auroient taillés en pièces s'ils ne s'étoient mis à genoux, rendant leurs armes et criant: Bons chrétiens!»

    § VI. Rue de la Barillerie.

    La rue de la Barillerie a pris son nom des barils qu'on y fabriquait dans le temps où Paris était environné de vignobles renommés. Nous avons dit ailleurs 196 que c'est, avec les rues de la Calandre et du Marché-Palu, la plus ancienne voie de la ville, puisque probablement elle a été traversée par (p.031) César et ses légions. Jusqu'à la fin du dernier siècle, c'était une rue étroite, sombre, tortueuse, quoique très-fréquentée, comme ayant les principales entrées du Palais. En 1787, elle fut élargie, alignée, reconstruite avec la régularité qu'elle a aujourd'hui; et c'est alors qu'on ouvrit devant le Palais la place demi-circulaire où se dresse l'échafaud pour les expositions judiciaires.

    La partie de la rue de la Barillerie qui est comprise entre cette place et le Pont-au-Change se nommait autrefois rue Saint-Barthélémy, à cause d'une grande église qui y était située, au coin de la rue de la Pelleterie. Cette église était l'un des monuments les plus respectables de Paris par son antiquité. Elle datait du Ve siècle et servait de chapelle au Palais; une chronique de 965 dit «qu'elle avait été bâtie très-anciennement par la munificence des rois.» Hugues Capet l'agrandit et en fit une abbaye de l'ordre de Saint-Benoît. En 1138, elle devint paroisse royale. Reconstruite au XIVe siècle, réparée et décorée au commencement du XVIIe, elle tombait de nouveau en ruines en 1770, et on la rebâtissait sur un nouveau plan quand la révolution arriva; alors elle fut vendue, et cet édifice vénéré de nos pères subit les plus tristes transformations: avec ses fondations et matériaux on construisit le théâtre de la Cité ou des Variétés, ainsi que deux passages obscurs. Ce théâtre eut un grand succès jusqu'en 1799, principalement à cause de ses pièces révolutionnaires. Il fut fermé en 1807, et l'on établit à sa place le Spectacle des Veillées, où l'on trouvait réunis un théâtre, un bal, des cafés, des promenades champêtres. Aujourd'hui, c'est l'ignoble salle de bal dite du Prado.

    Dans la rue de la Barillerie est l'entrée principale du Palais de Justice.

    § VII. Le Palais de Justice et la Préfecture de police.

    Le Palais est probablement d'origine romaine. Il fut habité par les rois francs, et quelques historiens ont pensé que c'est là que les enfants de Clodomir furent massacrés par leurs oncles. Le roi Eudes le fortifia contre les Normands. Robert le fit reconstruire et agrandir; tous ses successeurs jusqu'à Charles V l'habitèrent, et presque tous y moururent. Saint-Louis en fit un monument presque nouveau en y bâtissant:

    1º Plusieurs chambres qui portent son nom et dont la principale était, dit-on, sa chambre à coucher: elle a servi jusqu'à Louis XII de salle de cérémonie, puis elle devint la grand'chambre du Parlement. C'est là que se tenaient les lits de justice; c'est là que furent cassés les testaments de Louis XIII et de Louis XIV; c'est là que se firent en 1648 les fameuses assemblées du Parlement, des Cours des comptes et des aides, où l'on voulait changer la constitution de l'État et qui amenèrent les troubles de la Fronde. C'est là que Louis XIV entra un jour, en habit de chasse, et brisa la puissance politique du Parlement par les fameux mots: L'État, c'est moi! Dans cette même salle, le 10 mars 1793, on installa le tribunal révolutionnaire, qui jusqu'au 27 juillet 1794, envoya à l'échafaud 2,669 victimes. Aujourd'hui, c'est là que siége la Cour de cassation. Que de douleurs, de désespoirs, de malédictions sous ces voûtes que Louis IX avait sanctifiées de ses prières, de son calme sommeil, de ses pieuses méditations!

    2º La grand'salle, qui, pendant plusieurs siècles, excita l'admiration des Parisiens par sa vaste étendue, ses statues de tous les rois, sa magnifique charpente dorée, son pavé de marbre, ses (p.033) «hauts et plantureux lambris tout rehaussés d'or et d'azur.» C'est dans cette salle que, pendant trois cents ans, se sont faites toutes les grandes réunions politiques, les fêtes, les réceptions; c'est là que dix générations se sont entassées pour assister à ces spectacles; c'est là que s'est passée pour ainsi dire toute l'histoire de France. Cette histoire existe dans des milliers de registres, de parchemins, de documents, qui encombrent les greniers situés au-dessus de la grand'salle et qui ne seront jamais complétement dépouillés: là sont les archives du Parlement.

    3º La Sainte-Chapelle, qui fut bâtie en 1245 pour y déposer la sainte couronne d'épines et autres reliques données ou vendues à Saint-Louis, pour une somme équivalant à 3 ou 4 millions, par Baudouin II, empereur de Constantinople. La construction de ce chef-d'œuvre de Pierre de Montereau, dont le plan est si pur, les détails si élégants, l'ensemble si harmonieux, ne dura que trois ans et ne coûta qu'une somme équivalant à 1,200,000 francs. La Sainte-Chapelle se compose de deux églises, l'une basse, l'autre haute, toutes deux également légères, gracieuses, et ornées des plus riches vitraux. Une flèche élevée de 75 pieds complétait ce bel édifice, l'un des modèles les plus précieux de l'architecture du moyen âge: brûlée en 1630, reconstruite sous Louis XIV, elle fut de nouveau brûlée en 1787, et vient d'être rétablie avec la plus riche élégance. A l'époque de la révolution, la Sainte-Chapelle devint un magasin de farine, et elle fut alors dépouillée de son trésor si riche en antiquités, en bijoux religieux, en manuscrits d'église couverts de pierreries, de ses châsses d'or, de ses objets d'art, de ses statues, qui furent transportées au musée des Augustins; puis elle fut transformée, sous le Consulat, en dépôt d'archives judiciaires, et elle subit alors les mutilations les plus barbares: vitraux, décorations murales, colonnettes, détails de sculpture, tout fut détruit. Depuis quelques années, une (p.034) restauration complète de ce monument, honneur du vieux Paris, a été entreprise avec une grande fidélité historique 197 et il est aujourd'hui rendu au culte catholique. Boileau, qui a chanté la Sainte-Chapelle, était né près de cet édifice; il y a été enterré en 1711, «sous la place même du fameux lutrin.»

    Le Palais figurait au temps de saint Louis un amas de tourelles, de constructions massives, de petites cours, de hautes murailles. Il n'en reste que les tours de la Conciergerie, qui, à cette époque, baignaient leur pied dans la Seine. Le jardin occupait le terrain où sont les cours Neuve et de Lamoignon, avec toutes les maisons qui les environnent; à l'endroit où est à présent la rue de Harlay, il était séparé par un bras de la rivière des îles aux Juifs et à la Gourdaine.

    Sous Philippe-le-Bel, on fit au Palais de nouveaux agrandissements; et alors fut placée dans la grand'salle la fameuse table de marbre, qui servait tour à tour de tribunal, de réfectoire pour les banquets royaux, de théâtre pour «les esbattements de la bazoche.» Charles V et ses deux successeurs cessèrent d'habiter le Palais; mais le Parlement, qui y siégeait depuis qu'il était devenu permanent, continua d'y séjourner. Alors la Conciergerie, qui avait été jusqu'alors la demeure des portiers du Palais, devint une prison, qui fut bientôt ensanglantée par le massacre des Armagnacs. On sait que, dans les temps modernes, elle a renfermé tantôt les plus grands criminels, tantôt les plus illustres victimes, Ravaillac, Damiens, Louvel, Fieschi; Marie-Antoinette, Bailly, Malesherbes, madame Roland, les Girondins, etc. Ce fut en 1793 la plus horrible des prisons de Paris, et selon l'expression du temps, «l'antichambre de la guillotine.»

    Louis XI prit séjour au Palais: on y fit alors quelques embellissements, parmi lesquels la galerie qui sert de salle des Pas-Perdus (p.035) à la Cour de cassation et qui a été splendidement restaurée en 1833. Sous les successeurs de Louis XI, le Palais cessa définitivement d'être la demeure royale et ne fut plus que le séjour de la justice, c'est-à-dire du Parlement 198, de la Cour des comptes, dont l'hôtel fut construit sous Louis XII, de la Cour des aides, qui siégeait dans le local de la Cour d'appel, de la connétablie et d'une foule d'autres juridictions particulières. En même temps, des marchands vinrent s'établir à ses portes, dans ses galeries et ses escaliers. Enfin, lorsque sous Henri IV, on eut agrandi la Cité en lui ajoutant les îles aux Juifs et à la Gourdaine, lorsqu'on eut construit les quais de l'Horloge et des Orfèvres, le Pont-Neuf, la rue de Harlay, la place Dauphine, etc., le Palais devint le monument de Paris le plus considérable et le plus important. «En 1618, le feu, dit Félibien, prit à la charpente de la grand'salle, et tout le lambris, qui étoit d'un bois sec et vernissé, s'embrasa en peu de temps. Les solives et les poutres qui soutenoient le comble tombèrent par grosses pièces sur les boutiques des marchands, sur les bancs des procureurs et sur la chapelle, remplie alors de cierges et de torches, qui s'enflammèrent à l'instant et augmentèrent l'incendie. Les marchands, accourus au bruit du feu, ne purent presque rien sauver de leurs marchandises. L'embrasement (p.036) augmenta par un vent du midi fort violent, consuma en moins d'une demi-heure les requestes de l'hostel, le greffe du trésor, la première chambre des enquestes et le parquet des huissiers, etc.» La grand'salle fut reconstruite en 1622 sur les dessins de Jacques Debrosses; elle est divisée en deux nefs par deux rangs de piliers et a 222 pieds de long sur 84 de large. C'est aujourd'hui la salle des Pas-Perdus, sur laquelle s'ouvrent la plupart des tribunaux, salle régulière, mais profondément triste, dont l'aspect est glacial, surtout quand on la voit pratiquée par les agents et les victimes de la chicane.

    On sait quel rôle politique le Parlement joua pendant la minorité de Louis XIV. Le Palais devint alors un théâtre perpétuel d'assemblées, d'émeutes, de tumultes, de scandales, les gentilshommes du prince de Condé et du cardinal de Retz firent plusieurs fois «un camp de ce temple de la justice,» et faillirent l'ensanglanter. Tout cela fut terminé par la fameuse visite de Louis XIV au Parlement: alors le Palais perdit son importance politique. En 1671, on bâtit les cours de Harlay et de Lamoignon, «pour dégager, dit l'ordonnance royale, les avenues du Palais, qui est aujourd'hui le centre de la ville et le lieu du plus grand concours de ses habitants.» Les galeries étaient devenues en effet un lieu de promenade très-fréquenté, même par la noblesse, qui venait courtiser les marchandes dans leurs boutiques. Les plus renommées de ces boutiques étaient celles des libraires: on sait que l'échoppe de Barbin a été illustrée par Boileau.

    En 1776, un nouvel incendie débarrassa l'entrée du Palais de ses deux petites portes sombres et hideuses, de la rue étroite et tortueuse par laquelle on y arrivait, des maisons fangeuses dont il était obstrué. Alors fut construite, en même temps que les maisons actuelles de la rue de la Barillerie, la lourde et fastueuse façade que nous voyons aujourd'hui, (p.037) avec sa riche grille, ses deux ailes, sa grande cour. Alors la cour du Mai, célèbre par les fêtes de la bazoche, par tant d'entrées royales et d'émeutes populaires, par tant de livres illustres et condamnés qui furent brûlés de la main du bourreau, fut régularisée et agrandie. Dans cette cour est la principale entrée de la Conciergerie, qui occupe une partie du palais de saint Louis, son préau, sa salle des gardes, ses cuisines, etc. Ces dernières, qui sont enfoncées à cinq mètres au-dessous du sol, sont devenues le dépôt où l'on entasse les prévenus. C'est dans cette cour que, dans les journées de septembre, furent amenés les prisonniers de la Conciergerie, dont 288 furent massacrés. «Le peuple, dit Prudhomme, avait placé l'un de ses tribunaux au pied même du grand escalier du Palais; le pavé de la cour était baigné de sang; les cadavres amoncelés présentaient l'horrible image d'un boucherie d'hommes. Pendant un jour entier, on y jugea à mort.»

    De grands travaux ont été récemment entrepris pour ajouter au Palais de nouveaux bâtiments et donner à cette assemblage informe, mais respectable de constructions de tous les âges, cette froide et insignifiante unité qui semble le caractère dominant de notre époque. Avec cette unité, il ne sera plus possible de reconnaître le vieux monument tant chéri de nos pères, témoin de tant d'événements, de tant de larmes, de tant de passions, qui a vu les drames sanglants des Mérovingiens, le siége de Paris par les Normands, le massacre des maréchaux sous Étienne Marcel, les saturnales de la Ligue et de la Fronde, les condamnations de Biron, de Marillac, de Fouquet, de Lally, les massacres juridiques de Fouquier-Tinville, temple de cette magistrature qui a donné à la France la liberté civile, qui a été le frein unique de tous les despotismes, qui a cassé les testaments de trois rois, abaissé la noblesse, contenu le clergé, et dont les traditions glorieuses semblent aujourd'hui et pour jamais perdues.

    Dans (p.038) la nouvelle enceinte du Palais sera comprise la Préfecture de police qui occupe aujourd'hui l'hôtel de la Cour des comptes et l'hôtel des premiers présidents du Parlement, mais qui doit être installée dans des bâtiments nouveaux.

    L'hôtel de la Cour des comptes avait été bâti en 1504 par Joconde et était un des monuments les plus précieux de la renaissance. Il fut détruit entièrement par un incendie en 1737 et rebâti en 1740, tel que nous le voyons aujourd'hui. Il sert depuis quelques années de demeure au préfet de police et doit être démoli.

    L'hôtel des premiers présidents du Parlement, dont l'entrée principale se trouve rue de Jérusalem, a été bâti en 1607. Pendant la révolution, il fut habité par les quatre maires de Paris, Pétion, Chambon, Pache et Fleuriot. C'est là que siégeait en 1792 l'infâme comité municipal de surveillance, qui fit les massacres de septembre. En 1800, on y établit la Préfecture de police. Que de misères, d'intrigues, de crimes, de malheurs ont passé le seuil de cet enfer de la capitale! Ah! si ses murs pouvaient parler! On le démolit aujourd'hui pour le reconstruire sur un plan tout nouveau.

    Nous avons dit ailleurs l'origine de l'importante et impopulaire magistrature de la police. La Reynie, le premier lieutenant, a eu, de 1667 à 1789, quinze successeurs. Dubois, le premier préfet, a eu, de 1800 jusqu'à ce jour, vingt-sept successeurs.

    Le préfet de police dispose d'un budget de 20 millions; il a sous ses ordres, outre une armée de garde municipale et de sergents de ville, trois cents employés dans ses bureaux, six cents commissaires, inspecteurs, contrôleurs de tout genre, six cents agents de police, etc.

    § VIII. Rue de Harlay et place Dauphine.

    Nous venons de voir à quelle époque a été construite la rue de Harlay. Tous les bâtiments qui sont compris entre cette rue, les quais des Orfèvres et de l'Horloge et le Pont-neuf ont la même origine. Ils entourent une petite place, dite Dauphine, qui fait communiquer la rue de Harlay avec le Pont-Neuf et qui est ornée d'une fontaine surmontée d'un mauvais buste de Desaix. La place Dauphine fut, en 1788, le théâtre du premier attroupement précurseur de la révolution, à l'occasion du renvoi du ministre Brienne: les soldats qui voulurent le dissiper furent mis en fuite par le peuple.

    Chapitre V. Les Quais.

    C'est une des grandes beautés de Paris que cette double ligne de larges chaussées de pierre qui forment au fleuve deux barrières infranchissables, et sur lesquelles se dressent deux rangées, tantôt de palais superbes, tantôt d'antiques maisons qui tirent de leur situation, de l'espace et du grand air un aspect monumental. Les quais datent à peine de deux siècles; la plupart ont même été construits ou refaits depuis cinquante ans. Nos pères pardonnaient à la Seine ses caprices, ses colères, ses inondations, pourvu qu'ils pussent jouir sur ses bords de la fraîche verdure des roseaux et des saules; leurs bateaux si pleins, si nombreux, venaient aisément y aborder; leurs maisons, leurs moulins y baignaient leurs pieds; leurs tanneries, leurs mégisseries, leurs blanchisseries y trempaient les mains à plaisir. La Seine était alors plus (p.040) que de nos jours, importante et chère aux Parisiens, quand la ville était ramassée sur ses bords et dans ses îles, quand chacun avait sa part de ses eaux et de ses bienfaits, quand elle était, faute de grands chemins, la route unique du commerce. Aussi ne voulait-on pas s'en éloigner, et, comme si l'espace manquait, on pressait les unes sur les autres les rues voisines de la rivière; on élevait les maisons qui les bordaient à des hauteurs prodigieuses; on couvrait même les ponts de constructions, et c'étaient les habitations les plus chères, les plus élégantes, les plus fréquentées de la ville. Emprisonner dans des murailles le fleuve nourricier eût paru aussi étrange qu'inutile: aussi l'on se contenta pendant longtemps de lui bâtir, dans les endroits ou il prenait trop de liberté, quelques palées ou rangées de pieux, quelques estacades en bois; ainsi en était-il au port de la Grève, au port Saint-Landry, au port du Louvre, où abordaient les naulées de vins, de grains, de bois, de fruits. Mais quand la population eut augmenté, quand les industries qui se servaient de la rivière eurent fait de ses bords un cloaque de boues et d'ordures, quand les inondations eurent enlevé vingt fois, trente fois, les ponts et les maisons de ses rives, on commença à construire de véritables quais.

    Sous Philippe-le-Bel, le terrain situé entre le couvent des Augustins et la rivière était bas, planté de saules et souvent inondé, bien que dans l'été il fût un lieu de rendez-vous et de plaisirs. Le roi ordonna de détruire les saules et de construire une grande levée, ce qui fut exécuté en 1313; et ce quai, dit des Augustins, fut le premier qui fut construit dans Paris. Le deuxième fut probablement le quai de la Mégisserie. Le terrain de ce quai allait jadis en pente douce jusqu'à la rivière, et il contenait les basses-cours et les jardins de la rue Saint-Germain-l'Auxerrois; là était aussi le port au sel. Sous Charles V, on remblaya le terrain, qui fut garni d'un talus de maçonnerie, et il devint le quai de la Saunerie, dit plus (p.041) tard de la Mégisserie, à cause des métiers qui vinrent s'y établir. Dans l'endroit le plus profond de ce quai, appelé Vallée de misère, se tenait le marché à la volaille, et dans le voisinage du Châtelet était le Parloir-aux-Bourgeois, avant qu'il fût établi sur la place de Grève. Vers le XVIe siècle, ce quai fut appelé de la Ferraille, à cause des nombreux étalages de marchands de fer qu'on y voyait encore il y a quelques années; c'était aussi un marché de vieille friperie, dont les échoppes étaient tenues par les pacifiques soldats du guet.

    Sous Charles V, on bâtit encore, depuis la place de Grève jusqu'à l'hôtel Saint-Paul, une levée plantée d'arbres, qu'on appela le quai des Ormes. Sous François Ier, on répara les quais des Ormes et de la Saunerie; on prolongea jusqu'à la rue de Hurepoix celui des Augustins, qui fut bordé de beaux hôtels; on commença le quai du Louvre et celui de l'École, ainsi appelé de l'école Saint-Germain-l'Auxerrois; on fit des abreuvoirs et des rampes qui descendaient des rues voisines au-dessous des maisons bordant la rivière: la plus fameuse de ces rampes était celle de l'abreuvoir Popin, qui a subsisté jusqu'à nos jours; elle tirait son nom d'une famille parisienne très-riche et très-ancienne, et dont un des membres fut prévôt des marchands sous Philippe-le-Bel.

    La fondation du couvent des Minimes de Chaillot, sur l'emplacement d'un manoir cédé par Anne de Bretagne, amena, sous Henri II, la création du quai des Bons-Hommes situé alors hors de la ville. Les quais jouèrent un rôle sanglant pendant les guerres religieuses: c'est là que furent traînées les victimes de la Saint-Barthélémy pour être jetées à la rivière. On lit, à ce sujet, dans les comptes de l'Hôtel-de-Ville: «Des charrettes chargées de corps morts, damoisels, femmes, filles, hommes et enfants, furent menées et déchargées à la rivière. Les cadavres s'arrêtèrent partie à la petite île du Louvre, partie à celle Maquerelle, ce qui mit dans la nécessité de les (p.042) tirer de l'eau et de les enterrer pour éviter l'infection 199.» Les quais et les ponts virent les barricades de 1588 et les processions de la Ligue; c'est par la Seine et les quais que Henri IV se rendit maître de Paris; c'est par les quais et les ponts que commencèrent les barricades de 1648.

    Sous Henri IV et sous Louis XIII, la construction des quais continua avec plus d'activité. Outre ceux de la Cité et de l'île Saint-Louis, on bâtit le quai de l'arsenal par les soins de Sully, le quai Malaquais par les soins de Marguerite de Valois.

    Au commencement du XVIIe siècle, le terrain qui est entre le Pont-au-Change et le pont Notre-Dame allait en pente jusqu'à la rivière et n'était couvert que de tas d'immondices et de hideuses baraques où étaient la tuerie et l'escorcherie de la ville. En 1641, le marquis de Gesvres obtint la concession de ce terrain, et il y bâtit un quai porté sur arcades et ayant parapet, qui n'avait que neuf pieds de large et était bordé de maisons derrière lesquelles s'ouvrait une rue parallèle, dite aussi de Gesvres. Quelques années après, on couvrit le parapet de petites boutiques avec des étages en saillie sur la largeur du quai, et celui-ci ne fut plus qu'un passage couvert entre les deux ponts. En 1786, on détruisit les boutiques et les maisons, et la rue de Gesvres fut confondue avec le quai, qui fut mis plus tard à l'alignement des quais de la Mégisserie et Lepelletier. Mazarin fit faire le quai des Théatins (quai Voltaire), ainsi appelé d'un couvent, aujourd'hui détruit, le quai des Quatre-nations, devant le collége de ce nom, et qui était fastueusement orné de balustrades et de sculptures. En 1662, la ville fit faire, «depuis le bout du Pont-Neuf (p.043) jusques à la porte de Nesle,» le quai de Nesle, aujourd'hui Conti; en 1673, elle ordonna aux teinturiers et tanneurs de la Grève d'aller s'établir au faubourg Saint-Marcel, et le quai Lepelletier, qui doit son nom au prévôt des marchands, depuis ministre des finances, fut construit 200; on le ferma avec des grilles, ainsi que le quai de Gesvres, à cause des riches marchands qui s'y établirent. On commença aussi, sous Louis XIV, le quai des Tuileries, chemin fangeux par lequel Henri III s'était jadis enfui de Paris, et alors garni de cabarets de planches fréquentés par les gardes-françaises; le quai de la Conférence, qui commençait à la porte de même nom et bordait la promenade du Cours-la-Reine; le quai de la Grenouillère, ainsi appelé des marais qui l'obstruaient ou des cabarets où le peuple allait grenouiller; c'est aujourd'hui le quai d'Orsay, qui n'a été achevé que sous l'Empire. Enfin, l'on agrandit le quai de la Tournelle, ainsi appelé d'une tour de l'enceinte de Philippe-Auguste, dont nous parlerons. Sous Louis XV et Louis XVI, on ne fit point de quais nouveaux, mais on continua les anciens: on les déblaya des maisons qui les obstruaient, et on les embellit de monuments, parmi lesquels nous remarquerons seulement l'hôtel des Monnaies, sur le quai Conti.

    Les quais étaient alors plus vivants, plus fréquentés, plus commerçants qu'ils ne le sont aujourd'hui, eu égard à la population. Leurs nombreux ports étaient encombrés de marchandises: au port Saint-Paul était le marché aux fruits et aux poissons; aux quai des Ormes, le marché aux veaux; à la Grève, le foin, le blé, le charbon; au port Saint-Nicolas, les bateaux venant du Havre et qui apportaient les produits du Midi; au port de la Tournelle, les arrivages du bois, du plâtre, (p.044) de la tuile; au port Saint-Bernard, le marché aux vins, etc. Mais la partie de la Seine la plus tumultueuse et la plus gaie était celle que bordaient les quais des Augustins et de Nesle, de la Mégisserie et de l'École, débouchés du Pont-Neuf: là abondaient les marchands de ferraille, de fleurs, d'oiseaux, les marionnettes et les bêtes savantes, les bateleurs, les vendeurs d'images et de livres, surtout les racoleurs, qui faisaient ce trafic de chair humaine plus tard exploité par les assurances militaires.

    Les quais ont eu leur part des journées révolutionnaires. C'est sur le quai du Louvre que, le 10 août, se réunirent les bataillons des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel; c'est par là qu'ils pénétrèrent dans le Carrousel. C'est par le Pont-Neuf, le quai Voltaire et le Pont-Royal que, le 13 vendémiaire, les bataillons royalistes du faubourg Saint-Germain s'avancèrent contre la Convention et qu'ils furent dispersés par le canon de Bonaparte. C'est par les quais que les combattants de 1830 ont enlevé l'Hôtel-de-Ville et le Louvre, et plus d'une maison porte encore les traces de la bataille. Les quais ont vu Louis XVI, après la prise de la Bastille, allant à l'Hôtel-de-Ville, à travers deux haies de piques menaçantes; ils ont vu les Parisiens marchant, au 5 octobre, sur Versailles, les fêtes païennes de la Convention, les marches triomphales de l'Empire; ils ont vu les canons des Prussiens braqués sur les ponts pendant le pillage de nos musées; ils ont vu les cortéges de la Restauration et la marche de Louis-Philippe vers l'Hôtel-de-Ville à travers les pavés de Juillet; ils ont vu en 1848, les journées du 16 avril et du 15 mai, enfin une partie de la bataille de juin.

    C'est depuis la Révolution, c'est surtout depuis l'Empire que les bords de la Seine ont pris une face toute nouvelle, que le fleuve a été enfermé complètement dans son magnifique lit de pierres, que les quais sont devenus une promenade continue de plusieurs lieues sur chaque rive: alors ont été (p.045) construits ou achevés, sur la rive droite, les quais de la Rapée, Morland, de la Conférence, de Billy; sur la rive gauche, les quais d'Austerlitz, Saint-Bernard, Montebello, d'Orsay, des Invalides, etc. La Restauration et le gouvernement de 1830 ont continué ces travaux si nobles, si utiles, qui donnent à la capitale un aspect unique parmi toutes les villes du monde, et Paris se vante à juste titre d'avoir, dans les quais de la Seine, un monument qui, par son caractère de solidité et de grandeur, peut rivaliser avec ceux des Romains.

    Les principaux édifices ou monuments publics qui se trouvent ou se trouvaient sur les quais sont:

    Sur la rive droite:

    1º L'Arsenal, sur le quai Morland. Dès le XIVe siècle, la ville avait établi, dans un terrain dit le Champ-au-Plâtre et situé entre la Bastille et le couvent des Célestins, des granges qui renfermaient des dépôts d'armes. En 1533, François Ier s'empara de ces granges et y fit construire des forges pour son artillerie. Henri II les agrandit et leur ajouta des moulins à poudre et des logements pour les officiers. Toutes ces constructions furent détruites en 1562 par l'explosion de vingt milliers de poudre; on les rétablit, et, sous Henri IV, on y ajouta, outre un bastion et un mail du côté de la Seine, un vaste hôtel, qui était la demeure de Sully, grand maître de l'artillerie. Sous Louis XIII, l'Arsenal fut habité temporairement par Richelieu pendant qu'on bâtissait le Palais-Cardinal. Sous Louis XIV, cet édifice, à cause de son voisinage de la Bastille, fut plusieurs fois occupé par des commissions judiciaires. C'est là que fut jugé Fouquet; c'est là que se tint la chambre ardente devant laquelle comparurent la Voisin, le maréchal de Luxembourg, la duchesse de Bouillon et tant d'autres. En 1718, l'Arsenal fut presque entièrement rebâti et composé de deux corps de bâtiments, l'un voisin de la Bastille, l'autre voisin de la rivière, réunis par un vaste jardin public et une allée d'ormes. Le petit Arsenal (p.046) était habité par le grand maître de l'artillerie et son état-major; le grand était ordinairement occupé par quelque prince ou seigneur. En 1785, le comte d'Artois, ayant acheté la belle bibliothèque du marquis de Paulmy, la déposa dans les bâtiments de l'Arsenal, où elle devint publique sous le nom de Bibliothèque de Monsieur. En 1788, «cet établissement ayant cessé d'être nécessaire, au moyen des fonderies, forges, manufactures d'armes et de poudre établis dans différentes provinces,» Louis XVI supprima l'Arsenal, ainsi que les offices militaires et de justice qui y étaient attachés; il ordonna de vendre les bâtiments avec les terrains et de construire des rues sur leur emplacement. La Révolution empêcha l'exécution de cette ordonnance, et les deux corps de bâtiments de l'Arsenal existent encore, séparés par la rue de l'Orme; le petit Arsenal renferme la direction générale des poudres et salpêtres, l'ancien hôtel du gouverneur renferme la bibliothèque de l'Arsenal, riche aujourd'hui de plus de deux cent mille volumes et de dix mille manuscrits; on y voit encore quelques peintures de Mignard. La grande porte, qui était en face du quai des Célestins, a été détruite pour ouvrir la rue de Sully; les jardins ont formé le boulevard Bourdon et les terrains où l'on a bâti les greniers de réserve pour l'approvisionnement de Paris; le mail a formé le quai Morland. Les bâtiments de l'Arsenal ont été habités par madame de Genlis, Alexandre Duval, etc.; c'est là qu'est mort Charles Nodier.

    2º L'Hôtel-de-Ville et la place de Grève. (Voir liv. II, ch. 1er.)

    3º La place du Châtelet, à la rencontre des quais de Gesvres et de la Mégisserie. Le grand et le petit Châtelets étaient, comme nous l'avons dit ailleurs, deux tours bâties d'abord en bois et destinées à défendre les extrémités du grand et du petit Ponts; on faisait remonter leur origine à César ou à Julien, et elles servirent à défendre Paris contre les Normands. Le grand Châtelet fut transformé en château fort sous Louis-le-Gros, (p.047) agrandi par saint Louis, qui l'entoura de fossés, reconstruit en 1485 et en 1684. Il ne resta alors que trois tourelles de l'ancien édifice, avec un passage étroit et obscur, qui faisait communiquer le pont avec la rue Saint-Denis et qu'on appelait rue Saint-Leufroy, à cause d'une chapelle voisine détruite en 1684. A cette époque existait encore une salle-basse qu'on appelait chambre de César et où se lisait cette inscription: Tributum Cæsaris. C'était probablement le bureau où, du temps des Romains, se payaient les droits pour les marchandises qui entraient dans la ville. On ignore l'époque à laquelle le Châtelet devint la maison de justice du prévôt de Paris. En 1551, Henri II en fit le siége d'un présidial. Louis XIV incorpora à ce tribunal toutes les juridictions particulières de la ville. En 1789, le Châlelet était le plus important des présidiaux du Parlement de Paris et se composait: du prévôt, président honoraire, des trois lieutenants civil, criminel et de police 201, de 60 conseillers, de 13 avocats du roi, de 50 greffiers, de 550 huissiers, de 230 procureurs, etc. C'est à ce tribunal que furent portés les procès politiques au commencement de la Révolution: c'est lui qui condamna à mort Favras. Le Châtelet, étant à la fois une forteresse et une prison, a été le théâtre de nombreuses tragédies: les plus sanglantes sont le massacre des Armagnacs en 1418, la pendaison des magistrats Brisson, Larcher et Tardif en 1591, le massacre de septembre 1792, où périrent deux cent seize prisonniers. Ce monument sinistre, qui, outre son tribunal, renfermait le dépôt des poids et mesures, la Morgue, etc., fut détruit en 1802, et sur ses ruines on ouvrit une grande place, au milieu de laquelle s'élève, depuis 1807, une fontaine ou colonne monumentale de style égyptien, surmontée d'une statue dorée de la Victoire, œuvre de Bosio. La place du Châtelet (p.048) a été le théâtre d'un violent combat dans les journées de 1830. Elle est aujourd'hui transformée et agrandie par la destruction de toutes les maisons qui l'entouraient et sur ses faces s'ouvrent quatre grandes voies dont trois tout à fait nouvelles: 1° Au couchant la grande rue des Halles; 2° au nord-ouest, la rue St-Denis dont toute la partie inférieure est élargie et de construction nouvelle; 3° au nord-est le grand boulevard de Sébastopol, dont nous parlerons plus loin; 4° à l'est la grande rue qui doit mener en face de l'Hôtel-de-Ville.

    4° Le Louvre, les Tuileries et la place de la Concorde. (Voir liv. II, ch. xi.)

    5° La maison de François Ier, sur le quai des Champs-Élysées. C'est un petit chef-d'œuvre de la renaissance, dont on attribue les ornements à Jean Goujon, et qui, de Moret, où il avait été bâti, a été transporté à Paris, au coin de la rue Bayard, par l'architecte Bret, en 1826.

    6° La pompe à feu de Chaillot, sur le quai de Billy, machine hydraulique qui alimente les fontaines de toute la partie nord-ouest de Paris.

    7° Les bâtiments de la manutention des vivres pour la garnison de Paris, sur le quai de Billy. Ils ont été construits sur l'emplacement de la manufacture de tapis de la couronne, dite de la Savonnerie, fondée par Henri IV, restaurée en 1713, abandonnée pendant la Révolution, et, sous la Restauration, réunie aux Gobelins.

    8° A l'extrémité du quai de Billy se trouvait autrefois le couvent des Bons-Hommes ou des Minimes, fondé par Anne de Bretagne. L'église dédiée à Notre-Dame-de-Grâce renfermait le tombeau du maréchal de Rantzau. Une partie des bâtiments existe encore.

    Sur la rive gauche:

    1° Le Jardin-des-Plantes. (Voir liv. III, ch. Ier.)

    2° La Halle-aux-Vins.--Elle date de 1664 et fut d'abord établie (p.049) sur un petit terrain dépendant de l'abbaye Saint-Victor, à l'angle du quai et de la rue des Fossés-Saint-Bernard. En 1808, l'abbaye ayant été détruite, la halle prit un immense développement et renferma tous les terrains compris entre les rues Cuvier, Saint-Victor et des Fossés-Saint-Bernard, c'est-à-dire une superficie de 134,000 mètres. Elle est composée de cinq masses principales de constructions, séparées par des rues et des allées d'arbres, et ressemble à une petite ville. On peut y renfermer plus de deux cent mille pièces de vin. Ce magnifique entrepôt, dont les distributions sont si commodes, les abords si faciles, appartient à la ville de Paris, qui en loue les celliers, caves et galeries, et il lui a coûté près de 20 millions. Les vins qui y sont emmagasinés n'acquittent les droits d'octroi qu'à la sortie de l'entrepôt.

    3° La Tournelle et la porte Saint-Bernard,--Le château de la Tournelle était une grosse tour carrée bâtie par Philippe-Auguste en 1185, et qui correspondait à la tour Loriot (quai des Célestins). A la demande de saint Vincent-de-Paul, on y logea les galériens en attendant le jour de leur départ pour les bagnes: auparavant, «ces coupables gémissaient dans les cachots de la Conciergerie, dénués de tout secours spirituel, exténués par la misère, livrés à toute l'horreur de leur situation.» A côté de cette tour était la porte Saint-Bernard, qui fut détruite en 1670: sur son emplacement on construisit en 1674, sur les dessins de Blondel, un arc de triomphe à la gloire de Louis XIV. Cet arc et la Tournelle furent détruits en 1787.

    4° Sur le quai de la Tournelle se trouvent encore: 1° au n° 3, l'hôtel de Nesmond, rebâti par le président de même nom et qui s'était appelé auparavant de Tyron, de Bar, de Montpensier; il avait appartenu aux princes de Lorraine et joua un grand rôle à l'époque de la Fronde; 2° au n° 5, la Pharmacie centrale des hôpitaux de Paris, établie dans l'ancien (p.050) couvent des Miramiones ou filles de Sainte-Geneviève, qui se consacraient au soulagement des malades et des pauvres. Ce couvent avait été fondé en 1661 par l'une des plus saintes femmes dont s'honore l'histoire de Paris, madame Beauharnais de Miramion, que madame de Sévigné appelle une mère de l'Église: devenue veuve à seize ans, elle consacra sa fortune et sa vie à des œuvres de charité, et on la vit pendant deux années nourrir de son patrimoine sept cents pauvres que l'Hôpital-Général avait été contraint de chasser. Elle fut enterrée dans le couvent des Miramiones.

    5° Le petit Châtelet.--Le petit Châtelet fut transformé en château fort et en prison sous Charles V; il était, comme le grand Châtelet, dans la dépendance du prévôt de Paris. Cette forteresse hideuse, qui interceptait le passage et l'air à l'entrée de la rue Saint-Jacques, a été démolie en 1782.

    6° Le couvent des Augustins.--Le marché à la Volaille.--Le couvent des Augustins avait été fondé en 1293 sur l'emplacement d'une chapelle. Son église fut édifiée par Charles V, dont la statue décorait le portail; elle renfermait les tombeaux de Philippe de Comines, de Rémy Belleau, de Dufaur de Pibrac, de Jérôme Lhuillier, etc. Les jardins et dépendances occupaient l'espace compris entre les rues des Grands-Augustins, Christine, d'Anjou et de Nevers. Sa salle capitulaire, son réfectoire, sa bibliothèque étaient très-vastes: aussi c'était dans ce couvent que se tenaient les assemblées de l'ordre du Saint-Esprit et du clergé; c'était là aussi que siégeait le Parlement quand le Palais était occupé par quelque fête royale: ce corps s'y trouvait rassemblé quand Henri IV fut assassiné, et c'est là que Marie de Médicis fut déclarée régente. Les Augustins ont fourni à l'Église de savants théologiens, mais ils étaient renommés pour leur indocilité: en 1658, sous le règne du grand roi, ils soutinrent un siége, où il y eut des blessés et des morts, pour résister à un (p.051) arrêt du Parlement. Sur l'emplacement de ce couvent a été bâti le marché à la Volaille, et ouverte la rue du Pont-de-Lodi. Une partie de l'hôtel de l'abbé existe encore dans cette rue au n° 3.

    7° Hôtel de Nesle ou de Nevers.--Hôtel des Monnaies.--L'hôtel de Nesle avait été bâti par Amaury de Nesle, qui le vendit à Philippe-le-Bel; il passa à Jeanne de Bourgogne, épouse de Philippe-le-Long, et c'est à elle qu'une tradition très-hasardée attribue les crimes qui ont rendu fameuse la tour de Nesle. Cet hôtel devint sous Charles VI la demeure du duc de Berry, qui l'agrandit et l'embellit202. Il était alors borné au couchant par la porte et la tour de Nesle, au delà desquelles était un large fossé, dit la petite Seine, qu'on ne passait que sur un pont de quatre arches. En 1552, Henri II ordonna «que les pourpris, maisons et place du grand Nesle seraient vendus.» Le duc de Nevers en acheta la plus grande partie et y fit construire sur un plan très-élégant un hôtel dont l'intérieur était magnifique. Les princesses de la maison de Nevers-Gonzague l'ont rendu célèbre. C'est là que Henriette de Clèves, duchesse de Nevers, pleura la mort de Coconnas, son amant, décapité en 1574, et dont elle conservait la tête embaumée près de son lit. Soixante ans après, la petite-fille de Henriette, Marie de Gonzague, pleurait dans la même chambre la mort tragique de son amant Cinq-Mars: ce qui ne l'empêcha pas d'épouser successivement Ladislas IV et Casimir, rois de Pologne. L'hôtel de Nevers devint, à cette époque, la propriété de Duplessis de Guénégaud, ministre d'État, ami éclairé des arts et des lettres, qui en fit le séjour le plus brillant de Paris, le plus fréquenté des grandes dames et des beaux esprits. C'est là que Boileau lut ses premières satires et Racine sa première tragédie. Dans les dépendances de cette belle maison était l'hôtel Sillery, qui fut habité par Gourville, (p.052) l'intendant du duc de la Rochefoucauld, si fameux par son esprit d'intrigue. En 1670, l'hôtel de Nevers fut acheté par la princesse de Conti, et sa famille le garda jusqu'en 1768, où il fut acquis par l'État et démoli pour construire sur son emplacement l'hôtel des Monnaies. Cet hôtel, bâti sur les dessins de l'architecte Antoine, est un des monuments les plus remarquables de Paris: il renferme, outre les ateliers nécessaires à la fabrication des monnaies, au contrôle des objets d'or et d'argent, etc., un beau cabinet de minéralogie et une précieuse collection de monnaies françaises et étrangères. C'est le siége de l'administration chargée de l'exécution des lois monétaires.

    8º Le collége des Quatre-Nations.--Le palais de l'Institut.--Mazarin, par son testament, avait fondé un collége, dit des Quatre-Nations, pour les enfants nobles des quatre provinces réunies à la France pendant son ministère. Ce collége fut bâti par les architectes Levau, Lambert et d'Orbay, sur une partie de l'ancien hôtel de Nesle et sur l'emplacement même de la tour et de la porte de Nesle, détruites en 1763. Sa façade sur le bord de la Seine, en face du Louvre, est monumentale et d'un bel aspect. Dans l'église, où se tiennent aujourd'hui les séances publiques de l'Institut, était le tombeau du cardinal, œuvre de Coysevox, et qui se trouve maintenant au musée de Versailles. Le collége des Quatre-Nations subsista jusqu'en 1792; il servit de prison à l'époque de la terreur et devint en 1806 le siége de l'Institut national établi en 1795, ou des cinq Académies, française, des sciences, des inscriptions et belles-lettres, des beaux-arts, des sciences morales et politiques. Les Académies, jusqu'à l'époque de la Révolution, avaient tenu leurs séances au Louvre. Au collége des Quatre-Nations avait été adjointe la bibliothèque de Mazarin, rassemblée à grands frais par Gabriel Naudé et composée alors de quarante mille volumes. Cette bibliothèque existe encore et a aujourd'hui triplé ses richesses.

    9º Sur (p.053) le quai Malaquais, entre la tour de Nesle et la rue des Saints-Pères, était un magnifique hôtel bâti par Marguerite de Valois après son divorce; les jardins bordaient la Seine. Il a été détruit vers la fin du XVIIe siècle, et sur son emplacement ont été construites de belles maisons dont quelques-unes ont de la célébrité: au nº 1 est mort en 1818 l'antiquaire Visconti; au nº 3 a habité le conventionnel Buzot et est mort, en 1807, le peintre Vien; au nº 11 était l'hôtel de Juigné, qui a été habité sous l'Empire par les ministres de la police; au nº 17 est l'hôtel de Bouillon, bâti par le président Tambonneau, habité par une nièce de Mazarin, la duchesse de Bouillon, qui y rassemblait les beaux esprits de son temps: elle y est morte en 1714. Cet hôtel attenait à l'hôtel Mazarin, aujourd'hui détruit et qui a appartenu successivement aux familles de Créquy, de la Trémoille de Lauzun.

    10º Sur le quai Voltaire était, au nº 21, un couvent de Théatins, fondé en 1648 par Mazarin. L'église, construite en 1662, possédait le cœur du fondateur et le tombeau de Boursault. En 1790, elle fut attribuée aux prêtres réfractaires, qui se trouvèrent forcés par des émeutes populaires à l'abandonner. Elle devint en 1800 une salle de spectacle, en 1805 le café des Muses, et elle a été détruite en 1821.

    Le quai des Théatins était rempli d'hôtels de la noblesse: hôtels Tessé, Choiseul, Bauffremont, d'Aumont, Mailly; hôtels du ministre Chamillard et du maréchal de Saxe. Au nº 5 a demeuré le conventionnel Thibaudeau; au nº 9 est mort Denon, conservateur des musées sous l'Empire; au nº 23 était la maison du marquis de Villette, où Voltaire a demeuré pendant les quatre derniers mois de sa vie; c'est là qu'en 1778 il a reçu les hommages de tout Paris.

    11º La caserne d'Orsay.--Dans le XVIIe siècle, c'était l'hôtel d'Egmont, qui devint en 1740 l'hôtel des coches ou voitures de la cour. En 1795, on l'attribua au casernement de la légion de (p.054) police, et en 1800, à celui de la garde consulaire. On y ajouta alors deux grandes ailes, qui doublèrent son étendue, et il prit le nom de quartier Bonaparte. Depuis cette époque, il n'a pas cessé d'être une caserne de cavalerie. C'est une des plus belles de Paris, et, à cause de sa position en face des Tuileries, elle a une grande importance.

    12º Le palais d'Orsay, commencé en 1810 et terminé en 1842. C'est un monument très-imposant par sa masse et son étendue, mais dont l'utilité ne répond pas aux sommes énormes qu'on y a dépensées et qui dépassent dix millions: il sert aux séances du Conseil d'État et renferme la Cour des comptes.

    13º Le palais de la Légion d'honneur, bâtiment prétentieux et bizarre qui fut construit en 1786 pour le prince de Salm. C'est là que madame de Staël réunissait, sous le Directoire, les hommes politiques et les écrivains du temps. Il fut acheté par Napoléon, qui y plaça la chancellerie de la Légion d'honneur.

    14º Palais Bourbon.--Il a été bâti en 1722 par le duc de Bourbon; et il avait son entrée par la rue de l'Université. Il devint, sous la Convention, la maison de la Révolution, où siégeaient la commission des travaux publics et l'administration des charrois militaires, et plus tard le lieu où se faisaient les cours de l'école des travaux publics ou École Polytechnique. Sous le Directoire, on y construisit une salle pour les séances du conseil des Cinq-Cents; en 1801, on y plaça le Corps Législatif, et, de 1806 à 1807, on construisit, sur les dessins de Poyet, la façade et le péristyle qui regardent la place de la Concorde, mais qui ne sont qu'un ornement, puisqu'ils ne servent pas d'entrée. Il devint le palais de la Chambre des députés en 1814, et c'est là que sont nés tous les gouvernements et les constitutions que la France a eus depuis cette époque. Louis XVIII y octroya la Charte le 2 juin 1814; le 8 juillet 1815, les Prussiens en fermèrent les (p.055) portes à la représentation nationale; le 9 août 1830, Louis-Philippe y vint prononcer son serment à la Charte nouvelle; le 24 février 1848, il fut envahi par les insurgés, qui y nommèrent un gouvernement provisoire; le 4 mai, l'Assemblée constituante y ouvrit sa session, et, suivant le Moniteur, y «acclama la République vingt-quatre fois et d'un cri unanime.» Le 15 mai, une multitude égarée par quelques factieux envahit le palais de l'Assemblée nationale et en fut bientôt chassée par la force armée. Le 24 juin, tous les pouvoirs exécutifs y furent délégués au général Cavaignac. Le 20 décembre, Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République, y «jura de rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible.» Le 2 déc. 1851, l'Assemblée législative y fut détruite par un nouveau 18 brumaire; enfin, depuis cette époque, le Corps Législatif y tient ses séances.

    Le Palais-Bourbon, depuis que les représentations nationales l'ont pris pour demeure, a subi des changements considérables; les principales consistent: 1º dans la construction d'une belle salle des séances; 2º dans la destruction du bel hôtel Lassay, dépendant du palais, qui a servi longtemps de demeure au président de la Chambre des députés. Sur l'emplacement des jardins on a élevé un magnifique bâtiment qui renferme le ministère des affaires étrangères.

    Chapitre VI. Les Ponts.

    Les deux plus anciens ponts de Paris sont le Pont-au-Change et le Petit-Pont, qui datent du temps des Gaulois. Ils joignaient les deux extrémités de la voie tortueuse, dont nous avons déjà parlé, qui traversait la Cité sur l'emplacement des rues de la Barillerie, (p.056) de la Calandre et du Marché-Palu; et c'est ce qui amena probablement leur construction. Le premier, appelé d'abord Grand-Pont, prit en 1140, son nom actuel des changeurs qui s'y établirent et qui y restèrent jusqu'au XVIe siècle; il a été détruit souvent par les eaux ou par le feu, et reconstruit pour la dernière fois en 1647, avec deux rangées de maisons qu'on fit disparaître en 1786 203. Il avait, à son extrémité septentrionale, deux entrées formées par un groupe triangulaire de maisons, lequel était orné d'un monument à la gloire de Louis XIV: l'une communiquait au Châtelet, l'autre au quai de Gesvres. Le Petit-Pont a subi à peu près les mêmes vicissitudes que le Pont-au-Change: rebâti pour la première fois en 1185, il a été huit fois détruit par les eaux ou par le feu, et sa dernière reconstruction est de 1718, époque où un immense incendie le détruisit avec les vingt-deux maisons qu'il portait. C'est devers le Petit-Pont que la procession de la Ligue, en 1590, «rencontrant de male ou de bonne fortune le coche où étoit le légat Cajetan, les capitaines, comme chose due à leur chef, se délibérèrent de faire une salve et révérence militaire, de quoi l'un d'entre eux abattit l'un des domestiques du légat.» Le Petit-Pont a été l'un des théâtres de la bataille de juin 1848.

    Le Grand et le Petit-Pont furent, pendant mille à douze cents ans, les seules constructions de ce genre à Paris. En 1378, on construisit le pont Saint-Michel, qui tire son nom d'une chapelle du Palais qui en était voisine: détruit plusieurs fois par les grandes eaux, il fut reconstruit en 1618 tel qu'il est aujourd'hui, avec deux lignes de maisons qui disparurent en 1808 204. C'est sur ce pont que le président Brisson (p.057) et ses collègues furent arrêtés par les ligueurs. En 1413, on construisit le pont Notre-Dame, qui, en 1449, par la négligence des magistrats, se trouvait dans un tel état, qu'il s'écroula dans la Seine: heureusement on avait eu le temps de faire évacuer les maisons; le prévôt et les échevins n'en furent pas moins arrêtés, destitués et condamnés à une longue prison. Le pont fut reconstruit par le jacobin Jean Joconde, et, selon l'usage, on en fit une rue en y plaçant de chaque côté trente belles maisons d'architecture uniforme. «Pour la joie, disait une inscription, du parachèvement de si grand et magnifique œuvre, fut crié Noël et grande joie démenée avec trompettes et clairons qui sonnèrent par long espace de temps.» Ce pont fut pendant plus d'un siècle la promenade la plus fréquentée et le rendez-vous des beaux de la capitale. On détruisit ses soixante maisons en 1786; mais on y a laissé subsister une construction très-utile, quoique très-laide: c'est le bâtiment de la pompe Notre-Dame, qui fournit à Paris journellement deux millions de litres d'eau.

    Jusqu'au XVIe siècle, on n'eut besoin que de ces quatre ponts 205, qui prolongeaient, à travers la Cité, les quatre grandes artères de la ville, c'est-à-dire la rue Saint-Denis avec la rue de la Harpe, la rue Saint-Martin avec la rue Saint-Jacques. En effet, Paris n'avait fait encore que se gonfler sans s'allonger sur les deux rives de la Seine, et la Cité pouvait, jusqu'à cette époque, être regardée comme le diamètre du cercle qu'il formait. Mais quand le quartier Saint-Honoré d'un côté, le faubourg Saint-Germain d'un autre côté, commencèrent(p.058) à se bâtir, il fallut les unir par un pont: ce fut le Pont-Neuf, dont la première pierre fut posée par Henri III en 1578, et qui ne fut achevé qu'en 1602. Commencé par Jean-Baptiste Ducerceau, il fut terminé par Marchand; sa longueur est de 232 mètres. Alors la Cité fut agrandie par l'adjonction des îlots voisins, et l'on construisit sur ces remblais la place Dauphine et le terre-plain de Henri IV, sur lesquels le nouveau pont dut s'appuyer. Nous avons dit ailleurs (Hist. gén. de Paris, p. 66) qu'il devint, pendant plus d'un siècle, la promenade favorite des Parisiens, le rendez-vous des oisifs, des charlatans et des saltimbanques. C'était aussi le marché aux vieux livres; mais un arrêt du Parlement, en 1649, en délogea les bouquinistes. Enfin, c'était le lieu où les recruteurs et racoleurs exerçaient leur industrie. «Ces vendeurs de chair humaine, dit Mercier, font des hommes pour les colonels, qui les revendent au roi: ces héros coûtent trente livres pièce... Ils se promènent la tête haute, l'épée sur la hanche, appellent tout haut les jeunes gens qui passent, leur frappent sur l'épaule, les prennent sous le bras, les invitent à venir avec eux d'une voix qu'ils tâchent de rendre mignarde. Ils ont leurs boutiques dans les environs, avec un drapeau armorié qui flotte et leur sert d'enseigne 206.» Le Pont-Neuf, dans le temps où il fut construit, était une voie de communication très-importante, puisqu'il unissait les trois parties de Paris, à une époque où le commerce, par suite de l'établissement de la foire Saint-Germain et des galeries marchandes du Palais, était à peu près également réparti sur les deux rives de la Seine. La suppression de la foire Saint-Germain, en 1786, en même temps qu'elle enleva la vie à la rive gauche, a tué la joie et la foule au Pont-Neuf. Le pont n'en est pas moins resté, par sa position unique et centrale, le plus fréquenté et (p.059) le plus important de Paris. Deux monuments ont contribué à le rendre populaire, le Roi de bronze et la Samaritaine.

    Le monument de Henri IV a été commencé en 1614: le cheval, œuvre de Jean de Boulogne, fut d'abord placé seul et resta sans cavalier jusqu'en 1635, où Richelieu fit monter la statue de Henri IV. C'est devant ce monument que fut mutilé le cadavre du maréchal d'Ancre; c'est là que le peuple brûla l'effigie du ministre Brienne en 1788. Après le 10 août, le cheval de bronze et son cavalier furent renversés et convertis en canons: à leur place on établit une batterie destinée à sonner l'alarme et qui retentit dans toutes les journées révolutionnaires. Une nouvelle statue équestre de Henri IV, œuvre de Lemot, a été rétablie en 1817.

    La Samaritaine était un bâtiment élevé sur pilotis dans la rivière, qui renfermait une pompe aspirante chargée de donner de l'eau au quartier du Louvre: il avait été construit en 1608 et fut restauré avec magnificence en 1715 et 1772. Sur sa façade était une fontaine ornée de figures de bronze représentant Jésus-Christ et la Samaritaine et surmontée d'une horloge à carillons, qui jouait des airs dans les jours de fêtes. Ce bâtiment a été détruit en 1813. La Samaritaine et la statue de Henri IV étaient des monuments très-chers aux Parisiens: les dialogues de la Samaritaine avec le Roi de bronze ont été le titre et le sujet d'une infinité de pamphlets, surtout à l'époque de la Fronde.

    Après la construction du Pont-Neuf, on éleva les ponts Marie et de la Tournelle pour faire communiquer le quartier Saint-Antoine avec la place Maubert, quand l'île Saint-Louis commença à être bâtie. Le premier ne fut achevé qu'en 1635; l'inondation de 1658 en détruisit deux arches et avec elles vingt-deux maisons et cinquante personnes; on le rétablit avec sa double ligne de maisons, qui furent démolies en 1786. Le second, qui était en bois, fut terminé en 1620 et (p.060) reconstruit en pierre en 1656; il a été récemment élargi et restauré.

    L'agrandissement du faubourg Saint-Germain et du quartier du Louvre fit construire en 1642 le pont Barbier ou Sainte-Anne, à la place du bac qui existait vis-à-vis de la rue qui en a pris le nom. Ce pont était en bois; on l'appelait aussi Pont-Rouge, parce qu'on le peignit de cette couleur; il fut emporté par les eaux en 1684, et on lui substitua le Pont-Royal dont l'exécution est due au dominicain François Romain.

    A ces huit ponts il faut ajouter: 1º le pont aux Doubles ou de l'Hôtel-Dieu, construit en 1634 pour faire communiquer la Cité avec la place Maubert et sur lequel on prélevait un péage d'un double denier; la moitié de la largeur du pont était occupée par des salles de l'Hôtel-Dieu. Il a été entièrement reconstruit. 2º Le Pont-Rouge, pont de bois construit en 1617 pour faire communiquer la Cité avec l'île Saint-Louis; il a été détruit plusieurs fois et remplacé en 1842 par une passerelle suspendue, dite pont de la Cité.

    Ces dix ponts sont les seuls qui existaient à l'époque de la Révolution. En 1787, on avait commencé, sur les dessins de Perronet, le pont Louis XVI, dit aussi de la Révolution et aujourd'hui de la Concorde; mais il attendit le 14 juillet 1789 pour être terminé: ce jour-là, le peuple lui fournit des matériaux en démolissant la Bastille, et c'est avec ces pierres fameuses qu'il a été achevé. Ce pont, qui mène de la place de la Concorde au Palais-Bourbon, a vu passer, surtout dans ces dernières années, bien des cortéges et plus d'une révolution!

    Sous l'Empire ont été faits les ponts: d'Austerlitz, commencé en 1802, achevé en 1807, reconstruit en 1834; des Arts, commencé en 1802, achevé en 1804; d'Iéna, commencé en 1809, achevé en 1813. Le premier fait communiquer le quartier de la Bastille avec celui du Jardin-des-Plantes (p.061) ou le boulevard Mazas avec le boulevard de l'Hôpital; le deuxième va du Louvre au palais de l'Institut, et n'est praticable que pour les piétons; le troisième, qui est le plus beau et le plus élégant de Paris, conduit de Chaillot au Champ-de-Mars: en 1815, les Prussiens le minèrent pour le faire sauter.

    Les ponts suspendus des Invalides et d'Arcole ont été construits en 1829 et en 1831; démolis et reconstruits en 1853 et 1854. Le dernier, qui mène de la place de Grève à la Cité, a été le théâtre d'un combat en 1830. Les ponts Louis-Philippe, de l'Archevêché, du Carrousel datent de 1832 à 1836. Enfin on a construit récemment, en 1855, le pont de l'Alma qui unit le quartier de Chaillot et celui du Gros-Caillou, et en face duquel on doit ouvrir une avenue allant à la barrière de l'Étoile. Le nombre des ponts de Paris s'élève ainsi à dix-neuf. Ce nombre est insuffisant: avec dix-neuf ponts, le Paris de nos jours, qui s'étend sur la Seine pendant deux lieues, a réellement moins de voies de communication entre ses deux rives que le Paris du moyen âge, qui bordait le fleuve pendant quelques centaines de mètres, avec ses quatre et même ses cinq ponts. Ajoutons à cela que, jusqu'en 1848, sept de ces ponts étaient à péage, c'est-à-dire interdits à la plupart des habitants. Après la révolution de février, la municipalité a enfin compris qu'elle doit aux citoyens la libre et gratuite circulation sur les ponts comme dans les rues, et la capitale a été enfin délivrée de ces ponts à péage, invention inique du temps de l'Empire, et que le Paris de saint Louis ne connaissait pas.

    Livre II. Paris Septentrional.

    Chapitre Premier. La Place de Grève, La Rue Saint-Antoine, La Place de la Bastille, Le Faubourg Saint-Antoine.

    § Ier. La Place de Grève et l'Hôtel-de-ville.

    La place de Grève ou de l'Hôtel-de-Ville n'était, dans l'origine, comme son nom l'indique, qu'une grève, que le fleuve couvrait souvent de ses eaux. Il s'y tint, à une époque très-reculée d'où datent probablement ses premières maisons, un marché qui fut supprimé en 1141. Vers la fin du XIIIe siècle, le Parloir-aux-Bourgeois, qui s'était tenu d'abord à la Vallée de misère, près du grand Châtelet, vint s'y établir dans une maison dite aux Piliers, et alors commença la célébrité de cette place destinée aux rassemblements populaires, aux réjouissances publiques, aux exécutions criminelles, et qui a été témoin de tant de tumultes, de tant de fêtes, surtout de tant de supplices! Que de foules se sont entassées là autour de l'échafaud! que d'hommes on y a tués, innocents ou coupables! que de tortures y ont été souffertes, depuis 1310, où la première victime, Marguerite Porrette, fut brûlée pour hérésie religieuse, jusqu'en 1822, où Bories, Goubin, Pommier, Raoulx furent décapités pour hérésie politique! «Si tous les cris, dit Charles Nodier, que le désespoir y a poussés sous la barre et sous la hache, dans les étreintes de la corde et dans les flammes des bûchers, pouvaient se confondre en un seul, il serait entendu de la France entière.»

    Les plus fameux de ces supplices sont ceux de Jean de Montaigu, (p.063) surintendant des finances, en 1409, du connétable de Saint-Pol en 1475, de Jacques de Pavanes en 1525, de Louis de Berquin en 1529, de Barthélémy Milon en 1535 (les trois premières victimes de la réforme à Paris), d'Anne Dubourg en 1559, de Briquemaut et Cavagnes en 1572, de la Mole et Coconnas en 1574, de Montgomery en 1574, de Ravaillac en 1610, d'Éléonore Galigaï en 1617, de Montmorency-Bouteville et des Chapelles en 1627, du maréchal de Marillac en 1632, de la marquise de Brinvilliers en 1676, du comte de Horn en 1720, de Cartouche en 1721, de Damiens en 1757, de Lally en 1766, de Favras en 1790, de Fouquier-Tinville et de quinze autres membres du tribunal révolutionnaire le 18 floréal an III, de Demerville, Arena, Topino, Ceracchi, en 1801, de Georges Cadoudal et de ses compagnons en 1803, de Pleignier, Carbonneau et Tolleron en 1816, de Louvel en 1820, des quatre sergents de la Rochelle en 1822. Après la révolution de juillet, l'échafaud a été transporté à la barrière Saint-Jacques.

    Que d'événements a vus cette place célèbre! Pour les énumérer, il faudrait faire toute l'histoire de Paris. Étienne Marcel, les bouchers de Jean-Sans-Peur, la Ligue, la Fronde, La Fayette et Bailly, la Commune du 10 août et du 31 mai, le Gouvernement provisoire de 1848 y ont successivement rassemblé leurs bandes tumultueuses, leurs compagnies bourgeoises, leurs bataillons populaires; c'est là qu'ont commencé ou qu'ont fini, depuis soixante ans, toutes les journées révolutionnaires. Au coin du quai Lepelletier a été tué Flesselles; au coin de la rue de la Vannerie, aujourd'hui détruite, au-dessus de la porte d'un épicier que décorait un buste de Louis XIV, a été pendu Foulon; sur les marches de l'Hôtel-de-Ville a été assassiné Mandat. La place de Grève a vu la multitude demandant des armes le 13 juillet 1789, le lendemain revenant victorieuse de la Bastille, le surlendemain faisant la haie sur le passage de Louis XVI; elle a vu, le 5 octobre, la Fayette (p.064) entraîné par la garde nationale à Versailles, les apprêts du 10 août et du 31 mai, la défaite des faubourgs au 9 thermidor. Que de fêtes sous l'Empire! et elles devaient se terminer, au bruit des étrangers maîtres de Paris, par la municipalité demandant la déchéance de l'empereur! Que de fêtes sous la Restauration! et elles devaient se terminer par le peuple conquérant à coups de fusil l'Hôtel-de-Ville, et la Fayette intronisant une nouvelle dynastie! Que de fêtes sous Louis-Philippe! et elles devaient finir par une nouvelle invasion populaire, l'installation du Gouvernement provisoire, la proclamation de la République! La place de Grève offrit alors, et pendant plusieurs mois, le plus étrange, le plus confus, le plus animé des spectacles: nuit et jour elle se trouvait couverte d'une foule tumultueuse, tantôt enthousiaste, tantôt menaçante, irritée, entraînée, éblouie, fascinée, qui ne cessait d'envahir les escaliers, les cours, les salons de l'Hôtel-de-Ville, bivouaquant ici, pérorant là, s'exaltant ou s'apaisant aux harangues harmonieuses, aux paroles passionnées de ses tribuns; enfin discréditant, ruinant elle-même sa puissance par la folle journée du 16 avril, où l'Hôtel-de-Ville, menacé par une colonne de cent mille hommes ignorants ou égarés, trouva son salut dans le dévouement de la garde nationale; par la criminelle tentative du 15 mai, où l'Hôtel-de-Ville fut un moment au pouvoir de quelques factieux; par la sacrilége bataille de juin, où l'Hôtel-de-Ville fut pendant trois jours bloqué par l'insurrection, qui s'efforçait de s'emparer de ce Louvre de la multitude.

    Aujourd'hui, le calme est rétabli sur cette place, qui est redevenue ce qu'elle est depuis un siècle, le lieu de rassemblement des ouvriers qui cherchent de l'ouvrage, principalement des ouvriers en bâtiment. De là est venu le mot faire grève, pour signifier les chômages volontaires des corps de métiers, comme on en a vu tant de fois depuis trente ans. La place (p.065) a d'ailleurs doublé d'étendue et de magnificence, par les démolitions faites sur toutes ses faces: ainsi la face occidentale a été reculée, rebâtie et ouverte par une large voie bordée de maisons qui ressemblent à des palais: c'est le boulevard de l'Hôtel-de-Ville qui joint la place du Châtelet et a absorbé les affreuses rues du quartier des Arcis; le flanc méridional est bordé par la nouvelle rue de Rivoli qui met l'Hôtel-de-Ville en communication d'une part avec la barrière de l'Étoile, d'autre part avec la barrière du Trône, et en fait ainsi, comme dans les temps anciens, le centre de Paris. Nous verrons plus loin les changements faits derrière l'Hôtel-de-Ville; disons d'abord l'histoire du monument.

    Nous avons vu que le corps municipal de Paris remonte aux nautes, corporation de marchands par eau établie du temps des Romains, et peut-être avant leur domination, qui devint au XIIe siècle la hanse parisienne207. Le chef de cette corporation prit en 1258 le titre de prévôt des marchands et ses confrères celui d'échevins. Le prévôt et les quatre échevins, qui plus tard furent assistés de vingt-six conseillers, étaient élus et devaient être nés à Paris; ils comptaient dans la noblesse; presque tous ont consacré les revenus de leur charge à l'embellissement de la ville; presque tous ont laissé une mémoire recommandable et tout occupée du bien public. «On espluche avec tant de soin, dit un écrivain du XVIe siècle, la vie de ceux qui aspirent à ces belles dignitez, qu'il est impossible que homme y puisse parvenir qui soit le moins du monde marqué de quelque note d'infamie, ressentant dénigrement de renommée, tant est saincte cette authorité et honneur d'eschevinage que la seule opinion de vice peut lui donner empeschement.» Les plus célèbres des prévôts sont: Étienne Barbette, Jean Gentien, Étienne Marcel, Jean Desmarets, Michel Lallier, (p.066) Jean Bureau, Auguste de Thou, Lachapelle-Marteau, François Miron, Jean Scarron, Claude Lepelletier, Étienne Turgot, Jérôme Bignon, Lamichodière, Caumartin, Flesselles. Jusqu'au règne de Louis XIV, les libertés municipales, qui n'avaient subi qu'une interruption de vingt-neuf années (de 1382 à 1411), restèrent intactes, sans que la royauté en conçût le moindre ombrage; mais après la Fronde, elles devinrent à peu près nulles. Dans les derniers temps de la monarchie absolue, quand arrivait l'élection du prévôt, le roi écrivait aux Parisiens: «Nous désirons que vous ayez à donner votre voix à M...;» et l'homme de la cour était élu. «Le prévôt des marchands et les échevins, dit Mercier, ont des places lucratives, honorifiques; mais ce sont des fantômes du côté du pouvoir. Tout est entre les mains de la police, jusqu'à l'approvisionnement de la ville, de sorte que celle-ci n'a plus, dans ses propres et anciens magistrats municipaux, le principe de sa sûreté et le gage de sa subsistance... Ce qu'on appelle l'Hôtel-de-Ville est devenu, pour ainsi dire, un objet de dérision, tant ce corps est étranger aux citoyens 208

    Nous avons vu dans l'Histoire générale de Paris que l'ancienne municipalité finit le 14 juillet 1789 avec le dernier prévôt des marchands; que la loi du 21 mai 1790 donna à la capitale une administration nouvelle, composée d'un maire, d'un conseil municipal et d'un conseil général; que cette administration fut renversée par la révolution du 10 août, qui créa la puissance de la fameuse Commune de Paris, puissance qui dura jusqu'au 9 thermidor; que diverses commissions provisoires furent alors chargées de l'administration de la ville jusqu'en 1800, où la loi du 28 pluviôse an VIII confia cette administration à deux préfets, l'un de la Seine, l'autre de police, et à un conseil municipal; enfin, que cet état de choses fut modifié par la loi du 20 avril 1834. La révolution (p.067) de 1848 fit disparaître l'administration municipale créée par cette loi; un maire, membre du Gouvernement provisoire, concentra entre ses mains tous les pouvoirs; mais cette dictature ne dura que jusqu'au 20 juillet, où fut rétablie la préfecture de la Seine. Depuis cette époque, Paris est administré par deux préfets, l'un de la Seine, l'autre de police; le premier est assisté d'une commission municipale nommée par le gouvernement.

    Le premier Hôtel-de-Ville qu'ait eu la place de Grève s'appelait la Maison-aux-Piliers, à cause des piliers de bois qui soutenaient son humble façade, ou Maison-aux-Dauphins, parce qu'elle avait appartenu aux dauphins de Viennois. Elle fut acquise pour la ville par Étienne Marcel, prévôt des marchands, le 7 juillet 1357, au prix de 2,880 livres parisis. «Il y avoit, dit Sauval, dans cette maison, deux cours, un poulailler, des cuisines hautes et basses, grandes et petites, des estuves, une chambre de parade, une d'audience appelée plaidoyer, une salle couverte d'ardoises, longue de cinq toises et large de trois, et plusieurs autres commodités.» C'est dans cet hôtel que se passèrent, pendant deux siècles, les événements les plus graves de l'histoire parisienne; c'est là que furent prises tant de résolutions utiles à la ville et à l'État; c'est là que nos rois trouvèrent toujours «un asseuré refuge et recours dans leurs urgentes affaires.»

    Sous le règne de François Ier, la Maison-aux-Piliers tombant en ruines, il fut résolu de la remplacer par un hôtel digne de Paris. La première pierre en fut posée le 15 juillet 1533 par Pierre Viole, prévôt des marchands. «Pendant que l'on faisoit l'assiette de cette pierre, dit Dubreuil, sonnoient les fifres, tambourins, trompettes et clairons, artillerie, cinquante hacquebutes à croc de la ville avec les hacquebutiers d'icelle ville qui sont en grand nombre; et aussi sonnoient à carillon les cloches de Saint-Jean-en-Grève, de Saint-Esprit et de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Aussi, au milieu de la Grève, (p.068) il y avoit vin défoncé, tables dressées, pain et vin pour donner à boire à tous venants, en criant par le menu peuple à haute vois: Vive le roy et messieurs de la ville!»

    L'édifice, construit sur les dessins de Dominique de Cortone, assisté de Jean Asselin, maître des œuvres de la ville, ne s'éleva que lentement: en 1550, il n'avait qu'un étage; interrompu pendant les guerres civiles, il fut repris en 1605 sous la direction de Ducerceau et par les soins de François Miron, prévôt des marchands; il ne fut achevé qu'en 1628. Il présentait une seule façade formée d'un corps de bâtiment avec deux pavillons et surmontée d'une campanille; au-dessus de la porte d'entrée était une statue de Henri IV, œuvre remarquable de Pierre Biard. La cour, entourée de portiques, était décorée d'une statue de Louis XIV, chef-d'œuvre de Coysevox. La principale salle était celle du Trône, qui servait pour les réceptions, les fêtes, les banquets, et qui était ornée de tableaux de Largillière, de Troy, de Porbus, représentant des cérémonies royales ou municipales. C'est, de tout l'hôtel, la pièce la plus féconde en souvenirs historiques; là, dans cette salle où les Parisiens avaient reçu à genoux Henri IV et Louis XIV, la Commune du 10 août s'installa pour diriger l'attaque des Tuileries; là elle fut vaincue avec Robespierre, qui s'y fracassa la tête d'un coup de pistolet.

    En 1801, l'Hôtel-de-Ville fut agrandi au moyen de la démolition: 1º de l'hôpital du Saint-Esprit, fondé en 1362 pour des orphelins nés à Paris, enfants légitimes de parents décédés à l'Hôtel-Dieu; il était contigu à l'Hôtel-de-Ville, et près de lui se trouvait le Bureau des pauvres, qui avait «le droit de lever tous les ans une taxe d'aumône sur tous les habitants de la ville, de tels rangs et qualités qu'ils puissent être;» sur l'emplacement de l'hôpital du Saint-Esprit, on construisit alors un hôtel pour le préfet de la Seine. 2º De l'église Saint-Jean-en-Grève, située rue du Martroy, derrière l'Hôtel-de-Ville; c'était l'une des mieux ornées et des plus fréquentées (p.069) de Paris; elle avait eu pour curé Jean Gerson et renfermait le tombeau de Simon Vouet. Une chapelle, dite salle Saint-Jean, a servi jusqu'en 1837 de salle d'assemblée pour la ville.

    Malgré ces augmentations, l'Hôtel-de-Ville était insuffisant pour les services administratifs, et différents bureaux avaient été placés dans des maisons voisines; enfin, en 1836, il fut agrandi sur un vaste plan gigantesque et au moyen de la destruction des rues du Martroy, qui passait jadis sous l'édifice, du Tourniquet-Saint-Jean, ou du Pet-au-Diable, de la Levrette, des Audriettes, d'une partie des rues de la Mortellerie et de la Tixeranderie, etc. En prolongeant la façade primitive au moyen de deux ailes bâties dans le même style, en ajoutant trois faces à peu près semblables à celle qui existait primitivement, on en a fait un palais magnifique, de forme rectangulaire, ayant 180 mètres de long sur 80 mètres de large, dont la position sur le bord de la Seine, en face de la Cité, est vraiment monumentale, et dont l'intérieur est décoré avec la richesse la plus élégante et le luxe le plus somptueux. De nombreuses statues d'hommes célèbres, la plupart nés à Paris, mais qui n'ont pas tous été heureusement choisis, ornent l'ancienne façade. On pénètre par trois grandes portes dans les appartements du préfet, dans la cour d'honneur et dans les bureaux de la préfecture. Il serait difficile d'énumérer les pièces, galeries, salons, objets d'art, bibliothèque, tableaux, statues, qui composent ou décorent ce palais. La galerie des fêtes occupe seule 48 mètres de long sur 13 de large.

    L'histoire de l'Hôtel-de-Ville serait l'histoire même de Paris, l'histoire même de la France. A toutes les époques, il s'est passé dans cet édifice des événements, il en est sorti des résolutions qui ont influé sur le sort du pays; mais il en est deux surtout où il a dominé la France et ébranlé le monde: c'est d'abord du 10 août 1792 au 27 juillet 1794, pendant le règne (p.070) de la sanglante Commune, qui gouvernait la Convention; c'est ensuite du 24 février au 4 mai 1848, pendant la tumultueuse dictature du Gouvernement provisoire.

    § II. La rue et le quartier Saint-Antoine.

    La place de Grève communiquait autrefois avec le quartier Saint-Antoine au moyen d'une arcade pratiquée dans l'épaisseur de l'Hôtel-de-Ville, laquelle s'ouvrait sur la rue du Martroy, ainsi appelée probablement de quelques martyrs qui furent enterrés dans un champ de sépultures dont nous allons parler. Elle se prolongeait par la rue du Monceau-Saint-Gervais, qui prenait son nom de l'éminence où elle était pratiquée, éminence formée anciennement d'immondices, et dont l'emplacement était, du temps des Romains, un cimetière 209. Dans cette rue et devant le portail de Saint-Gervais, on a vu jusqu'en 1800 un arbre, dit l'orme Saint-Gervais, dont la première plantation remontait probablement au temps des Druides et qui peut-être a donné naissance au proverbe: Attendez-moi sous l'orme. Sous son ombrage, les juges rendaient la justice, les vassaux venaient payer leurs redevances, les bourgeois se réunissaient après la messe pour parler d'affaires, les amants se donnaient rendez-vous. A la place de la rue du Monceau, tortueuse, populaire et très-fréquentée, on avait ouvert, en 1836, une large et belle voie, dite François-Miron, qui dégageait la façade de l'église Saint-Gervais: on vient de la détruire pour ouvrir sur les derrières de l'Hôtel-de-Ville une vaste place, où l'on a construit une énorme caserne qui ressemble à la fois à un palais et à une forteresse, qu'on appelle Caserne Napoléon.

    Le (p.071) prolongement de la rue François-Miron était la rue du Pourtour-Saint-Gervais, qui longe l'église de même nom; elle vient d'être aussi détruite par son côté méridional. L'église Saint-Gervais est la plus ancienne du nord de Paris, car elle existait au VIe siècle sous l'épiscopat de saint Germain, qui, suivant Fortunat, venait y faire ses prières. A cette époque, cette basilique, ainsi que l'appelle le même poète, avec le grand orme qui ombrageait sa face, s'élevait sur une éminence battue par les vagues de la Seine dans ses inondations qui souvent couvraient toute la place de Grève; elle avait une enceinte qui la protégea contre les Normands, et autour d'elle était un bourg de pêcheurs et de bateliers dont la voie dite de la Mortellerie formait la grande rue. Elle fut reconstruite en 1212, en 1420 et en 1581; ses voûtes gothiques très-élevées sont aussi hardies qu'élégantes; son portail, d'architecture moderne, œuvre de Jacques Debrosses, date de 1616 et jouit d'une grande renommée: c'est une décoration en placage où l'on a appliqué assez étrangement les ordres antiques à une église du moyen âge; mais il a un aspect de grandeur qui séduit, et a servi de modèle pendant plus d'un siècle pour toutes les façades d'églises. L'église Saint-Gervais possède des vitraux de Jean Cousin et de Pinaigrier, des tableaux d'Albert Durer, de Champagne et de Lesueur, etc. Elle est célèbre, dans les troubles de la Ligue, par son curé Wincestre, l'un des ennemis acharnés de Henri III, et par sa confrérie du Cordon, qui «dressait des rôles de soupçonnés politiques» et dominait le conseil de l'Union. Bossuet, le 25 janvier 1686, prononça dans cette église l'oraison funèbre du chancelier Le Tellier. On y voit le tombeau somptueux de ce ministre, «qui mourut, dit son épitaphe, huit jours après qu'il eut scellé la révocation de l'édit de Nantes, content d'avoir vu consommer ce grand ouvrage.» On y trouvait aussi les sépultures du poète Scarron, né et mort à Paris, de Philippe de Champagne, du savant (p.072) Ducange, des chanceliers Boucherat et Voisin, du ministre et prévôt des marchands Claude Lepelletier, de Crébillon, etc. En face de Saint-Gervais demeurait Voltaire, en 1733; la marquise du Châtelet et la duchesse de Saint-Pierre allaient souvent l'y surprendre et lui demander à souper.

    La rue du Pourtour aboutit à la place Baudoyer, autrefois Bagauda et Baudet, qui tirait son nom d'une porte de Paris dont nous allons parler. Cette place étroite et mal bâtie, qui était dans le moyen âge le rendez-vous des oisifs et des nouvellistes, a été le théâtre d'un des plus terribles combats de juin 1848.

    A la place Baudoyer commence la rue Saint-Antoine.

    La rue Saint-Antoine, avec le faubourg du même nom, est une de ces rues populeuses qui sont des villes entières: c'est celle qui donne la vie à toute la partie orientale de Paris. Elle doit son nom à l'abbaye Saint-Antoine-des-Champs, vers laquelle elle conduisait; mais elle existait avant la fondation de cette abbaye, qui date de 1198, et s'appela d'abord rue de la Porte-Baudet, à cause d'une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, qui était située près de la rue Culture-Sainte-Catherine, puis rue du Pont-Perrin, à cause d'un pont construit sur un égout, vers la rue du Petit-Musc. Comme elle joignait la place de Grève à l'hôtel Saint-Paul, au palais des Tournelles, à la Bastille, elle a été le théâtre de fêtes, de joutes, de combats, enfin de tous les événements qui ont réjoui ou attristé ces demeures royales. C'est à la porte Saint-Antoine, au lieu même où l'on éleva la Bastille, qu'Étienne Marcel fut tué; c'est par la rue Saint-Antoine que les Parisiens envahirent trois fois l'hôtel Saint-Paul sous Charles VI; c'est dans la rue Saint-Antoine que se livra la bataille entre les Bourguignons et les Armagnacs, après que Perrinet-Leclerc eut livré aux premiers l'entrée de Paris; c'est là que les Anglais engagèrent leur dernier combat avant d'être chassés de la capitale; c'est là, devant le palais des (p.073) Tournelles, que Henri II fut tué dans un tournoi; c'est là, à l'entrée de la rue des Tournelles, que les mignons de Henri III, Quélus, Maugirou et Livarot se battirent en duel contre d'Entragues, Riberac et Schomberg; c'est par la porte Saint-Antoine que le duc de Guise fit sortir les Suisses désarmés et tremblants après les barricades de 1588; c'est à la porte Saint-Antoine que les ligueurs firent leur dernière résistance aux troupes de Henri IV; c'est par la porte Saint-Antoine que Condé, battu par Turenne, se réfugia dans Paris. Dans les temps modernes, la rue Saint-Antoine, rue de grands hôtels et de grands seigneurs au XVIIe siècle, rue industrielle et marchande depuis cinquante ans, a été le théâtre de rassemblements non moins formidables, d'événements non moins sanglants: c'est à la porte Saint-Antoine que tonna, au 14 juillet 1789, le premier coup de canon qui devait ébranler tous les trônes; c'est dans la rue Saint-Antoine que, le 28 juillet 1830, se livra un combat acharné entre le peuple et la garde royale, qui, venant des boulevards, cherchait à gagner l'Hôtel-de-Ville; c'est à la porte Saint-Antoine que commença la grande émeute de 1832. C'est dans la rue Saint-Antoine que l'insurrection de juin 1848 se montra la plus redoutable et la plus furieuse: pendant trois jours, elle fut maîtresse de tout le quartier, cernant l'Hôtel-de-Ville et s'efforçant de l'enlever; et, quand elle se mit en retraite, le canon dut battre en brèche ses maisons, dont quelques-unes portent encore les traces de la lutte.

    La rue Saint-Antoine doit sa principale illustration aux hôtels Saint-Paul et des Tournelles, séjours des rois de France pendant deux siècles.

    L'hôtel Saint-Paul, qui occupait l'espace compris entre les rues Saint-Antoine, Saint-Paul, le quai des Célestins et le fossé de la Bastille, c'est-à-dire plus de trente arpents, se composait d'hôtels divers achetés ou construits par Charles V 210 et (p.074) réunis entre eux sans ordre et sans plan par douze galeries, huit jardins, six préaux et un grand nombre de cours. Ces hôtels étaient: l'hôtel du Petit-Musc (au coin de la rue du Petit-Musc), l'hôtel du Pont-Perrin (à l'autre coin de la même rue), l'hôtel Beautreillis (rue Beautreillis), les hôtels de la Reine, d'Étampes et Saint-Maur (rue Saint-Paul), les hôtels de Sens, du Roi et des Lions, près de la Seine. On y trouvait de plus l'hôtel neuf d'Orléans, près de l'Arsenal, le couvent des Célestins, etc. Enfin, outre les hôtels, il y avait des bâtiments pour la conciergerie, la lingerie, la pelleterie, la bouteillerie, la fruiterie, la fauconnerie, la ménagerie, des forges pour l'artillerie, des écuries, celliers, colombiers, chantiers, etc. Ce n'était pas un palais, mais un manoir semblable à ceux qu'avaient les rois francs, une sorte de grande ferme romaine, comme le témoignent les noms des rues ouvertes sur son emplacement (la Cerisaie, le Beautreillis, les Lions, etc.), comme le témoigne le treillage dont étaient garnies les fenêtres «pour empescher les pigeons de faire leurs ordures dans les chambres.» L'hôtel Saint-Paul fut habité par Charles V et ses successeurs jusqu'à Louis XII. Il fut détruit et vendu sous François Ier, et l'on bâtit tout un quartier sur son emplacement. De toutes les maisons qui succédèrent à l'hôtel Saint-Paul, nous ne remarquerons que celle qui fut élevée à la place de l'hôtel du Petit-Musc: elle devint l'hôtel du Petit-Bourbon, qui fut habité successivement par Anne de Bretagne, la duchesse d'Étampes et Diane de Poitiers. Le duc de Mayenne, chef de la Ligue, l'acheta et le fit reconstruire par Ducerceau; après lui, il devint la demeure du comte d'Harcourt, puis «il fut vendu, dit Sauval, à Montauron (celui-là à qui Corneille a dédié Cinna), partisan si renommé, que la fortune éleva si haut que, se trouvant trop à l'étroit dans la maison d'un prince, il acheta quelques maisons pour être logé plus commodément.» A la fin du siècle dernier, cet hôtel appartenait au chancelier d'Ormesson. (p.075) Aujourd'hui, c'est une maison particulière.

    L'hôtel des Tournelles, bâti en 1390 par le chancelier d'Orgemont et acheté par Charles VI, ne devint célèbre que lorsque le duc de Bedford s'y logea, en 1422, et l'agrandit. Charles VII et Louis XI en firent leur demeure ordinaire. Louis XII y mourut. Sous François Ier, il devint un immense palais, décoré somptueusement à l'intérieur, renfermant dix corps de bâtiment assemblés très-confusément, douze galeries, deux parcs, sept jardins, et son enceinte comprenait tout le terrain qui s'étend entre les rues Saint-Antoine, des Tournelles, Saint-Gilles, Saint-Anastase, Thorigny, Payenne, Neuve-Sainte-Catherine et de l'Égout. A la mort de Henri II, cette maison royale cessa d'être habitée; les terrains et les bâtiments furent successivement vendus, et l'on établit sur une partie de son emplacement le marché aux chevaux. En 1604, Henri IV fit construire quelques bâtiments pour y fonder une manufacture de soieries; puis, changeant d'avis, il fit commencer une vaste place quadrangulaire, dite place Royale, et qui a soixante-dix toises de côté; il bâtit lui-même le pavillon et le côté parallèles à la rue Saint-Antoine, et céda les trois autres côtés à des particuliers, à la charge d'y élever des pavillons uniformes. Ces bâtiments sont en briques et soutenus par une suite d'arcades qui forment une galerie continue; le milieu de la place est occupé par un vaste préau fermé de grilles. En 1620, la place était terminée, et elle devint, pendant plus d'un siècle, le quartier de la mode et du beau monde. Quelle procession de femmes charmantes, de galants seigneurs, de beaux esprits a passé sous ces arcades aujourd'hui si tristes! que de fêtes et de duels dans cette promenade aujourd'hui si paisible! Le 6 mars 1612, Marie de Médicis y donna un magnifique carrousel pour célébrer son alliance avec l'Espagne. En 1627, Montmorency-Bouteville y engagea le fameux duel qui l'envoya à l'échafaud. En 1639, la place fut ornée d'une statue équestre portant cette inscription:

    Pour (p.076)la glorieuse et immortelle mémoire du très-grand et très-invincible Louis-Le-Juste, treizième du nom, roi de France et de Navarre. Armand, cardinal et duc de Richelieu, son premier ministre dans tous ses illustres et généreux desseins, comblé d'honneurs et de bienfaits par un si bon maître, lui a fait élever cette statue pour une marque éternelle de son zèle, de sa fidélité et de sa reconnoissance.

    Cette statue fut détruite en 1792, et la place prit le nom d'abord des Fédérés, puis de l'Indivisibilité, puis des Vosges, en l'honneur du département qui, en l'an VIII, s'était le plus empressé de payer ses contributions. En 1792, on y éleva un des amphithéâtres d'enrôlement; en 1793, on y brûla «les drapeaux souillés des signes de la féodalité, les titres de noblesse, les brevets et décorations des chevaliers de Saint-Louis;» en 1794, on y établit, adossées aux grilles, soixante-quatre forges pour la fabrication des canons; en 1810, la ville y donna un grand banquet à la garde impériale; en 1814, la place reprit son nom, et on y éleva une nouvelle statue en marbre à Louis XIII, œuvre de Dupaty et de Cortot, qu'on aurait pu sans dommage laisser dans la carrière.

    Il serait trop long d'énumérer les personnages illustres qui ont habité les beaux hôtels de la place Royale; nous n'en nommerons qu'un seul, parce qu'il résume la société si spirituelle et si séduisante du XVIIe siècle: dans un de ces hôtels est née, en 1626, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné. Tout le quartier Saint-Antoine, qui était alors le quartier du grand monde, est plein des souvenirs de cette femme charmante, l'honneur éternel de Paris, et pour laquelle, comme pour tant d'autres célébrités populaires, l'édilité parisienne n'a pas eu un souvenir.

    Aujourd'hui, la place Royale, qui a gardé ses pavillons élégants et ses beaux hôtels, est une jolie promenade, mais que la noblesse et la magistrature ont depuis longtemps abandonnée, et qui ne voit guère, au lieu des beaux et des raffinés (p.077) du XVIIe siècle, que les vieilles gens et les rentiers du Marais. Cette place, où se trouve, dans l'hôtel Villedeuil (nº 14), la mairie du huitième arrondissement, a été, pendant les journées de juin 1848, prise par les insurgés.

    Outre les hôtels Saint-Paul et des Tournelles, la rue Saint-Antoine renfermait de nombreux hôtels de seigneurs, dont quelques-uns existent encore: l'hôtel de Beauvais, œuvre de Lepaute, où se plaçait ordinairement la famille royale pour voir les entrées solennelles; l'hôtel de Sully, bâti par Ducerceau pour le ministre de Henri IV, etc. Elle renfermait aussi plusieurs monuments religieux que nous allons décrire et dont un seul existe encore:

    1º Le couvent-hospice du Petit-Saint-Antoine.--Le moyen âge avait des maladies étranges et terribles, fléaux de Dieu sous lesquels des populations entières mouraient sans murmure, et que la charité cherchait à conjurer par des fondations pieuses: de ces maladies était le feu sacré ou mal des Ardents, ou mal Saint-Antoine. Une congrégation s'étant formée pour soigner les infortunés atteints de ce mal, Charles V, en 1360, lui donna un manoir appelé la Saussaie, situé entre les rues Saint-Antoine et du Roi-de-Sicile, pour y établir un hôpital. Cette maison, rebâtie en 1689, devint un collége pour les religieux de l'ordre de Saint-Antoine et fut démolie en 1790. Sur son emplacement fut établi un passage dit du Petit-Saint-Antoine, qui a été détruit quand on a ouvert le prolongement de la rue de Rivoli.

    2º L'église Saint-Louis-Saint-Paul.--Sur l'emplacement de cette église passait le mur d'enceinte de Philippe-Auguste: au XVe siècle, on y construisit un hôtel qui appartint aux Montmorency et fut donné en 1580 par le cardinal de Bourbon aux Jésuites «pour leur fonder, dresser et établir une maison professe.» Cette maison, dans laquelle ont demeuré les confesseurs des rois, les PP. Bourdaloue, Daniel, Gaillard, etc., fut donnée, après la destruction de l'ordre des Jésuites, (p.078) aux chanoines réguliers de l'ordre de Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers; et on y établit, jusqu'en 1790, la bibliothèque publique de Paris. Elle est occupée aujourd'hui par le collége ou lycée Charlemagne. L'église a été bâtie en 1612 par les soins de Louis XIII et de Richelieu, qui y célébra lui-même la première messe; son portail, qui a un grand aspect, est chargé d'ornements de mauvais goût. Elle renfermait les cœurs de Louis XIII, de Louis XIV et de plusieurs autres princes, le tombeau du chancelier Birague, œuvre de Germain Pilon, le mausolée du père du grand Condé, œuvre de Sarrazin, le tombeau du savant Huet, évêque d'Avranches. C'est là que Bourdaloue a prononcé la plupart de ses sermons.

    3º Le couvent de Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers.--«En 1201, dit Jaillot, quatre professeurs célèbres de l'Université de Paris, préférant la solitude au monde et la vie privée à la réputation que leurs lumières et leurs talents leur avaient acquise, se retirèrent dans une vallée déserte de la Champagne.» Ils y bâtirent des cellules et un oratoire; leurs écoliers les y suivirent; une congrégation se forma, dit l'ordre du Val-des-Écoliers, et, par un élan de ferveur digne de ces temps de foi naïve, l'ardente jeunesse dont elle se composait, mit son vœu de chasteté sous le patronage d'une vierge, sainte Catherine. En moins de trente ans, cet ordre comptait vingt prieurés; l'un d'eux fut établi à Paris en 1228 par Nicolas Giboin, bourgeois, qui donna à cet effet trois arpents de terre qu'il possédait près de la porte Baudet. L'église fut fondée par les sergents d'armes de la garde du roi, en mémoire de la bataille de Bouvines. Voici les inscriptions qu'on lisait sur deux pierres du portail, où l'on voyait l'effigie de saint Louis entre deux archers de sa garde:

    «A la prière des sergents d'armes, monsieur sainct Loys fonda ceste église et y mist la première pierre; et fust pour la joye de la victoire qui fust au pont de Bovines, l'an 1214.»--«Les sergents d'armes pour le temps gardoient ledit pont, et vouèrent que si (p.079) Dieu leur donnoit victoire, ils fonderoient une église en l'honneur de madame saincte Katherine; ainsi fust-il.»

    Les sergents d'armes avaient fait de cette église le siége de leur confrérie, et presque tous y avaient leur sépulture. C'est là que furent enterrés les maréchaux de Champagne et de Normandie tués par l'ordre d'Étienne Marcel; c'est devant son portail que furent exposés les cadavres d'Étienne Marcel et de cinquante-quatre de ses compagnons tués à la porte Saint-Antoine; c'est dans son cimetière que furent enterrés secrètement Nicolas Desmarest et d'autres victimes de la réaction de 1383.

    L'ordre de Sainte-Catherine fut réuni en 1629 à la congrégation de Sainte-Geneviève, et la maison de la rue Saint-Antoine devint le noviciat de cette congrégation. En 1767, comme les bâtiments tombaient en ruines, ce noviciat fut transféré dans la maison des Jésuites, dont l'ordre venait d'être supprimé. Dans cette translation, l'église, monument touchant d'une victoire nationale, dont le portail avait été reconstruit par François Mansard, semblait avoir droit à quelque respect; mais à cette époque, alors qu'on avait derrière soi la bataille de Rosbach, on la démolit, et, sur les plans de Soufflot, on construisit à sa place le triste marché que nous voyons aujourd'hui avec les rues étroites qui l'avoisinent, et on les baptisa, non pas de ces noms barbares et oubliés de Monsieur-Sainct-Loys et du Pont-de-Bovines, mais des noms illustres de MM. les ministres de cette époque.

    4º Le temple des protestants de la confession de Genève.--Cet édifice occupe l'emplacement de l'hôtel de Cossé, où mourut le mignon de Henri III, Quélus, après le duel de la rue des Tournelles: «Ce fut dans une chambre, dit Saint-Foix, qu'on peut dire avoir été sanctifiée depuis, servant à présent de chœur aux Filles de la Visitation-Sainte-Marie.» En effet, c'est dans cet hôtel que ces religieuses, instituées par saint François de Sales, furent établies en 1629 par madame (p.080) de Chantal, la sainte aïeule de madame de Sévigné. L'église, remarquable par son dôme et ses belles peintures, fut construite en 1634 par François Mansard. On y trouvait le tombeau du fameux ministre Fouquet, mort à Pignerol en 1680. La maison des Filles de la Visitation a été supprimée en 1790; sur l'emplacement du couvent on a ouvert une rue; l'église a été affectée en 1800 au culte protestant.

    Plusieurs rues importantes ou célèbres aboutissaient ou aboutissent à la rue Saint-Antoine.

    1º Place du Marché Saint-Jean.--C'était, dit-on, un ancien cimetière romain, sur l'emplacement duquel fut construit un hôtel qui appartenait au sire de Craon, assassin du connétable de Clisson. Cet hôtel ayant été détruit en expiation du crime, son emplacement redevint un cimetière, qui fut souvent le lieu d'exécutions judiciaires: ainsi, en 1535, un des premiers martyrs de la réforme, Étienne de la Forge, riche marchand de Paris, y fut brûlé. On supprima ce cimetière en 1772, et on le remplaça par un marché qui a été détruit en 1818. Cette place, avec ses abords, a été l'un des principaux théâtres de l'insurrection de juin. Elle a disparu dans les démolitions opérées derrière l'Hôtel-de-Ville, pour prolonger la rue de Rivoli.

    2º Rue des Barres.--Elle doit son nom à un hôtel (nº 4) bâti en 1250 et qui appartenait, sous Charles IV, à Louis de Boisredon, l'un des amants d'Isabelle de Bavière. C'est là que ce chevalier fut pris par l'ordre du monarque, mis à la question, enfermé dans un sac et jeté à la rivière avec ces mots: Laissez passer la justice du roi. Cet hôtel devint ensuite la propriété des sires de Charny, et, au XVIIIe siècle, on y établit les bureaux de l'administration des aides. En 1792, il devint le chef-lieu de la section de la Maison Commune, et c'est là que le 9 thermidor, après la prise de l'Hôtel-de-Ville, fut transporté tout sanglant Robespierre le jeune, qui venait de se jeter par une fenêtre.

    3º Rue Geoffroy-Lasnier(p.081) .--Elle tire son nom d'une famille bourgeoise du XVIe siècle, qui possédait presque toute cette rue. Au nº 26 est établie la mairie du neuvième arrondissement, dans une maison qui fut bâtie, dit-on, pour le premier connétable de Montmorency.

    4º Rues de Jouy et du Figuier.--La rue de Jouy doit son nom à un hôtel qui appartenait à l'abbé de Jouy et qui devint la propriété de Jean de Montaigu, surintendant des finances sous Charles VI. Dans la rue du Figuier est l'hôtel de Sens, un des débris les plus curieux de l'architecture du moyen âge. L'évêché de Paris étant autrefois dépendant de l'archevêché de Sens, les archevêques de Sens venaient souvent dans la capitale et y avaient un hôtel. Cet hôtel fut rebâti à la fin du XVe siècle par Tristan de Salazar, et il devint la demeure de plusieurs personnages célèbres, le chancelier Duprat, les cardinaux de Lorraine, Pellevé, Duperron, Marguerite de Valois après son divorce, etc. Il passa dans la suite aux archevêques de Paris, fut vendu en 1790, et, aujourd'hui à demi-détruit, renferme dans ses murs dégradés un établissement de roulage.

    5º Rue Pavée 211. --Dans cette rue étaient ou sont encore plusieurs hôtels célèbres:

    1. L'hôtel de Brienne, qui a formé, avec l'hôtel de Sicile ou de la Force, la prison de ce nom. L'hôtel de la Force, situé rue du Roi-de-Sicile, était, dans l'origine, un vaste manoir qui appartint d'abord à Charles d'Anjou, frère de saint Louis, roi de Sicile, puis à Charles d'Alençon, fils de Philippe-le-Hardi, puis à Charles VI, qui l'acheta en 1390, «pour avoir en la ville un ostel auquel il se pust princièrement ordonner pour les joustes que faire se pourraient en la Couture Sainte-Catherine.» Il passa ensuite et successivement aux (p.082) rois de Navarre, aux comtes de Tancarville, au cardinal de Meudon, qui le fit reconstruire dans le style de la renaissance, au chancelier Birague, qui en fit une somptueuse résidence, au ministre Chavigny, à Jacques Chaumont, duc de la Force, dont il prit définitivement le nom. En 1715, il fut partagé: une partie forma l'hôtel de Brienne, dit plus tard la petite-Force; l'autre fut acquise par le gouvernement, qui, en 1754, y plaça l'administration des revenus de l'École militaire. En 1780, la réforme effectuée dans les prisons ayant fait supprimer le Petit-Châtelet et le For-l'Évêque, on transforma les hôtels de la Force et de Brienne en prison pour les remplacer, et l'on y fit alors de vastes constructions, entre autres cette porte de la Petite-Force, dans la rue Pavée, dont l'architecture énergique disait si clairement qu'elle était une porte de prison. On déposa alors à la Force les débiteurs civils, les mendiants, les prostituées, les femmes condamnées, etc. En 1792, elle devint une prison politique, et c'est à sa porte, dans la petite rue des Ballets, que les 2 et 3 septembre, furent massacrés 167 détenus royalistes, parmi lesquels était la princesse de Lamballe. Plus tard, on y renferma Vergniaud, Valazé, Kersaint, Miranda, Hérault de Séchelles, Linguet et les soixante-treize députés girondins qui avaient fait une protestation contre la journée du 31 mai: parmi eux était Mercier, l'auteur spirituel et si hardi du Tableau de Paris. On y renferma aussi madame Dubarry, les ducs de Villeroy et de Charost, le constituant Levis de Mirepoix, l'astronome Bochard de Saron, l'aventurier baron de Trenck, Adam Lux, député de Mayence, etc. La plupart de ces détenus ne sortirent de la prison que pour aller à l'échafaud. Sous l'Empire, la Force resta en partie une prison politique, et c'est là que Mallet alla chercher ses complices, Lahorie et Guidal. Sous le règne de Louis-Philippe, on y renferma les républicains Godefroy Cavaignac, Guinard, Trélat, Gervais, Caussidière, Blanqui, (p.083) Barbès, etc. La Force était, dans ces derniers temps, la prison la plus vaste et la plus irrégulière de Paris, le réceptacle de tous les crimes, de toutes les infamies, la sentine de la civilisation, l'effroi et le désespoir de l'homme qui croit à la grandeur de l'espèce humaine. On l'a détruite, depuis quelques années et l'on a ouvert une rue 212 sur son emplacement.

    2. L'hôtel de Savoisy, qui appartint à un seigneur de la cour de Charles VI. Les valets de ce seigneur ayant insulté les suppôts de l'Université, il fut condamné à de grosses amendes et à la démolition de la maison: ce qui fut exécuté. On ne la rétablit que cent douze ans après, «par grâce spéciale de l'Université,» et elle devint, au XVIe siècle, l'hôtel de Lorraine ou Desmarets, dont une partie existe encore.

    3. L'hôtel de Lamoignon.--Il avait été bâti par Diane, fille naturelle de Henri II; qui le légua à son neveu le duc d'Angoulême, bâtard de Charles IX. «Ce seigneur, dit Tallemant des Réaux, eût été l'un des plus grands hommes de son siècle, s'il eût pu se défaire de l'humeur d'escroc que Dieu lui avoit donnée. Quand ses gens lui demandoient leurs gages, il leur disoit: C'est à vous de vous pourvoir; quatre rues aboutissent à l'hôtel d'Angoulême; vous êtes en beau lieu, profitez-en.» Cet hôtel fut acheté par le président de Lamoignon en 1684; et c'est là que ce grand magistrat, l'ami de Boileau et de Racine, avait institué une Académie de belle littérature, dont étaient Guy Patin, son fils Charles, le père Rapin, etc. Dans cette maison, encore parfaitement conservée et où l'on a inscrit en lettres d'or le nom de Lamoignon, est né le vertueux Malesherbes.

    6º Rue Culture-Sainte-Catherine.--En 1391, le connétable de Clisson, revenant le soir de l'hôtel Saint-Paul à son hôtel de la rue du Chaume, fut, dans la rue Culture-Sainte-Catherine, (p.084) assailli par vingt meurtriers, à la tête desquels était le sire de Craon: percé de trois coups d'épée, il tomba de cheval et donna de la tête dans la porte d'un boulanger, qui s'ouvrit; les assassins, le croyant mort, se sauvèrent. Dans cette rue étaient ou sont encore plusieurs maisons célèbres: au nº 23 est l'hôtel de Ligneris, qui fut bâti en 1544, sur les dessins de Pierre Lescot, par Bullant, et décoré par Goujon; il passa en 1578 à la famille Carnavalet, qui y fit faire des embellissements par Ducerceau et François Mansard. Madame de Sévigné l'habita pendant sept ans, et c'est là qu'elle écrivit la plupart de ses lettres; son salon existe encore. Dans cet hôtel, qui rappelle tant de souvenirs, qui inspire de si douces émotions, fut établie, sous la République, la direction de la librairie, et, sous l'Empire, l'école des ponts et chaussées; aujourd'hui, c'est une maison d'éducation. Au nº 29 était le couvent des Filles bleues ou Annonciades célestes, établi en 1621 par la marquise de Verneuil, cette maîtresse de Henri IV dont l'ambition causa tant d'embarras à ce monarque. La veuve du maréchal de Rantzau, y prit le voile et y mourut.

    La rue Culture-Sainte-Catherine aboutit à la rue Saint-Antoine dans une sorte de place qu'on appelle Birague, et où s'élevait une fontaine bâtie aux frais du chancelier du même nom. Cette place se trouve en partie absorbée par la nouvelle rue de Rivoli qui aboutit, en cet endroit, dans la rue Saint-Antoine.

    7º Rue Saint-Paul, ainsi appelée d'une église de même nom. Cette église, d'abord chapelle d'un cimetière, devint paroisse en 1125 et fut rebâtie sous Charles V dans un style aussi lourd que massif. Elle renfermait des tableaux et des vitraux précieux, le mausolée de J. Hardouin Mansard, œuvre de Coysevox, le tombeau de Jean Nicot, qui rapporta d'Amérique le tabac, celui du sculpteur Biard, et, dans son cimetière, ceux de François Mansard, du maréchal de Biron, qui (p.085) avait été décapité à la Bastille, de Rabelais, de Nicole Gilles, de la comtesse de la Suze, de Desmarets de Saint-Sorlin et de plusieurs autres écrivains. L'homme au masque de fer y fut aussi enterré en 1703 sous le nom de Marchiali. Nous avons dit que Henri III y avait fait élever des tombeaux magnifiques à trois de ses favoris, tombeaux qui furent détruits par le peuple en disant: «qu'il n'appartenoit pas à ces méchants, morts en reniant Dieu, sangsues du peuple et mignons du tyran, d'avoir si braves monuments et si superbes en l'église de Dieu, et que leurs corps n'étoient pas dignes d'autre parement que d'un gibet.» Cette église, supprimée en 1790, a été détruite en 1800.

    A l'extrémité de la rue Saint-Paul, et donnant sur le quai des Ormes était une maison qu'on vient de démolir pour élargir ce quai, et qui appartenait en 1624 au poète Des Yveteaux, précepteur de Louis XIII. Elle passa à l'avocat Patru, puis à Sarrazin, puis à Segrais. Mademoiselle de Scudéry, Racan et Saint-Amand y demeurèrent. Dans le siècle suivant, elle appartenait à Lancry, peintre de madame de Pompadour. M. de Sénancour y a demeuré sous l'Empire.

    Dans la rue Saint-Paul aboutissent: 1º la rue Neuve-Saint-Paul; au nº 10 de cette rue était l'hôtel de la marquise de Brinvilliers; 2º la rue des Barrés, ainsi appelée des Carmes, qui y avaient un couvent: comme ces religieux portaient un manteau marqué de bandes noires et blanches, le peuple les appelait les barrés. Le couvent fut donné, en 1260, par saint Louis à des religieuses qu'on appelait Béguines, et qui furent remplacées sous Louis XI par les filles de Sainte-Claire ou «religieuses de la tierce ordre pénitente et observance de monsieur saint François.» Ce roi, si dévot à la sainte Vierge et qui avait institué les trois récitations de l'Ave Maria, ordonna que le monastère en prendrait le nom. Ces religieuses se livraient à des austérités inconcevables: «Elles n'ont aucun revenu, dit Jaillot, ne vivent que d'aumônes, (p.086) ne font jamais gras, même en maladie, jeûnent tous les jours, excepté le dimanche, marchent pieds nus et à plate terre, n'ont point de cellules ni de sœurs converses, ne portent point de linge, couchent sur la dure et vont au chœur à minuit, où elles restent debout jusqu'à trois heures; malgré cela, ce couvent a toujours été très-nombreux.»

    Dans le couvent de l'Ave Maria était le tombeau de Mathieu Molé; aujourd'hui cette maison est devenue une caserne d'infanterie.

    8º Rue du Petit-Musc.--Le vrai nom de cette rue est Pute y muce, parce qu'elle servait de repaire à des femmes perdues. A son extrémité, près de la Seine, était le couvent des Célestins. Ces religieux furent établis à Paris en 1352 par Garnier Marcel, parent du fameux prévôt des marchands, qui donna aux Célestins le terrain de leur couvent, où il fut lui-même enterré. Charles V bâtit le monastère et l'église en 1366, et l'on voyait sa statue et celle de sa femme sur le portail, avec le titre de fondateurs. L'un des fils de ce roi, le duc d'Orléans, qui fut assassiné par Jean-Sans-Peur, ajouta au côté droit de cette église une vaste chapelle, où il fut enterré avec sa femme, Valentine de Milan, et deux de ses fils. Cette chapelle, avec celles de Rostaing et de Gesvres qui y furent adjointes, composait une sorte d'église annexée à la première et qui était l'un des édifices les plus curieux de Paris par la quantité de marbres funéraires, de statues, de colonnes, qu'elle renfermait. «Il n'y a pas de lieu dans le royaume, dit Piganiol, plus digne de la curiosité des amateurs des beaux-arts, et les chefs-d'œuvre de sculpture y sont, pour ainsi dire, entassés.» En effet, on y trouvait, outre le tombeau d'Orléans, monument magnifique orné des statues des douze apôtres, les tombeaux de Renée d'Orléans-Longueville, des ducs de Brissac, de Tresmes, de Gesvres, de Sébastien Zamet, de l'amiral Henri Chabot: celui-ci avait été sculpté par Jean Cousin et Paul Ponce. Une colonne, œuvre de (p.087) Paul Ponce, supportait dans une urne le cœur de François II; une autre, œuvre de Barthélemy Prieur, renfermait le cœur d'Anne de Montmorency; un obélisque, orné de bas-reliefs, de trophées et de statues, renfermait les cœurs des princes de Longueville: c'était l'un des plus beaux ouvrages de François Anguier; enfin, on y trouvait le magnifique groupe des trois Grâces, chef-d'œuvre de Germain Pilon, supportant dans une urne de bronze les cœurs de Henri II, de Charles IX et de François, duc d'Anjou. Outre les objets d'art contenus dans la chapelle d'Orléans, l'église renfermait encore les tombeaux de Lusignan, roi d'Arménie, de la duchesse de Bedford, fille de Jean-Sans-Peur, de la femme de Charles V, d'Antonio Perez, le favori disgracié de Philippe II, et d'une foule d'autres seigneurs et grandes dames. Enfin, le cloître, rebâti dans le XVIIe siècle, était orné d'une magnifique colonnade, de statues, de bas-reliefs, de plafonds peints, de pavés en mosaïque.

    Les Célestins, qui n'ont rendu que de médiocres services à la religion et aux lettres, furent supprimés en 1780, et l'on fit de leur maison un hôpital. En 1792, cette maison devint un magasin d'approvisionnement pour les armées; l'église fut en partie démolie; ses monuments furent dispersés ou détruits; aujourd'hui, il en reste à peine quelques pans de muraille. Son emplacement est occupé par une vaste caserne qui ressemble à une citadelle, et l'on chercherait vainement dans cette masse de constructions modernes, au milieu de ses bruyants habitants, sur ce sol profané par les pieds des chevaux, quelque chose qui rappelle la paisible maison que les arts semblaient avoir prise pour asile et dont le nom vivra autant que ceux de nos grands statuaires du XVIe siècle.

    9º Impasse Guémenée.--Cette impasse doit son nom à l'hôtel Lavardin ou Guémenée, dont l'entrée principale est sur la place Royale. Marion de Lorme demeurait dans cette impasse, près d'une maison appartenant au cardinal de Richelieu (p.088) et où celui-ci, dit-on, recevait la belle courtisane.

    10º Rue Lesdiguières, qui a été ouverte sur l'emplacement de l'hôtel Lesdiguières. Cet hôtel, situé rue de la Cerisaie, fut bâti par Zamet, financier florentin, venu en France à la suite de Catherine de Médicis et qui s'intitulait «seigneur de dix-huit cent mille écus;» il en fit un séjour de luxe et même de débauche, où Henri IV venait souvent. Gabrielle d'Estrées y dînait lorsqu'elle fut prise subitement du mal ou du poison dont elle mourut. A la mort de Zamet, cet hôtel fut vendu au connétable de Lesdiguières. C'est la que demeurait, chez sa nièce, la duchesse de Lesdiguières, dans les dernières années de sa vie, le fameux cardinal de Retz; c'est là qu'il recevait une société choisie: «Nous tâchons, dit madame de Sévigné, d'amuser notre bon cardinal. Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps et qui fait souvenir des anciennes; Molière lui lira samedi Trissotin, qui est une fort plaisante chose; Despréaux lui donnera son Lutrin et sa Poétique: voilà tout ce qu'on peut faire pour son service. «Le cardinal de Retz mourut à l'hôtel Lesdiguières en 1679. En 1716, cet hôtel passa au maréchal de Villeroy: c'est là que Pierre-le-Grand logea en 1717 et qu'il reçut les visites de Louis XV et du régent. Il a été démoli en 1760.

    11º Rue des Tournelles.--Cette rue, aujourd'hui si obscure et si bourgeoise, était au XVIIe siècle la plus illustre, la plus fréquentée de Paris, à cause des personnages célèbres qui l'habitaient. On y trouvait en effet, au nº 32, l'hôtel de Ninon de Lenclos, cette moderne Léontium, mélange d'esprit, de raison, de décence, de caprice, de dérèglement, personnage étrange qui fut recherché, dans sa vieillesse comme dans l'éclat de sa beauté, par tous les gens d'esprit, de goût et de naissance; c'est là qu'elle recevait madame de Sévigné et madame Scarron, Condé et Molière; c'est là qu'elle devina Voltaire et qu'elle mourut en 1706. Son salon, où Molière lut le Tartufe en présence de Racine, de La Fontaine, (p.089) de Chapelle, existe encore. On y trouvait de plus l'hôtel de Jules Hardouin Mansard, où ce grand architecte mourut; la maison de Mignard; celle de madame de Coulanges, cette amie si vive, si spirituelle de madame de Sévigné; celle de madame de la Fayette, où mourut mademoiselle Choin en 1741. Enfin, on y trouvait une maison où, en 1666, la veuve de Scarron se retira dans un petit appartement, où elle vécut solitaire, occupée de bonnes œuvres et de dévotion, «ayant disait-elle, pour principales lectures le livre de Job et celui des Maximes.» C'est là qu'on vint la chercher, en 1669, pour élever les enfants du roi et de madame de Montespan.

    § III. La place de la Bastille et les boulevards.

    La rue Saint-Antoine, à la hauteur de la rue des Tournelles, s'élargit en une vaste place, qui a trois parties distinctes: la première, plantée d'arbres, qui garde le nom de rue Saint-Antoine et va jusqu'aux boulevards; la deuxième, sous laquelle passe le canal Saint-Martin et où s'élève la colonne de Juillet; la troisième, qui est en avant du faubourg Saint-Antoine et où s'ouvrent trois grandes rues dont nous parlerons plus loin. Ces deux dernières parties portent le nom de place de la Bastille.

    La Bastille, était une massive forteresse, de forme rectangulaire, qui occupait la première partie de la place dont nous venons de parler, l'emplacement de la rue de l'Orme jusqu'au petit Arsenal, et une partie du boulevard Bourdon. Sa face orientale, c'est-à-dire tournée vers le faubourg, et en avant de laquelle se trouvait une grosse courtine bastionnée construite sous Henri II, se composait de quatre tours ayant un développement de quarante toises; cette face se trouvait à cinquante pas de la colonne de Juillet, qui occupe l'emplacement même de la courtine. La face occidentale, composée aussi de quatre tours, regardait la rue Saint-Antoine; quant aux deux autres faces, elles se composaient de deux (p.090) massifs de bâtiments servant à relier les deux faces principales, et elles regardaient, l'une la rue Jean-Beausire, l'autre l'Arsenal. L'entrée de la Bastille était dans la rue Saint-Antoine, vers le commencement de la rue de l'Orme, et elle se composait de cinq portes et de deux ponts-levis. Le bastion de Henri II était bordé d'un large fossé se prolongeant jusqu'à la Seine, le long des terrains de l'Arsenal, et qui existe encore avec ses hauts murs de revêtement: c'est aujourd'hui la gare de l'Arsenal, par laquelle le canal Saint-Martin se réunit à la Seine.

    La Bastille a joué le principal rôle dans tous les combats dont Paris a été le théâtre jusqu'en 1789, et elle a été occupée ou attaquée par tous les partis pendant les guerres des Bourguignons et des Armagnacs, des Anglais, de la Ligue, de la Fronde. On sait comment nos pères, en prenant et en détruisant ce symbole de l'ancien régime, ont donné le signal d'une révolution qui a bouleversé le monde.

    Comme prison d'État, la Bastille a eu la renommée la plus sinistre et a renfermé, avec des criminels, bien des victimes, bien des innocents. Ses hôtes les plus fameux ont été: le connétable de Saint-Pol, le duc de Nemours, l'évêque de Verdun sous Louis XI, Achille de Harlay sous la Ligue, Biron, qui y eut la tête tranchée, la maréchale d'Ancre, qui y fut jugée, Bassompierre, d'Ornano, Châteauneuf et tant d'autres ennemis de Richelieu, Fouquet, Pélisson, le masque de fer et une foule de protestants et de jansénistes sous Louis XIV; le duc de Richelieu, Voltaire, Lally-Tollendal, Labourdonnais sous Louis XV; Leprévôt de Beaumont, Linguet, Brissot, le cardinal de Rohan sous Louis XVI.

    Après sa destruction, de nombreuses fêtes patriotiques furent données sur son emplacement: la plus brillante, la plus joyeuse fut celle du 14 juillet 1790; la plus étrange, la plus païenne fut celle du 10 août 1793. Du 21 au 25 prairial an II, la place de la Bastille servit aux exécutions du tribunal (p.091) révolutionnaire et vit tomber quatre-vingt-dix-sept têtes. Ses ruines ne furent complétement déblayées que sous l'Empire, où l'on élargit la fin de la rue Saint-Antoine et l'on ouvrit le boulevard Bourdon.

    Vers l'endroit où commence le boulevard Beaumarchais, à côté de la Bastille, à l'extrémité de la rue Saint Antoine, était autrefois une porte de la ville célèbre par la mort d'Étienne Marcel; elle fut remplacée sous Henri II par un arc de triomphe dont les sculptures étaient de Jean Goujon, et qui, restauré par Blondel en 1670 et consacré à la gloire de Louis XIV, fut démoli en 1778.

    Au milieu de la place de la Bastille, au point où se rencontrent la rue et le faubourg Saint-Antoine avec la ligne des boulevards et le canal Saint-Martin, dans une des plus belles positions de la ville, s'élève une colonne de bronze, haute de cinquante-deux mètres, surmontée d'une statue de la Liberté. Elle a été édifiée en mémoire de la révolution de 1830 et renferme dans ses caveaux souterrains la sépulture des citoyens tués dans les journées de Juillet; on y a ajouté, depuis 1848, celle des victimes des journées de Février. C'est au pied de cette colonne que, le 27 février 1848, le Gouvernement provisoire, au milieu d'une foule immense, proclama la République. C'est là que, dans les tristes journées de juin, fut rassemblée une armée entière pour enlever le faubourg Saint-Antoine, dernière citadelle de l'insurrection; c'est là que vingt canons tiraient sur les maisons d'où partait un feu continu; c'est là que fut tué le général Négrier.

    La place de la Bastille a sur sa droite les boulevards Contrescarpe et Bourdon qui bordent de chaque côté le bassin du canal Saint-Martin et aboutissent à la Seine en face du pont d'Austerlitz, sur la place Mazas.

    Le boulevard Contrescarpe, formé de la contrescarpe de l'ancien fossé de la Bastille, est remarquable seulement par la rue (p.092) nouvelle de Lyon qui mène à l'embarcadère du chemin de fer de Lyon.

    Le boulevard Bourdon, ainsi nommé d'un colonel tué à Iéna, a été ouvert en 1806 sur l'emplacement de la Bastille et des jardins de l'Arsenal. Là sont les greniers de réserve pour l'approvisionnement de Paris, construits en 1807. C'est sur ce boulevard qu'a commencé l'insurrection de juin 1832.

    La place Mazas où aboutissent les boulevards de la Contrescarpe et Bourdon, porte le nom d'un colonel tué à Iéna. De cette place qui borde la Seine et avoisine le pont d'Austerlitz, part un grand boulevard au N. E. qui porte le même nom et aboutit à la place du Trône. On y trouve une vaste prison, dite Mazas, ou la nouvelle Force, située en face de l'embarcadère du chemin de fer de Lyon. Cette prison occupe 33 hectares de terrain et a été construite dans le système d'isolement complet des détenus. A cet effet elle se compose de six ailes ou corps de bâtiments n'en formant réellement qu'un seul, puisque tous six se réunissent à un centre comme les rayons d'un éventail. De ce centre on embrasse d'un coup d'œil ce qui se passe dans les six galeries, et l'on fait partir tous les ordres. Les six galeries à deux étages renferment 1200 cellules. La prison Mazas a été ouverte en 1850. Les plus illustres détenus qu'elle ait renfermés sont les généraux et les représentants arrêtés dans la nuit du 2 décembre 1851.

    Au boulevard Beaumarchais commence la ligne des boulevards intérieurs du nord, ces anciens remparts de la ville, qui ont été transformés depuis 1668 en une promenade de 4,600 mètres de longueur. Cette promenade est restée, pendant près d'un siècle, une sorte de désert où l'on menait paître les bestiaux, qui n'était bordée au nord que par les derrières des jardins de la ville, au midi que par de grands terrains en culture; elle n'était guère pratiquée que par des vagabonds et des malfaiteurs. Sous Louis XV, elle devint une (p.093) promenade champêtre, terrassée, sablée, composée de deux et même, en quelques endroits, de quatre allées d'arbres, bordée de quelques petites maisons, de nombreux jardins, de guinguettes, de petits théâtres, où le peuple se portait le dimanche pour y trouver le grand air et les lieux de plaisir; le beau monde, le jeudi, pour y faire voir ses toilettes et ses équipages. Après la révolution, quelques boutiques commencèrent à s'y établir, quelques maisons bourgeoises à s'y construire, d'abord sur le côté septentrional qui touchait la ville, ensuite sur le côté méridional, qui resta longtemps bordé de rues basses établies sur les anciens fossés; mais c'est seulement depuis trente à quarante ans que les grands magasins, les riches boutiques, les splendides cafés, enfin la plupart des théâtres, en venant se presser sur les boulevards, les ont presque complètement transformés, et ont fait, de cette grande et unique voie de communication, le centre du Paris moderne, le centre de sa splendeur et de son luxe, de ses affaires et de ses plaisirs, la promenade la plus magnifique, la plus variée, la plus fréquentée de l'Europe, le lieu le mieux connu, le plus fameux du monde entier. L'ancienne défense de la grande cité en est aujourd'hui la parure: Paris s'est fait de sa vieille ceinture murale une écharpe verdoyante, pleine d'éclat et de séductions, tantôt large et tranquille, tantôt étroite et remuante, qui semble flotter, se gonfler, se serrer au gré capricieux de la mode et de la civilisation, et dont les deux bouts vont tremper dans la Seine, l'un près de la place où la révolution a commencé, l'autre près de la place où ses plus terribles événements se sont accomplis. Que de tumultes et de fêtes, que de triomphes et de douleurs, que de mascarades et de convois funèbres, que de rassemblements et de combats ont vus les boulevards! Ils ont vu les cortéges brillants de l'Empire, l'entrée des étrangers en 1814, les revues de la garde nationale sous Louis-Philippe, les convois funèbres de Périer, de Lamarque (p.094) et de La Fayette, les troubles de 1820, les révolutions de 1830 et de 1848, l'insurrection de 1832, les manifestations du 16 avril et du 15 mai, la bataille des journées de juin! Les boulevards ont chacun sa physionomie, ses mœurs, son caractère, ses costumes; ils changent d'aspect avec chaque grande rue qui vient à les couper; nous les verrons successivement montrer leurs faces diverses à mesure que nous étudierons ces rues, et, pour le présent, nous ne parlerons que du boulevard Saint-Antoine ou Beaumarchais.

    Ce boulevard est le premier qui ait été planté; il était encore, il y a quelques années, très-large, mais presque complétement désert, et, jusqu'en 1777, il resta bordé d'un fossé large et profond qui fut remplacé, à cette époque, par une rue basse, dite rue Amelot (nom du ministre de Louis XVI qui avait le département de Paris). En 1787, Beaumarchais acheta le terrain d'un vaste bastion qui était à l'extrémité de ce boulevard, près de la place de la Bastille, et s'y fit bâtir une magnifique maison avec un délicieux jardin qui a subsisté jusqu'en 1818. Il y mourut en 1799 et y fut enterré. Quand le canal Saint-Martin fut ouvert et qu'on voulut le faire déboucher dans le grand fossé de la Bastille, il fallut détruire la maison de Beaumarchais, et, sur l'emplacement du jardin, l'on construisit des maisons particulières. A dater de cette époque, le boulevard Saint-Antoine, qui prit en 1831 le nom de Beaumarchais, commença à devenir moins triste et moins désert. Enfin, en 1845, l'administration municipale ayant aliéné les contre-allées de la partie méridionale, il s'est élevé sur leur emplacement une suite de jolies maisons en pierre, chargées d'ornements et de sculptures, qui font du boulevard Beaumarchais une voie publique aussi magnifique que régulière, où le commerce, la population, le luxe même commencent à se porter.

    § IV. Le faubourg Saint-Antoine.

    C'est à de pauvres ouvriers cherchant la liberté du travail que le faubourg Saint-Antoine doit sa naissance. L'abbaye Saint-Antoine-des-Champs, fondée vers la fin du XIIe siècle, était un lieu privilégié, et son vaste enclos servait de refuge aux malheureuses «gens de mestier» qui travaillaient sans maîtrise. Autour de cet enclos et sous la protection des abbesses, dames de toutes les terres voisines, il se forma un bourg populeux auquel furent réunis plus tard les hameaux de Popincourt, de la Croix-Faubin, de Picpus, de Reuilly et de la Râpée.

    Le bourg Saint-Antoine fut plusieurs fois dévasté dans les guerres des Anglais et dans celles de la Ligue. Devenu faubourg de Paris sous Louis XIII, il servit, de théâtre à la bataille entre Turenne et Condé. Quand la France devint industrielle, sous l'administration de Colbert, il commença à avoir de grandes fabriques, et sa population prit de l'importance. Enfin, quand la révolution éclata, il y joua le premier rôle et fut à la fois son quartier général et son armée d'avant-garde. Au 27 avril 1789, il préludait au tumulte révolutionnaire par l'incendie de la maison Réveillon; au 14 juillet, il était tout entier sous les murs de la Bastille; aux 5 et 6 octobre, il envoyait ses légions de femmes affamées à Versailles; au 10 août, conduit par le brasseur Santerre, qui avait sa demeure au nº 232 du faubourg, il conquérait les Tuileries. Il régna dans Paris pendant le règne des Montagnards, et il suffisait de ces mots: le faubourg descend! pour faire trembler la Convention. On l'appelait alors le faubourg de Gloire. Sa puissance tomba avec celle de Robespierre. On sait comment, au 1er prairial, il fut vaincu, et, le lendemain de cette journée, investi et forcé de livrer ses armes: ce fut pour lui une véritable abdication. Dès lors, il sembla tout entier voué à l'industrie, et se contenta d'envoyer ses enfants défendre la révolution sur les champs de bataille: parmi (p.096) ces glorieux faubouriens, on compte Augereau et Westermann. Napoléon fut populaire dans le faubourg: il alla plusieurs fois le visiter, s'inquiéta de ses travaux, de sa prospérité, et il voulait faire construire une grande rue qui serait allée du Louvre à la barrière du Trône. Ce fut pourtant dans une maison du faubourg que fut ourdi l'audacieux complot qui pensa, en 1812, renverser le vainqueur de la Moskowa: au nº 333, au coin de la Petite rue Saint-Denis, se voit une maison de santé qui, aujourd'hui, renferme des aliénés: c'est de là qu'est sorti Mallet!

    Sous la Restauration, le faubourg Saint-Antoine, toujours peuplé d'ouvriers pauvres et laborieux, resta paisible, oublieux de toute question politique, uniquement occupé des progrès de ses industries. En 1830, il prit part aux journées de juillet; la garde royale pénétra dans le faubourg, où des barricades avaient été élevées; mais elle ne put aller que jusqu'à la rue de Charonne, et, après un combat où plusieurs maisons furent canonnées, elle battit en retraite. En juin 1832, une partie de sa population prit part à la première insurrection républicaine; un combat fut livré sur la place de la Bastille, et la maison qui fait l'angle du faubourg et de la rue de la Roquette, maison habitée par l'épicier Pepin, ne fut soumise que par le canon. En février 1848, il crut trouver dans la République non-seulement la fin des souffrances réelles de sa population ouvrière, mais la réalisation de doctrines chimériques sur l'organisation du travail: aussi, quand il eut dépensé «ses trois mois de misère au service de la République,» égaré par la souffrance, le désespoir et des prédications anarchiques, il se révolta. Dans les néfastes journées de juin, le faubourg Saint-Antoine fut le quartier général et la citadelle de l'insurrection; il se liait avec les deux autres centres de la bataille, d'un côté par les faubourgs du Temple et Saint-Martin, d'un autre côté par les faubourgs Saint-Victor et Saint-Marcel, et lui-même (p.097) devait occuper l'Hôtel-de-Ville. Pendant trois jours, il fut maître de son propre terrain, repoussa toute proposition d'accommodement et se fortifia; une immense barricade fermait la grande rue du faubourg et les rues de la Roquette et de Charonne, garnies de combattants; soixante autres barricades, élevées de vingt pas en vingt pas, hérissaient la grande rue et les rues voisines. Quand l'insurrection eut été vaincue dans tout le reste de Paris, le front de cette grande forteresse fut battu en brèche par plus de vingt mille hommes, pendant que ses flancs étaient attaqués de toutes parts; ses maisons furent criblées de boulets; une d'elles, à l'entrée de la rue de Roquette, fut entièrement incendiée et détruite. Ce fut au milieu de ce combat que l'archevêque de Paris se présenta à la grande barricade, la traversa par la maison qui fait l'angle du faubourg et de la rue de Charonne, et, au moment où il adressait des paroles de paix aux insurgés, tomba frappé mortellement d'une balle. Le lendemain, l'insurrection, voyant tout Paris soumis et la résistance inutile, capitula.

    Le faubourg Saint-Antoine est une grande et large voie, entièrement peuplée de fabricants, principalement de fabricants d'ébénisterie, lesquels n'ont pas d'égaux dans le monde et dont les produits, chefs-d'œuvre de goût, d'élégance et de bon marché, vont partout, en Amérique comme en Europe, dans les plus modestes habitations comme dans les palais des rois. On y trouve aussi des filatures de coton, des fabriques de machines, des scieries de bois, des brasseries, etc. Dans cette grande cité du travail, il n'y a point de ces palais sculptés, de ces hôtels splendides que nous trouverons dans les quartiers de la finance et de la noblesse; il n'y a que des maisons hautes, profondes, humbles comme la population qui s'y presse, où l'on n'entend que le bruit de la scie et du marteau; et l'on n'y trouve, triste symbole de la misère, qui n'est que trop souvent la récompense de (p.098) l'ingrat labeur, on n'y trouve d'autres édifices publics que deux hôpitaux.

    1º L'Hospice des enfants malades.--Cet hôpital fut fondé en 1669 par la reine Marie-Thérèse pour les enfants trouvés; il fut affecté en 1800 et en 1809 aux orphelins des deux sexes; en 1840, il devint un hôpital-annexe de l'Hôtel-Dieu; en 1854, il a été transformé en hospice pour les enfants malades.

    2º L'hôpital Saint-Antoine, qui occupe les bâtiments de l'abbaye de même nom. Cette abbaye fut fondée par Foulques de Neuilly, le prédicateur de la quatrième croisade; elle occupait tout l'espace compris entre la rue du faubourg, la grande et la petite rue de Reuilly, les rues de Charenton et Lenoir; son église, d'une architecture pleine d'élégance et de détails précieux, avait été bâtie par saint Louis. L'abbesse jouissait de 40,000 livres de revenu. Derrière ses murs, à l'angle des grande et petite rues de Reuilly, le 12 mai 1310, cinquante-quatre templiers furent brûlés. Son enclos était fortifié et servait de refuge aux habitants du bourg; mais, en 1590, il fut forcé successivement par les troupes de Henri IV et celles de la Ligue, et le couvent mis au pillage. En 1770, il fut magnifiquement reconstruit, et, en 1795, par un décret de la Convention, transformé en hôpital assimilé à l'Hôtel-Dieu et renfermant trois cent vingt lits.

    Le faubourg se termine à la place et à la barrière du Trône, qui tirent leur nom d'un trône que les édiles parisiens y firent élever pour l'entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse en 1660. Les deux colonnes qui ornent la barrière étaient le commencement d'un monument qu'on devait construire en mémoire de cet événement, monument dont le plan avait été donné par Perrault, qui fut fait seulement en plâtre et démoli en 1716. Sous le règne de Louis-Philippe, on a placé sur ces colonnes les statues colossales de Philippe-Auguste et de saint Louis. Pendant les derniers temps de la terreur, l'échafaud (p.099) fut dressé sur la place du Trône, et, en vingt jours, il s'y fit, au lieu même où le grand roi reçut l'hommage de ses sujets, un effroyable holocauste de quatre cent vingt-trois victimes. Le 30 mars 1814, la barrière du Trône, qui conduit au château de Vincennes, fut le théâtre d'un glorieux combat soutenu contre les Russes par la garde nationale et les élèves de l'École Polytechnique.

    Six grandes rues partent du faubourg Saint-Antoine, comme les branches d'un arbre énorme; ce sont, à droite, les rues de Charenton, Reuilly, de Picpus; à gauche, les rues de la Roquette, de Charonne et de Montreuil.

    1º La rue de Charenton commence à la place de la Bastille et finit à la barrière qui ouvre la route des départements de l'est; son extrémité s'appelait autrefois la vallée de Fécamp; elle est célèbre, en 1621, par une attaque des catholiques contre les protestants, qui revenaient de leur prêche de Charenton. Vers la fin de cette rue était jadis une maison de campagne, dont il ne reste plus que la porte d'entrée avec quelques murailles, et qui avait de magnifiques jardins s'étendant jusqu'à la rivière. On l'appelait la Folie-Rambouillet; elle avait été construite, au temps de Louis XIII, par un financier de ce nom, beau-père du chroniqueur Tallemant des Réaux. Sauval fait une description pompeuse de cette habitation, qui excita les murmures des associés de Rambouillet: «car c'étoit trop découvrir le profit qu'ils faisoient aux cinq grosses fermes.» Près de cette maison, dont une rue voisine a gardé le nom, était établie la plus formidable des barricades de Condé dans la bataille du faubourg Saint-Antoine, et c'est là que furent tués les plus illustres seigneurs des deux partis. «Le prince y reçut plusieurs coups dans la cuirasse, et ce fut une espèce de miracle qu'il n'y demeurât pas comme tant d'autres. Il faisoit alors une chaleur insupportable, et lui qui étoit armé et agissoit plus que tous les autres, étoit tellement fondu de sueur et étouffé (p.100) dans ses armes, qu'il fut contraint de se faire débotter et désarmer, et de se jeter tout nu sur l'herbe d'un pré, où il se tourna et vautra comme les chevaux qui se veulent délasser; puis il se fit rhabiller et armer, et il retourna au combat 213

    On trouve dans la rue de Charenton: l'hospice des Quinze-Vingts, fondé par saint Louis pour trois cents aveugles, et qui fut établi dans la rue Saint-Honoré jusqu'en 1779; à cette époque, le cardinal de Rohan, si tristement fameux par l'affaire du collier, le transféra dans un hôtel de la rue de Charenton, occupé jusque-là par les mousquetaires noirs. Il renferme ou nourrit huit cents aveugles.

    2º La rue de Reuilly doit son nom au château de Romiliacum, bâti par les rois de la première race. Ce château, qui était encore du domaine royal en 1359 et formait un fief seigneurial au XVIIIe siècle, était situé à la rencontre des grande et petite rues de Reuilly. C'est dans ce Versailles des Mérovingiens, au dire de Frédégaire, que Dagobert avait une sorte de harem, où il épousa successivement Gomatrude, Nanthilde. Au nº 24 était la manufacture de glaces établie en 1666 par Colbert; c'est aujourd'hui une caserne d'infanterie.

    3º La rue de Picpus est célèbre par ses établissements charitables ou religieux. Au nº 8 est la maison hospitalière d'Enghien, fondée par la duchesse de Bourbon en 1819 et qui renferme cinquante lits. Aux nº 15, 17 et 19 se trouvait le couvent des chanoinesses, dites de Notre-Dame-de-Lépante, fondé en 1647, et dont une partie est occupée par la congrégation des Dames du Sacré-Cœur. Dans le cimetière de cette maison, qui servit de prison pendant la terreur, furent inhumées les cinq cent vingt victimes, suppliciées à la place de la Bastille et à la barrière du Trône. Il fut concédé par l'empereur aux familles de ces victimes, qui seules ont le droit d'y être enterrées. C'est là qu'est la sépulture de La Fayette. (p.101) Au nº 23 est la maison mère des Dames de la congrégation de la Mère de Dieu. Au nº 37 se trouvait le couvent des Franciscains réformés, fondé en 1601 et regardé comme le chef-lieu de l'ordre. L'église renfermait les tombeaux du cardinal Duperron, du maréchal de Choiseul, etc.

    4º La rue de la Roquette renfermait: 1º l'hôtel des chevaliers de l'arbalète et de l'arquebuse, compagnie royale dont les priviléges furent donnés par Louis VI et confirmés par tous les rois jusqu'à Louis XVI; 2º l'hôtel de Bel-Esbat, qui appartenait à Henri III, et où, en 1588, il faillit être enlevé par les ligueurs. Cet hôtel fut transformé, en 1636, en couvent des Hospitalières de la Charité-Notre-Dame, lequel renfermait un hospice pour les vieilles femmes. Il est aujourd'hui détruit, et à sa place on a construit en 1836 deux vastes bâtiments qui, sans doute, ont été placés l'un en face de l'autre pour faire image et comme enseignement philosophique: l'un est le Pénitencier des jeunes détenus, l'autre le Dépôt des condamnés. Ces deux prisons, dites modèles et remarquables en effet par leur construction, ont coûté près de quatre millions. Sur la place qui les sépare se font les exécutions criminelles.

    La rue de la Roquette conduit au cimetière de l'Est ou du Père-Lachaise. Sur l'emplacement de ce cimetière il y avait, dans le XVe siècle, une maison de campagne appartenant à un épicier de Paris et qu'on appelait la Folie-Régnault. Elle fut achetée par les Jésuites de la rue Saint-Antoine en 1626, prit le nom de Mont-Louis et fut habitée et embellie par le père Lachaise, confesseur de Louis XIV. En 1763, on la vendit, et en 1804 la ville de Paris l'acheta pour y établir un cimetière. C'est la plus vaste nécropole de Paris et la plus heureusement située; du riant coteau qu'elle occupe, on découvre une grande partie de la ville et des campagnes voisines; son sol accidenté, coupé de ravins, de plateaux, de belles allées, de sentiers sinueux, couvert d'arbres, d'arbustes, (p.102) de fleurs, où se pressent les monuments sépulcraux, chapelles, pyramides, pierres, croix de bois, est une promenade pittoresque où rien n'inspire la tristesse, où l'on pourrait croire, aux inscriptions placées sur les tombes, que la population de Paris est la plus vertueuse du globe. Là se voient le tombeau d'Abeilard et d'Héloïse, bijou gothique dont la place était dans une église et non en plein air 214, les sépultures de Molière et de La Fontaine, de Delille, de Boufflers, de Parny; les monuments de Masséna, de Gouvion-Saint-Cyr, de Foy, de Périer, etc. La mode, qui se mêle de tout, a fait de ce cimetière, destiné aux quartiers les plus populeux de Paris, le rendez-vous mortuaire de toutes les illustrations.

    5º La rue de Charonne est une voie aussi populeuse, aussi industrielle, aussi pauvre que la rue du Faubourg-Saint-Antoine. C'est là surtout qu'on trouve ces vastes cours habitées par des centaines de familles, où, de la cave au grenier, toutes les chambres sont de petits ateliers d'ébénisterie. Cette rue renferme ou renfermait plusieurs couvents: au nº 86 est le couvent des Filles de la Croix, de l'ordre de Saint-Dominique, établi en 1641; les bâtiments n'ayant pas été aliénés pendant la révolution, ils ont été rendus à ces religieuses en 1817. Au nº 88 était le couvent de la Madeleine de Trainel, fondé en 1654; l'abbesse de Chelles, fille du régent, s'y retira pour s'y occuper de théologie, de chimie et d'histoire naturelle; elle y mourut en 1743. C'est là qu'est mort aussi le chancelier d'Argenson. Au nº 97 était le prieuré de Notre-Dame-de-Bon-Secours, l'asile ordinaire des femmes (p.103) séparées de leurs maris. Il fut transformé sous l'empire en une filature de coton dirigée par l'illustre Richard Lenoir et que les événements de 1814 ruinèrent complètement. Napoléon visita plusieurs fois cet établissement et y assista à une grande fête. Il fut en 1846 transformé en hôpital, et aujourd'hui est détruit. Une rue a été ouverte sur son emplacement.

    Près de la rue de Charonne est l'église paroissiale du huitième arrondissement, Sainte-Marguerite. On y remarque une descente de croix de Girardon et un monument élevé à la mémoire du fils de Louis XVI, lequel fut enterré dans le cimetière de cette église.

    Dans la rue de Charonne débouche le passage Vaucanson, qui a été ouvert en 1840 sur l'emplacement de l'hôtel Mortagne, où demeurait l'illustre mécanicien. Dans cet hôtel était une collection de cinq cents machines léguée en 1782 au gouvernement par Vaucanson, et qui a été plus tard le noyau du Conservatoire des arts et métiers.

    6º Nous n'avons rien à dire de la rue Montreuil, si ce n'est qu'elle conduit à un village célèbre par ses fruits, et qu'elle possède une caserne.

    Chapitre II. La Vieille-Rue-Du-Temple, Le Marais et la Rue de Ménilmontant.

    La Vieille-Rue-du-Temple commence à la place Baudoyer et finit au boulevard du Temple sous le nom de Filles-du-Calvaire. C'est une rue étroite et mal bâtie dans sa partie inférieure, large et belle dans sa partie supérieure. La partie inférieure est très-ancienne, car elle était déjà dite vieille au XIIIe siècle; la partie supérieure n'a été bâtie que dans le XVIe: ce n'était, avant cette époque, qu'un chemin à travers champs et appelé de la Coulture-du-Temple ou de la Coulture-Barbette; les noms des rues voisines de l'Oseille et du (p.104) Pont-aux-Choux indiquent quelle était la nature de ces champs. Comme la Vieille-Rue-du-Temple ne menait à aucun monument religieux, comme elle n'avait pas de porte sur le rempart de Charles VI, comme elle ne se prolongeait par aucun faubourg, elle n'a joué qu'un rôle très-médiocre dans l'histoire de Paris, excepté dans sa partie inférieure, où il y avait une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, dite porte Barbette, située près de la rue des Francs-Bourgeois. Nous avons dit ailleurs que l'hôtel voisin de cette porte, et qui lui avait donné son nom, appartenait à Isabelle de Bavière, et que c'est en sortant de cet hôtel que Louis, duc d'Orléans, en 1407, fut assassiné par les satellites de Jean-Sans-Peur.

    Aujourd'hui, la Vieille-Rue-du-Temple est la principale artère du Marais. Ce quartier, le premier qui ait été régulièrement bâti, était sous Henri IV, Louis XIII et le commencement du règne de Louis XIV, le quartier de la noblesse; il devint plus tard celui de la magistrature, de la bourgeoisie retirée du commerce, et il prit de cette population paisible une renommée de calme et de placidité, mais aussi de sottise et d'ennui, qu'il n'a pas encore complètement perdu. «Là règne, disait Mercier en 1784, l'amas complet de tous les vieux préjugés.» Cependant, depuis trente ans, le Marais a changé d'aspect; c'est toujours un quartier bien aéré et bien bâti; mais il a été envahi par les fabriques soit du faubourg Saint-Antoine, soit du quartier Saint-Martin, qui se trouvaient trop pressées dans ces deux grands centres de l'industrie parisienne, et, de jour en jour, son ancienne population est obligée de s'en éloigner.

    On trouve dans la Vieille-Rue-du-Temple:

    1° Le Marché des Blancs-Manteaux.--Sur l'emplacement de ce marché se trouvait, au XVIe siècle, l'hôtel d'Adjacet, qui appartenait à l'un des favoris de Henri III; il passa au marquis d'O, autre favori du même roi, fut vendu en 1655 et devint le couvent des Hospitalières de Saint-Anastase. Ce couvent (p.105) fut supprimé en 1790, et, sur ses débris, a été construit en 1813 le marché des Blancs-Manteaux.

    2° L'Imprimerie impériale.--Elle est établie dans l'hôtel de Strasbourg, qui fut construit en 1712 par le cardinal de Rohan et qui communiquait avec l'hôtel de Soubise; cette imprimerie, fondée par le connétable de Luynes et complétée par Richelieu, non pour le service de l'État, mais uniquement dans l'intérêt des lettres, fut d'abord placée au Louvre, puis à l'hôtel où est aujourd'hui la Banque de France, enfin, en 1809, dans le bâtiment actuel. Ce n'est que depuis 1795 qu'elle est devenue l'imprimerie du gouvernement; elle occupe trois à quatre cents ouvriers, cent vingt-cinq presses ordinaires et dix presses mécaniques, et possède quarante-six alphabets des langues d'origine latine, seize des autres langues de l'Europe et cinquante-six des langues orientales.

    Dans la Vieille-rue-du-Temple se trouvaient: l'hôtel d'Argenson, qui fut habité par le fameux garde des sceaux; l'hôtel Le Pelletier, qui fut habité par le prévôt des marchands, ministre sous Louis XIV, etc.

    Dans la rue des Filles-du-Calvaire se trouvait un couvent, chef-lieu d'une congrégation, qui fut fondé en 1633 par le fameux P. Joseph, et où l'on conservait le cœur du fondateur. Sur ses débris on établit, en 1792, un théâtre qui a subsisté jusqu'en 1807 sous le nom de Théâtre de la Vieille-Rue-du-Temple. La rue Neuve-Ménilmontant a été ouverte sur son emplacement.

    Voici les rues les plus remarquables qui débouchent dans la Vieille-Rue-du-Temple:

    1° Rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie.--«Sous le règne de saint Louis, dit Saint-Foix, il n'y avait encore dans ce quartier que quelques maisons éparses et éloignées les unes des autres. Renaud de Brehan, vicomte de Podouse et de l'Isle, occupait une de ces maisons. Il avait épousé, en 1225, la (p.106) fille de Léolyn, prince de Galles et était venu à Paris pour quelque négociation secrète contre l'Angleterre. La nuit du vendredi au samedi saint 1228, cinq Anglais entrèrent dans son vergier, le défièrent et l'insultèrent. Il n'avait avec lui qu'un chapelain et qu'un domestique; ils le secondèrent si bien que trois de ces Anglais furent tués; les deux autres s'enfuirent; le chapelain mourut le lendemain de ses blessures. Brehan, avant que de partir de Paris, acheta cette maison et le vergier, et les donna à son brave et fidèle domestique, appelé Galleran. Le nom de Champ-aux-Bretons, qu'on donna au jardin à l'occasion de ce combat, devint le nom de toute la rue.» Elle prit celui de Sainte-Croix quand les religieux de ce nom vinrent s'y établir en 1258. «Revint une autre manière de frères, dit Joinville, qui se faisoient appeler frères de Sainte-Croix, et requistrent au roy que il leur aidast. Le roi le fit voulentiers, et les hébergea en une rue appellée le quarrefour du Temple, qui ores est appellée la rue Sainte-Croix.» L'église, bâtie par Eudes de Montreuil, était petite et d'une construction très-élégante; elle renfermait des tableaux précieux et le tombeau de Barnabé Brisson, président du Parlement, qui fut pendu par les Seize. Les chanoines de Sainte-Croix furent supprimés en 1778; on détruisit leur couvent et leur église pendant la révolution, et l'on établit sur leur emplacement des maisons particulières et un passage qui aboutit rue des Billettes.

    Cette rue, dite anciennement rue où Dieu fust bouilli, renfermait la chapelle des Miracles, bâtie en 1302 sur l'emplacement de la maison d'un juif qui fut brûlé pour avoir jeté, en 1298, dans une chaudière d'eau bouillante une hostie consacrée, laquelle était conservée en l'église de Saint-Jean-en-Grève. A la chapelle fut adjoint un couvent d'hospitaliers ou frères de la Charité-Notre-Dame, auxquels succédèrent en 1632 des Carmes. Alors, l'on remplaça la chapelle par une église qui fut entièrement reconstruite en 1754, et dont le (p.107) portail est d'une élégante simplicité. Cette église est devenue, depuis 1812, le temple des protestants de la confession d'Augsbourg. Les restes de Papire Masson et le cœur d'Eudes de Mézeray y ont été déposés.

    La rue des Billettes a pour prolongement la rue de l'Homme-Armé, qui, comme le Champ-aux-Bretons, doit probablement son nom à Renaud de Brehan. Dans cette rue était, dit-on, la maison de Jacques Cœur.

    2º Rue des Rosiers.--A l'angle que cette rue fait avec celle des Juifs se trouvait une statue de la sainte Vierge, qui fut mutilée en 1528. Ce fut l'occasion de persécutions contre les protestants. François Ier vint lui-même en grand pompe remplacer l'image de pierre par une image d'argent. Celle-ci fut volée en 1545 et remplacée par une statue de pierre, qui existait encore en 1789.

    3º Rue des Francs-Bourgeois.--Elle date du XIIIe siècle et portait d'abord le nom de Vieilles-Poulies; elle prit son nom actuel d'un hospice fondé en 1350 pour vingt-quatre bourgeois pauvres, et qui n'existait plus au XVIe siècle. Une partie de l'hôtel Barbette bordait cette rue, et il en reste la tourelle qui fait le coin de la Vieille-Rue-du-Temple. Au nº 7 était l'hôtel du maréchal d'Albret, qui de 1650 à 1670, fut un autre hôtel de Rambouillet pour la quantité de beaux esprits qui s'y réunissaient; c'était la maison que fréquentait d'ordinaire madame Maintenon après son veuvage, et c'est là qu'elle connut madame de Montespan. Au nº 13 était l'hôtel du chancelier Le Tellier, et c'est là qu'il mourut en 1685. Au nº 21 était l'hôtel du comte de Charolais, qui se rendit si fameux par ses cruautés et ses débauches.

    4º Rue de Paradis.--Cette rue, par laquelle se prolonge la rue des Francs-Bourgeois, a pris une grande importance depuis qu'elle se continue par la rue Rambuteau, dont nous parlerons plus tard. Elle tire son nom d'une enseigne et renferme:

    1. L'église (p.108) de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux, dont l'origine remonte à des religieux mendiants, dits serfs de la vierge Marie, qui s'établirent à Paris en 1258. «Revint, raconte Joinville, une autre manière de frères qu'on appelle l'ordre des Blancs-Manteaux, et qui requistrent au roy qu'il leur aydast qu'ils peussent demourer à Paris. Le roy leur acheta une maison et viez places entour pour eux hebergier, de lès la viez porte du Temple, assez près des tisserans.» Cet ordre ayant été supprimé en 1274, le couvent fut donné aux Guillelmites, et à ceux-ci succédèrent en 1618 les Bénédictins de Saint-Maur. La maison et l'église furent reconstruites en 1684 par les soins du chancelier Le Tellier, et c'est là que furent composés ces trésors d'érudition qui sont la gloire de notre pays, l'Art de vérifier les dates, la Collection des historiens de France, la Nouvelle diplomatique, etc. «Personne n'ignore, dit Jaillot, combien l'Église et l'État sont redevables aux Bénédictins: cette maison-ci en a produit et en possède encore qui sont à jamais recommandables par leurs vertus et leurs talents.» Ce monastère, dont il ne reste pas la moindre trace, a été détruit en 1797, et sur son emplacement on a ouvert en 1802 une rue dite des Guillelmites. L'église, qui n'a rien de remarquable, a été conservée; c'est l'une des succursales du septième arrondissement.

    2. Le Mont-de-Piété, fondé en 1777, et dont les bâtiments furent achevés en 1786. «Ce bureau général d'emprunt sur nantissement, fondé uniquement, dit l'ordonnance de fondation, dans des vues de bienfaisance,» est l'une des institutions qui témoignent le plus tristement la gêne et la misère des classes populaires. De 1831 à 1845, il a prêté sur 19,382,000 articles une somme de 342,893,000 francs; les quatre cinquièmes des engagements ont été faits par des ouvriers ou journaliers. En 1849, l'ensemble des articles engagés s'est élevé à 1,135,000, et celui des sommes prêtées à 19,382,000 francs. En 1854, les articles engagés ont été au nombre de (p.109) 1,584,149, et les sommes prêtées se sont élevées à 28,201,835 fr.

    3° L'hôtel Soubise, où sont les Archives de l'État. Ce vaste hôtel, qui occupe une grande partie de l'espace compris entre les rues du Chaume, des Quatre-Fils et Vieille-du-Temple, est formé de: 1° l'hôtel de Clisson, situé rues du Chaume et des Quatre-Fils, et bâti en 1383; c'était, avons-nous dit dans l'Histoire générale de Paris, l'hôtel de la Miséricorde, et l'on avait décoré de M sa façade, pour perpétuer l'outrage fait aux Parisiens. Après la mort du connétable, il passa dans la maison de Penthièvre et fut acheté en 1553 par la duchesse de Guise. On voit encore, outre ses grosses tourelles et ses fortes murailles, son antique porte, qui sert d'entrée à l'École des Chartes. 2° L'hôtel de Navarre, situé rue de Paradis, qui appartint successivement aux maisons d'Évreux et d'Armagnac, fut confisqué sur ce duc de Nemours que fit mourir Louis XI, passa à la maison de Laval et fut acheté par la duchesse de Guise en 1556; 3° l'hôtel de la Roche-Guyon, situé Vieille-Rue-du-Temple. C'est de ces trois hôtels et de plusieurs autres maisons que le duc de Guise (celui qui fut assassiné au siége d'Orléans), se fit l'immense palais qui joua un si grand rôle dans les troubles de la Ligue. Cet hôtel resta dans la maison de Lorraine jusqu'en 1697, où il fut acheté par le prince de Soubise, qui le fit reconstruire presque entièrement et avec une grande magnificence. Il devint propriété nationale en 1793, et en 1808 on y transporta les Archives de l'État.

    L'Assemblée constituante, le 7 septembre 1789, avait décrété que les pièces originales qui lui seraient adressées et la minute du procès-verbal de ses séances formeraient un dépôt qui porterait le nom d'Archives nationales. Ce dépôt, placé d'abord à Versailles, s'en alla à Paris avec l'Assemblée, fut placé au couvent des Capucins et s'enrichit des formes et des planches pour la confection des assignats, des caractères de l'imprimerie (p.110) du Louvre, des machines de l'Académie des Sciences, etc. La Convention nationale régularisa ce dépôt par un décret du 7 messidor an II, et ordonna qu'on y renfermerait, outre les papiers des assemblées nationales, les sceaux de la République, les types des monnaies, les étalons des poids et mesures, les traités avec les puissances étrangères, le titre général de la fortune et de la dette publique, etc. Les archives, à la tête desquelles était Camus, s'en allèrent avec la Convention aux Tuileries, où elles furent logées à côté du comité de salut public, puis au Palais-Bourbon avec le Corps-Législatif. Napoléon, le 6 mars 1808, leur attribua l'ancien hôtel Soubise, et toutes les archives des pays conquis vinrent s'y entasser au nombre de 160,000 liasses. Ce dépôt devint alors si considérable que, malgré des constructions nouvelles, le vaste hôtel Soubise se trouva insuffisant, et que Napoléon ordonna de bâtir pour les archives, entre les ponts d'Iéna et de la Concorde, un immense palais qui devait avoir en capacité 100,000 mètres cubes, avec des jardins destinés à doubler l'établissement dans la suite des temps. La chute de l'Empire empêcha l'exécution du monument, et les étrangers vinrent, en pillant les archives, débarrasser l'hôtel Soubise de son encombrement. On réorganisa cet établissement en 1820, sous la direction du savant Daunou, et il est aujourd'hui partagé en six sections qui renferment l'ancien trésor des chartes, les archives domaniales, le dépôt topographique et 145,000 cartons, outre des curiosités historiques, telles que l'armoire de fer, les clefs de la Bastille, le livre rouge, etc. Depuis quelques années, on a fait des agrandissements énormes et des embellissements pompeux à cet établissement, qui ressemble, avec sa grande porte fastueusement décorée, ses colonnades, ses statues, à la demeure d'un monarque; mais les riches salons où l'on entasse les vieux papiers, les vérités cachées de notre histoire, sont à peu près inaccessibles au vulgaire.

    5° Rue (p.111) Barbette, qui tire son nom de l'hôtel Barbette. Cet hôtel avait été bâti par Étienne Barbette, prévôt des marchands et maître de la monnaie sous Philippe-le-Bel; il fut dévasté en 1306 dans une émeute populaire. Il fut acheté par Charles VI et devint le petit séjour d'Isabelle de Bavière, qui en fit un lieu de plaisance et de délices. (Voy. Hist. gén. de Paris, p. 31.) Au XVIe siècle, il appartenait à la maison de Brézé, et comme femme de Louis de Brézé, Diane de Poitiers possédait et habitait cet hôtel. A sa mort, on le démolit et on ouvrit sur son emplacement les rues Barbette, des Trois-Pavillons, qui a porté aussi le nom de Diane, etc.

    6° Rue du Perche.--Elle renfermait un couvent de Capucins, fondé en 1622, par Athanase Molé, capucin, frère de Mathieu Molé. L'église existe encore sous le vocable de Saint-François d'Assise: c'est une des succursales du septième arrondissement. En face de la rue du Perche est celle des Coutures-Saint-Gervais, où se trouve l'hôtel de Juigné, l'un des plus magnifiques de Paris et qui est occupé par l'École centrale des manufactures.

    7° Rue des Quatre-Fils, ainsi nommée d'une enseigne. Dans la maison n° 8, furent arrêtés, en 1804, le duc de Rivière et Jules de Polignac, complices de la conspiration de Georges Cadoudal. Au n° 22, demeurait madame Dudeffant, et c'est là qu'était ce salon si fréquenté par les beaux esprits et les seigneurs du XVIIIe siècle, dont d'Alembert et mademoiselle de l'Espinasse firent longtemps les honneurs.

    8° Rue Saint-Louis.--Cette grande et belle rue, l'une des plus régulières de Paris, a été bâtie sur une partie du jardin des Tournelles; elle date du XVIIe siècle et était jadis remplie de grands hôtels appartenant à la noblesse et à la magistrature: l'hôtel d'Ecquevilly, qui a appartenu au chancelier Boucherat et à Claude de Guénégaud, et qui existe encore; l'hôtel Voisin, où est mort, en 1717, le chancelier de ce nom; l'hôtel Turenne, qui avait été acheté par l'illustre (p.112) vainqueur des Dunes, et où il demeurait à l'époque de sa mort 215; il fut vendu par son neveu le cardinal de Bouillon et donné par la duchesse d'Aiguillon aux religieuses bénédictines du Saint-Sacrement. Cet hôtel était au coin de la rue Saint-Claude: il fut détruit avec le couvent des Bénédictines, et sur son emplacement on a bâti récemment l'église Saint-Denis-du-Saint-Sacrement, qui est une des succursales du huitième arrondissement. Cette église est un de ces petits temples païens dont l'art moderne reproduit invariablement le type stérile et dont on peut faire au besoin un théâtre, un hospice ou une prison.

    Parmi les rues qui débouchent dans la rue Saint-Louis, nous remarquerons celle des Minimes. Dans cette rue était le couvent des Minimes, fondé en 1609 par Marie de Médicis sur une partie du jardin des Tournelles, et qui a produit des théologiens et des savants, entre autres le P. Mersenne, l'ami de Descartes et de Gassendi. L'église, dont le portail avait été construit par François Mansard, ne fut terminée qu'en 1679: elle était richement décorée et renfermait les tombeaux du duc d'Angoulême, bâtard de Charles IX, de la famille Colbert de Villarceaux, du duc de la Vieuville, d'Abel de Sainte-Marthe, etc. Cette église a été détruite en 1798. Les bâtiments du couvent servent de caserne.

    La rue des Filles-du-Calvaire aboutit à un boulevard de même nom, qui présente à peu près le même aspect que le boulevard Beaumarchais, et n'a rien de remarquable. Au-delà de ce boulevard, la rue de Ménilmontant sert de prolongement ou de faubourg à la Vieille-Rue-du-Temple. Cette rue n'était, il y a un demi siècle, qu'un chemin à travers les champs et marais qui couvraient tout l'espace compris entre les faubourgs Saint-Antoine et du Temple: ce n'est guère (p.113) que depuis vingt-cinq ans qu'on a commencé à couvrir de maisons toutes ces cultures. Avant cette dernière époque, on ne voyait de rues que dans le voisinage des boulevards: ces rues, dites d'Angoulême, du Grand-Prieuré, de Malte, de Crussol, ont été ouvertes en 1781, d'après les plans de Perard de Montreuil, sur 24,000 toises de marais appartenant au grand prieuré de Malte, dont le titulaire était alors le duc d'Angoulême, et l'administrateur le baron de Crussol. La rue de Ménilmontant et les rues qui y aboutissent, aujourd'hui peuplées d'ouvriers et renfermant de grandes fabriques, ont été hérissées de barricades pendant l'insurrection de juin 1848.

    La principale communication de la rue de Ménilmontant avec le faubourg Saint-Antoine s'effectue par la rue Popincourt, qui doit son origine à une maison bâtie par Jean de Popincourt, président du Parlement sous Charles VI. Dans cette maison était, au XVIe siècle, un temple protestant, qui fut dévasté par le connétable de Montmorency, lequel en reçut le nom de capitaine Brûle-Bancs. C'est de la terrasse du château de Popincourt que Mazarin fit voir à Louis XIV la bataille du faubourg Saint-Antoine. Une partie de cette propriété devint en 1636 un couvent d'Annonciades, qui fut supprimé en 1782. L'église existe encore au coin de la rue Saint-Ambroise, qui en a pris son nom: c'est une succursale du huitième arrondissement.

    Dans la rue Popincourt débouche la rue des Amandiers, où se trouve l'abattoir Ménilmontant; l'avenue de cet abattoir se nomme Parmentier, parce qu'elle a été ouverte sur l'emplacement de la maison où est mort, en 1813, cet illustre agronome.

    La rue de Ménilmontant tire son nom du village auquel elle conduit, et lui-même est ainsi appelé de sa situation sur le versant méridional du plateau de Belleville. Ce village, ou plutôt cette ville, a été, en 1814, l'un des théâtres de la bataille de Paris.

    Chapitre III. La Rue et le Faubourg du Temple.

    § Ier. La rue du Temple et le Temple.

    La grande voie publique qui a pris le nom de l'ordre des Templiers commence à la place de Grève par une série de rues qui portaient encore, il y a quelques années, les noms des Coquilles, Barre-du-Bec, Sainte-Avoye, noms absorbés aujourd'hui dans celui du Temple. Elle n'était pas probablement comprise dans l'enceinte de Louis VI et s'est arrêtée d'abord près de la rue de Braque, où était une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, ensuite à la bastille du Temple, près de la rue Meslay, dite autrefois du Rempart, où était une porte de l'enceinte de Charles VI, démolie en 1684.

    La rue des Coquilles se nommait autrefois Gentien, d'une famille célèbre qui a donné à la ville un prévôt des marchands et le savant auteur de l'Histoire de Charles VI: elle a pris son autre nom d'une maison dont toutes les fenêtres étaient ornées de coquilles sculptées. Cette maison, détruite récemment, était située au coin de la rue de la Tixeranderie et formait, en 1519, l'hôtel du président Louvet.

    La rue Barre-du-Bec tirait son nom de l'abbé du Bec, qui avait, dit-on, son tribunal ou sa barre de justice dans cette rue, au n° 19.

    La rue Sainte-Avoye avait pris son nom d'un couvent fondé en 1228, en l'honneur de sainte Hedwige ou Avoye, et qui fut occupé, en 1623, par des Ursulines. Ce couvent (n° 47), aujourd'hui détruit, a servi de temple israélite sous l'Empire. Dans cette rue étaient:

    1° L'hôtel de Mesmes, bâti par le connétable de Montmorency, et où il vint mourir en 1567, après la bataille de Saint-Denis. Henri II y séjourna quelquefois. Henri III y dansa (p.115) aux noces du duc d'Épernon. Plus tard, il devint l'hôtel de la famille de Mesmes, de ces grands diplomates qui ont donné à la France l'Alsace et la Franche-Comté, qui ont signé les traités de Westphalie et de Nimègue. Sous l'empire, on y établit l'administration des droits réunis, et, sous le gouvernement de Juillet, on l'a détruit pour ouvrir la rue Rambuteau.

    2° Les hôtels de St-Aignan, Caumartin, la Trémoille, etc. Ces grandes demeures de l'aristocratie du XVIIe siècle sont aujourd'hui encombrées de marchandises et principalement de barils d'huile et de tonnes de sucre, car les anciennes rues Sainte-Avoye, Barre-du-Bec, des Coquilles sont les succursales du commerce d'épicerie, dont les rues de la Verrerie et des Lombards sont la métropole.

    La rue du Temple, proprement dite, était jadis un vaste marais ou culture situé hors des murs de la ville: vers le milieu du XIIe siècle, les moines-chevaliers du Temple, défenseurs du saint sépulcre, y bâtirent un grand manoir, qui devint le chef-lieu de leur ordre. La grosse tour fut construite en 1212, par le frère Hubert; et quand l'enclos eut été entouré de murailles et garni de tourelles, quand il commença à se couvrir de maisons, l'ensemble de ces constructions fut appelé la ville neuve du Temple et devint une forteresse imprenable. Philippe-Auguste, en partant pour la croisade, ordonna d'y déposer ses revenus; Louis IX y logea Henri III d'Angleterre, et ses successeurs y enfermèrent leur trésor; Philippe-le-Bel y chercha un asile contre la fureur populaire. Les richesses qui y furent amassées par les Templiers étaient réputées les plus grandes du monde, et elles n'ont pas été une des moindres causes de leur ruine. Le 13 octobre 1307, Philippe IV se transporta au Temple avec ses gens de loi et ses archers, mit la main sur le grand maître, Jacques de Molay, et s'empara du trésor de l'ordre. Le même jour et à la même heure, tous les Templiers furent arrêtés par (p.116) tout le royaume. Alors commença ce procès mystérieux, qui est resté pour la postérité un problème insoluble, et après lequel périrent sur l'échafaud ou dans les prisons les derniers défenseurs du saint sépulcre. Les biens de l'ordre furent donnés aux hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, qui se transformèrent dans la suite en chevaliers de Malte. Le Temple devint la maison provinciale du grand prieuré de France, et la grosse tour renferma successivement le trésor, l'arsenal et les archives de l'ordre. Alors l'on n'entendit plus parler de cet édifice, si ce n'est dans les guerres des Anglais et celles de la Ligue, où l'on s'en disputa souvent la possession. En 1667, le grand prieur Jacques de Souvré fit détruire les tours et les murailles crénelées de l'enclos, restaurer l'église, embellir les jardins, qui furent rendus publics; enfin il fit bâtir, en avant du vieux manoir, un vaste hôtel, qui a été récemment détruit. Ce fut le théâtre des plaisirs de son successeur, Philippe de Vendôme, dont les soupers donnèrent au Temple une célébrité nouvelle, par le choix, l'esprit, le scepticisme des convives. Là brillait le galant abbé de Chaulieu, qui mourut en chrétien fervent dans ce palais où il avait vécu en nonchalant épicurien. Là, le jeune Voltaire vint compléter les leçons qu'il avait commencé de recevoir dans la société de Ninon de Lenclos. Le grand prieuré, qui donnait 60,000 livres de revenu, passa ensuite au prince de Conti, qui, en 1765, y donna asile à Jean-Jacques Rousseau, les lettres de cachet ne pouvant pénétrer dans cette enceinte privilégiée. Le dernier titulaire fut ce duc d'Angoulême qui est mort, il y a quelques années, dans l'exil; et son père (Charles X) y vint quelquefois renouveler les soupers du prince de Vendôme. Les fleurs de ces fêtes étaient à peine fanées, les échos de ce voluptueux séjour murmuraient encore de tant de rires, de petits vers, de chants obscènes, quand Louis XVI et sa famille furent amenés au Temple pour y expier ces plaisirs. Ce ne (p.117) fut pas dans l'hôtel du grand prieur qu'ils furent enfermés, mais dans le donjon du frère Hubert, vaste tour quadrangulaire, flanquée à ses angles de quatre tourelles, et qui, élevée de cent cinquante pieds, dominait tout le quartier de sa masse sombre et sinistre; on n'y arrivait que par trois cours garnies de murs, très-élevés; on n'y montait que par un escalier fermé à chaque étage de portes de fer 216. Après l'horrible drame qui se passa dans ses murs, après que le malheureux fils de Louis XVI y fut mort de misère et d'abrutissement, après que sa fille, seul reste de la famille royale, en fut sortie, la tour du Temple eut d'autres hôtes: d'abord les vaincus du camp de Grenelle, qui n'en sortirent que pour être fusillés; ensuite les proscrits du 18 fructidor, qu'on transféra de là dans les cages ambulantes qui les conduisirent à Sinamary; les conspirateurs royalistes Brottier, Duverne de Presles, Laville-Heurnois, Montlosier, etc. Sydney Smith y fut captif en 1796 et délivré deux ans après par le dévouement de ses amis. Toussaint-Louverture y resta pendant quelques mois. Pichegru y vint avec Cadoudal, Moreau, les frères Polignac, etc.; il y fut trouvé mort dans son lit. Le capitaine anglais Wright s'y coupa la gorge. Le gouvernement impérial fit disparaître cet édifice, qui rappelait tant de sinistres événements. Bonaparte, à peine consul, l'avait visité et avait dit: «Il y a trop de souvenirs dans cette prison-là, je la ferai abattre.» En 1810, l'hôtel du grand prieur était devenu une caserne de gendarmerie; on commençait à y bâtir la façade qu'on a récemment démolie, et l'on devait y placer le ministère des cultes; la plupart des autres bâtiments du Temple n'existaient plus; on avait démoli l'église, qui était de construction romane, avec son portail en forme de dôme et les mausolées élevés à des chevaliers du (p.118) Temple et de Malte. En 1814, l'hôtel projeté du ministre des cultes devint l'un des quartiers généraux des armées alliées; il eut le même sort en 1815, et la cavalerie prussienne campa dans l'enclos et les jardins. En 1816, il fut donné par Louis XVIII à une abbesse de la maison de Condé, qui s'y enferma avec des Bénédictines du Saint-Sacrement pour pleurer et prier sur les infortunes royales. Cette princesse ajouta à l'hôtel Souvré une jolie chapelle, dont l'entrée était rue du Temple. Après la révolution de 1848, les Bénédictines abandonnèrent le palais du Temple, qui resta pendant plusieurs années sans destination; il vient d'être détruit, et sur son emplacement on a ouvert un jardin.

    A côté du Temple était un vaste enclos qui s'étendait jusqu'aux remparts de la ville et qui, de temps immémorial, servait d'asile aux criminels, aux débiteurs, aux banqueroutiers, aux ouvriers qui travaillaient sans maîtrise. Grâce à ce privilége, l'enclos se couvrit de maisons, qui louées à des prix très-élevés, procuraient un revenu considérable au grand prieur, lequel y avait d'ailleurs droit de haute et basse justice. Celles qui avoisinaient l'église formaient une suite de baraques qu'on appelait les charniers du Temple et qui servaient de marché. En 1781, on construisit sur une partie des jardins, au levant de l'église et de la grosse tour, un bâtiment d'architecture bizarre: c'est la Rotonde du Temple, élevée sur les dessins de Pérard de Montreuil, vaste et lourde construction de forme elliptique, dont le rez-de-chaussée figure une galerie couverte percée de quarante-quatre arcades. Cette maison est habitée par des ouvriers et des petits marchands; elle a appartenu à Santerre, qui y est mort en 1808. L'enclos du Temple devint en 1790 propriété nationale; lorsque l'église, la tour, les charniers eurent été détruits, on construisit, sur leur emplacement, en 1809, un vaste marché, formé de quatre grands hangars en charpentes, sombres, hideux, ouverts à tout vent, où campent plus de (p.119) six mille marchands et où viennent s'étaler tous les débris des vanités et des misères de Paris: c'est la halle aux vieilleries et le marché très-abondant et très-utile où le peuple monte à bas prix sa toilette et son ménage. Plusieurs rues furent alors ouvertes et qui portent des noms de l'expédition d'Égypte: Perrée, Dupetit-Thouars, Dupuis, etc. La grande porte de l'enclos, qui était située en face de la rue des Fontaines, n'a été détruite qu'en 1818.

    La rue du Temple renfermait jadis plusieurs établissements religieux: 1° le couvent des Filles Sainte-Élisabeth, fondé en 1614 par Marie de Médicis et dont l'église fut construite en 1630. Ces religieuses appartenaient au tiers ordre de Saint-François et se vouaient à l'éducation des jeunes filles. Les bâtiments, qui, depuis la révolution, avaient été convertis en magasins de farine, sont occupés aujourd'hui par des écoles municipales. L'église a été rendue au culte en 1809. 2° Le couvent des Franciscains de Notre-Dame-de-Nazareth, fondé par le chancelier Séguier en 1630, et dont l'église belle et vaste renfermait les tombeaux de cette famille. Il ne reste aucune trace de ce couvent, qui occupait tout l'espace compris entre les rues Neuve-Saint-Laurent et Notre-Dame-de-Nazareth.

    Le quartier du Temple est un des plus importants, des plus populeux, des plus industrieux de la capitale. La partie qui avoisine le Marais a l'aspect de ce dernier quartier; elle est, comme lui, coupée de rues droites et belles, couverte d'anciennes et grandes maisons, où jadis demeurait la magistrature, et qui sont aujourd'hui envahies par l'industrie; ainsi en est-il des rues des Chantiers, d'Anjou, de Vendôme, etc. La partie qui avoisine le quartier Saint-Martin est, comme ce quartier, remplie de rues sales, humides et étroites, couverte de hautes et laides maisons, entièrement peuplées d'ouvriers; ainsi en est-il des rues des Gravilliers, Phélipeaux, Transnonain, etc. La population de ce quartier peut être regardée (p.120) comme le type de la population ouvrière de Paris; elle a tous ses défauts et ses qualités: laborieuse, gaie, spirituelle, mais insouciante, prodigue, amie du plaisir; ardente, généreuse, brave, éclairée, mais mobile, présomptueuse, facile à égarer, prompte à se faire des idoles, plus prompte à les détruire; pauvre, désintéressée, passionnée pour la gloire du pays, mais turbulente, indocile, encline au bruit et au désordre, hostile à l'autorité. En 1792, la section des Gravilliers comptait parmi les plus révolutionnaires; la rue Transnonain et les rues voisines furent le principal théâtre de l'insurrection de 1834; dans la révolution de février, dans les journées de juin 1848, les rues du quartier du Temple ont été hérissées de barricades et ensanglantées par des combats.

    Les industries qui dominent dans le quartier du Temple sont celles des bronzes, de la bijouterie, de la tabletterie, etc.; elles font à l'étranger l'honneur de Paris et de la France.

    Parmi les rues qui débouchent ou qui débouchaient dans la rue du Temple, nous remarquons:

    1º Rue de la Tixeranderie, l'une des plus anciennes rues de Paris, qui avait pris ce nom dans le XIIIe siècle des tisserands qui y demeuraient. C'était une des plus importantes et des mieux peuplées du vieux Paris. Elle a été récemment détruite, et son sol est occupé par la rue de Rivoli et la place de l'Hôtel-de-Ville; avec elle ont disparu les rues du Coq, des Deux-Portes, des Mauvais-Garçons, qui y aboutissaient, ainsi que les hôtels célèbres qu'elle renfermait et dont voici les principaux: 1º hôtel de Sicile, entre les rues des Coquilles et du Coq, habité, au XIVe siècle, par les rois de Naples de la maison d'Anjou; en fouillant les fondations de cet hôtel en 1682, on y a trouvé plusieurs tombeaux romains.--2º Hôtel de la reine Blanche, entre les rues du Coq et des Deux-Portes, habité par Blanche de Navarre, veuve de Philippe (p.121) de Valois; il en restait quelques débris, entre autres une tourelle au coin de la rue du Coq.--3º Hôtel Saint-Faron, appartenant aux abbés de Saint-Faron de Meaux.--4º Au coin de la rue du Coq était le modeste appartement habité par Scarron, ce créateur de la littérature facile, si célèbre de son temps, aujourd'hui presque oublié; c'est là qu'il épousa, en 1652, Mlle d'Aubigné; c'est là que les deux époux, malgré leur pauvreté, recevaient toutes les illustrations du XVIIe siècle, Turenne, madame de Sévigné, Mignard, Ninon de Lenclos, le duc de Vivonne, le maréchal d'Albret, le coadjateur de Retz; c'est là que s'étaient rassemblés les plus ardents frondeurs et que s'étaient faits les plus piquants libelles contre Mazarin; c'est là que le spirituel Cul-de-jatte mourut; et sa jeune veuve, qui devait s'asseoir à côté de Louis XIV, presque sur le trône de France, se trouva si pauvre, qu'elle fut obligée de quitter ce chétif appartement pour se retirer dans un couvent de la rue Saint-Jacques.

    La rue de la Tixeranderie a joué un grand rôle dans la bataille de juin 1848; c'est à l'entrée de cette rue, du côté de l'Hôtel-de-Ville, que le général Duvivier reçut une blessure mortelle.

    2º Rue de la Verrerie.--Elle date du XIIe siècle et tire son nom des verriers qui y étaient établis, suivant les habitudes du moyen âge, les métiers de cette époque ayant tendance à se réunir dans les mêmes lieux, à s'associer par des intérêts communs, à contracter, sous le patronage d'un saint, les liens d'une pieuse fraternité. Dans cette rue demeurait, en 1392, Jacquemin Gringonneur, qu'on croit être l'inventeur ou du moins le restaurateur de l'invention des cartes à jouer: «Ce fut, dit un chroniqueur, pour l'esbattement du seigneur roy Charles VI.» Au coin de la rue de la Poterie était l'hôtel d'Argent, où les comédiens italiens s'établirent en 1600. Aujourd'hui, la rue de la Verrerie, une des plus tumultueuses (p.122) et des plus commerçantes de Paris, renferme principalement les négociants en épiceries, ou, comme l'on dit aujourd'hui, en denrées coloniales.

    3° Rue Rambuteau.--Cette grande et belle voie publique a été ouverte récemment pour faire communiquer la place Royale et le faubourg Saint-Antoine avec les Halles: elle part de la rue de Paradis, traverse l'ancien hôtel de Mesmes, absorbe la rue des Ménétriers, occupe la place du couvent Saint-Magloire, absorbe la rue de la Chanverrie et arrive à la pointe Saint-Eustache: elle a pris ses aises aux dépens de tout ce réseau inextricable de sales maisons qui se pressaient de la rue Sainte-Avoye aux Halles, coupant à droite et à gauche un morceau à chaque rue, mais aussi donnant de l'air et du soleil à trois quartiers. Le commerce et l'industrie se sont emparés de cette rue nouvelle, dont quelques maisons sont assez élégamment construites: l'une d'elles (n° 49) a sur sa façade un buste de Jacques Cœur, élevé par les soins de la ville, avec cette inscription: A Jacques Cœur Prudence, Probité, Désintéressement. On croit que ce financier avait une maison dans le voisinage, les uns disent rue de l'Homme-Armé, les autres rue Beaubourg.

    4° Rue de Braque.--Il y avait là une porte de Paris, près de laquelle un bourgeois, Arnoul de Braque, fit construire une chapelle et un hospice en 1348. Marie de Médicis, en 1613, y transféra les religieux de la Merci. On sait que ces religieux aux trois vœux ordinaires de religion joignaient celui «de sacrifier leurs biens, leur liberté et leur vie pour le rachat des captifs.» Ce couvent et son église furent rebâtis au XVIIIe siècle, au coin de la rue du Chaume: ils sont aujourd'hui à demi-détruits. La grande salle du couvent a servi de théâtre pendant la révolution.

    5° Rue des Vieilles-Audriettes.--Elle tire son nom d'un couvent de religieuses hospitalières dont le fondateur s'appelait Audry. Au coin de la rue du Temple était une échelle patibulaire (p.123) de cinquante pieds de haut, élevée par le grand prieur du Temple pour les criminels de sa juridiction: ses débris ont subsisté jusqu'en 1789.

    6° Rue Chapon.--Dans cette rue était un couvent de Carmélites, fondé en 1617, et qui occupait l'espace compris entre les rues Chapon, Montmorency et Transnonain. Ce couvent ayant été détruit en 1790, plusieurs maisons furent construites sur son emplacement: dans l'une des maisons de la rue Transnonain 217, un amateur de théâtre, nommé Doyen, fit construire une salle de spectacle, où la plupart des acteurs célèbres du XIVe siècle ont débuté. A la mort de Doyen, cette salle fut démolie, et à sa place on bâtit une maison qui devint horriblement célèbre le 14 avril 1834 par le massacre de quatorze de ses habitants.

    7° Rue Portefoin ou Portefin, ainsi appelée d'un bourgeois qui l'habitait au XIVe siècle. A l'extrémité de cette rue se trouvaient l'église et l'hospice des Enfants-Rouges, fondé par François Ier et sa sœur Marguerite de Valois, «pour les pauvres petits enfants orphelins qui ont été et seront d'ores en avant trouvés dans l'Hôtel-Dieu.» On les appela d'abord Enfants-Dieu et plus tard Enfants-Rouges, à cause de la couleur de leurs vêtements. Cet hospice fut supprimé en 1772 et réuni au grand hospice des Enfants-Trouvés. On donna les bâtiments aux Pères de la Doctrine chrétienne, qui les occupèrent jusqu'en 1790. Ils furent vendus en 1797, et sur leur emplacement on a ouvert une rue. Le ministre Machault et le constituant Duport ont demeuré rue des Enfants-Rouges. Au coin de la rue d'Anjou était l'hôtel du maréchal de Tallard, qui existe encore.

    8° Rue des Fontaines.--Dans cette rue se trouve la prison, autrefois le couvent des Madelonnettes. Ce couvent fut fondé (p.124) en 1620, pour les filles débauchées, par un bourgeois Robert de Montry, et par une grande dame, la marquise de Meignelay. Il formait trois divisions: celle des filles débauchées qu'on y renfermait de gré ou de force; celle des filles repenties; celle des religieuses de Saint-Michel, qui gouvernaient les unes et les autres. En 1793, cette maison devint une prison politique pour les suspects, et qui eut le privilége de ne fournir aucun de ses hôtes pour l'échafaud. C'est là que furent renfermés l'abbé Barthélémy, le poète Champfort, le ministre Fleurieu, le général Lanoue, les acteurs du Théâtre-Français, etc. En 1795, on en fit ce qu'elle est encore, une maison de détention pour les femmes condamnées. L'église, qui datait de 1680, a été détruite.

    9° Rue Meslay.--Elle s'appelait d'abord rue du Rempart, et, à son extrémité, près de la rue Saint-Martin, était une butte où il y avait trois moulins. C'est dans cette rue que se trouvait l'hôtel du commandant de la garde de Paris: en 1788, une troupe de jeunes gens, ayant brûlé devant cet hôtel l'effigie du ministre Brienne, fut assaillie par les soldats et en partie massacrée.

    10° Rue de Vendôme, ouverte en 1696 sur les terrains de l'ordre de Malte, lorsque Philippe de Vendôme en était grand prieur. Dans cette rue était l'hôtel du général Friant, l'un des volontaires parisiens de 1792; c'est aujourd'hui la mairie du sixième arrondissement.

    § II. Le boulevard et le faubourg du Temple.

    Le boulevard du Temple est la promenade la plus populaire de Paris: la foule des ouvriers et des marchands de tous les quartiers voisins s'y entasse tous les soirs devant ses théâtres, ses cafés, ses cabarets, ses fruitières en plein vent. Cependant, quelque fréquenté, quelque animé que paraisse ce (p.125) boulevard, il n'a plus l'aspect franchement gai, naïvement joyeux qu'il avait jadis, quand on y voyait d'un côté, outre les théâtres de la Gaîté, de l'Ambigu-Comique, des Funambules, Saqui, le café-spectacle du Bosquet, le restaurant du Cadran-Bleu, les farces jouées sur des tréteaux par Bobèche et Galimafré, les figures de cire de Curtius, des escamoteurs, des paillasses, des phénomènes vivants; et d'un autre côté, le Jardin Turc, le Jardin des Princes, les Montagnes lilliputiennes et autres lieux de plaisir chéris des bourgeois du quartier. La civilisation, en répandant jusque dans les classes ouvrières les goûts puérils d'un luxe mensonger, a ôté aux quartiers populeux de Paris leur aspect modeste, pauvre et grossier, pour leur donner un faux air de distinction, une triste régularité et les apparences charlataniques d'une splendeur sous laquelle se cachent le vice et la misère.

    On y trouve: 1º Le Théâtre-Lyrique, fondé en 1847 sur l'emplacement d'un bel hôtel qui avait été bâti et habité par le malheureux Foulon.--2º Le Cirque-Olympique, fondé par les frères Franconi en 1780 dans le faubourg du Temple, transféré en 1802 dans le jardin des Capucines, en 1806 rue Mont-Thabor, en 1816 dans le faubourg du Temple, en 1827 sur le boulevard du Temple.--3º Le théâtre des Folies Dramatiques, fondé en 1830 sur l'emplacement de l'Ambigu-Comique.--4º Le théâtre de la Gaîté, fondé en 1770 par Nicolet, sous le nom de Salle des grands danseurs; Taconnet, comme acteur et auteur, lui donna la vogue; quant au public qui le fréquentait, voici ce qu'en dit l'Almanach des spectacles de 1791: «Ce spectacle est d'un genre tout à fait étranger aux autres; on y allait autrefois pour y jouir d'une liberté qu'on ne trouvait nulle part ailleurs: on y chantait, on y riait, on y faisait une connaissance, et quelquefois plus encore, sans que personne y trouvât à redire; chacun y était aussi libre que dans sa chambre à coucher.» Il prit le nom de théâtre de la Gaîté en 1792, fut reconstruit en 1808, incendié en (p.126) 1835, et aujourd'hui continue à attirer la foule.--5º Le théâtre des Délassements-Comiques, fondé en 1774 sous le nom de théâtre des Associés, et qui devint en 1815 le théâtre des danseurs de corde de madame Saqui; depuis 1830, on y joue des drames et des vaudevilles. On y trouvait encore le théâtre des Élèves, fondé en 1778, brûlé en 1798, reconstruit sous le nom de Panorama dramatique en 1821, et aujourd'hui détruit.

    Une des maisons de ce boulevard, aujourd'hui reconstruite, et qui portait alors le nº 50 est affreusement célèbre: c'est de là que, le 28 juillet 1835 est partie la mitraillade de Fieschi.

    Le faubourg du Temple a été ouvert sur l'ancien clos de Malevart. Ce n'était encore qu'un chemin à travers champs au XVIe siècle. On commença à y bâtir sous Louis XIII, et sous Louis XV ses cabarets étaient le rendez-vous du peuple. L'un d'eux, nommé Courtille (jardin), obtint une grande célébrité: c'est là que fut arrêté Cartouche en 1721. Sur son emplacement est une caserne d'infanterie, et son nom a été transporté à la grande rue de Belleville, dont nous allons parler. Plus loin était le cabaret de Ramponeau, qui eut, en 1760, une telle vogue, que les grands seigneurs et les grandes dames allaient le visiter. En face de la Courtille était le jardin des Marronniers, qui attira la foule jusque dans les premières années de la restauration: il est aujourd'hui détruit, comme tous ces grands jardins de fêtes publiques tant aimés de nos pères, et avec tant de raison. Aujourd'hui le faubourg du Temple est, comme la rue de même nom, peuplé d'ouvriers, mais appartenant à des industries moins heureuses, plus tristes, plus pauvres, moins éclairées. Il a été l'un des théâtres les plus sanglants de la bataille de juin; toute la rue, surtout aux abords du canal Saint-Martin, était hérissée de barricades.

    De toutes les rues qui aboutissent dans le faubourg du Temple, (p.127) nous ne remarquerons que la rue Bichat, qui mène à l'hôpital Saint-Louis. Cet hôpital fondé par Henri IV en 1607, pour les maladies contagieuses, était, avant 1789, le plus beau de Paris: néanmoins, on n'y comptait alors que 300 lits et souvent 6 à 700 malades. Il renferme aujourd'hui 825 lits.

    A la barrière du faubourg du Temple commence une longue et montueuse rue, qui est la voie principale de la commune de Belleville, commune très-populeuse qui ne compte pas moins de 36,000 habitants. Cette rue s'appelle, dans sa partie inférieure, la Courtille. C'est là que le peuple va chercher ses plaisirs dans des salles nues, puantes, hideuses, où le vin frelaté n'est pas même égayé par l'ombre d'une charmille, où la danse ignoble se cache du grand air et du soleil, et n'a pour horizon que des murs peints et enfumés, où les regards ne peuvent s'arrêter que sur des rues fétides et boueuses, de laides maisons meublées de milliers de tables, une foule souvent immonde et brutale, quelquefois criminelle; c'est là le théâtre des plus honteuses orgies du carnaval; c'est là que, dans ces jours de joie bestiale se donne un spectacle à faire douter de notre civilisation, de l'avenir de notre pays, de la dignité humaine. Ô les frais ombrages, les riants gazons, les gais refrains, les joyeuses parties de la vieille Courtille, qu'êtes-vous devenus!

    Chapitre IV. La Rue et le Faubourg Saint-Martin.

    § Ier. La rue Saint-Martin.

    Cette grande voie publique, l'une des plus anciennes et des plus importantes de Paris, doit son nom et son origine à l'abbaye Saint-Martin-des-Champs, qui y était située. Elle a eu quatre (p.128) portes: la première, de l'enceinte de Louis VI, près de l'église Saint-Merry; la deuxième, de l'enceinte de Philippe-Auguste, près de la rue Grenier Saint-Lazare; la troisième, de l'enceinte de Charles VI, près de la rue Neuve-Saint-Denis; la quatrième, de l'enceinte de Louis XIII, près du boulevard; celle-ci étant très-forte, flanquée de six tours rondes, avec un large fossé et un pont-levis. La partie de cette rue voisine de la Seine, a été récemment détruite et reconstruite jusqu'à l'endroit où elle se trouve coupée par la nouvelle rue de Rivoli. Cette partie était auparavant étroite, sale, obscure, et prenait les noms de Planche-Mibray et des Arcis, qui ont disparu.

    Le premier nom vient des mares boueuses que le fleuve déposait dans ses inondations, et qu'on traversait sur des planches au carrefour des rues de la Vannerie et de la Coutellerie. C'est ce que démontrent les vers suivants du moine René Macé, où il est question de l'entrée de l'empereur Charles IV à Paris:

    L'empereur vint par la Coutellerie
    Au carrefour nommé la Vannerie,
    Où fut jadis la planche de Mibray;
    Tel nom portoit pour la vague et le bray,
    Getté de Seyne en une creuse tranche,
    Entre le pont que l'on passoit à planche,
    Et on l'ostoit pour estre en seureté.

    Cette ruelle fangeuse et basse datait du XIe siècle, et elle était principalement fréquentée à cause des moulins qui se trouvaient près de là sur la rivière. On commença à l'exhausser et à l'assainir quand le pont Notre-Dame fut construit, c'est-à-dire au commencement du XVe siècle.

    L'origine du nom de la rue des Arcis ou Arsis, est inconnue: on pourrait croire qu'il vient de la porte de l'enceinte de Louis VI, qui se nommait Archet-Saint-Merry, si un acte de 1136 n'appelait pas cette rue de Arsionibus, qui est peut-être le nom de quelque famille bourgeoise. Près de l'Archet-Saint-Merry, (p.129) l'abbé Suger avait une maison qui lui avait coûté mille livres.

    Dans cette rue était l'église Saint-Jacques-la-Boucherie, dont la fondation remonte au XIe siècle et qui tirait son surnom de la grande boucherie de la ville, située près du Châtelet. Elle avait été rebâtie en 1250 et en 1520. Comme elle se trouvait située dans le quartier le plus commerçant de Paris, elle était le siége des confréries des bouchers, des peintres, des chapeliers, des armuriers, des bonnetiers, et l'on pouvait dire que c'était l'église la plus bourgeoise de Paris, la plupart de ses nombreuses chapelles ayant été fondées par des bourgeois, et ses murs étant couverts d'inscriptions, d'épitaphes, de donations bourgeoises. Parmi ces donations, il y en avait des touchantes, surtout celles qui avaient été faites par des femmes: L'une établissait une école et catéchisme pour les orphelins; l'autre fondait des messes «pour les pauvres âmes des suppliciés;» une troisième donnait des toiles pour l'ensevelissement des pauvres, etc. Parmi les bienfaiteurs de Saint-Jacques-la-Boucherie, il en est deux qui y avaient leur sépulture dans de belles chapelles et dont les noms méritent une place distinguée dans l'histoire de Paris: ce sont les bourgeois Colin Boulard et Nicolas Flamel. Le premier était un marchand qui demeurait au coin des rues de la Vannerie et Planche-Mibray, à l'enseigne de la Chaise; il avait des relations de commerce ou de banque avec la moitié de l'Europe, et il se rendit utile à l'État et à la capitale principalement en deux circonstances. «Charles VI, raconte Juvénal des Ursins, ayant assemblé ses gens contre les Anglois, qui étoient en Flandre, difficulté y eut grande comme un si grant oist pouvoit avoir vivres, et fut mandé Colin Boulard, lequel se fit fort de trouver du bled et mener à l'ost pour cent mille hommes pendant quatre mois.» En 1388, «pour ce que, dit le même historien, on avoit vivres à Paris à grande difficulté, Colin Boulard envoya vers (p.130) le Rhin, et par sa diligence en amenoit et faisoit venir vivre largement.» La municipalité parisienne a oublié ce digne citoyen comme tant d'autres illustrations de la capitale, et rien dans Paris ne rappelle le nom de Colin Boulard, qui du moins était autrefois connu par sa chapelle «armoriée et peincte.» Nicolas Flamel, qui avait fait bâtir le petit portail de Saint-Jacques, sur lequel était son «imaige en pierre» avec celle de sa femme, a été plus heureux: nous en parlerons tout à l'heure. Dans cette église étaient encore enterrés Jean Bureau, maître de l'artillerie sous Charles VII, mort en 1463, grand citoyen qui a contribué activement à l'expulsion des Anglais et dont la renommée n'est pas assez populaire; l'illustre Fernel, mort en 1558, et dont le tombeau était, dans le XVIIe siècle, au dire de Guy Patin, l'objet d'une sorte de pèlerinage de la part des médecins.

    L'église Saint-Jacques a été démolie en 1792, et sur son emplacement on ouvrit un marché qui est aujourd'hui détruit; il en reste une tour très-élégante, qui date de 1508, et qui, élevée de 52 mètres, domine une grande partie de la capitale. Cette tour vient d'être richement restaurée et entourée d'un joli jardin. Elle est surmontée de la statue colossale de saint Jacques; les niches sont partout ornées de statues de saints; enfin sous la voûte est une statue de Pascal. La tour Saint-Jacques se trouve aujourd'hui comprise dans la nouvelle rue de Rivoli dont elle est le plus bel ornement.

    La rue Saint-Martin, proprement dite, celle qui commence à la rue des Lombards, a joué dans les temps anciens un grand rôle: dans sa partie inférieure, elle était habitée par les métiers les plus sales et les plus turbulents, dont les noms sont restés aux rues voisines; dans sa partie supérieure, elle renfermait trois églises et le grand prieuré de Saint-Martin, qui était une vraie forteresse; elle a donc dû prendre part à tous les événements de l'histoire de Paris, et l'on trouve son nom dans les luttes des Armagnacs et des Bourguignons, (p.131) dans les troubles de la Ligue, dans presque toutes les journées révolutionnaires. Dans les temps plus modernes, son importance politique n'a pas été moindre: elle a été le théâtre principal de l'insurrection de 1832; c'est entre les rues Maubuée et du Cloître-Saint-Merry qu'était la place d'armes des républicains. Elle a figuré encore dans l'émeute du 12 mai 1839, dans les journées de février, dans la bataille de juin 1848, enfin c'est là qu'a eu lieu l'échauffourée du 13 juin 1849. Aujourd'hui qu'elle a repris son calme et sa vie ordinaires, c'est une de ces rues dont l'aspect étonne et effraye le paisible provincial, par sa population variée, nombreuse, affairée, ses maisons encombrées de fabricants, ses boutiques pleines de monde et de marchandises, son pavé incessamment sillonné d'innombrables voitures, enfin par le tapage assourdissant de toute cette cohue, d'où l'on ne saurait sortir sain et sauf, si l'on n'est doué de la facilité de locomotion que possèdent si bien ces natifs de la moderne Athènes, que Jean-Jacques appelle les Parisiens du bon Dieu.

    Les édifices publics que renferme la rue Saint-Martin sont:

    1° L'église Saint-Merry.--On présume que, sur l'emplacement de cette église, deux saints solitaires, Médéric et Frodulphe (saint Merry et saint Frou), occupaient vers la fin du VIIe siècle, un ermitage, auprès duquel ils élevèrent un oratoire. Vers la fin du IXe siècle, cet oratoire fut reconstruit par Odon le Faulconier, l'un des capitaines qui défendirent Paris contre les Normands, et il y eut son tombeau. A cette chapelle succéda, dans le XIIe siècle, une église qui fut reconstruite en 1530 et achevée seulement en 1612: bien qu'elle ait été faite en pleine renaissance, elle porte tous les caractères des édifices du moyen âge, et son portail est rempli de détails élégants. A l'époque de cette reconstruction, on retrouva le tombeau de Odon avec cette modeste inscription: Hic jacet vir bonæ memoriæ, odo l'alconarius, fundator hujus ecclesiæ.

    L'église (p.132) Saint-Merry était collégiale, c'est-à-dire qu'elle avait un chapitre de chanoines, lequel dépendait de Notre-Dame. Elle est remarquable par ses ornements de sculpture, ses vitraux peints par Pinaigrier, ses tableaux sur bois du XVIe siècle, etc. On y a enterré: Jourdain de l'Isle, seigneur gascon, qui, en 1325, «fut exécuté au commun patibulaire,» pour meurtres et brigandages; Raoul de Presles, savant de la cour de Charles V; Chapelain, «le bel esprit de son temps, dit Piganiol, le plus loué, le mieux renté, le plus critiqué;» Arnauld de Pomponne, ministre des affaires étrangères sous Louis XIV, le signataire du traité de Nimègue, l'un des membres de cette grande famille parisienne des Arnauld, qui a tant honoré la religion, la France et les lettres. Enfin, on y célèbre avec beaucoup de pompe la fête d'une sainte moderne, d'une Parisienne née près de cette église en 1565 et qui y fut enterrée, Barbe Avrillot, femme du ligueur Accarie, connue en religion sous le nom de Marie de l'Incarnation, et béatifiée en 1792. L'église Saint-Merry est la paroisse du septième arrondissement.

    2° L'église Saint-Nicolas-des-Champs.--C'était, au VIIIe siècle, une chapelle destinée aux serfs et vassaux de l'abbaye Saint-Martin. Elle fut reconstruite et agrandie au XIe siècle, et, quoique située hors de la ville, devint, au XIIIe, église paroissiale pour les rues suivantes, ainsi que le témoigne le livre des tailles de 1292: «Les rues de Symon franque, de la Plastrière, des Estuves, des Jugléeurs, de Brianbourg, du Temple, de Quiquempoist, la rue où l'on cuit les oës.» Elle a subi plusieurs reconstructions, dont la dernière est du XVIIe siècle, et qui ont fait d'elle un monument sans style, sans grâce, étouffé par les maisons voisines; son portail date de 1420. Elle renferme les tombeaux de Guillaume Budé, de Henri et Adrien de Valois, ces infatigables rechercheurs de notre histoire, de Mlle de Scudéry, de Pierre Gassendi, de Théophile Viaud, etc. C'est la paroisse du sixième arrondissement.

    3° Le Conservatoire des arts et métiers, (p.133) autrefois le prieuré de Saint-Martin-des-Champs.--On croit que c'était une abbaye dont la fondation se perd dans les premiers temps de la monarchie, et qui fut détruite presque entièrement par les Normands. Elle fut réédifiée en 1060 par Henri Ier et Philippe Ier, convertie, en 1079, en prieuré dépendant de l'abbaye de Cluny, et en 1130 fortifiée. Son enclos, qui avait quatorze arpents, s'étendait de la rue au Maire à la rue du Vert-Bois, en comprenant le marché Saint-Martin et les rues voisines; il était entouré de murs très-hauts et très-épais, crénelés, garnis de grosses tourelles, qui faisaient ressembler l'abbaye à une place forte. Son aspect était aussi imposant que pittoresque, à cause de l'encadrement que lui formaient, au nord, un bois de chênes (rue du Vert-Bois) et une éminence garnie de moulins (rue Meslay); au couchant, un ruisseau (rue du Ponceau), traversant une vaste prairie qui le séparait du beau couvent des Filles-Dieu; au midi, les villages de Bourg-l'Abbé et de Beaubourg, couverts de frais ombrages; enfin, au levant, les champs arrosés de plusieurs sources, que dominait le manoir des Templiers. Dans son enceinte privilégiée, et où les ouvriers pouvaient travailler sans maîtrise, étaient trois chapelles, des granges, des moulins, un four, un hôpital, une prison, dont une tour existe encore près de la rue du Vert-Bois, enfin un champ clos pour les combats judiciaires. L'église est l'une des antiquités les plus précieuses de Paris; la partie la plus ancienne est le sanctuaire qui date du XIe siècle; sa nef, aussi belle que hardie, et qui, malgré sa largeur, n'est soutenue par aucun rang de colonnes, sert aujourd'hui de salle d'exposition pour les machines. Le réfectoire, qui est parfaitement conservé et du style gothique le plus pur, a été construit par Pierre de Montereau. Les autres bâtiments sont presque tout modernes, principalement l'ancienne maison claustrale, qui est très-belle et date du XVIIIe siècle. C'est à cette époque que les (p.134) murailles et les tours furent détruites, et des maisons bâties sur leur emplacement; que le clos des duels fut changé en un marché, qui forme aujourd'hui une place; que le réseau de petites rues, qui s'étend de cette place à la rue Saint-Martin, fut construit, etc. Dès la fondation du prieuré, il s'était formé, à l'ombre de ses murs, un village, qui devint le quartier Saint-Martin, et qui était placé sous la juridiction temporelle des religieux. La rue au Maire a pris son nom de l'officier qui rendait la justice aux vassaux de Saint-Martin, et qui avait son tribunal et sa geôle à l'endroit où se trouve aujourd'hui la porte latérale de Saint-Nicolas-des-Champs. La puissance spirituelle du prieur s'étendait bien au delà de ce quartier, car il avait les nominations de vingt-neuf maisons du même ordre, de cinq cures de la capitale, de vingt-cinq cures du diocèse de Paris, de trente cures dans diverses parties de la France; son revenu s'élevait à 45,000 livres: aussi cette dignité était-elle vivement recherchée, et Richelieu est compté parmi les prieurs de Saint-Martin-des-Champs. Ce couvent supprimé en 1790, fut occupé en mars 1792 par un institut d'éducation, que dirigeait Léonard Bourdon, sous les auspices de la municipalité, et qu'on appelait l'école des Jeunes Français: on apprenait gratuitement aux élèves les langues modernes, les exercices militaires, la fortification et des métiers218. Cette école cessa d'exister en 1795, (p.135) et alors un décret de la Convention, rendu sur le rapport de Grégoire, établit à sa place un conservatoire des arts et métiers, qui renferme les modèles des machines et outils propres à l'industrie et à l'agriculture. Cet établissement, négligé sous l'Empire, a pris une grande extension depuis la Restauration, et surtout depuis quelques années; on y a attaché des cours publics de mathématiques, de physique, de chimie, de mécanique appliquées aux arts, d'économie industrielle, de dessin des machines, etc. Il occupe l'église, le réfectoire et les bâtiments claustraux; on lui a ajouté de vastes annexes et une entrée monumentale près de l'ancienne prison de l'abbaye. A la place des jardins se trouve un beau marché, qui fut, pendant les Cent-Jours, transformé en atelier d'armes.

    Le 13 juin 1849, le Conservatoire a été le lieu de refuge du parti de la Montagne, qui essaya d'y faire un appel aux armes contre le gouvernement et l'Assemblée législative.

    Avant la révolution, on voyait encore dans la rue Saint-Martin la chapelle Saint-Julien-des-Ménétriers, qui appartenait à la communauté des maîtres de musique et de danse de la ville de Paris. Son origine était due à deux compagnons ménétriers qui l'avaient fondée vers l'an 1328, avec un hôpital destiné à héberger les ménétriers, jongleurs et joueurs de vielle qui étaient de passage à Paris. L'architecture de sa façade était curieuse: on y voyait sculptés tous les instruments de musique du moyen âge, avec les statues de saint Genest et de saint Julien jouant du violon. La rue voisine, rue étroite et infecte, dite des Jugléeurs ou des Ménétriers, et qui a disparu dans la rue Rambuteau, était, dès le XIIe siècle, occupée entièrement par les artistes et les saltimbanques de cette époque, qui se consolaient de leurs misères présentes par la vue de l'asile réservé à leur vieillesse: elle devint, (p.136) les arts ayant toujours assez mal vécu avec la morale, une caverne de libertins où les cris de la débauche troublèrent souvent les saints de la chapelle, et où le pouvoir et ses archers firent mainte expédition. Dans cette rue est né Talma, le 15 janvier 1763.

    La rue Saint-Martin, rue occupée de tout temps par des marchands et des ouvriers, ne renferme aucune maison célèbre. Nous citerons seulement: au nº 107, le théâtre Molière, construit en 1791, qui devint en 1793 le théâtre des Sans-culottes et qui a été fermé en 1807; il a essayé plusieurs fois de se rouvrir et n'est plus aujourd'hui qu'une maison particulière; au nº 151, l'hôtel Budé ou de Vic, bâti par le savant Guillaume Budé, prévôt des marchands, et où il mourut en 1540.

    Les rues qui débouchent dans la rue Saint-Martin présentent toutes à peu près le même caractère: elles sont étroites, boueuses, bordées de hautes maisons, encombrées de voitures, peuplées presque entièrement de marchands, de fabricants et d'ouvriers.

    Nous nommons d'abord la rue des Écrivains qui a disparu et se trouve absorbée dans la nouvelle rue de Rivoli. Cette rue s'appelait d'abord Pierre-Olet et prit son autre nom des échoppes d'écrivains qui, dans le moyen âge, s'appuyaient sur les murs de Saint-Jacques-la-Boucherie. Dans cette rue, à l'angle de la rue Marivaux était la maison de Nicolas Flamel, écrivain public, qui se livrait aussi à l'alchimie, et dont la vie mystérieuse a été le sujet des contes les plus bizarres. Il paraît que cet homme, qui dépensa sa fortune en fondations pieuses et charitables, était devenu riche en faisant secrètement la banque pour les juifs chassés de France en 1394. Nos heureux ancêtres, qui ne connaissaient pas comme nous les mystères de la finance et la race des gens d'affaires, croyaient qu'il n'était pas possible de passer licitement de la pauvreté à la richesse; ils ne purent donc (p.137) expliquer la fortune subite de Flamel qu'en disant qu'il avait découvert la pierre philosophale, et ils le regardèrent comme sorcier. Aussi crut-on pendant longtemps que sa maison renfermait des trésors, et l'on y fit des fouilles jusque dans le siècle dernier. On a donné le nom de Nicolas Flamel à la rue de Marivaux. Dans cette rue, au coin de l'impasse des Étuves, est une maison de bains, qui est probablement l'établissement le plus ancien de Paris; en effet, ces estuves existaient dès le XIIIe siècle, et le rôle de la taille de 1292 donne à l'estuveur le nom de Martin le Biau.

    2º Rue des Lombards.--Elle tire son nom des banquiers italiens qui, au XIIIe siècle, y étaient établis, ainsi que dans les rues voisines. Ces banquiers étaient très-riches, et dans le rôle de la taille de 1292 ils sont taxés les premiers et à part; l'un d'eux, Gandouffle, est imposé à 114 livres 10 sous, ce qui équivaudrait aujourd'hui à 2,637 francs et fait supposer un revenu de 130,000 francs. On trouvait aussi dans cette rue la maison dite le Poids du roy, où se conservaient les étalons des poids et mesures de Paris. Depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu'à l'Empire, les confiseurs donnèrent à la rue des Lombards une célébrité à laquelle n'ont pas peu contribué les poètes qui fabriquaient pour leurs bonbons des devises amoureuses à six livres le cent. Aux confiseurs ont succédé les marchands en gros d'huiles, de fromage, de sucre, etc., dont les magasins, laids, sombres, profonds, nous donnent une idée de ce qu'étaient les modestes boutiques de nos pères.

    3º Rue du Cloître-Saint-Merry. Dans cette rue était l'hôtel du président Baillet, où fut établie, en 1570, la juridiction des consuls ou le tribunal de commerce. Ce tribunal y est modestement resté jusqu'en 1826; il était composé de cinq membres élus par les six corps marchands, et, pendant deux siècles, il a rendu, sans code, sans digeste, sans avocats, une justice sommaire, rapide, gratuite, et qui ne fut jamais suspectée.

    4º Rue des Vieilles-Étuves. (p.138) Les maisons de bains ou estuves étaient, au moyen âge, fort communes, et plusieurs rues en ont pris leur nom. Ce n'était pas un luxe inutile dans une ville aussi sale et aussi puante qu'était alors Paris. «Avant le XVIIe siècle, dit Sauval, on ne pouvait faire un pas sans en trouver.» Les barbiers estuvistes allaient crier dans les rues:

    Seignor, quar vous allez baingner
    Et estuver sans deslayer,
    Li bains sont chaus, c'est sans mentir.

    Sous Louis XIII et Louis XIV, les estuves devinrent des maisons d'un genre particulier et qui étaient tout à la fois des hôtels garnis, des restaurants, des lieux de plaisir et de rendez-vous galants. Les baigneurs (ainsi appelait-on les maîtres de ces établissements, qui avaient privilége du roi) étaient des hommes experts dans tous les secrets de la toilette, coiffeurs, parfumeurs, tailleurs, entremetteurs de débauches, agents d'intrigues, confidents de tous les gens de plaisir, de toutes les femmes galantes. On allait passer quelques jours chez le baigneur pour raison de santé, au retour d'une campagne ou d'un voyage; on y allait pour disparaître un instant du monde, pour échapper à la curiosité de ses amis ou à la poursuite de ses ennemis; on y allait pour y trouver des femmes de cour déguisées et masquées ou des bourgeoises séduites et achetées; on y allait pour faire des parties de vin, de jeu et de débauche 219. Louis XIV lui-même, dans sa jeunesse, allait souvent coucher chez le baigneur Lavienne, qui devint son valet de chambre.

    Les étuves de la rue Saint-Martin étaient au coin de la rue Beaubourg et avaient pour enseigne le Lion d'argent.

    5º Rue aux Ours.--Elle date du XIIIe siècle, et s'appelait encore, en 1770, de son vrai nom aux Oües ou aux Oies, à cause des nombreux rôtisseurs qui l'habitaient. Dans cette rue débouche la (p.139) rue Salle-au-Comte qui disparaît aujourd'hui et se trouve absorbée dans le boulevard de Sébastopol. Au coin de la rue aux Ours et de la rue Salle-au-Comte était, avant la révolution, une statue de la Vierge, dite Notre-Dame-de-la-Carole, devant laquelle, chaque année, le 3 juillet, se brûlait un colosse d'osier habillé en soldat suisse, au milieu d'un grand feu d'artifice. Cette cérémonie devait son origine à un sacrilége commis, dit-on, en 1418, par un soldat ivre, qui, ayant donné un coup d'épée à la statue, en fit jaillir du sang. Les détails de cette histoire étaient exposés dans une chapelle de l'abbaye Saint-Martin; mais ils n'en étaient pas pour cela plus authentiques, et la critique si sagace des érudits du XVIIe siècle en avait fait depuis longtemps justice. En 1793, la statue de la Vierge fut détruite et remplacée pendant quelque temps par le buste de Marat. Dans cette rue Salle-au-Comte était une fontaine qui portait le nom du chancelier de Marle et fut construite par lui. Ce magistrat habitait l'hôtel voisin de cette fontaine et qui avait été bâti par le comte de Dammartin vers la fin du XIIIe siècle: c'est là qu'il fut arrêté par les Bourguignons en 1418, conduit à la Conciergerie et massacré quelques jours après. Sauval raconte qu'un procureur au Châtelet, qui avait acheté en 1663 ce manoir seigneurial, s'y trouvait logé trop à l'étroit.

    Dans la rue aux Ours débouche, parallèlement aux rues Saint-Martin et Saint-Denis, la rue Quincampoix, dont le nom vient probablement d'un de ses habitants. «C'est, dit Lemontey, un défilé obscur de quatre cent cinquante pas de long sur cinq de large, bordé par quatre-vingt-dix maisons d'une structure commune et dont le soleil n'éclaire jamais que les étages les plus élevés.» Cette rue est très-ancienne: au XIIIe siècle, elle était peuplée de merciers et d'orfèvres, fréquentée par les dames et même servant de promenade à la mode. Les merciers, à cette époque, vendaient tous les objets de (p.140) luxe et de parure pour les femmes. C'était une corporation très-importante, très-nombreuse, et plus riche toute seule, dit Sauval, que les autres cinq corps de marchands. Il serait très-difficile d'énumérer tout ce qui faisait alors partie de la boutique d'un mercier, chapeaux, étoffes de soie, hermines, tissus de lin, broderies, joyaux, aumônières, parfums; etc. Les plus riches merciers de la rue Quincampoix étaient les d'Espernon, dont un est taxé dans la taille de 1313 à 90 livres. Dans le XVIe siècle, la vogue marchande de cette rue était passée, et elle avait quelques hôtels de grands seigneurs. De ce nombre était l'hôtel de Beaufort, dont un passage a conservé le nom, où demeura le roi des halles, le héros de la populace de Paris à l'époque de la Fronde: «Il disoit tout haut, raconte Gui Patin, que si on le persécutoit à la cour, il viendroit se loger au milieu des halles, où plus de vingt mille hommes le garderoient220.» Vers la fin du règne de Louis XIV, cette rue devint le séjour des juifs qui faisaient la banque et des courtiers qui tripotaient des gains illicites sur les billets de l'État ou sur les emprunts du grand roi. A l'époque du système de Law, elle fut le centre de l'agiotage dont la fièvre agita toute la France, et alors elle se trouva encombrée de joueurs depuis les caves jusqu'aux greniers: on s'y pressait, on s'y écrasait, on y achetait la moindre place au poids de l'or; une chambre s'y louait dix louis par jour. De là nous sont venus les ventes à terme, la prime, le report et toutes les autres inventions, roueries et manœuvres de bourse. C'est dans cette rue, dans le cabaret de l'Épée-de-Bois, au coin de la petite rue de Venise, que le comte de Horn assassina un des agioteurs pour lui voler son portefeuille; il fut arrêté, condamné et exécuté sur la roue. Aujourd'hui, la rue Quincampoix est bien déchue de ses honneurs du XIIIe et du XVIIe siècles: triste et sale, elle n'est plus habitée que par des commerçants et (p.141) des fabricants. Elle a pour prolongement une ruelle boueuse qu'on appelait des Cinq-Diamants: là demeurait Chapelain.

    6º Rue Grenétat.--Cette rue date du XIIIe siècle et s'appelait alors de la Trinité, à cause d'un hôpital dont nous parlerons au chapitre suivant. Elle prit plus tard le nom de Darne-Estal ou Darnetal, d'un bourgeois qui l'habitait; et ce nom est devenu, en s'altérant successivement, Guernetat et Grenétat. Cette rue, très-fréquentée, très-populeuse, est, avec les rues qui l'avoisinent, l'un des grands centres de l'industrie parisienne, principalement en tabletterie. C'est là que l'émeute du 12 mai 1839 a livré son dernier combat.

    Le grand îlot de maisons compris entre les rues aux Ours, Grenétat, Saint-Martin et Saint-Denis, était coupé par une rue parallèle à ces deux dernières et qu'on appelait Bourg-l'Abbé, rue aujourd'hui absorbée par le boulevard de Sébastopol. Le Bourg-l'Abbé dépendait de l'abbaye Saint-Martin et datait du Xe siècle: c'était un lieu de plaisance et de promenade pour les Parisiens de la Cité, qui allaient y visiter une chapelle dédiée à saint Georges et cachée sous de frais ombrages. Lorsque l'enceinte de Philippe-Auguste fut construite, il devint faubourg de Paris et toucha la muraille. Son principal chemin prit alors le nom de rue du Bourg-l'Abbé et continua à être fréquenté, non plus seulement à cause de sa chapelle, mais à cause de ses habitants, dont les mœurs faciles et les goûts ingénus donnèrent lieu à ce proverbe: «Gens du Bourg-l'Abbé qui ne demandent qu'amour et simplesse.» Tout était bien changé, et depuis longtemps, dans la rue Bourg-l'Abbé, dont le nom même vient de disparaître: plus d'ombrages, de simplesse, de chapelle; c'était une de ces ruches d'ouvriers où, du soir au matin, à tous les étages, dans toutes les chambres, dans tous les coins, on n'entendait que le bruit du marteau, le cri de la lime, des chants souvent et quelquefois des plaintes.

    La (p.142) rue Bourg-l'Abbé a été le principal théâtre de l'émeute du 12 mai 1839.

    § II. Boulevard et faubourg Saint-Martin.

    La rue Saint-Martin est séparée de son faubourg par la porte Saint-Martin, arc de triomphe élevé à Louis XIV, en 1674, pour la conquête de la Franche-Comté. C'est l'œuvre de Pierre Bullet, élève de Blondel, et l'un des monuments les plus élégants de Paris, malgré l'aspect un peu dur de sa façade travaillée en bossages vermiculés. Là commence le boulevard Saint-Martin, qui présente un spectacle aussi animé, mais qui est plus commerçant que le boulevard du Temple. On y trouve: 1º La belle fontaine du Château-d'Eau, construite en 1812, et près de laquelle se tient un marché aux fleurs. 2º Le théâtre de l'Ambigu-Comique, fondé par Audinot, en 1767, sur le boulevard du Temple, et qui devint très-populaire sous l'Empire par ses mélodrames. Incendié en 1827, il fut transporté au boulevard Saint-Martin, sur l'emplacement de l'hôtel Murinais. 3º Le théâtre de la Porte-Saint-Martin, construit en 1781, dans l'espace de soixante-quinze jours, pour remplacer provisoirement la salle incendiée de l'Opéra.

    Le faubourg Saint-Martin s'est longtemps appelé faubourg Saint-Laurent, à cause de l'église qui s'y trouve située. C'est une voie très-large, populeuse, commerçante, industrielle, et l'une des plus belles entrées de Paris. Il a pris part à tous les grands événements de l'histoire de Paris et n'a été le théâtre spécial d'aucun fait remarquable, si ce n'est l'entrée des armées étrangères, le 31 mars 1814. Au nº 92 a demeuré J.-B. Say; au nº 188 est mort Méhul. On trouve dans cette rue:

    1º La mairie du cinquième arrondissement, au coin de la rue du Château-d'Eau. C'était autrefois une caserne de gendarmerie ou de (p.143) garde municipale, qui, après avoir été le théâtre d'un sanglant combat en 1830, a été de nouveau dévastée en 1848.

    2º L'église Saint-Laurent.--C'était, au VIe siècle, une chapelle isolée au milieu d'une grande forêt; au Xe siècle, une abbaye; en 1280, une paroisse. Sa dernière reconstruction date de 1595 et n'a été terminée qu'en 1622. C'est aujourd'hui la paroisse du cinquième arrondissement. On y trouve la sépulture d'une des saintes femmes de l'histoire de Paris, Louise de Marillac ou madame Legras, qui a pris part à toutes les bonnes œuvres de saint Vincent de Paul.

    3º L'hospice des Incurables-Hommes.--Il occupe l'ancien couvent des Récollets, fondé en 1603 par un tapissier de Paris, Jacques Cottard, et par Marie de Médicis. Les bâtiments furent reconstruits par la munificence du surintendant Bullion et du chancelier Séguier. Les Récollets étaient des capucins réformés, ordre modeste, infatigable, composé généralement de pauvres hommes du peuple, et qui donnait des prédicateurs aux campagnes, des aumôniers aux armées, des missionnaires aux colonies. L'hospice des Incurables-Hommes, qui était auparavant rue de Sèvres, fut, en 1802, transféré dans la maison des Récollets: il renferme 510 lits, dont 50 sont réservés à des enfants.

    On trouvait encore autrefois dans ce faubourg l'hospice du Saint-Nom-de-Jésus; il avait été fondé par un inconnu et par saint Vincent-de-Paul pour quarante artisans qui, ne pouvant plus travailler, étaient réduits à la mendicité. Cette maison devint, plus tard, le chef-lieu de la congrégation des frères de la Doctrine chrétienne; elle a été détruite pour ouvrir l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg.

    Parmi les nombreuses rues qui débouchent dans le faubourg Saint-Martin, rues la plupart nouvelles et dont quelques-unes ne sont qu'à demi construites, on remarque:

    1º La rue de Bondy, qui longe le boulevard Saint-Martin, et où (p.144) l'on trouvait jadis une caserne de gardes françaises, l'hôtel d'Aligre et le théâtre des Jeunes-Artistes. Celui-ci était situé au coin de la rue de Lancry: il fut ouvert en 1764, devint plus tard le Vaux-Hall d'été et jouit d'une grande vogue jusqu'en 1789. Alors il devint le Théâtre-Français comique et lyrique, puis celui des Jeunes-Artistes, et fut fermé en 1807.

    2º La rue Saint-Laurent.--Dans cette rue était l'entrée principale de la fameuse foire Saint-Laurent, qui occupait cinq arpents de terrain compris entre les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis et les rues de Chabrol et Saint-Laurent. Cette foire datait du temps de Louis VI, mais elle n'eut de célébrité qu'en 1661, époque à laquelle les prêtres de Saint-Lazare, possesseurs du champ où elle se tenait, y firent construire des rues larges, droites, ornées de marronniers, bordées de loges et boutiques uniformes. Elle se tenait du 28 juin au 30 septembre, et attirait la foule, alors si facile à amuser. On y trouvait des jeux, des saltimbanques, des cafés, des cabarets, des salles de spectacle. La plus fréquentée était le théâtre de la Foire, pour lequel travaillèrent Lesage, Piron, Sédaine, Favart. Vers 1775, la foire Saint-Laurent commença à être délaissée pour le boulevard du Temple, où se porta la vogue populaire; elle fut supprimée en 1789, et son enclos resta abandonné jusque sous la Restauration, où l'on ouvrit un marché sur une partie de son emplacement. Dans l'autre partie, on a construit l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg, l'un des plus beaux édifices de la capitale, dont la masse est aussi imposante que les dispositions de détail sont élégantes et ingénieuses.

    A l'extrémité du faubourg Saint-Martin, au delà de la rue de la Butte-Chaumont, se trouvait autrefois la butte de Montfaucon, où était construit le plus fameux des gibets royaux. Il datait du XIe siècle. C'était une masse de pierre de (p.145) cinq à six mètres de hauteur, formant une plate-forme carrée de quatorze mètres de longueur sur dix de largeur. Sur les côtés de cette plate-forme s'élevaient seize gros piliers carrés, hauts de trente-deux pieds, unis par de fortes poutres de bois qui supportaient des chaînes de fer, auxquelles restaient suspendus les cadavres des suppliciés jusqu'à ce qu'ils fussent réduits à l'état de squelettes. Alors on les jetait dans un charnier pratiqué au centre de la plate-forme. On arrivait à cette plate-forme par une longue rampe de pierre fermée d'une porte, et l'on suspendait ou détachait les cadavres au moyen de grandes échelles. Ce monument sinistre, placé sur l'une des dernières éminences de la butte Chaumont, dominait une campagne fertile, des coteaux chargés de vignobles ou de moulins, des champs de blé, mais toute habitation s'en était éloignée, et, jusqu'au milieu du dernier siècle, on n'y trouvait d'autre établissement que la voirie. On sait combien la justice du moyen âge était atroce, expéditive, et tenait peu de compte de la vie des hommes; on sait que la mort était appliquée à tous les crimes, et que les crimes étaient très-fréquents: il était donc rare que le gibet de Montfaucon ne fût pas garni de cadavres. Mais, en sa qualité de lieu privilégié de la haute justice royale, il eut l'avantage d'appendre plus de grands seigneurs que de pauvres hères, et Montfaucon sembla prédestiné aux ministres oppresseurs, aux financiers concussionnaires, aux juges prévaricateurs, etc.

    Les condamnés les plus fameux qui furent pendus ou exposés après leur supplice à Montfaucon furent: Pierre de la Brosse, ministre de Philippe-le-Hardi, en 1278; Enguerrand de Marigny, surintendant des finances sous Louis X, en 1314; Tapperel, prévôt de Paris, en 1320, pour avoir fait mourir un pauvre innocent à la place d'un riche coupable; Gérard de la Guette, surintendant des finances sous Philippe-le-Long, en 1322: Jourdain de l'Isle, seigneur gascon, (p.146) coupable de vols et d'assassinats, en 1323; Pierre Remy, surintendant des finances, en 1328; Massé de Machy, trésorier du roi, en 1331; René de Séran, maître des monnaies, en 1332; Hugues de Cuisy, président au Parlement, pour avoir vendu la justice, en 1336; Adam de Hourdaine, conseiller au Parlement, pour avoir produit de faux témoins, en 1448; Jean de Montaigu, surintendant des finances, en 1209; Pierre des Essarts, prévôt de Paris, en 1413; Olivier-le-Daim, ministre de Louis XI, en 1484; Jacques de Beaune, seigneur de Semblançay, surintendant des finances, en 1527; Jean Poncher, trésorier du Languedoc, en 1533; Gentil, président au Parlement, en 1543, etc.

    Ajoutons à cette liste funèbre de suppliciés l'amiral Coligny, Briquemaut, Cavagnes, et tant d'autres victimes de la Saint-Barthélémy, dont Charles IX, avec toute sa cour, alla contempler les cadavres.

    A partir de cette époque, les expositions à Montfaucon devinrent plus rares; Sauval dit qu'à la fin du XVIIe siècle le gibet tombait en ruine, et, en 1740, Piganiol ajoute: «Présentement la cave est comblée, la porte de la rampe est rompue et les marches sont brisées; quant aux piliers, à peine en reste-t-il deux ou trois.» En 1761, quand les faubourgs Saint-Martin et du Temple commencèrent à se peupler, on détruisit cet édifice hideux, et on le transporta à l'endroit où est actuellement la voirie et qu'on appelle aussi Montfaucon; mais on n'y pendit plus, on n'y exposa plus: le gibet royal ne fut plus qu'un symbole de la haute justice du trône, et l'on se contenta d'enterrer à l'ombre de ses piliers les malheureux suppliciés à la place de Grève. La révolution fit disparaître ce dernier reste du régime féodal.

    Le faubourg Saint-Martin aboutit à deux barrières aussi importantes que fréquentées: celle de Pantin, qui ouvre la grande route de Metz ou d'Allemagne; celle de la Villette, qui ouvre la grande route de Lille ou de Belgique. Entre ces deux (p.147) routes est situé le bassin où aboutit le canal de l'Ourcq, et à l'extrémité duquel se trouve, dans une magnifique position, entre les deux barrières, une vaste et belle rotonde, qui ressemble à un temple et ne renferme néanmoins que les bureaux de l'octroi.

    Les communes de Pantin et de la Villette ont été l'un des principaux théâtres de la bataille de 1814. La dernière, aussi riche que populeuse et commerçante, est l'un des principaux entrepôts d'approvisionnement de Paris: elle doit sa prospérité aux canaux de l'Ourcq et Saint-Martin.

    Le canal Saint-Martin commence à la barrière de Pantin, se dirige au sud-est en coupant, outre dix autres rues, la rue du Faubourg-du-Temple, la rue de Ménilmontant, la place de la Bastille, et il aboutit dans la Seine par la gare de la Bastille; il dérive les eaux du canal de l'Ourcq dans la Seine et amène ainsi dans l'intérieur de Paris toutes les marchandises du nord de la France. Il a été entrepris en 1803 et ouvert en 1825. Sa longueur est de 3,200 mètres, sa largeur de 27, sa pente de 25, répartie entre dix écluses. Il est bordé d'un côté par le quai de Valmy, de l'autre par le quai de Jemmapes. Ces quais sont couverts de magasins de bois, de pierres, de charbons, de tuiles, et l'on y remarque les vastes bâtiments de l'Entrepôt réel des douanes. Toute la partie de Paris traversée par ce canal était, il y a quarante ans, occupée presque entièrement par des marais et des terrains en culture; aujourd'hui, elle est sillonnée de rues, habitée, populeuse, pleine d'activité. Les bords du canal Saint-Martin et particulièrement l'Entrepôt ont été ensanglantés dans les journées de juin 1848.

    Outre cette importante voie de navigation, le canal de l'Ourcq fournit à Paris la plus grande partie de ses eaux. En effet, de ce canal part un aqueduc souterrain, dit de Ceinture, ayant deux mètres de hauteur sur deux mètres de largeur, et sur lequel il est possible de naviguer; il entre dans (p.148) Paris près de la barrière de la Villette, suit le mur d'enceinte et se déverse dans un vaste réservoir situé près de la barrière de Monceaux. Cet aqueduc fournit de l'eau à toute la partie septentrionale de Paris par trois principales saignées: une à l'est, qui envoie des eaux dans le quartier Popincourt et le faubourg Saint-Antoine; une au sud, qui envoie des eaux dans le faubourg Saint-Martin jusqu'au Château-d'Eau, au-dessous duquel est un réservoir dirigeant des eaux dans le Marais et le quartier Saint-Denis; enfin, une à l'ouest et partant du réservoir de Monceaux, envoyant des eaux dans la Chaussée-d'Antin, le faubourg Saint-Honoré et les Champs-Élysées.

    Chapitre V221. La Rue et le Faubourg Saint-Denis.

    § Ier. Rue Saint-Denis.

    Cette rue, l'une des plus anciennes et des plus populaires, artère principale de Paris, et qu'on pourrait appeler la rue parisienne par excellence, doit son origine au village où saint Denis fut enterré et qui attirait un grand concours de fidèles. De pieuses légendes racontaient que le saint, après sa décollation dans la prison de Saint-Denis-de-la-Chartre, avait (p.149) suivi le chemin marqué par cette rue en portant sa tête dans ses mains, jusqu'au lieu où il voulait être enterré. Ce chemin se couvrit de chapelles, de stations, de maisons: c'était la grant-rue, la grand'chaussée de monsieur saint Denys. Au XIe siècle, la rue Saint-Denis s'arrêtait à la rue d'Avignon, où était une porte de l'enceinte de Louis VI: en 1107, elle atteignait la rue Mauconseil, où était une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, dite porte aux Peintres (une impasse en a gardé le nom); en 1418, elle allait jusqu'à la rue Neuve-Saint-Denis, où était une porte de l'enceinte de Charles VI; au XVIe siècle, elle atteignait les remparts ou boulevards, où était une porte de l'enceinte de François Ier. Cette dernière se composait d'une grande tour carrée, avec tourelles, large fossé, pont-levis, et ce fut par là que les Espagnols évacuèrent Paris en 1594.

    Le commencement de la rue Saint-Denis formait autrefois un inextricable et dégoûtant réseau de ruelles hideuses et de baraques pleines de boue, «l'endroit le plus puant du monde entier,» dit Mercier: c'est le noyau de Paris ancien dès qu'il sortit de la Cité. On y pénétrait, non pas comme aujourd'hui par une vaste place, mais par un passage sombre, étroit, fangeux, pratiqué sous la masse du grand Châtelet. Là, derrière cette sinistre forteresse, était la grande boucherie, si fameuse au temps des Bourguignons et Armagnacs, et qui subsista jusqu'en 1789. Là étaient les ruelles infectes et baignées du sang des bestiaux, de la Triperie, du Pied-de-Bœuf, de la Pierre-aux-Poissons, de la Tuerie, de la Place-aux-Veaux, dite aussi Place-aux-Saint-Yon. Là ont régné, pendant 500 ans, dix-huit familles qui possédaient presque tout le quartier, dans lesquelles la succession était réglée par une sorte de loi salique, et dont il ne restait plus que deux à la fin du XVIIe siècle, celles des Thibert et des Ladehors; les plus puissantes avaient été celles des Legoix, des Thibert, des Saint-Yon, si fameuses au temps de Charles VI, et dont il reste (p.150) encore des représentants dans la boucherie de Paris. Malgré les déblaiements opérés depuis la destruction du Châtelet, cette partie de Paris gardait quelque chose de son ancien aspect: c'était encore un quartier sale, triste, encombré d'une population pauvre et laborieuse, où l'humidité, la misère, la maladie semblaient suinter de tous les pavés et de tous les murs, mais depuis trois ou quatre ans, tout ce commencement de la rue Saint-Denis avec les ruelles qui y aboutissaient a été détruit et forme une large et belle voie jusqu'à la rencontre de la nouvelle rue de Rivoli.

    La rue Saint-Denis était, au moyen âge, la plus belle, la plus longue, la plus riche de tout Paris: aussi jouissait-elle de grands priviléges et d'honneurs féodaux: «C'était par la porte Saint-Denis, raconte Saint-Foix, que les rois et les reines faisaient leur entrée. Toutes les rues, sur leur passage, jusqu'à Notre-Dame, étaient tapissées et ordinairement couvertes en haut avec des étoffes de soie et des draps camelotés. Des jets d'eau de senteur parfumaient l'air; le vin, l'hypocras et le lait coulaient de différentes fontaines. Les députés des six corps de marchands portaient le dais: les corps des métiers suivaient, représentant en habits de caractère les sept péchés mortels, les sept vertus, la mort, le purgatoire, l'enfer et le paradis, le tout monté superbement. Il y avait de distance en distance des théâtres où des acteurs pantomimes, mêlés avec des chœurs de musique, représentaient des mystères de l'Ancien Testament: le sacrifice d'Abraham, le combat de David contre Goliath, etc. Froissard dit qu'à l'entrée d'Isabeau de Bavière, il y avait à la porte aux Peintres un ciel nué et étoilé très-richement, et Dieu par figures séant en sa majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et dans ce ciel petits enfants de chœur chantoient moult doucement en forme d'anges; et ainsi que la reyne passa dans sa litière découverte sous la porte de ce paradis, d'en haut deux anges descendirent tenant en leurs mains une très-riche couronne garnie de pierres (p.151) précieuses, et l'assirent moult doucement sur le chef de la reyne, en chantant ces vers:

    Dame enclose entre fleurs de lys,
    Reine êtes-vous de paradis,
    De France et de tout le pays.
    Nous retournons en paradis.

    A l'entrée de Louis XI, il y avait à la fontaine de Ponceau «trois belles filles faisant personnages de sirènes toutes nues... et disoient de petits motets et bergerettes; et près d'elles jouoient plusieurs instruments qui rendoient de grandes mélodies;» à l'hôpital de la Trinité, un théâtre représentant «une Passion à personnages et Dieu étendu sur la croix et les deux larrons à dextre et à senestre;» à la porte aux Peintres, «autres personnages moult richement habillés;» à la fontaine des Innocents, une grande chasse; au Châtelet, la prise de Dieppe sur les Anglais, etc.

    Nous ne parlerons pas des autres entrées royales: qu'il nous suffise de dire qu'aucun roi ne manqua, à son avénement, «de mener triomphe» dans la rue Saint-Denis: c'était, en quelque sorte, une cérémonie d'intronisation, la reconnaissance du monarque nouveau par la capitale, enfin un deuxième sacre.

    Les bourgeois et les boutiques de cette rue, fameuse dans toute l'Europe, représentent proverbialement depuis plusieurs siècles la population et le commerce de Paris; mais ce n'est réellement que du XVIe siècle que datent les grandes maisons de négoce qui ont fait sa renommée. Là était le centre du commerce de la draperie, des soieries, des dentelles, de la mercerie, etc., commerce qui se faisait dans des boutiques sombres, profondes, étroites, sans luxe, sans ornement, comme on en peut voir encore dans quelques coins de ce quartier, boutiques où se bâtissaient lentement, solidement, de grosses fortunes; où le fils succédait invariablement au père pendant quatre ou cinq générations, jusqu'à ce (p.152) que la richesse entassée devînt telle que le dernier héritier se décidât à secouer la poussière du comptoir pour briguer les honneurs de l'échevinage ou acheter une charge de conseiller au Parlement. C'est en effet des boutiques de la Cité et des quartiers Saint-Denis et Saint-Honoré que sont sorties la plupart des familles municipales et parlementaires de la capitale.

    La bourgeoisie de la rue Saint-Denis, à cause de ses richesses et de son importance commerciale, a naturellement joué un grand rôle politique presque dans tous les temps; elle est essentiellement ennemie de toute oppression et facile à embrasser toutes les idées généreuses; mais son opposition est plus taquine que persévérante, et, dès que sa prospérité matérielle en est troublée, elle se met à défendre l'autorité avec une ardeur passionnée, même aux dépens de la liberté, et ne cherche plus que l'ordre, la soumission, le repos. Ainsi, à l'époque de la Ligue, elle se montra catholique fougueuse, et néanmoins devint le centre du tiers parti qui appela Henri IV au trône; au temps de la Fronde, elle se signala par sa haine contre Mazarin, et néanmoins ce furent ses boutiques qui décidèrent le rétablissement de l'autorité royale; en 1789, elle se jeta dans la révolution avec enthousiasme, et sa garde nationale figura dans toutes les journées, dans toutes les fêtes; mais son ardeur commença à se calmer après le 10 août; elle vit la République avec répugnance, garda un profond ressentiment de la Terreur et se laissa entraîner par les royalistes à faire le 13 vendémiaire. Elle applaudit au 18 brumaire; mais quand les guerres impériales ruinèrent son commerce, elle devint ardemment hostile à Napoléon, et celui-ci dissimula à peine son dédain et sa colère contre ces boutiquiers; à son avis, cette partie de la population était le type de l'inconstance, de la vanité et de la bêtise parisienne. Aussi la chute du tyran fut-elle accueillie dans cette rue avec des transports de joie; aussi (p.153) le comte d'Artois et Louis XVIII, qui, à l'imitation de leurs ancêtres, firent leur entrée par la rue Saint-Denis, y furent reçus avec des acclamations dont une part alla même aux soldats étrangers qui les escortaient. Aucune rue de Paris ne se montra plus royaliste; aucune ne se pavoisa plus complétement de drapeaux blancs; aucune ne se para de fleurs de lis avec plus de bonheur. Ajoutons que cet enthousiasme fut bien récompensé, car le retour de la paix et la présence des étrangers amenèrent dans ce quartier une prospérité inouïe et y furent la cause de fortunes colossales. Mais quand le gouvernement des Bourbons donna trop de pouvoir au clergé, la rue Saint Denis, qui se piquait d'avoir des lettres et était même un peu esprit fort, rentra dans l'opposition: c'est là que le Constitutionnel trouva ses premiers et plus sympathiques lecteurs; c'est de là que sortirent les malédictions les mieux nourries contre les jésuites; c'est là que les bourses se montrèrent inépuisables pour toutes les souscriptions du libéralisme, éditions de Voltaire, dotation de la famille Foy, tombeau du jeune Lallemand; c'est là, enfin, au fond des arrière-boutiques, que furent chantées avec délice, les chansons les plus hardies, les plus secrètes de Béranger. Alors la rue Saint-Denis, si chère aux Tuileries, dont l'opinion était naguère si soigneusement caressée par les royalistes, tomba dans le discrédit de la cour. Elle s'en inquiéta peu: ce fut un de ses bourgeois qui refusa d'empoigner Manuel; sa garde nationale cassa les vitres de M. de Villèle après la revue du 12 avril, et aux élections de novembre 1827, toutes ses maisons s'illuminèrent en l'honneur des députés libéraux que Paris venait de nommer. On sait comment le ministère fit taire cette joie à coups de fusils: la rue Saint-Denis ne l'oublia pas; elle fut des premières, en juillet 1830, à crier Vive la Charte! et quand la grande colonne du duc de Raguse arriva dans cette rue pour y couper les insurrections des quais et des boulevards, elle y fut entièrement (p.154) enveloppée et ne se dégagea qu'après un furieux combat.

    Depuis cette époque, depuis les améliorations matérielles qui ont changé la face de Paris, la rue Saint-Denis a subi une sorte de transformation et perdu en partie son caractère spécial. C'est encore la rue la plus commerçante, la plus tumultueuse, la plus assourdissante de Paris; d'un bout à l'autre, on ne voit qu'une foule grouillante, active, affairée, d'innombrables voitures, des magasins encombrés de marchandises; de tous côtés on n'entend que le bruit des métiers, les cris des petits marchands, le tapage des charrettes: mais, malgré cela, ce n'est plus la reine de Paris, la régulatrice de son commerce, le guide de ses opinions politiques; ses maisons, profondes et élevées, sont toujours peuplées du haut en bas de fabricants, de marchands, d'industriels de tout genre; mais le gros commerce d'étoffes, les grands magasins de l'ancien temps l'ont abandonnée: ses boutiques sont maintenant vouées à des commerces moins étendus, plus humbles, excepté néanmoins pour la passementerie, la mercerie, la parfumerie. Aussi son importance politique a-t-elle diminué, et, de 1830 jusqu'à nos jours, il ne s'est rien passé dans la rue Saint-Denis qui la distingue des autres grandes rues de Paris, encore bien qu'elle ait été profondément remuée par les émeutes de 1832 et 1834 et par les journées révolutionnaires de 1848.

    Dans une rue jadis aussi sainte, les édifices religieux devaient être nombreux: en effet, on y trouvait cinq églises, dont il ne reste qu'une, trois couvents et cinq hospices, aujourd'hui détruits.

    1º L'hôpital Sainte-Catherine.--Il était situé au coin de la rue des Lombards et avait été fondé vers le XIe siècle pour héberger les pèlerins qui se rendaient en foule à l'église Sainte-Opportune. Les religieuses de cet hôpital se chargèrent plus tard «de retirer les pauvres filles qui n'ont aucune retraite (p.155) et cherchent condition.» Elles avaient aussi pour mission d'ensevelir les malheureux trouvés morts dans la Seine, dans les rues ou dans les prisons, et qui, du moins, n'étaient pas mis en terre par des mains indifférentes et sans une larme ou une prière! Cette morgue chrétienne fut, en 1791, affectée aux jeunes aveugles, et ceux-ci y restèrent jusqu'en 1818, époque à laquelle ils furent transférés au séminaire Saint-Firmin 222. Alors l'hôpital fut vendu, détruit et remplacé par des maisons particulières.

    La chapelle ou l'église de cet établissement est célèbre dans l'histoire des théophilanthropes: c'est là que les sectaires du culte naturel firent, en 1797, leur première cérémonie. Pendant plus d'une année, ils y célébrèrent deux fêtes par décade, outre les mariages, baptêmes, décès, etc.223.

    2º L'église Sainte-Opportune.--Sa fondation remonte à une chapelle de Notre-Dame-des-Bois, qui aurait été bâtie à l'époque où le christianisme fut introduit dans la Gaule. «Si l'on en croit la tradition, dit Sauval, saint Denis, qui vint en France en 252, la mit en grande vénération des peuples.» Elle était alors située à l'entrée d'une grande forêt, qui «s'étendait en largeur depuis cet ermitage jusqu'au pied du Montmartre, et en longueur depuis le pont Perrin jusqu'à Chaillot.» En 853, Hildebrand, évêque de Seez, chassé de son pays par les Normands, se réfugia à Paris et déposa dans cette (p.156) chapelle les reliques de sainte Opportune. Les miracles de cette sainte ayant attiré une multitude de pèlerins, et Louis-le-Bègue ayant fait à Hildebrand donation des terres voisines, on remplaça la chapelle par une église entourée d'un vaste cloître et qui reçut un chapitre de chanoines. Louis VII lui donna les seigneurie, censive et justice sur tous les prés et marais jusqu'à Montmartre. L'église fut reconstruite au XIIIe siècle et ne cessa point, jusqu'à sa destruction en 1792, d'être en grande vénération. Sa principale entrée était rue de l'Aiguillerie. Un reste du mur du cloître existe encore dans la rue de la Tabletterie.

    3º L'église des Saints-Innocents, située à l'angle-nord de la rue aux Fers. Bâtie par Philippe-Auguste sur l'emplacement d'une antique chapelle, elle fut reconstruite au XVe siècle, et son architecture n'avait rien de remarquable: on l'a démolie en 1785.

    Le chevet de cette église était dans la rue Saint-Denis, et son entrée se trouvait dans un cimetière qui l'entourait et qui occupait tout l'emplacement actuel du marché des Innocents. Ce cimetière datait probablement du temps des Romains, et il servait à vingt paroisses. Comme il était, dans l'origine, ouvert de toutes parts, et, à cause du voisinage des halles, souillé et profané par les passants, Philippe-Auguste, en 1188, le fit envelopper de murs. Plus tard, on garnit ces murs de galeries couvertes, appelées charniers, sous lesquelles on plaça des sépultures. Nicolas Flamel, qui, dit-on, avait une échoppe d'écrivain sous les charniers, y avait fait construire une chapelle pour sa femme. On y trouvait aussi les monuments funéraires de Jean Le Boulanger, premier président au Parlement, de l'érudit Nicolas Lefèvre, de l'historien Eudes de Mézeray, etc. Tout ce qui n'était pas assez riche ou assez noble pour acheter une dernière demeure sous les dalles d'une église, se faisait enterrer sous les charniers des Innocents.

    Au XIIIe (p.157) siècle, la mode s'empara de ces galeries sombres, humides, infectes; des marchands s'y établirent; les oisifs vinrent s'y promener, et le séjour de la mort devint un lieu de luxe, de plaisirs, de rendez-vous. Cette mode ne dura pas quelques années, mais plusieurs siècles, car, en 1784, les charniers étaient encore remplis de boutiques et d'échoppes d'écrivains publics et de modistes: «Les écrivains des charniers, dit Mercier, sont ceux qui s'entretiennent le plus assidûment avec les princes et les ministres: on ne voit à la cour que leurs écritures... C'est au milieu des débris vermoulus de trente générations qui n'offrent plus que des os en poudre, c'est au milieu de l'odeur fétide et cadavéreuse qui vient offenser l'odorat, qu'on voit celles-ci acheter des modes, des rubans, celles-là dicter des lettres amoureuses. Le régent avait, pour ainsi dire, composé son sérail des marchandes de modes et des filles lingères dont les boutiques environnent et ceignent dans sa forme carrée ce cimetière vaste et hideux.» Quant au cimetière lui-même, il était devenu un lieu d'assemblées publiques, de prédications et même de représentations théâtrales. Le moyen âge, avec sa foi ardente, ne craignait pas la mort et aimait à jouer avec elle: aussi, sur les murs des charniers avait-il peint la Danse macabre, allégorie philosophique, où l'on voyait la Mort mener la danse en conduisant au tombeau «personnes de tous estats,» mêlées et confondues. Cette allégorie y fut même plusieurs fois représentée sur des tréteaux par des acteurs qui attiraient la foule, tant la scène était appropriée au sujet! La mort mena la danse au cimetière des Innocents pendant plus de six siècles, et elle y entassa les cadavres de vingt à trente générations. Aussi cette immense nécropole présentait-elle le spectacle le plus hideux, un pêle-mêle incroyable de pierres, de croix, d'ossements et d'ordures; on roulait les crânes aux pieds; il y en avait des monceaux entassés, à travers lesquels poussaient de grandes herbes; tous les greniers des charniers (p.158) en étaient tellement remplis et comblés qu'ils en crevaient et que les os regorgeaient par toutes les ouvertures. C'était pour toute la ville un immense foyer d'infection; c'était de plus un mauvais lieu, le rendez-vous des mendiants et des voleurs, qui souvent profanaient ou pillaient les tombeaux. «Paris, disait Rabelais, est une bonne ville pour vivre, non pour y mourir, car les guénaulx des Saints-Innocents se chauffent des ossements des morts.»

    Pendant deux siècles, toute la population du quartier des halles réclama contre ce vaste tombeau, situé dans la partie la plus populeuse et la plus malsaine de Paris; mais ce fut seulement en 1785 qu'une ordonnance royale prescrivit sa destruction. Alors on démolit l'église et les charniers; on détruisit tous les monuments du cimetière, antiquités précieuses pour la plupart, telles que les vieilles chapelles d'Orgemont et de Pomereux, la tour Notre-Dame-des-Bois, le prêchoir, la croix des Bureaux, la croix de Gâtine, etc. Par les soins de Fourcroy et de Thouret, on enleva les ossements et plusieurs pieds de terre du cimetière, et l'on transporta les débris de 1,200,000 cadavres dans les carrières ou catacombes du faubourg Saint-Jacques 224. L'emplacement du cimetière fut destiné à agrandir les halles, et l'on y a construit en 1813 des galeries de bois où se vendent principalement des légumes et des fruits.

    A l'angle méridional de la rue aux Fers et adossée à l'église des Innocents était une charmante fontaine qui datait du XIIIe siècle, mais qui fut reconstruite en 1550 par Pierre Lescat et décorée par Jean Goujon. A l'époque de la destruction de l'église, on transporta cette fontaine avec ses ornements au milieu du marché, en ajoutant deux faces à celles de Lescot et en imitant avec bonheur les gracieuses naïades et les bas-reliefs de Goujon. Grâce à cette reconstruction, qui fut faite avec beaucoup de soin et de talent, la fontaine (p.159) des Innocents forme aujourd'hui l'un des monuments les plus élégants et les plus précieux de Paris.

    Le marché des Innocents a été le théâtre d'un violent combat le 28 juillet 1830. Soixante-dix citoyens y furent tués et enterrés sur la place même; et, pendant dix ans, le lieu de leur sépulture fut entouré d'une grille et orné de fleurs. Ces restes ont été exhumés en 1840 et transportés sous la colonne de Juillet.

    4° L'église du Saint-Sépulcre.--En 1325, Louis de Bourbon, comte de Clermont, fonda une église-hôpital pour les pèlerins qui allaient au Saint-Sépulcre. L'église fut bâtie; l'hôpital ne le fut pas, et, la folie des croisades étant apaisée, la dotation du prince ne servit plus qu'à entretenir un chapitre de chanoines. L'église du Saint-Sépulcre, dont le portail était remarquable et qui ne fut terminée qu'en 1655, était dans la dépendance du chapitre de la cathédrale et l'une des quatre églises qu'on nommait les filles de Notre-Dame. C'était le chef-lieu de la confrérie des merciers. Démolie en 1690, on a construit sur son emplacement une vaste cour entourée de bâtiments d'une architecture remarquable, quoique prétentieuse, et qu'on appelle la cour Batave à cause d'une compagnie hollandaise qui éleva ces bâtiments en 1792.

    5° L'abbaye Saint-Magloire.--C'était d'abord une chapelle dont l'origine est inconnue et qui fut, en 1138, transformée en une abbaye d'hommes. Cette abbaye devint puissante et exerçait sa juridiction sur une partie du quartier; elle avait une justice patibulaire, car, en fouillant ses jardins au XVIe siècle, on trouva des ossements, des chaînes de fer et une potence, ce symbole sinistre de la souveraineté au moyen âge. En 1572, Catherine de Médicis transféra les religieux de Saint-Magloire à Saint-Jacques-du-Haut-Pas et mit à leur place un couvent de filles pénitentes, que Louis XII, étant duc d'Orléans, avait établi dans son hôtel de Bohême. Les (p.160) statuts primitifs de ce couvent portaient «qu'on n'y pourrait recevoir que les filles dissolues, et que, pour s'en assurer, elles seraient visitées par des matrones.» Mais, après sa translation, «on n'y reçut plus, dit Jaillot, que des victimes pures et dignes de l'époux qu'elles ont choisi.» Ce couvent a été détruit pendant la révolution. Son emplacement est occupé par une partie de la rue Rambutau.

    6° L'église Saint-Leu-Saint-Gilles était, dans l'origine, une chapelle dépendant de l'abbaye Saint-Magloire. Elle devint une église en 1270, fut rebâtie en 1320, agrandie en 1611, transformée pendant la révolution en magasin de salpêtre, rendue au culte en 1802. C'est une des succursales du sixième arrondissement.

    7° L'hôpital Saint-Jacques fut fondé en 1317 par des bourgeois de Paris qui appartenaient à la confrérie de Saint-Jacques de Compostelle, «pour héberger les pèlerins et les pauvres passants.» Il contenait quarante lits; soixante à quatre-vingts pauvres pouvaient y être logés chaque nuit et recevaient à leur départ un pain et du vin. Les chapelains de cet hôpital dissipant ses revenus en débauches, Louis XIV les supprima, attribua leurs biens à l'ordre de Saint-Lazare, et, malgré les procès engendrés par cette réunion, en 1722, «les revenus s'élevoient à 40,000 livres, toutes les maisons étoient en bon état, et l'hospitalité y étoit exercée avec autant d'exactitude que les aumônes des fidèles pouvoient fournir aux besoins des pauvres.» Cet hôpital a été détruit en 1790, et son emplacement est occupé par plusieurs rues. L'église, dont une tradition faisait remonter l'origine jusqu'à Charlemagne, occupait le coin de la rue Mauconseil; elle n'a été démolie qu'en 1820; un magasin de nouveautés, bâti sur son emplacement, a pour enseigne des statues du moyen âge trouvées dans les caveaux de l'hôpital.

    1° L'hôpital de la Trinité, situé entre les rues Saint-Denis et Grenétat, avait été fondé dans le XIIe siècle sous le nom de la (p.161) Croix-de-la-Reine. Il fut agrandi par Philippe-Auguste et destiné principalement à héberger les pèlerins qui, le soir, trouvaient fermée la porte de Paris, dite porte aux Peintres. Son enclos était très-vaste et renfermait, outre l'église et les bâtiments de l'hôpital, des terrains cultivés. L'église occupait l'emplacement du nº 266 de la rue Saint-Denis.

    Vers la fin du XIVe siècle, des bourgeois de la rue Saint-Denis s'étaient avisés, plutôt par esprit de piété que par plaisir, de se réunir pour représenter les traits les plus intéressants de la vie de Jésus-Christ. Ils obtinrent en 1402 de Charles VI des lettres-patentes qui les érigeaient en confrérie, sous le titre de «maîtres, gouverneurs et confrères de la confrérie de la Passion et résurrection de Notre-Seigneur,» et les autorisaient à faire leurs jeux en public, les jours de dimanche et de fête. Alors ils louèrent la grande salle de l'hôpital de la Trinité, laquelle avait vingt et une toises de long, sur six de large; et c'est là que furent jouées ces pièces naïves appelées mystères, qui traduisaient par personaiges toutes les histoires de l'Ancien et du Nouveau Testament, les vies des saints, les actes des apôtres, la destruction de Troie la grante, et, plus tard, les sotties, farces et moralités des Enfants-Sans-Souci, dont la confrérie se réunit à celle de la Passion. La foule accourut à ces spectacles si nouveaux, qui semblaient le complément des spectacles augustes des églises: et, pendant un siècle et demi, sauf les interruptions causées par les guerres civiles, l'hôpital de la Trinité fut le lieu le plus populaire et le plus fréquenté de Paris.

    En 1545, les religieux de la Trinité ayant cessé d'exercer l'hospitalité, le parlement ordonna «que les enfants des pauvres invalides compris sur les rôles de l'aumône et unis en loyal mariage, âgés pour le moins de six ans, seroient charitablement reçus dans cet hôpital, nourris et instruits dans la religion et dans les arts et métiers». D'après cela, les confrères de la Passion abandonnèrent leur théâtre et se transportèrent (p.162) dans la rue Coquillière, à l'hôtel de Flandre. L'hôpital de la Trinité devint alors une maison d'orphelins, où étaient élevés cent garçons et trente-six filles, auxquels on apprenait des métiers, et qui, à cause de leurs habits, étaient appelés les Enfants-Bleus. Cet établissement, qui était administré par six bourgeois du quartier et le curé de Saint-Eustache, acquit en peu de temps de la prospérité. L'enclos de l'hôpital étant devenu par privilége de Henri II un lieu d'asile, des maisons s'y bâtirent, des ruelles y furent ouvertes, et des ouvriers de diverses professions vinrent y travailler en franchise. Alors l'hôpital de la Trinité devint une sorte d'école des arts et métiers. En effet, il fut décidé que, «à l'égard des compagnons qui auraient montré pendant six ans leurs métiers aux enfants-bleus, ou bien à l'égard des enfants qui, après leur apprentissage, auraient consacré six années à l'instruction des autres apprentis, que, tous les ans, il serait reçu un compagnon et un enfant maîtres-jurés en franchise et sans frais.» Cette école pratique produisit une foule d'artisans habiles, et la plupart des maîtres qu'elle a donnés ont acquis une sorte de renommée: on cite parmi eux le tapissier Dubourg, qui, en 1594, fit les tapisseries de Saint-Merry, et que Henri IV mit à la tête de la manufacture royale des tapis de la Savonnerie.

    L'hôpital de la Trinité fut supprimé en 1790, et ses biens furent attribués à l'administration générale des hospices. L'église, qui avait été reconstruite en 1598 et 1671, a été démolie en 1817; l'enclos fut transformé en rues et passages entièrement occupés par des fabriques, et il ne reste de ce vénérable berceau du théâtre français, de cette modeste école industrielle, que la porte de la rue Grenétat225.

    9º L'église Saint-Sauveur était, dans l'origine, une chapelle où l'on dit que Louis IX faisait ordinairement une station lorsqu'il (p.163) allait à Saint-Denis. Elle devint église paroissiale au XIIIe siècle et fut rebâtie en 1537. Plusieurs acteurs de l'hôtel de Bourgogne y avaient été enterrés avec Colletet, tant maltraité par Boileau, le poète Vergier, assassiné en 1720, etc. Elle tombait en ruines en 1785, et on commençait à la rebâtir quand la révolution arriva: alors elle fut démolie, et sur son emplacement on a établi des maisons particulières.

    10º Le couvent des Filles-Dieu avait été fondé en 1226 par Guillaume III, évêque de Paris, «pour retirer des pécheresses qui, pendant toute leur vie, avaient abusé de leur corps et à la fin estoient en mendicité.» Il était d'abord situé dans la couture de l'Échiquier, qui occupe l'emplacement du boulevard Bonne-Nouvelle et des rues voisines, et une impasse de ce boulevard en a conservé le nom. Saint Louis prit sous sa protection les Filles-Dieu, leur bâtit un hostel, et «y fit mettre, dit Joinville, grant multitude de femmes qui par poverté estoient mises en peschié de luxure, et leur donna 400 livres de rentes pour elles soustenir.» En 1360, lorsque les ravages des Anglais forcèrent Paris à se donner une nouvelle enceinte, la couture des Filles-Dieu se trouva coupée en deux parties par le fossé et le mur, et les religieuses furent forcées d'abandonner leur maison, tout en conservant leur couture. On leur céda alors l'hospice ou maison-Dieu de Sainte-Madeleine, fondé en 1216 dans la rue Saint-Denis, pour héberger les femmes pauvres qui passaient à Paris, sous la condition qu'elles continueraient à exercer cette œuvre de charité. L'enclos de cet hôpital était très-vaste; il occupait l'emplacement actuel de la rue et du passage du Caire et touchait le mur d'enceinte de Paris.

    Les Filles-Dieu, malgré leurs rentes et leur couture, étaient forcées de mendier pour les besoins de leur maison:

    Les Filles-Dieu savent bien dire:
    Du pain pour Jhesu nostre sire,

    dit l'auteur des Cris de Paris. Elles étaient d'ailleurs astreintes à (p.164) une touchante obligation: au chevet extérieur de leur église se trouvait une croix, devant laquelle s'arrêtait et se reposait le condamné qu'on menait à Montfaucon; alors les religieuses venaient en procession, et en chantant les psaumes de la Pénitence, entourer le malheureux, et elles lui donnaient trois morceaux de pain et une coupe de vin avec des paroles de charité.

    Ce couvent retomba dans le relâchement et cessa peu à peu d'exercer l'hospitalité; en 1495, il fut réformé et compris dans l'ordre de Fontevrault. Alors on rebâtit la maison ainsi que l'église, qui fut décorée de sculptures de François Anguier. Toutes deux ont été démolies en 1798, et l'on construisit sur leur emplacement une rue et un passage. C'était l'année de l'expédition d'Égypte: cette rue et ce passage prirent de là le nom du Caire, et l'on décora l'entrée du dernier de monstrueux attributs égyptiens.

    11º La maison des Filles-Saint-Chaumont, qui occupait le coin actuel de la rue de Tracy. C'était une communauté séculière vouée à l'instruction des orphelines et des nouvelles converties, et qui était le chef-lieu d'une congrégation comprenant vingt autres maisons: elle fut autorisée en 1687 sous la condition qu'elle ne pourrait jamais être convertie en maison de profession religieuse. Elle occupait l'emplacement de l'hôtel Saint-Chaumont ou La Feuillade, et c'est dans le jardin de cet hôtel que fut coulée en fonte la statue de Louis XIV, qui décorait la place des Victoires. Les bâtiments existent encore, mais transformés en maisons d'habitation; la chapelle, bâtie en 1781, est occupée par un magasin de nouveautés. Dans le voisinage de cette maison se trouvait l'hôtel de Destutt de Tracy, sur lequel, en 1782, on a ouvert la rue de Tracy.

    Parmi les rues qui aboutissent à la rue Saint-Denis, on remarque:

    1º Rue Saint-Germain-l'Auxerrois.--C'est une des plus anciennes (p.165) rues de Paris, car elle conduisait de la Cité à l'église du même nom, à l'époque où Paris était encore renfermé dans son île. Il en est déjà question sous Louis-le-Débonnaire: ce n'était alors qu'une ruelle fangeuse bordée de quelques masures et de jardins presque continuellement envahis par la Seine. On y trouvait jadis le For-l'Évêgue (Forum Episcopi), lieu où, dès le temps de Louis VI, l'évêque faisait rendre la justice, et qui avait une entrée sur le quai de la Mégisserie. Depuis l'édit de 1674, qui détruisit dans Paris toutes les justices particulières, le For-l'Évêque devint une prison «où l'on retient, dit un contemporain, plus de malheureux que de coupables, étant particulièrement affectée à ceux qui sont arrêtés pour dettes.» C'était aussi le lieu de détention des acteurs qui avaient fait quelque scandale ou désobéi à l'autorité.

    Dans la rue Saint-Germain-l'Auxerrois aboutit la rue des Orfèvres, où étaient une chapelle et un hospice de Saint-Éloi, fondés au XIVe siècle par les orfèvres pour les ouvriers vieux ou infirmes de ce corps de métier, ainsi que pour leurs veuves. Les orfèvres formaient un des six grands corps de métiers de Paris; l'origine de leur corporation remontait au temps des Romains, et ils s'honoraient d'avoir eu pour confrères saint Éloi et son apprenti saint Théau. La chapelle fut rebâtie par Philibert Delorme et était ornée de quelques figures de Germain Pilon. Elle a été détruite pendant la révolution; une partie de la maison d'hospice existe encore au nº 4.

    2º Rue Perrin-Gasselin, qui se continue par la place et la rue du Chevalier-du-Guet. Cette dernière rue prenait son nom du logis ou hôtel des commandants du guet, qui y restèrent jusqu'en 1733, époque où ils allèrent demeurer rue Meslay. Ce quartier, qui nous semble aujourd'hui si malheureux, si sale, si sombre, était au XVIIe siècle l'un des beaux quartiers de Paris, celui où demeuraient la riche bourgeoisie et une partie de la magistrature. C'était là, sur la place du Chevalier-du-Guet, (p.166) qu'était la maison de Guy Patin: «en belle vue, dit-il, et hors du bruit, joignant le logis de M. Miron, maître des comptes.» Il l'avait achetée en 1650 moyennant 25,000 livres, et les charmants détails qu'il nous a laissés sur cette maison, ses chambres, son ameublement, nous transportent dans la vie intérieure de la bourgeoisie éclairée de cette époque 226.

    3º Rue de l'Aiguillerie.--A l'entrée de cette rue était une petite place, qui fut formée en 1569 par la destruction de la maison d'un bourgeois, Philippe Gastine. Ce bourgeois ayant, malgré les édits royaux, ouvert un prêche, fut pendu, ainsi que ses deux frères; on rasa sa maison, et une pyramide fut élevée à sa place. Cette pyramide était un monument très-curieux: élevée sur cinq piédestaux superposés et différents de style et d'ornements, elle était surmontée d'une croix ornée de statues, chargée de détails et d'inscriptions. Deux ans après, Charles IX, d'après les clauses de la pacification de Saint-Germain, ordonna de détruire ce monument, qui rappelait la guerre civile. Le Parlement et l'Université s'y opposèrent; et, quand les agents et les soldats royaux voulurent, à trois reprises, enlever la pyramide, des émeutes éclatèrent; le peuple massacra plusieurs protestants et saccagea (p.167) leurs maisons. Il fallut employer la force pour apaiser ce désordre: un des mutins fut saisi et pendu à la fenêtre d'une maison voisine; alors l'ordre royal put être exécuté, et la croix de Gastine fut transférée dans le cimetière des Innocents, où elle existait encore en 1785.

    4º Rue La Reynie.--Cette rue se nommait autrefois Troussevache, du nom d'un bourgeois qui y demeurait en 1257; et, à cette époque, c'était l'une des rues les plus fréquentées de Paris, une succursale de la rue Quincampoix pour le commerce de luxe. Les puristes de la préfecture de la Seine, trouvant son nom ignoble, l'ont remplacé par celui du premier magistrat de police qu'ait eu la capitale.

    5º Rue de la Ferronnerie.--Elle doit son nom à de «pauvres ferrons» ou marchands de fer, à qui saint Louis permit d'adosser leurs tréteaux aux charniers des Innocents. On y bâtit ensuite des boutiques en bois, puis des maisons, qui rendirent la rue très-étroite et furent ainsi en partie cause de l'assassinat de Henri IV. Le 14 mai 1610, le carrosse de ce prince s'étant trouvé arrêté dans la rue de la Ferronnerie par un embarras de voitures, les valets descendirent et passèrent par les charniers pour rejoindre le carrosse à la rue Saint-Denis. Ravaillac profita de ce moment pour monter sur une borne de la rue ainsi que sur la roue du carrosse et pour frapper Henri IV de trois coups de couteau, dont un était mortel. La rue fut élargie en 1671, d'après un édit royal, qui ordonna de démolir «les petites maisons, boutiques et échoppes qui sont adossées contre les murs du charnier,» et de porter la largeur de la rue à trente pieds. Le prolongement de la rue de la Ferronnerie est la grande rue Saint-Honoré, dont nous parlerons plus tard 227.

    6º Rue aux Fers.--C'était autrefois la rue au Feurre, parce qu'on y tenait le marché à la paille, au fourrage. Dans le XVIIe siècle, elle était habitée par des marchands de soieries, les plus riches (p.168) de Paris, et qui ont joué un grand rôle dans les troubles de la Fronde: ce furent eux qui firent décider en 1652 la soumission de Paris à Louis XIV. Guy Patin parle de l'un de ces négociants, qui fit une banqueroute de six millions. Cette rue est aujourd'hui principalement habitée par des marchands de passementerie.

    7º Rue de la Grande-Truanderie.--Elle date du XIIIe siècle et tire son nom des truands ou mendiants qui l'habitaient. A la pointe du triangle qu'elle fait avec la rue de la Petite-Truanderie se trouvait jadis un puits fameux dans les traditions parisiennes. On racontait que, du temps de Philippe-Auguste, une jeune fille, désespérée de l'infidélité de son amant, s'était jetée dans ce puits. Le lieu devint célèbre sous le nom de Puits d'amour, et les amants s'y donnaient rendez-vous. Sous François Ier, un jeune homme, désolé des rigueurs de sa maîtresse, s'y précipita et ne se fit aucun mal. La belle, touchée de son désespoir, l'épousa, et l'heureux amant fit reconstruire le puits, où, du temps de Sauval, on lisait encore cette inscription:

    Amour m'a refait
    En 525 tout à fait.

    C'est dans une maison de cette rue que se tenait le comité d'insurrection de Babeuf, Darthé, Buonarotti et autres conspirateurs de 1796; c'est là qu'ils furent arrêtés.

    8º Rue Mauconseil.--Elle existait en 1250 et tirait son nom d'un de ses habitants. Elle prit en 1790 celui de Bon-Conseil et le donna à une section que nous avons vue se distinguer par ses motions et ses actes révolutionnaires: ce fut elle qui la première proclama la déchéance de Louis XVI, dénonça les Girondins comme complices de Dumouriez, entra, au Ier prairial, dans la salle de la Convention. Cette section était principalement menée par un cordonnier de la rue Mauconseil, Lhuillier, ami de Robespierre et qui périt avec lui.

    Dans (p.169) cette rue était situé l'hôtel d'Artois, dont nous avons déjà parlé (Hist. gén. de Paris, p. 31). Cet hôtel resta dans la maison de Bourgogne jusqu'à la mort de Charles-le-Téméraire; alors il revint au domaine royal, cessa d'être habité et tombait en ruines quand François Ier, en 1543, ordonna de le vendre, comme ne servant «qu'à encombrer, empêcher et difformer la ville.» Sur une partie des bâtiments on ouvrit la rue Française ou plutôt Françoise. L'autre partie fut achetée par les confrères de la Passion unis aux Enfants-sans-Souci, qui y construisirent un théâtre, dont la porte principale avait pour armoiries les instruments de la Passion. Le Parlement ayant interdit aux confrères de jouer des mystères et aux Enfants-sans-Souci des pièces satiriques, ces comédiens louèrent leur privilége et leur hôtel à une troupe nouvelle, qui représenta des bouffonneries, des pastorales, des tragi-comédies. «A cette époque, dit Sorel, l'hôtel de Bourgogne n'était qu'une retraite de bateleurs grossiers et sans art, qui allaient appeler le monde au son du tambour jusqu'au carrefour Saint-Eustache.» Plus tard, les comédiens et les pièces devinrent meilleurs; et c'est là que furent jouées les tragédies de Jodelle et de Baïf sous Henri II et Charles IX, de Garnier sous Henri III et Henri IV, de Hardy et de Mairet sous Louis XIII, enfin les chefs-d'œuvres de Corneille et de Racine jusqu'en 1680. On aura idée de ce que pouvait être ce théâtre par l'ordonnance de police de 1609, qui faisait défense aux comédiens «de finir plus tard qu'à quatre heures et demie en hiver, d'exiger plus de cinq sols au parterre et dix sols aux loges,» etc. Les acteurs, de l'hôtel de Bourgogne restèrent la seule troupe privilégiée jusqu'en 1600, où une partie d'entre eux alla fonder le théâtre du Marais, et surtout jusqu'en 1658, où Molière et sa troupe vinrent leur faire une rivalité redoutable: on sait combien notre grand poète s'est moqué de Montfleury, de Beauchâteau, de Hauteroche et autres comédiens de l'hôtel de Bourgogne, qui «savent faire (p.170) ronfler les vers et s'arrêter au bel endroit.» En 1676, la confrérie de la Passion, qui était restée propriétaire de l'hôtel de Bourgogne, fut supprimée et ses revenus attribués à l'Hôpital-Général «pour être employés à la nourriture et à l'entretien des enfants trouvés.» Quatre ans après, la troupe royale de l'hôtel de Bourgogne fut réunie à la troupe du roi, fondée par Molière et alors établie rue Mazarine, et toutes deux formèrent définitivement la Comédie française. Alors le théâtre de l'hôtel de Bourgogne étant vacant, Scaramouche, Dominique, Carlin et autres farceurs italiens, qui avaient eu jusque-là leur théâtre au palais du Petit-Bourbon, vinrent s'y établir, et ils y jouèrent jusqu'en 1697, où le scellé fut mis sur leur porte «à cause qu'on n'y observoit plus les règlemens que Sa Majesté avoit faits, que l'on y jouoit encore des pièces trop licencieuses et que l'on ne s'y étoit point corrigé des obscénités et gestes indécens.» Le théâtre ne servit plus qu'au tirage des loteries jusqu'en 1716, où le duc d'Orléans autorisa le rétablissement des comédiens italiens, la propriété de l'hôtel restant, à l'Hôpital-Général; et alors le manoir où Jean-Sans-Peur médita le meurtre de son cousin d'Orléans «devint, dit Charles Nodier, la maison des bords de la Seine où l'on a ri de meilleur cœur depuis la fondation de Paris jusqu'à l'an de grâce où nous vivons.» En 1762, les Italiens furent réunis à l'Opéra-Comique, et l'on joua alors à l'hôtel de Bourgogne les pièces de Marivaux, de Favart, de Sédaine, les opéras de Grétry, de Philidor, de Monsigny, enfin les drames de Mercier, les vaudevilles de Piis, les petites comédies de Desforges, de Florian, etc. En 1783, les comédiens, qu'on continuait à appeler Italiens, furent transférés à la salle Favart, sur le boulevard des Italiens; le théâtre de l'hôtel de Bourgogne fut définitivement fermé, et, l'année suivante, cette maison, où nos pères se sont récréés pendant dix à douze générations, où le Cid et Andromaque ont été applaudis, fut transformée et devint ce qu'elle est encore, la halle aux cuirs.

    9° Rue du Caire.(p.171)--Nous avons dit que cette rue avait été ouverte sur l'emplacement du couvent des Filles-Dieu. Elle communique par la rue de Damiette avec une grande cour bien bâtie, habitée par des fabricants, dite cour des Miracles. «Ce nom, dit Jaillot, étoit commun à tous les endroits où se retiroient autrefois les gueux, les mendiants, les vagabonds, les gens sans aveu, et celui-ci étoit des plus considérables.»--«La cour des Miracles, ajoute Sauval, consiste en une place d'une grandeur très-considérable et en un très-grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n'est point pavé. Autrefois il confinoit aux dernières extrémités de Paris; à présent il est situé dans l'un des quartiers des plus mal bâtis, des plus sales et des plus reculés de la ville, entre la rue Montorgueil, le couvent des Filles-Dieu et la rue Neuve-Saint-Sauveur, comme dans un autre monde. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vilaines, puantes, détournées; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente, tortue, raboteuse, inégale. J'y ai vu une maison de boue à moitié enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n'a pas quatre toises en carré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages chargés d'une infinité de petits enfants légitimes, naturels ou dérobés. On m'a assuré que dans ce petit logis et dans les autres habitoient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres. Quelque grande que soit cette cour, elle l'étoit autrefois beaucoup davantage; de toutes parts elle étoit environnée de logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue, et tous pleins de mauvais pauvres. On s'y nourrissoit de brigandages, on s'y engraissoit dans l'oisiveté, dans la gourmandise et dans toutes sortes de vices et de crimes. Là chacun mangeoit le soir ce qu'avec bien de la peine et souvent avec bien des coups il avoit gagné tout le jour; car on y appeloit gagner ce qu'ailleurs on appelle dérober. Chacun y vivoit dans une grande (p.172) licence; personne n'y avoit ni foy ni loi; on n'y connaissoit ni baptême, ni mariage, ni sacrement. Il est vray qu'en apparence ils sembloient reconnoître un Dieu; et, pour cet effet, au bout de leur cour, ils avoient dressé dans une grande niche une image de Dieu le père qu'ils avaient volée dans quelque église, et où, tous les jours, ils venoient adresser leurs prières228

    En 1656, Louis XIV dispersa ces troupes de mendiants, soit en les renvoyant dans leurs provinces, soit en les enfermant dans les hôpitaux. «Depuis ce temps, dit Jaillot, ces sortes d'asiles, où la mauvaise foi, la dissolution et tous les crimes habitoient, ne sont occupés que par des artisans et de pauvres familles qui n'ont point à rougir de leur infortune.»

    Dans la cour des Miracles a demeuré Hébert ou le père Duchesne, le chef de cette abominable faction qui, par ses folies et ses atrocités, a jeté sur la révolution un déshonneur ineffaçable. «Pour s'étourdir sur ses remords et ses calomnies, disait Desmoulins, il avait besoin de se procurer une ivresse plus forte que celle du vin et de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine.» Robespierre l'envoya à l'échafaud le 4 germinal an II.

    10° Rue Bourbon-Villeneuve, ou d'Aboukir.--Au XVIe siècle, on avait commencé à bâtir cette rue sur des terrains appartenant aux Filles-Dieu, et on l'avait appelée le faubourg de Villeneuve. Pendant les troubles de la Ligue, ce faubourg fut démoli pour mettre la ville en état de défense contre Henri IV. On le rétablit sous Louis XIII, mais les constructions ne furent achevées que sous Louis XV.

    § II. Boulevard et faubourg Saint-Denis.

    Entre la rue et le faubourg Saint-Denis se trouve la porte de (p.173) même nom, arc de triomphe élevé par la ville de Paris à Louis XIV en 1672, pour célébrer la conquête de la Hollande. Ce beau monument, qui touche à la perfection et qui malheureusement se trouve enterré entre les deux boulevards voisins, est l'œuvre de l'ingénieur Blondel; les sculptures sont des frères Anguier.

    Là commence le boulevard Saint-Denis, qui forme la partie la plus basse et la plus étroite des boulevards: il est très-populeux, très-animé, couvert de belles maisons et de riches boutiques, et présente à peu près le même caractère que le boulevard Saint-Martin. On n'y trouve aucun édifice public.

    La porte et le boulevard Saint-Denis sont ordinairement le lieu des rassemblements populaires et celui où commencent les émeutes. C'était le rendez-vous des jeunes libéraux en 1820; ce fut le théâtre d'un combat dans les journées de 1830; c'est là qu'a commencé l'insurrection de juin 1848.

    Le faubourg Saint-Denis, n'est pas une voie aussi belle que le faubourg Saint-Martin, bien qu'elle ait à peu près le même aspect; dans sa partie inférieure, elle est très-populeuse, très commerçante, bordée de belles maisons; mais, dans sa partie supérieure, elle est moins animée, habitée par des ouvriers malheureux, bordée de masures. Cette rue, où se croisent sans cesse les innombrables voitures qui viennent du nord, a vu entrer bien des pompes triomphales, a vu sortir bien des cortéges funèbres. C'était la route que suivaient les rois, pour leur avènement, de l'abbaye de Saint-Denis à Notre-Dame; pour leur enterrement, de Notre-Dame à l'abbaye de Saint-Denis. C'est par là que Philippe III conduisit Louis IX à sa dernière demeure, en portant lui-même le cercueil sur ses épaules: quatre petites tours élevées de Paris à Saint-Denis, surmontées des statues de Louis IX et de Philippe III, rappelaient les haltes que ce roi avait faites en portant son pieux fardeau.

    Les (p.174) édifices publics du faubourg Saint-Denis sont:

    1° La prison Saint-Lazare.--Cette maison, qui date du XIe siècle, était originairement une maladrerie ou léproserie. Comme la lèpre était une maladie très-commune et qu'il y avait dans la chrétienté jusqu'à dix-neuf mille hôpitaux pour soigner ceux qui en étaient atteints, on ne recevait à Saint-Lazare que les habitans de Paris «issus d'un légitime mariage et nés entre les quatre portes de la ville.» La plupart des rois prirent cet établissement sous leur protection: Louis VI lui donna la foire Saint-Laurent pour accroître ses revenus, et Louis VII l'autorisa «à prendre chaque année dix muids de vin dans ses caves.» Une coutume, pleine d'enseignements chrétiens, voulait que les rois, avant leur entrée solennelle dans la capitale, fissent séjour dans cet asile de la plus dégoûtante infirmité, pour y recevoir le serment de fidélité des bourgeois; et une autre coutume, non moins sublime, voulait que les dépouilles mortelles des rois et des reines, avant d'être portées à Saint-Denis, y fussent déposées «entre les deux portes» pour recevoir l'eau bénite des pauvres habitants du lieu avec les prières des prélats du royaume.

    Au XVIe siècle, le relâchement s'était introduit dans cet hôpital, qui ne recevait plus de ladres; on le réforma en 1585, en le confiant à des chanoines de Saint-Victor; mais le désordre continua, et, en 1566, le Parlement ordonna à ces religieux d'employer au moins le tiers de leurs revenus «à la nourriture et à l'entretènement des pauvres lépreux.» En 1632, la maison était en pleine décadence, lorsqu'elle fut donnée aux prêtres de la Mission, qui venaient d'être institués par saint Vincent-de-Paul, et elle devint le chef-lieu de cette congrégation célèbre, dont le zèle ne s'est jamais ralenti, et qui a rendu à la France de si grands services. Quatre ans après, lorsque les Espagnols, ayant pris Corbie, menaçaient la capitale, et que Richelieu précipitait la levée d'une armée, la (p.175) maison de Saint-Lazare fut choisie pour la place d'armes de Paris. Louis XIII s'y transporta, et, en huit jours soixante-douze compagnies levées parmi les domestiques et apprentis furent dressées et armées dans le clos Saint-Lazare.

    Saint Vincent-de-Paul fut enterré à Saint-Lazare: lorsqu'il eut été béatifié en 1725, ses restes furent mis dans une châsse d'argent; ils ont été détruits en 1793. En 1681, la maison tombait en ruines: elle fut entièrement reconstruite, sauf l'église, qui était décorée de beaux tableaux. Le 13 juillet 1789, le peuple assaillit cette maison, y trouva des farines dont il chargea cinquante voitures, et la dévasta. En 1793, elle devint une prison, où furent renfermées plus de quatre cents personnes. Ces détenus semblaient avoir été oubliés du tribunal révolutionnaire lorsque, dans les trois derniers jours de la terreur, on en tira soixante-seize victimes, qui furent envoyées à l'échafaud. Parmi ces victimes étaient un Montmorency, un Saint-Aignan, un Roquelaure, un Créquy, un Vergennes, quatorze prêtres, neuf femmes, Roucher, le chantre des Mois, et enfin ce jeune cygne, qui mourut en désespérant de la vertu et de la liberté, André Chénier, dont les vers ont immortalisé la sinistre prison de Saint-Lazare.

    Aujourd'hui, cette prison est affectée aux femmes condamnées et aux filles publiques qui violent les règlements de police: elle renferme ordinairement huit à neuf cents détenues.

    La maison de Saint-Lazare avait autrefois pour dépendance un vaste clos, dont nous parlerons tout à l'heure.

    2º Maison de santé (nº 112).--C'était autrefois la maison des Filles de la Charité, ou «servantes des pauvres malades,» congrégation fondée par madame Legras et saint Vincent-de-Paul en 1633, et dont le chef-lieu a été transféré rue du Bac. Aujourd'hui, c'est une maison de santé, fondée en 1802, où l'on traite moyennant des prix médiocres, les malades (p.176) non indigents qui ne peuvent se faire soigner chez eux: elle est régie par l'administration des hospices et renferme 150 lits.

    La plupart des rues qui aboutissent dans le faubourg Saint-Denis sont nouvelles et n'offrent rien de remarquable. Celles qui communiquent avec le faubourg Saint-Martin sont populeuses et ouvrières; celles qui communiquent avec le faubourg Poissonnière commencent les quartiers de la banque, de la richesse et de la mode.

    1º Rue de l'Échiquier.--Les rues de l'Échiquier, d'Enghien, Hauteville, ont été ouvertes en 1772 sur l'emplacement de l'ancienne couture des Filles-Dieu. La première a pris son nom d'une maison qui était le chef-lieu de cette communauté. Au nº 29 est mort Casimir Delavigne; au nº 35 a demeuré l'abbé ou baron Louis, ministre des finances en 1814 et en 1830.

    2º Rue de Paradis.--Ce n'était encore en 1775 qu'une ruelle qui bordait le clos Saint-Lazare, et l'on ne commença à y bâtir qu'après la révolution. Dans l'un des hôtels qui ont été construits sous l'Empire s'est passé l'un des événements les plus graves de notre histoire: cet hôtel appartenait au maréchal Marmont, duc de Raguse, et c'est là qu'a été décidée la capitulation de Paris, le 30 mars 1814.

    3º Rue La Fayette.--C'est la principale rue qui ait été ouverte dans le clos Saint-Lazare. Ce clos était compris entre les faubourgs Saint-Denis et Poissonnière, la rue de Paradis et le mur d'enceinte de Paris; il était cultivé et renfermait plusieurs maisons: l'une d'elles, dite le logis du roi, servait en effet à loger les monarques lorsqu'ils venaient, comme nous l'avons dit, faire séjour à Saint-Lazare. Ce terrain n'a été coupé de rues que dans ces dernières années, et, bien que la plupart ne soient pas bâties, il a pris une grande importance à cause du chemin de fer du Nord, dont l'embarcadère y est situé, place Roubaix. La plus ancienne de ces rues, qui ouvre une (p.177) communication remarquable entre les quartiers du nord-est de Paris et les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, est la rue La Fayette. On y trouve l'église Saint-Vincent-de-Paul, bâtie de 1824 à 1844, sur une éminence qui domine le clos Saint-Lazare et presque tout le faubourg Poissonnière; on n'y arrive que par une double rampe et un escalier, qui lui donnent un aspect monumental: c'est d'ailleurs un édifice d'une architecture disparate, et dont l'intérieur, imité des anciennes basiliques, a un aspect sévère, lourdement riche et peu gracieux; il vient d'ailleurs d'être orné de belles peintures.

    Le faubourg Saint-Denis aboutit, par la barrière de même nom à la commune très-importante et très-populeuse de la Chapelle, où se tiennent de grands marchés aux bestiaux pour l'approvisionnement de Paris. Cette commune, qui renferme, outre les ateliers et magasins du chemin de fer du Nord, des usines nombreuses, a pris une grande part à l'insurrection de juin 1848. Sa grande rue ouvre les routes de Rouen, de Beauvais, d'Amiens, etc.

    A l'extrémité du village de la Chapelle, dans la plaine Saint-Denis, se tenait autrefois la foire du Landit, la plus importante des foires parisiennes. Dans notre temps, où le commerce étale à chaque instant les produits les plus brillants de l'industrie, où nos rues offrent une exhibition incessante de merveilles, où enfin les boutiques parisiennes, toujours parées, toujours ouvertes, toujours nouvelles, sont une foire perpétuelle, nous ne pouvons comprendre ce qu'était une foire du moyen âge. On l'attendait avec impatience pour y acheter ce qu'on aurait vainement cherché dans les boutiques ordinaires, produits indigènes, produits étrangers, outils, ustensiles, habits, vivres; on l'attendait aussi comme une occasion unique d'échapper à la vie triste et monotone des autres jours de l'année. La foire du Landit, ou plus exactement de l'Indict (parce que, indicebatur, on la publiait), datait, (p.178) dit-on, de Charles-le-Chauve, et avait lieu dans le mois de juin. La plaine Saint-Denis devenait alors une ville immense, avec rues remplies de tentes, de cabanes, de tréteaux, où abondaient les marchands de France et de Flandre, les divertissements, les bêtes curieuses, les jongleurs, les filles de joie. On y vendait principalement du parchemin, dont on faisait alors une grande consommation. L'Université allait s'y en fournir, et c'était l'occasion d'une montre ou procession magnifique et tumultueuse, où assistaient tous les régents et écoliers, à cheval et bien équipés, avec tambours, fifres et drapeaux, depuis la place Sainte-Geneviève jusqu'à la plaine Saint-Denis. Ces cavalcades, entraînant beaucoup de désordres, furent interdites en 1558. Mais la foire continua de subsister jusqu'en 1789; aujourd'hui, il en reste à peine quelques vestiges.

    Chapitre VI. Les Halles, La Rue Montorgueil et le Faubourg Poissonnière.

    § Ier.Les Halles.

    Le premier marché de Paris fut établi dans la Cité, au marché Palu; le deuxième à la place de Grève; le troisième, sous Louis XI, aux Champeaux-Saint-Honoré, sur un terrain appartenant à l'église Saint-Denis-de-la-Chartre et pour lequel Louis XI payait encore cinq sols de cens. Philippe-Auguste régularisa ce dernier marché et ordonna «qu'il seroit tenu, dit Corrozet, en une grande place nommée Champeaux, auquel lieu furent édifiés maisons, appentis, clos, étaux, ouvroirs, boutiques, pour y vendre toutes sortes de marchandises, et fut appelé le marché, les halles ou alles, pour ce que chacun y alloit.» Ce marché fut enveloppé de murs, et l'on commença à y construire, à partir de la Pointe-Saint-Eustache, les piliers des halles, à droite le long de la rue (p.179) de la Tonnellerie, à gauche le long de la rue des Potiers d'étain. On y vendait, non comme aujourd'hui, des denrées alimentaires, mais toutes sortes de marchandises, et les halles gardèrent ce caractère de bazar universel jusqu'à la fin de la monarchie. Sous Louis IX, on y compta trois marchés pour les drapiers, merciers et corroyeurs, et un quatrième pour les fripiers et vendeurs de vieux linge, lequel se tenait dans la partie dite plus tard de la Lingerie, et fut régularisé en 1302 par cette ordonnance: «Comme jadis il eust une place vuide à Paris, tenant aux murs du cimetière des Innocents, et en icelle place, povres femmes lingières, vendeurs de petits soliers et povres piteables persones vendeurs de menues ferperies, avons desclairci et desclaircissons que les dites personnes vendront leurs denrées d'ores en avant sous la halle en la forme que s'ensuit...» Au XIVe siècle, les halles prirent un grand accroissement; elles occupaient alors tout l'espace compris entre les rues Saint-Honoré, de la Lingerie, des Potiers d'étain, la Pointe-Saint-Eustache, la rue de la Tonnellerie. On y voyait un marché aux tisserands, des étaux à foulons, des halles au lin, au chanvre, aux toiles, au blé, des boutiques pour chaudronniers, gantiers, pelletiers, chaussiers, tanneurs, tapissiers, etc. En outre, la plupart des rues voisines renfermaient aussi des marchands, comme les rues de la Chanverrerie, au Feurre (aujourd'hui aux Fers), de la Coconnerie ou Cossonnerie (des marchands de volaille), etc. Enfin, les principales villes de France et même de Flandre y avaient des boutiques pour leurs marchandises: ainsi, on y voyait les halles de Gonesse, de Pontoise, de Beauvais, d'Amiens, de Douai, de Bruxelles, etc.

    Les halles ont joué un grand rôle dans les troubles politiques du moyen âge: c'était le quartier populaire, le foyer des émeutes, le rendez-vous des ennemis de la noblesse; c'était là que les princes allaient haranguer humblement la foule (p.180) et mendier ses bonnes grâces; c'était là qu'on allait lire les traités de paix et ordonnances royales; c'est de là que sortirent les bandes qui, sous la conduite des fameux bouchers bourguignons, dominèrent si longtemps la ville. C'était aussi un lieu de prédication: ainsi, en 1201, Foulques de Neuilly y sermonna la foule avec tant de succès que les hommes se jetaient à ses pieds, des verges en main, demandant la correction pour leurs péchés, les femmes lui offraient leurs bijoux et coupaient leur chevelure. De même, en 1442, le cordelier Richard y excita un tel accès de pénitence que l'on alluma un grand feu où les hommes jetèrent cartes, dés, billes et autres instruments de jeux, les femmes leurs parures de tête et de corps, baleines, bourrelets, hénins, etc.

    «En 1551, dit Corrozet, les halles furent entièrement rebasties de neuf, et furent dressés, bastis et continues excellents édifices.» On perça des rues nouvelles, lesquelles furent affectées à certains métiers ou commerces, rues de la Cordonnerie, de la Petite et de la Grande Friperie, de la Poterie, de la Lingerie, etc. Alors furent aussi reconstruits les piliers des halles, et l'on restaura le Pilori, qui était situé au marché au poisson.

    Le Pilori, qui datait du XIIIe siècle, était une tour octogone dont le premier étage, percé à jour, renfermait une roue de fer mobile percée de trous, dans lesquels on faisait passer la tête de certains criminels condamnés à l'exposition publique. Près du Pilori était un échafaud où se faisaient des exécutions judiciaires; c'est là que furent décapités les chevaliers bretons, sous le roi Jean: le surintendant Montaigu et le prévôt de Paris Desessarts, sous Charles VI; le duc de Nemours, sous Louis XI, Jean Dubourg, drapier de la rue Saint-Denis, condamné pour crime d'hérésie, sous François Ier, etc. Enfin, près de là, les Enfants-sans-Souci dressèrent leurs tréteaux et jouèrent leurs farces et sottises. Le Pilori (p.181) subsista jusqu'en 1785; mais, depuis un demi-siècle, il était hors d'usage.

    Les halles jouèrent un grand rôle pendant les troubles de la Ligue et de la Fronde; mais sous la monarchie absolue, on n'entend parler d'elles qu'à cause de l'enthousiasme qu'elles témoignent pour la famille royale. La cour en tenait grand compte et vantait jusqu'au langage barbare et cynique usité dans les halles: aussi les poissardes allaient complimenter le roi dans les grandes occasions et lui porter des bouquets; elles étaient admises dans la galerie de Versailles et dînaient au château. Ce royalisme s'éteignit au moment de la révolution; ce fut des échoppes de la halle que sortirent la plupart des héroïnes d'octobre, et plus d'une furie de guillotine fut recrutée sous les parasols du marché des Innocents. Au reste, le rôle politique des halles cessa entièrement sous l'Empire, et la Restauration fit de vains essais pour ranimer le royalisme des forts et des poissardes.

    Pendant les deux derniers siècles de la monarchie, les halles restèrent à peu près dans l'état où elles se trouvaient dans les temps précédents, et elles devinrent peu à peu, avec l'accroissement de la population, un immense cloaque, le fouillis le plus hideux, l'amassis de toutes les ordures et de toutes les saletés. Leur agrandissement et leur assainissement étaient pourtant une œuvre urgente, qui aurait dû préoccuper l'édilité parisienne et le gouvernement; mais, excepté en 1785, où, comme nous l'avons vu, on créa le marché des Innocents, on ne fit rien. Pendant la révolution, on eut de belles intentions, et l'on conçut de beaux projets, mais ce fut tout. «Sous l'ancien régime, disait-on à la Convention, Paris, capitale de la France, brillante de toutes les richesses des arts et du goût, dans la plupart des monuments destinés aux jouissances et aux plaisirs des grands, n'offrait que des tableaux révoltants de petitesse et de mesquinerie dans les établissements publics destinés aux besoins de la classe indigente... (p.182) Il n'est pas un bon citoyen qui ne soit indigné, pas un étranger qui ne rie d'une pitié humiliante, en comparant l'élégance et le luxe de nos édifices publics et privés avec l'insalubrité, la saleté et le désagrément de la plupart de nos marchés, tels que la Halle, le marché Germain, la place Maubert et autres...»

    Napoléon ordonna, en 1811, «qu'il serait construit une grande halle qui occuperait tout le terrain des halles actuelles, depuis le marché des Innocents jusqu'à la halle aux farines;» mais, excepté les galeries du marché des Innocents et quelques petites démolitions, rien ne fut fait. Sous la Restauration, on construisit le marché des Prouvaires pour la volaille et la viande, et le marché au poisson. Sous le gouvernement de 1830, quand les halles furent encombrées de denrées, de charrettes, d'ordures, ainsi que toutes les rues voisines jusqu'à la Seine, on conçut de nombreux projets; mais, pendant qu'on entreprenait ou achevait des monuments de luxe, qui auraient pu attendre des siècles sans inconvénient, on ne fit rien pour les halles. Depuis la révolution de février, de vastes démolitions ont été entreprises, de vastes constructions commencées principalement entre la rue des Prouvaires et l'ancien marché aux Poirées, mais rien n'est encore terminé dans cet immense marché, qui doit pourvoir à la nourriture de plus de 1,200,000 personnes et qu'alimentent 30 départements.

    Les halles présentent, comme la plupart des quartiers de Paris, l'aspect du luxe à côté de l'aspect de la misère; des pyramides de gibier, de poissons rares, de fruits magnifiques, à côté des monceaux de légumes qui sont la nourriture du peuple; mais, en général, l'aspect de la misère y domine, et les rues pleines de boue et d'ordures, où piétinent, où crient, où s'agitent des milliers de marchandes déguenillées et d'acheteuses non moins misérables, inspirent une profonde tristesse. Il y a d'ailleurs dans ces halles des coins (p.183) repoussants où se font des commerces inconnus aux heureux de la capitale. Ce sont les étaux où se vendent les dessertes des restaurants et des grandes maisons: la livre de croûtes de pain y vaut un sou, et celle de viandes cuites, et formant le plus abominable mélange, deux à trois sous. C'est là la nourriture ordinaire de milliers de malheureux.

    § II. La rue Montorgueil et le faubourg Poissonnière.

    La rue Montorgueil commence à l'extrémité des halles, vers la pointe Saint-Eustache. Elle se nommait jadis, dans sa première partie, rue au Comte ou à la Comtesse d'Artois, à cause de l'hôtel d'Artois, situé entre les rues Mauconseil et Pavée; et dans cette partie était une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste. Son nom de Montorgueil lui vient de l'éminence vers laquelle elle conduit, éminence appelée, on ne sait pourquoi, Mons Superbus, et qui est occupée aujourd'hui par le quartier Bonne-Nouvelle. A son extrémité, elle prend le nom de rue Poissonnière, lequel lui vient des marchands de marée qui autrefois la traversaient ou l'habitaient. La rue Montorgueil, fort importante comme débouché des halles, très-populeuse et très-commerçante, ne rappelle aucun souvenir historique, car elle n'a été jusqu'à nos jours qu'une voie secondaire et qui ne menait à rien. Elle n'a point de caractère spécial, présente un aspect moins bruyant que la rue Saint-Denis et ne renferme aucun monument public, à moins qu'on ne veuille compter comme tel le marché aux huîtres. Parmi les rues qui y débouchent, nous remarquons:

    1º Rue Marie-Stuart.--Cette rue, jusqu'en 1809, s'est appelée Tireboudin, et voici sur ce nom ce que raconte Saint-Foix: «Marie Stuart, dit-il, passa dans cette rue, en demanda le nom; il n'était pas honnête à prononcer; on en changea (p.184) la dernière syllabe, et ce changement a subsisté.» Les habitants de la rue Tireboudin, au bout de deux siècles et demi, ne furent pas satisfaits de ce nom, ils demandèrent à le changer et à donner à leur rue celui de Grand-Cerf, qui était le nom d'un hôtel voisin (aujourd'hui transformé en passage). C'était en 1809; le ministre de l'intérieur par intérim, Fouché, accéda à la demande; mais la délicatesse et le bon goût du duc d'Otrante furent blessés du nom proposé, et il répondit: «Il me semble que le nom de Grand-Cerf, qu'ils proposent de substituer à l'ancien, a quelque chose d'ignoble: cela rappelle plutôt l'enseigne d'une auberge que le nom d'une rue. Je pense qu'il est convenable de lui donner le nom de la princesse à qui la rue Tireboudin doit son premier changement. Le nom de Marie Stuart rappellera une anecdote citée dans tous les itinéraires de Paris.» Et ainsi fut-il fait. Tout cela est digne du purisme littéraire de l'Empire, digne du personnage qui nous en a laissé ce curieux échantillon; malheureusement, l'anecdote de Saint-Foix est un conte fait à plaisir; et si l'ancien oratorien, devenu duc impérial, avait consulté les archives municipales et le censier de l'évêché, il aurait vu que, cent quarante ans avant que Marie Stuart vînt en France, c'est-à-dire en 1419, la rue Tireboudin portait ce nom; que, en 1423, dans le compte des confiscations faites par les Anglais, elle le porte encore; et que, si elle en a porté un autre, ce qui est vrai, elle ne doit pas ce changement à la belle reine d'Écosse.

    2º Rue Mandar.--Cette rue, composée entièrement de maisons uniformes et assez tristes, a été construite en 1790 sur l'emplacement de l'hôtel Charost, par un architecte qui lui a donné son nom. Au nº 2 était le restaurant du Rocher de Cancale, où, pendant longtemps, se firent les dîners du Caveau moderne, société de chansonniers qui datait de 1796 et qui s'est éteinte en 1817: c'était le dernier reflet des mœurs littéraires du XVIIIe siècle, de cette gaieté un peu gauloise, (p.185) de cet amour des plaisirs faciles, de ces débauches spirituelles, de cette vie d'écrivains sans ambition comme sans prétention, obscure, modeste, bourgeoise, qui est si loin de nous. Là ont chanté Piis, Parny, Desfontaines; là Désaugiers a longtemps présidé; là Béranger est venu apporter ses premiers essais.

    3º Rue du Cadran ou Saint-Sauveur.--Elle s'appelait d'abord rue des Égouts et ensuite rue du Bout-du-Monde. Ce dernier nom, d'après Saint-Foix, venait d'une enseigne où l'on avait peint un os, un bouc, un duc, un monde, avec cette inscription: Au Bouc-Duc-Monde. Sous l'empire, les habitants de cette rue se crurent déshonorés de porter un nom qui pouvait faire croire aux étrangers qu'ils étaient placés aux antipodes de la capitale: ils obtinrent donc de le changer en celui du Cadran, auquel on vient de substituer le nom de Saint-Sauveur.

    4º Rue Neuve-Saint-Eustache.--Elle n'est remarquable que comme ayant été construite sur l'emplacement des fossés de l'enceinte de Charles VI. Cette rue, ainsi que celles qui y aboutissent, sont principalement habitées par les marchands de tissus de coton, de mousselines, de toiles peintes, etc.

    5º Rue de Cléry.--Elle est principalement habitée par des marchands de meubles et de chaises. Au nº 19 a demeuré la célèbre artiste madame Lebrun; au nº 23, le poète Ducis; au nº 27, Necker, avant qu'il fût ministre. Son hôtel qui a appartenu à la famille Périer, a été détruit pour ouvrir la rue de Mulhouse.

    6º Rue Beauregard.--Cette rue faisait partie du nouveau quartier de la Ville-Neuve, bâti au XVIe siècle sur des terrains appartenant aux Filles-Dieu. En 1551, on y construisit une chapelle, qui fut détruite avec tout le quartier quand les Parisiens furent assiégés par Henri IV. La Ville-Neuve ayant été reconstruite sous Louis XIII, à la place de la chapelle (p.186) on bâtit une église dédiée à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, laquelle a été réédifiée en 1828.

    La rue Poissonnière aboutit aux boulevards Bonne-Nouvelle et Poissonnière. Le premier offre à peu près la même physionomie que le boulevard Saint-Denis, au moins par son côté septentrional, car il se sent du voisinage des quartiers à la mode par son côté méridional, construit récemment. On y trouve le théâtre du Gymnase-Dramatique, bâti en 1820, sur l'emplacement du cimetière Bonne-Nouvelle. Que les honnêtes bourgeois qui ont été enterrés là seraient surpris et confus, si, venant à se réveiller, ils entendaient les marivaudages qui se chantent ou se roucoulent sur leurs tombes! Au boulevard Poissonnière commence la promenade du luxe et du beau monde; l'on n'y trouve aucun édifice public.

    Le faubourg Poissonnière ne date que du XVIIe siècle. C'était alors un chemin dit de la Nouvelle-France et qui était bordé de jardins, de vignes et de guinguettes. Il porta pendant longtemps le nom de Sainte-Anne, à cause d'une chapelle construite en 1657. Aujourd'hui, c'est une grande et large rue, bordée de belles maisons, riche et populeuse, mais qui n'est pas aussi animée que les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, parce qu'elle n'est pas une grande route et qu'elle ne mène qu'à Montmartre. Au nº 5 a été arrêté, le 2 août 1815, le colonel Labédoyère, dont la mort a été si funeste à la Restauration. Au coin de la rue Bergère est le Conservatoire ou École de musique et de déclamation, fondé en 1784 pour fournir des acteurs et artistes aux théâtres royaux; il fut supprimé en 1793, rétabli en 1795 pour cent quinze artistes et six cents élèves, et employé à célébrer les fêtes nationales. Au nº 76 est la caserne de la Nouvelle-France, dont une chambre a été habitée par Hoche et Lefebvre, alors sergents dans les gardes françaises. Au nº 97 est l'ancien hôtel de François de Neufchâteau, aujourd'hui occupé par la première usine à gaz qui ait éclairé la capitale.

    La (p.187) partie supérieure du faubourg, moins bien bâtie que la partie inférieure, est bordée à droite par le clos Saint-Lazare, et, à l'extrémité de ce clos, près de la barrière Poissonnière, on a élevé un vaste hôpital, dit du Nord ou de La Riboisière, et qui est, dit-on, un modèle pour la grandeur et la solidité des constructions, et pour la sage distribution des détails. Il renfermera six cents lits. Cette masse de bâtiments a un aspect tout à fait monumental, mais il ressemble plutôt à un palais qu'à un hôpital, et il lui manque un accessoire indispensable, des jardins. Sur l'emplacement de cet hôpital, tout près de la barrière, ont été enterrés, dans un terrain resté longtemps ignoré, la plupart des Suisses tués le 10 août.

    La partie du clos Saint-Lazare qui avoisine la barrière Poissonnière avait été choisie par l'insurrection de juin pour l'une de ses deux places d'armes, à cause de sa position culminante dans le nord de Paris. Les insurgés, au moyen des matériaux et des constructions nouvelles de l'hôpital, en avaient fait un formidable réduit qui s'appuyait à l'extérieur sur la barrière, qu'ils avaient aussi fortifiée, ainsi que les communes de la Chapelle et de Montmartre, qui étaient presque entièrement soulevées.

    Les rues qui débouchent dans le faubourg Poissonnière ne datent que de la dernière moitié du XVIIIe siècle: celles qui avoisinent les boulevards appartiennent aux quartiers du luxe et de la finance; celles qui avoisinent la barrière sont à peine construites et habitées.

    La barrière Poissonnière conduit au hameau de Clignancourt, qui appartient à la grande commune de Montmartre. La chaussée de Clignancourt, bordée de belles maisons, renfermait récemment un jardin public, dit le Château-Rouge, qui a une célébrité historique. C'est là que le roi Joseph s'était placé, le 30 mars 1814, pour voir la bataille de Paris; c'est de là qu'il s'enfuit en ordonnant aux maréchaux de capituler. (p.188) Dans le jardin du Château-Rouge a eu lieu, en 1847, le premier des banquets politiques qui devaient amener la révolution de février.

    Chapitre VII. La Rue et le Faubourg Montmartre.

    La rue Montmartre tire son nom de la butte célèbre où elle conduit. Elle a eu trois portes: la première, de l'enceinte de Philippe-Auguste, au midi de la rue Tiquetonne, démolie en 1385; la deuxième, de l'enceinte de Charles VI, entre les rues des Fossés-Montmartre et Neuve-Saint-Eustache; la troisième, sous Louis XIII, entre les rues des Jeûneurs et Saint-Marc, démolie en 1700. Cette rue, l'une des plus commerçantes, des plus populeuses, des plus bruyantes de la ville, a participé à tous les événements de son histoire, mais sans avoir été le théâtre d'aucun fait qui mérite d'être signalé. La partie inférieure a été, dans ces dernières années, élargie et entièrement rebâtie. Sa population ne présente aucun caractère particulier: c'est un mélange du gros commerce et de la haute finance, la fin du quartier Saint-Denis et le commencement du quartier de la Banque.

    Elle n'a qu'un petit nombre de monuments publics:

    1º L'église Saint-Eustache, bâtie en 1532 sur l'emplacement d'une antique chapelle dédiée originairement à sainte Agnès, et qui était déjà église paroissiale en 1254; elle n'a été achevée qu'en 1642, et sa façade, qui n'est pas terminée, date de 1754. C'est un des plus vastes, des plus élevés, des plus beaux édifices religieux qui soient en France; son portail latéral, aujourd'hui complétement dégagé, est un chef-d'œuvre d'architecture gothique; quant à son portail de grande entrée, c'est un anachronisme grec du plus mauvais goût. En 1250, un moine de Cîteaux, appelé Jacob ou le maître de Hongrie, (p.189) et que les pauvres regardaient comme saint et envoyé de Dieu, après avoir soulevé les campagnes contre l'orgueil et le luxe des prélats et des chevaliers, vint à Paris suivi de cent mille pastoureaux; il prêcha en l'église Saint-Eustache, et, pendant son séjour à Paris, en fit le siége de sa domination. En 1418, les Bourguignons s'étant rendus maîtres de Paris, établirent une confrérie dans cette église, et ils y firent des fêtes où ils portaient des chaperons couronnés de roses. Il n'est pas d'églises qui aient eu plus de sépultures célèbres: en effet, on y voyait celle de l'historien Du Haillan, mort en 1610; de Marie de Gournay, la fille adoptive de Montaigne; de Voiture, mort en 1648; de Vaugelas, mort en 1650; de Lamotte-Levayer, de Benserade, de Furetière, du peintre Lafosse, du maréchal de la Feuillade, du maréchal de Tourville, du ministre Fleurieu d'Armenonville, de l'illustre Chevert, etc. Le plus remarquable de ces tombeaux était celui du grand Colbert, œuvre de Tuby et de Coysevox.

    2º Le marché Saint-Joseph.--Il a été construit en 1798 sur l'emplacement d'une chapelle bâtie en 1640 par le chancelier Séguier, et qui était située dans le cimetière de la paroisse Saint-Eustache. Molière en 1673, La Fontaine en 1695, Tallemant des Réaux en 1692, et plusieurs autres personnages célèbres, ont été enterrés dans ce cimetière. La chapelle devint le chef-lieu de la section Montmartre en 1772 et fut démolie en 1796. Alors les tombeaux de Molière et de La Fontaine furent transportés au musée des Augustins, et, de là, en 1820, au cimetière du Père-Lachaise.

    On trouve encore dans la rue Montmartre l'hôtel d'Uzès, où fut placée, sous l'Empire, l'administration des douanes, et qui appartient aujourd'hui à la famille Delessert.

    Parmi les rues qui aboutissent dans la rue Montmartre, nous remarquerons:

    1º La rue du Jour.--Elle tire son nom altéré d'un séjour que (p.190) le roi Charles V fit construire entre les rues Montmartre et Coquillière, et qui consistait en six corps de logis, une chapelle, un grand jardin, des écuries, un manège, etc. Cette belle demeure fut détruite sous Louis XI. On remarquait encore dans cette rue l'hôtel des abbés de Royaumont, qui fut habité par le comte de Bouteville, ce roi des raffinés d'honneur, dont l'existence turbulente finit sur la place de Grève. On sait que, proscrit pour vingt-deux duels et réfugié à Bruxelles, il jura qu'il se battrait à Paris, dans la place Royale, en plein jour: ce qu'il fit. L'hôtel Royaumont avait été, pendant qu'il l'habitait, le rendez-vous des plus fameux duellistes: «Ils s'y assembloient, dit Piganiol, tous les matins, dans une salle basse où l'on trouvoit toujours du pain et du vin sur une table avec des fleurets.» Là se formèrent le jeune Bussy, qui mourut pour Bouteville, Deschapelles, qui mourut avec lui, le commandeur de Valençay, qui tua le marquis de Cavoye et n'en fut pas moins cardinal. La rue du Jour se prolonge par la rue Oblin jusqu'à la Halle au blé, construite sur l'emplacement d'un hôtel fameux, appelé successivement de Nesle, de Bohême, d'Orléans, de la Reine, de Soissons.

    «Il n'est point, dit Piganiol, de maison plus noble ni plus illustre que cet hôtel, puisque, depuis près de cinq cents ans, il a servi de demeure aux plus grands princes du monde.» Il appartenait dans le XIIIe siècle aux sires de Nesle; il passa au roi Louis IX, qui en fit présent à sa mère, et cette femme illustre y mourut. Philippe-le-Bel le donna à Charles de Valois, et Philippe VI à Jean de Luxembourg, roi de Bohême. Le roi Jean l'habita, et c'est là qu'il fit décapiter le comte d'Eu, connétable de France. Charles VI le donna à son frère le duc d'Orléans: nous en avons parlé dans l'Histoire générale de Paris (p. 31). Cet hôtel touchait alors à des écuries du roi sises rue de Grenelle, à l'hôtel de Flandre sis rue Coquillière, au séjour du roi dont nous venons de parler, au (p.191) four de la couture appartenant à l'évêque de Paris, sis rue du Four. En 1494, Louis XII, alors duc d'Orléans, le donna à un couvent de filles pénitentes, qui le gardèrent jusqu'en 1572. Alors Catherine de Médicis l'acheta, ainsi que les maisons voisines, le reconstruisit avec magnificence et en fit sa demeure habituelle. Il fut alors compris entre les rues du Four, des Deux-Écus et de Grenelle; l'entrée était rue du Four; les jardins avoisinaient les rues de Grenelle et des Deux-Écus; la chapelle était rue de Grenelle; enfin, l'on avait élevé dans une cour une colonne, construite par Bullant, qui servait d'observatoire aux astrologues de la reine, et qui existe encore. C'est dans cet hôtel que, le 9 mai 1588, Catherine reçut le duc de Guise, qui venait de traverser triomphalement Paris, et que, le lendemain, eut lieu l'entrevue de ce prince avec Henri III. En 1601, cet hôtel fut vendu à la sœur de Henri IV, et, en 1604, au comte de Soissons, par lequel il passa dans la maison de Bourbon-Savoie. C'est là qu'est né ce prince Eugène, dont Louis XIV dédaigna les services et qui faillit amener la ruine de la France. En 1720, le prince de Carignan, dernier possesseur de cet hôtel, fit transférer dans ses jardins le marché aux actions de la banque de Law, qui jusqu'à ce moment s'était tenu rue Quincampoix 229. A la mort de ce prince, qui était couvert de dettes, ses créanciers (1749) firent saisir et démolir l'hôtel; la ville de Paris acheta l'emplacement et y fit construire en 1763 un vaste édifice circulaire destiné à être la Halle au blé. La colonne de Catherine de Médicis fut conservée et adossée au monument.

    2º Rue (p.192) Jean-Jacques-Rousseau.--Au XIIIe siècle, elle se nommait Plâtrière et a gardé ce nom jusqu'en 1791, où celui de Rousseau lui fut donné. L'auteur d'Émile avait demeuré au quatrième étage de la maison nº 2, qui vient d'être détruite. C'est là qu'il fit les Considérations sur le gouvernement de la Pologne; c'est là que les princes, seigneurs, gens de lettres, briguaient l'honneur d'un entretien avec lui. «Il était de bon ton, dit Musset-Pathay, de le voir, de l'entendre et de se trouver sur son chemin, si l'on ne pouvait parvenir à lui faire ouvrir son galetas 230

    Dans cette rue était l'hôtel de Flandre, construit au XIIIe siècle, près de la porte Coquillière, par Guy, comte de Flandre, et qui occupait tout l'espace compris entre les rues Jean-Jacques-Rousseau, Coquillière et des Vieux-Augustins. En 1534, il fut vendu, et une partie servit de théâtre aux confrères de la Passion, lorsqu'ils eurent quitté l'hôpital de la Trinité, et ils y attirèrent la foule avec leurs mystères. La pièce qui eut le plus de vogue est le Mystère de l'Ancien Testament, joué en 1542. L'arrêt du Parlement qui en autorise la représentation impose les obligations suivantes «aux maistres et entrepresneurs:» «Pour l'entrée du théâtre, ils ne (p.193) prendront que deux sols par personne, pour le louage de chaque loge durant le dit mystère que trente écus; n'y sera procédé qu'à jours de fêtes non solennelles; commenceront à une heure après midi, finiront à cinq; feront en sorte qu'il ne s'ensuive ni scandale ni tumulte; et à cause que le peuple sera distrait du service divin et que cela diminuera les aumônes, ils bailleront aux pauvres la somme de dix livres tournois.»

    La plus grande partie de l'hôtel de Flandre fut achetée au commencement du XVIIe siècle par le fameux duc d'Épernon, qui y fit bâtir un hôtel; cet hôtel fut vendu par son fils, démoli, partagé, et, sur son emplacement, on construisit les hôtels Bullion et d'Armenonville. Le fastueux hôtel Bullion, bâti en 1635, dont les galeries avaient été décorées par Vouet et Champagne, où le financier donna de si somptueuses fêtes, devint en 1780 l'hôtel des ventes publiques. Le vaste hôtel d'Armenonville, construit par le contrôleur des finances d'Hervart, qui a eu pour dernier maître le ministre d'Armenonville, est devenu, depuis 1757, l'hôtel des postes.

    Il y avait encore jadis dans la rue Plâtrière une de ces institutions si communes, si nécessaires dans l'ancien régime, la communauté des religieuses de Sainte-Agnès, établie en 1678 pour l'éducation des filles pauvres. Ces religieuses vivaient d'aumônes et d'une rente de 500 livres que leur avait donnée Colbert, rente qu'elles vendirent dans l'hiver de 1709 pour acheter du pain aux pauvres filles qu'elles instruisaient.

    Enfin, c'est dans la rue Plâtrière qu'est mort La Fontaine en 1695.

    3º Rue de la Jussienne.--Le nom de cette rue vient, par corruption, d'une chapelle de sainte Marie l'Égyptienne, située au coin de la rue Montmartre et qui était le siége de la confrérie des drapiers de Paris. Madame Dubarry, après la mort (p.194) de Louis XV, demeura pendant quelques années au nº 16 de cette rue.

    La rue de la Jusienne a pour prolongement la rue Coq-Héron, où se trouvaient les hôtels des ministres Chamillart, Phélipeaux, etc.

    4º Rue des Vieux-Augustins.--Des frères Augustins étant venus d'Italie en France, sous Louis IX, «le roi, dit Joinville, les pourveut et leur acheta la grange à un bourgeois de Paris et toutes les appartenances, et leur fist faire un moustier dehors la porte Montmartre.» Ces religieux ayant abandonné ce moustier, dans le XIVe siècle, pour aller s'établir sur le quai qui a pris d'eux le nom de Grands-Augustins, une rue fut ouverte sur l'emplacement de leur maison, et cette rue prit le nom de Vieux-Augustins.

    5º Rue des Jeûneurs.--Son nom véritable est des Jeux-Neufs, à cause de deux jeux de boule qui y furent établis en 1643. Cette rue, à peine habitée il y a moins d'un siècle, est aujourd'hui l'un des centres du commerce des toiles peintes, indiennes, mousselines, etc.

    Le boulevard Montmartre, auquel aboutit la rue de même nom, est, avec le boulevard des Italiens, la promenade du beau monde, le centre du luxe et des plaisirs de Paris. On y trouve le théâtre des Variétés, construit en 1807, les passages des Panoramas, Jouffroy, etc. Au nº 2 a demeuré Rousin, général en chef de l'armée révolutionnaire, qui périt sur l'échafaud avec les hébertistes; au nº 10 est mort Boïeldieu.

    Le faubourg Montmartre n'offre rien de remarquable: depuis une vingtaine d'années, il a pris un grand accroissement et s'est transformé en un quartier de luxe et d'affaires. Il n'atteint pas, sous son nom, les barrières, mais se bifurque près de l'église Notre-Dame-de-Lorette en deux rues: la plus ancienne, dite des Martyrs, autrefois des Porcherons; la plus nouvelle, dite Notre-Dame-de-Lorette, à cause d'une église dont nous parlerons plus tard. Ces rues que la mode a prises sous (p.195) son patronage depuis quelques années, et qui sont couvertes d'élégantes maisons et de petits palais, sont habitées généralement par des gens de finance, des artistes, des jeunes gens et par une classe particulière de femmes qu'on a baptisées du nom de lorettes. La rue Notre-Dame-de-Lorette est coupée par la petite place Saint-Georges, qui est ornée d'une belle fontaine et bordée de charmants hôtels: l'un d'eux est habité par M. Thiers.

    Parmi les rues qui débouchent dans le faubourg Montmartre, nous remarquons:

    1º Rue Grange-Batelière.--Elle tire son nom d'une maison plusieurs fois reconstruite et récemment démolie, qui était le chef-lieu d'un fief de 20 arpents, appelé Batelier, Gatelier, Bataillier (ce dernier nom vient, dit-on, des joutes qui s'y faisaient), et qui avait appartenu aux évêques de Paris. Cette rue se prolongeait récemment sous ce même nom et en tournant à angle droit jusque sur le boulevard des Italiens: on vient de donner à cette partie de son parcours le nom de Drouot. Là, au nº 6, se trouve l'hôtel d'Augny, bâti par un fermier général de ce nom, qui y déploya la plus scandaleuse magnificence. Cet hôtel devint, sous le Directoire, une maison de jeu et de plaisir; sous l'Empire, le salon des étrangers, cercle très-brillant, où le jeu attirait les riches, les nobles, les oisifs. C'est là que se tinrent en 1827 les réunions des députés de l'opposition, dont les résolutions amenèrent la révolution de 1830. Il appartint ensuite au banquier Aguado, puis au comptoir Ganneron, et a renfermé pendant quelque temps la mairie du deuxième arrondissement.

    2º Rue Geoffroy-Marie.--Cette rue a été ouverte récemment sur les terrains dits de la Boule-Rouge, qui appartenaient à l'Hôtel-Dieu, d'après la donation suivante: «A tous ceux qui ces présentes lettres verront, l'official de la cour de Taris, salut en Notre-Seigneur: savoir faisons que, par-devant nous, (p.196) ont comparu Geoffroy, couturier de Paris, et Marie, son épouse, lesquels ont déclaré que, naguère, ils avoient, tenoient et possédoient de leurs conquêts une pièce de terre contenant environ huit arpents, sise aux environs de la grange appelée Grange-Bataillère, hors des murs de Paris, à la porte Montmartre, chargée de huit livres parisis de cens, payables chaque année, lesquels huit arpents de terre, lesdits Geoffroy et Marie ont donnés, dès maintenant et à toujours, aux pauvres de l'Hostel-Dieu de Paris... En récompense de laquelle chose, les frères dudit Hostel-Dieu ont concédé aux-dits Geoffroy et Marie, à perpétuité, la participation qu'ils ont eux mêmes aux prières et aux bienfaits qui ont été faits et qui se feront à l'avenir audit Hostel-Dieu. Ont également promis lesdits frères de donner et de fournir, en récompense de ce qui précède, aux-dits Geoffroy et Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce qui leur sera nécessaire en vêtements et en nourriture à l'usage desdits frères et sœurs, de la même manière et suivant le même régime que lesdits frères et sœurs ont l'habitude de se vêtir et nourrir. Le 1er août 1260.»

    3º Rue de la Victoire.--C'était encore, au commencement du XVIIIe siècle, la ruelle des Postes, la ruelle Chanterelle ou Chantereine, ruelle infecte et pleine de marécages. Vers la fin de ce siècle, elle commença à se peupler, et ce fut grâce aux prodigalités des grands seigneurs qui y bâtirent des petites maisons pour leurs maîtresses. La Duthé et la Dervieux y avaient des hôtels. Sous le Directoire, on y construisit (nº 36) le théâtre Olympique ou des troubadours, qui attira la jeunesse dorée et les merveilleuses de ce temps, et où l'on vit souvent les élégantes habitantes du quartier, madame Tallien, qui demeurait rue Cerutti; madame Récamier, qui demeurait rue de la Chaussée-d'Antin; madame Beauharnais, qui demeurait rue Chantereine. Celle-ci habitait, au nº 56, un hôtel qui avait appartenu à Talma, après avoir été bâti (p.197) par Condorcet et qui fut acheté par Bonaparte, pendant sa campagne d'Italie, pour la somme de 180,000 livres. C'est là que le vainqueur de Rivoli, après le traité de Campo-Formio, alla cacher sa gloire et ses projets. Quelques jours après son arrivée, le 29 décembre 1797, l'administration centrale du département de la Seine donna à la rue Chantereine le nom de la Victoire, mais telle était alors la modestie affectée par Bonaparte qu'elle se crut obligée de dissimuler sous quelques phrases républicaines l'honneur qu'elle voulait lui faire, et son arrêté disait simplement: «L'administration centrale du département, considérant qu'il est de son devoir de faire disparaître tous les signes de royauté qui peuvent encore se trouver dans son arrondissement, voulant aussi consacrer le triomphe des armées françaises par un de ces monuments qui rappellent la simplicité des mœurs antiques; ouï le commissaire du pouvoir exécutif, arrête que la rue Chantereine portera le nom de rue de la Victoire.» C'est dans son petit hôtel de la rue Chantereine que tous les partis vinrent trouver Napoléon, et, suivant son expression, sonner à sa porte; c'est là que fut conçue l'expédition d'Égypte; c'est de là qu'il partit, avec un cortége de généraux et d'officiers, pour faire le 18 brumaire. Le petit hôtel Bonaparte fut vendu sous l'Empire et a passé depuis cette époque à divers propriétaires.

    Le faubourg Montmartre aboutit par les barrières Rochechouart, des Martyrs et Blanche à la butte Montmartre (mons Martis ou mons Martyrum). Une tradition populaire et qui ne manque pas de vraisemblance voulait que saint Denis et ses compagnons y eussent souffert le martyre, vers l'an 250, près d'un temple de Mars ou de Mercure, dont au XVIIe siècle on croyait encore voir les restes. Dès le VIIe siècle, il y avait sur cette montagne une église dédiée à saint Denis et qui devint en 1134 une abbaye de Bénédictines fondée par Louis VI. La veuve de ce roi s'y retira et y mourut. Henri IV, lorsqu'il (p.198) assiégea Paris, y établit son quartier général, et les religieuses s'y livrèrent avec les seigneurs de son armée aux plus grands désordres. Il reste à peine aujourd'hui quelques débris de murailles de cette abbaye.

    La butte Montmartre est entièrement composée de dépôts de calcaire et de gypse, avec lesquels Paris a été construit: elle a été tellement creusée, fouillée, évidée pour en tirer ces précieuses pierres, qu'elle semble ne porter que par miracle la commune populeuse et pittoresque qui est assise sur ses croupes. Les carrières de Montmartre seront éternellement célèbres en géologie pour avoir fourni à Georges Cuvier les débris fossiles avec lesquels il a reconstruit la plupart des animaux antédiluviens.

    Chapitre VIII. Quartier du Palais-Royal, de la Bourse et de la Place Vendôme.

    Jusqu'ici, nous avons trouvé de grandes voies de communication partant de la place de Grève, des halles ou de leurs environs, c'est-à-dire du Paris de Louis-le-Gros, et rayonnant jusqu'aux barrières, où elles se continuent par de grandes routes. Il ne nous reste plus qu'une seule voie de ce genre, c'est la rue et le faubourg Saint-Honoré. Tout l'intervalle entre cette rue artérielle et les rue et faubourg Montmartre, que nous venons de décrire, est une ville nouvelle, qui date, pour la partie qui s'étend jusqu'aux boulevards, de deux siècles à peine, pour la partie qui est au delà des boulevards, de moins d'un siècle. Cette ville nouvelle est devenue le centre fictif de la capital, le chef-lieu de son commerce et de son luxe, sa partie la plus riche et la plus fréquentée. Nous appellerons la première partie de ce Paris moderne quartier du Palais-Royal, de la Bourse et de la place Vendôme; le deuxième, quartier de la Chaussée-d'Antin. Dans ces quartiers (p.199) nouveaux, nous ne trouverons plus les rues des quartiers que nous venons de visiter, étroites, tortueuses, dont la laideur est si pittoresque, dont l'aspect sombre et humide ramène si fortement la pensée sur les temps anciens, sur les mœurs, les souffrances, les plaisirs de nos pères, rues la plupart tristes et pauvres, mais pour lesquelles on se sent pris d'affection et de respect, qui sont pleines de tant de souvenirs, riches de leurs vieilles églises, belles de leurs vieilles maisons, glorieuses des grands noms qu'elles rappellent. Dans le nouveau Paris, les rues sont droites, larges, bien bâties; les maisons sont belles, régulières, construites en pierre, ornées de sculptures, renfermant de riches appartements; la population y est brillante et ne parait occupée que de luxe et de plaisirs; les théâtres, les cafés, les salles de bal s'y rencontrent à chaque pas; les boutiques y sont devenues des salons d'exposition resplendissants d'or, de velours et de glaces. Tout cela est beau et atteste magnifiquement les progrès matériels de notre époque, mais tout cela manque de la poésie des souvenirs; tout cela éblouit et n'inspire pas d'émotion profonde; on sent, au milieu de toutes ces richesses, une splendeur factice, les efforts tourmentés d'une société ou tout est donné à l'éclat et à l'apparence, enfin les œuvres d'une époque livrée à l'amour du gain, pleine d'indifférence morale, passionnée uniquement pour le plaisir.

    Le quartier du Palais-Royal, de la Bourse et de la place Vendôme comprend un triangle dont les trois côtés, à peu près égaux, sont formés par les rues Croix-des-Petits-Champs et Notre-Dame-des-Victoires, les boulevards depuis la rue Montmartre jusqu'à la Madeleine, la rue Saint-Honoré. Cette dernière rue ayant été la grande voie de réunion de la ville nouvelle à l'ancien Paris, les rues principales de ce triangle lui sont perpendiculaires: ce sont celles que nous allons décrire et dont l'histoire nous donnera celle de tout le quartier. Nous (p.200) subdiviserons donc ainsi ce chapitre: 1º la rue Croix-des-Petits-Champs, la place des Victoires et la rue Notre-Dame-des-Victoires; 2º le Palais-Royal, la rue Vivienne et la place de la Bourse; 3º la rue Richelieu; 4º les rues Sainte-Anne et de Grammont; 5º la place Vendôme et la rue de la Paix; 6º la rue Royale et la Madeleine.


    I. Rue Croix-des-petits-champs, place des victoires et rue Notre-Dame-des-victoires.

    La rue Croix-des-Petits-Champs date du XVIe siècle: elle a pris son nom des terrains où elle a été ouverte et d'une croix qui était placée à son extrémité, près de la muraille de la ville. C'est dans cette rue que la famille de la Force fut massacrée à la Saint-Barthélémy, et que le cadet de cette famille échappa aux assassins comme par miracle. On y trouve les bâtiments de la Banque de France, dont l'entrée principale est rue de la Vrillière et qui est établie dans l'ancien hôtel de Toulouse. Cet hôtel avait été bâti en 1620 par Phélipeaux de la Vrillière, sur les dessins de François Mansard; il fut acheté en 1713 par le comte de Toulouse, fils naturel de Louis XIV, qui y fit de grands embellissements 231, et il passa à sa postérité. La révolution y trouva le duc de Penthièvre, la princesse de Lamballe, le poëte Florian. Devenu en 1793 propriété nationale, il fut d'abord consacré à l'imprimerie du gouvernement, puis vendu en 1811 à la Banque de France, qui jusqu'alors avait habité l'hôtel Massiac, sur la place des Victoires. Les appartements intérieurs et surtout la galerie ont gardé leur ancienne magnificence: ils (p.201) sont ornés de tableaux des grands maîtres. Les bâtiments viennent d'être agrandis. La Banque de France a été fondée en 1803; les révolutions de 1814, de 1830 et de 1848 ont démontré que c'est le plus sage et le plus solide établissement de crédit qui soit en Europe.

    La place des Victoires a été ouverte sur l'emplacement de l'hôtel de la Ferté-Senneterre et de l'ancienne muraille de la ville, dans un quartier si désert encore dans le milieu du XVIIe siècle, qu'on y volait en plein jour, et qu'une rue voisine en a pris le nom de Vide-Gousset. Sa construction, faite sur les dessins de Hardouin Mansard, est due au duc de la Feuillade, l'un des plus illustres seigneurs de la cour de Louis XIV, qui voulut y élever un monument à la gloire de son maître. Ce monument se composait d'un groupe en bronze doré, œuvre de Vanden-Bogaert, dit Desjardins, représentant le roi, couronné par la Victoire; le piédestal était décoré de bas-reliefs représentant les grandes actions de Louis jusqu'à la paix de Nimègue et de quatre figures colossales de nations vaincues. Autour de ce groupe étaient quatre colonnes de marbre portant quatre fanaux. Ce monument remarquable fut inauguré en 1686 avec des cérémonies pompeuses: «La Feuillade, dit Choisy, fit trois tours à cheval à la tête du régiment des gardes avec toutes les prosternations que les païens faisoient autrefois devant les statues de leurs empereurs.» Quelques jours avant la fédération du 14 juillet, les figures des nations vaincues furent portées à l'hôtel des Invalides, dont elles ornent encore la façade. Après le 10 août, tout le monument fut détruit, et l'on éleva à sa place une pyramide en l'honneur des citoyens tués aux Tuileries. En 1800, cette pyramide fut abattue, et remplacée en 1806 par une statue de Desaix, colossale, complètement nue, et dont le costume déplut tant aux bourgeois du quartier qu'on la couvrit de planches. En 1814, cette statue fut détruite, et à sa place l'on a élevé en 1822 une (p.202) statue équestre de Louis XIV, œuvre très-lourde de Bosio, que les révolutions de 1830 et de 1848 ont dignement respectée.

    La place des Victoires, dont les bâtiments sont uniformément décorés, était, dès le temps de Saint-Simon, habitée par des hommes de finance; car, si l'on en croit cet historien, un proverbe parisien disait: «Henri IV est avec son peuple sur le Pont-Neuf, Louis XIII avec les gens de qualité à la place Royale, Louis XIV avec les maltôtiers à la place des Victoires.» Aujourd'hui, elle est principalement occupée par des marchands de châles et de soieries.

    La rue la plus importante qui aboutit à la place des Victoires est la rue Neuve-des-Petits-Champs, qui coupe en deux parties égales le grand triangle dont nous avons parlé précédemment. Cette rue, très-fréquentée et qui n'a de neuf et de champêtre que son nom, est la principale artère de tout ce quartier de commerce et d'affaires. Dans le XVIIe siècle, elle avait l'insigne honneur de posséder les demeures de trois grands hommes d'État: 1º l'hôtel Colbert, au coin de la rue Vivienne; il fut bâti par Bautru, acheté en 1665 par Colbert, qui y mourut en 1683 232, habité par Seignelay, acheté en 1713 par le duc d'Orléans, qui y mit ses écuries; son emplacement est occupé par des maisons particulières et la galerie Colbert. 2º L'hôtel Mazarin, à l'autre coin de la rue Vivienne et dont nous parlerons plus tard. 3º L'hôtel de Lionne, situé au coin de la rue Sainte-Anne: il fut bâti par Hugues de Lionne, acheté en 1703 par le chancelier Pontchartrain, et assigné par Louis XV pour demeure au contrôleur général des finances; son emplacement est occupé par des maisons particulières, le passage Choiseul et la place (p.203) Ventadour. On trouve sur cette place un beau théâtre bâti en 1826 et occupé aujourd'hui par l'Opéra-Italien.

    La rue Notre-Dame-des-Victoires, appelée dans le XVIIe siècle le chemin herbu, parce qu'elle était presque déserte, est aujourd'hui l'une des plus fréquentées à cause des Messageries impériales, qui y sont situées, et de la Bourse, où elle conduit. Elle doit son nom à une église qui faisait partie d'un couvent fondé en 1619 pour les Augustins déchaussés, vulgairement appelés Petits-Pères. Cette église, dédiée par Louis XIII à la Vierge pour ses victoires sur les protestants, a été reconstruite en 1656 et achevée seulement en 1740; elle renfermait les tombeaux de Michel Lambert et de Lulli. Pendant la révolution, elle a servi de local à la Bourse. Le couvent des Petits-Pères était remarquable par ses vastes bâtiments, sa riche bibliothèque, son cabinet de médailles et d'antiquités, sa galerie de tableaux233.

    Dans la rue Notre-Dame-des-Victoires se trouvait l'hôtel de Samuel Bernard, ce fameux financier à qui Louis XIV fit la cour pour lui emprunter quelques millions, et c'est là qu'il maria ses filles aux Biron, aux Molé, aux Lamoignon, avec une magnificence qui fut le scandale de tout Paris.


    II. Le Palais-Royal, la rue Vivienne et la Bourse.

    § Ier. Le Palais-Royal.

    Le Palais-Royal occupe l'emplacement de constructions romaines qui, probablement, appartenaient à quelque grande villa; (p.204) les fouilles faites en ce lieu dans le siècle dernier ont amené la découverte de deux bassins ou réservoirs qui paraissaient correspondre avec un aqueduc venant de Chaillot. Au XIVe siècle, la partie voisine de la rue Saint-Honoré était occupée par l'hôtel d'Armagnac, qui appartenait au célèbre connétable massacré en 1418; l'emplacement du jardin était traversé par le mur d'enceinte de Charles VI, qui partait de la place des Victoires et aboutissait dans la rue Saint-Honoré à la rue du Rempart. Au XVIe siècle, l'hôtel d'Armagnac était devenu l'hôtel de Rambouillet et avait dans son voisinage l'hôtel de Mercœur. En 1624, le cardinal de Richelieu acheta ces deux hôtels 234 et fit abattre la partie du mur de la ville qui les avoisinait. Cinq ans après, il fit construire sur ce vaste emplacement, d'après les dessins de Lemercier, une habitation très-irrégulière et qui n'avait rien de monumental, mais dont l'intérieur était magnifiquement décoré et distribué, où toutes les merveilles du goût et des arts avaient été prodiguées. La porte principale était décorée des armes de Richelieu avec cette inscription, objet de scandale pour les grammairiens, qui épuraient alors si rigoureusement notre langue: Palais-Cardinal. Outre une chapelle, dont les ornements étaient en or massif, outre une bibliothèque, des collections de tableaux, de statues, d'antiquités, de curiosités naturelles, les parties les plus importantes de ce palais étaient: à droite, deux galeries; l'une, peinte par Philippe de Champaigne et représentant les grandes actions du cardinal; l'autre, ornée des portraits des hommes illustres de la France, peints par Champaigne, Vouet et d'Egmont; à gauche, une salle de spectacle qui pouvait contenir trois mille personnes: «Elle étoit réservée, dit Sauval, pour les comédies de pompe et de parade, quand la profondeur des perspectives, (p.205) la variété des décorations, la magnificence des machines y attiroient Leurs Majestés et la cour; c'est le théâtre de France le plus commode et le plus royal.» Ce théâtre fut inauguré en 1639 par la représentation de Mirame, tragédie composée par Richelieu lui-même avec l'aide de Desmarets, et qui fut jouée en présence du roi, de la reine et de toute la cour 235.

    C'est dans cette magnifique demeure que Richelieu mourut le 4 décembre 1642; il en avait fait don par testament à Louis XIII; mais celui-ci n'eut pas le temps d'en prendre possession, et ce fut sa veuve, Anne d'Autriche, qui vint l'habiter avec ses deux fils le 7 octobre 1643. Le Palais-Cardinal prit alors le nom de Palais-Royal. Louis XIV occupa l'appartement (p.206) de Richelieu, situé entre les deux galeries; on bâtit un appartement au duc d'Orléans au moyen de la galerie des grandes actions du cardinal, qui fut détruite; quant à Anne d'Autriche, elle se fit du côté du jardin un séjour aussi riche qu'élégant, entièrement orné de peintures, «et qui fut longtemps la merveille et le miracle de Paris.» Le Palais-Royal devint alors le théâtre de fêtes nouvelles: la plus pompeuse eut lieu en 1645 pour le mariage de Marie de Gonzague avec Ladislas IV, roi de Pologne. Mais à ces fêtes succédèrent bientôt les troubles de la Fronde et la fuite de la cour: «Dans la nuit du 6 janvier 1649, la reine, le roi et Monsieur, dit Mme de Motteville, descendirent par un petit escalier dérobé qui de l'appartement de la reine alloit dans le jardin, et, sortant par cette petite porte qui est par delà le rond d'eau, montèrent dans les carrosses qui les attendoient.» Après la paix de Ruel, la cour rentra au Palais-Royal. Le 18 janvier 1650, les princes de Condé, de Conti et de Longueville y furent arrêtés dans la galerie de la reine, conduits par le petit escalier dérobé dans le jardin, et de là, par la porte Richelieu, au château de Vincennes. La guerre civile recommença; la cour quitta encore Paris et n'y rentra que le 21 octobre 1652; mais ce jour-là même Louis XIV abandonna la résidence du Palais-Royal, qui lui rappelait les insultes de la Fronde, et il céda cette habitation à la reine d'Angleterre, veuve de Charles 1er. Celle-ci y demeura jusqu'en 1661, où fut célébré dans ce palais le mariage de sa fille Henriette avec le duc d'Orléans. Alors le Palais-Royal devint la demeure des nouveaux époux et le séjour d'une cour brillante; mais ce ne fut qu'en 1692 qu'il fut donné au duc d'Orléans en toute propriété et à titre d'apanage; alors on y ajouta l'hôtel Brion, situé rue Richelieu, que l'on détruisit quelques années après et sur l'emplacement duquel on construisit, d'après les dessins de Mansard, une magnifique galerie qui fut peinte par Coypel. La grande salle (p.207) de spectacle fut comprise dans le don fait au frère du roi: en 1660, Louis XIV avait autorisé Molière à y jouer avec sa troupe; c'est là que notre grand comique fit représenter ses principaux chefs-d'œuvre; c'est là que, le 17 février 1673, il fut pris, en jouant le Malade imaginaire, du mal dont il mourut la nuit suivante. Alors la salle fut donnée à Lulli, qui y plaça l'Académie royale de musique, et ce spectacle y est resté jusqu'en 1763.

    En 1701, Philippe, duc d'Orléans (le régent), étant devenu maître du Palais-Royal, y fit des changements considérables: il le décora principalement des tableaux des plus grands peintres, «en sorte, dit Piganiol, que le cabinet qu'il en a laissé est le plus curieux et le plus riche qu'il y ait au monde.» Ce palais fut le théâtre ordinaire de ses orgies et de ses fameux soupers: «Les soupers du régent, dit Saint-Simon, étoient toujours avec des compagnies fort étranges, avec ses maîtresses, quelquefois des filles de l'Opéra, souvent avec la duchesse de Berry, quelques dames de moyenne vertu et quelques gens sans nom, mais brillant par leur esprit et leur débauche. La chère y étoit exquise; les galanteries passées et présentes de la cour et de la ville, les vieux contes et les disputes, rien ni personne n'y étoit épargné. On buvoit beaucoup et du meilleur vin; on s'échauffoit, on disoit des ordures à gorge déployée, des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avoit fait du bruit et qu'on étoit bien ivre, on alloit se coucher.» C'est là que, en 1717, le régent reçut la visite de Pierre-le-Grand; c'est là que, en 1720, il donna asile à Law, poursuivi par une émeute populaire; c'est là que, en 1721, il reçut l'ambassade extraordinaire du sultan et célébra le mariage d'une de ses filles avec le prince des Asturies; c'est là enfin qu'il mourut, en 1723, frappé d'apoplexie dans les bras de la duchesse de Phalaris.

    Son fils et son petit-fils y passèrent une vie presque ignorée. En (p.208) 1763, le grand théâtre de l'Opéra fut consumé par un incendie qui détruisit une partie de l'aile gauche du palais. Il fut reconstruit par la ville de Paris, qui en avait la propriété depuis 1737; mais, à la demande du quatrième duc d'Orléans, ce fut hors du palais, sur l'emplacement actuel de la rue de Valois et près de la cour des Fontaines: on y entrait par un cul-de-sac qui s'ouvrait sur la rue Saint-Honoré. Alors furent bâties l'aile gauche et la façade actuelle du palais. Ce fut dans cette demeure ainsi restaurée que le duc d'Orléans reçut les visites de Franklin et de Voltaire; c'est là qu'il fêta Christian VII, roi de Danemark. En 1780, ce prince ayant épousé secrètement Mme de Montesson, abandonna le Palais-Royal et le céda par avancement d'hoirie à son fils, le duc de Chartres (Philippe-Égalité), et celui-ci songeait à y faire de grands changements lorsque la salle de l'Opéra à peine rebâtie depuis quatorze ans, fut de nouveau consumée par un incendie. La ville ne voulut pas reconstruire l'Opéra, sur cet emplacement incommode, et elle le transféra sur les boulevards, dans une salle provisoire, qui est aujourd'hui le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Alors le duc de Chartres, qui se trouvait embarrassé dans sa fortune, profita de la circonstance pour transformer son palais et payer ses dettes en faisant une spéculation financière.

    Richelieu avait adjoint à sa demeure un grand jardin, qui était borné par les rues Richelieu, des Petits-Champs et des Bons-Enfants. Ce jardin était très-irrégulier, et n'avait de remarquable qu'un rond d'eau de 40 toises de diamètre, une belle allée de marronniers plantés, dit-on, par le cardinal lui-même, où il aimait à méditer et d'où Louis XIV enfant entendit le grondement des barricades de 1648. En outre, il y avait, sur l'emplacement actuel du Théâtre-Français, un petit jardin dit des Princes. En 1730, le grand jardin fut replanté sur un nouveau dessin par le duc d'Orléans, fils du régent, mais on conserva la grande allée; «Deux belles pelouses, (p.209) dit Saint-Victor, bordées d'ormes en boule, accompagnaient de chaque côté un grand bassin placé dans une demi-lune ornée de treillages et de statues en stuc. Au-dessus de cette demi-lune régnait un quinconce de tilleuls, dont l'ombrage était charmant; la grande allée surtout formait un berceau délicieux et impénétrable au soleil; toutes les charmilles étaient taillées en portique.» Ce beau lieu devint alors la promenade la plus fréquentée de Paris: il n'était pas pourtant complétement public, mais la plupart des maisons des rues Richelieu, des Petits-Champs, des Bons-Enfants ayant, depuis l'origine du palais, des entrées particulières dans ce jardin, il était le rendez-vous d'une société d'élite, de jolies femmes, de jeunes seigneurs, de gens de lettres, d'oisifs de tout genre, qui se pressaient dans la grande allée, au pied d'un énorme marronnier, dit l'arbre de Cracovie: c'était là qu'étaient discutés et critiqués avec autant de liberté que d'esprit les plans de campagne, les édits financiers et la politique générale de l'Europe. «Là on se regarde, dit Mercier, avec une intrépidité qui n'est en usage dans le monde entier qu'à Paris, et à Paris même, que dans le Palais-Royal. On parle haut, on se coudoie, on s'appelle, on nomme les femmes qui passent, leurs maris, leurs amants; on se rit presque au nez, et tout cela se fait sans offenser, sans vouloir humilier personne.»

    C'est ce beau jardin, tant aimé des Parisiens, que le duc d'Orléans détruisit, malgré les sarcasmes de la cour, malgré les procès des propriétaires voisins; à sa place il fit ouvrir les rues de Valois, de Beaujolais et de Montpensier, entoura l'espace restant de trois côtés de constructions uniformes percées de galeries d'une architecture élégante, et bâtit, sous les galeries, des boutiques qui forment aujourd'hui le plus beau bazar qui soit en Europe. L'intérieur fut planté d'arbres, qui, depuis soixante-dix ans et malgré les renouvellements annuels, refusent de former des allées touffues; et l'on remplit le milieu de (p.210) ce simulacre de jardin par un cirque à demi-souterrain, décoré en treillages, destiné à des spectacles et à des cafés: ce cirque devint en 1790 le club des Amis de la vérité, dans lequel l'évêque girondin Fauchet débita bien des utopies et des rêves que le saint-simonisme a rajeunis; il fut brûlé en 1799 et remplacé par des parterres. Quant au quatrième côté de ces nouvelles constructions, il devait appartenir au palais du prince et se composer d'une colonnade à jour supportant des appartements; mais il ne fut pas fait: à sa place, le duc d'Orléans fit élever provisoirement des hangars en bois qui formaient trois rangées de boutiques séparées les unes des autres par deux promenoirs grossiers et dont le sol n'était pas même nivelé. C est là ce camp des Tartares, ces fameuses galeries de bois, qui ont joué un rôle de premier ordre dans l'histoire de Paris: hideuses et poudreuses constructions, où, pendant quarante ans, la licence, le commerce, les plaisirs, les lettres se sont donné rendez-vous.

    Tout le palais fut aussi bouleversé et changé. On démolit presque entièrement l'aile droite et principalement la galerie de Mansard et de Coypel; à la place du jardin des Princes on construisit une salle de spectacle dite d'abord des Variétés amusantes, qui devint le théâtre de la Liberté en 1791, le théâtre de la République en 1793, enfin où fut transféré en 1799 le Théâtre-Français, qui y est resté; on sait quels jours de gloire et de splendeur il y a trouvés avec Talma, Mars, Georges, Duchesnois, et récemment avec Mlle Rachel. Au coin des rue Beaujolais et Montpensier, dans les nouvelles galeries du Palais-Royal, on construisit le théâtre Beaujolais pour un spectacle de marionnettes destiné à amuser les fils du duc d'Orléans. Ce théâtre fut vendu en 1787 à une entrepreneuse de spectacles, Mlle Montansier, qui le fit agrandir, et on y joua tragédies, comédies, opéras. En 1793, il devint le théâtre à la mode, et fut, pendant dix ans, (p.211) moins pour ses pièces et ses acteurs que pour les exhibitions licencieuses et les conversations spirituelles de son foyer, le rendez-vous des jolies femmes, des auteurs, des officiers, de tous les gens de plaisir, même des hommes politiques, car la salle Montansier a eu sa part des orgies du Directoire. En 1806, ce théâtre fut fermé à la demande du Théâtre-Français, et l'on construisit pour ses acteurs, sur le boulevard Montmartre, la salle actuelle des Variétés. Alors la salle Montansier fut occupée successivement par des danseurs de corde, des chiens savants, un café-spectacle, etc. Enfin, en 1831, elle fut rouverte sous le nom de théâtre du Palais-Royal, et elle n'a pas cessé d'attirer un public peu délicat par des pièces dignes de sa vie passée.

    Cependant le duc d'Orléans ne vit pas achever les transformations qu'il avait commencées au Palais-Royal; on sait que, en 1789, le jardin devint le centre de toutes les réunions politiques, le foyer de toutes les agitations, enfin le forum de la révolution; on sait que là, à la voix de Camille Desmoulins, éclata l'insurrection du 12 juillet. Le 4 avril 1793, le duc d'Orléans fut arrêté dans son palais, traduit le 6 novembre devant le tribunal révolutionnaire et condamné à mort. La charrette qui le conduisait à l'échafaud s'arrêta sur la place du Palais-Royal, et, pendant quelques minutes, le condamné contempla sans émotion ce théâtre de sa grandeur, de ses plaisirs, de ses ambitieux projets. Le palais fut alors réuni au domaine de l'État et loué à des cafés, des restaurants, des banques de jeu, qui le mutilèrent et le dégradèrent. Le Théâtre-Français, la cour des Fontaines, plusieurs maisons des galeries furent vendus par les créanciers du prince. Les galeries continuèrent à être le rendez-vous des politiques, des agioteurs, des débauchés et principalement des ennemis de la République; plusieurs fois pendant la terreur, elles furent enveloppées et fouillés par les section armées, qui y firent de nombreuses arrestations; plusieurs fois il fut question (p.212) de les détruire ou de les convertir en casernes. La tribune de la Convention retentissait chaque jour d'invectives contre «cet infâme repaire du royalisme, ce lieu de prostitution et de brigandage, où la famine et la contre-révolution s'opèrent, cette caverne de scélérats et de conspirateurs, ce réceptacle de tout ce qu'il y a de plus impur, de plus immoral, de plus royaliste dans tous les égouts de la République.» En 1800, le palais fut délivré de ses locataires; on installa à leur place le Tribunat, dans une salle construite à cet effet, et qui a été ensuite convertie en chapelle. On y transporta aussi en 1804 la Bourse et le Tribunal de commerce. Après la suppression du Tribunat, le palais fut abandonné et ne reçut aucune destination jusqu'en 1814, où il fut rendu à l'héritier de ses premiers maîtres. Celui-ci y commença quelques restaurations, que la révolution du 20 mars interrompit. Alors la famille d'Orléans retourna dans l'exil, et, pendant les Cent-Jours, le palais fut occupé par Lucien Bonaparte.

    L'époque des deux invasions est l'époque la plus brillante des galeries du Palais-Royal, qui devinrent alors plus que jamais une sorte de Paris dans Paris, un centre de vie, de plaisirs, de luxe, d'enivrements de tout genre. Toute l'Europe s'y précipita, et les étrangers dépensèrent le butin de leurs conquêtes dans ses cafés, ses mauvais lieux, ses maisons de jeu, ses boutiques. Nul plaisir n'était bon, nul bijou n'avait de prix, nulle marchandise n'était à la mode, s'ils ne sortaient du Palais-Royal. Parmi les lieux publics qui acquirent alors une renommée historique, nous devons citer: 1º le café Corazza, où, dit-on, se fit la conspiration thermidorienne; 2º le café de Foy, plus ancien que les galeries, fréquenté spécialement par les artistes, qui fut longtemps la scène où trôna Karle Vernet: c'est en face de ce café que Camille Desmoulins fit son appel aux armes; 3º le café Valois, plus ancien que les galeries, qui fut pendant la révolution le (p.213) rendez-vous des royalistes, des vendéens, des émigrés, rentrés et qui garda cette clientèle pendant la Restauration (il n'existe plus); 4º le café Lemblin, fréquenté sous la Restauration par les bonapartistes et qui n'existe plus; 5º le café de la Rotonde, où se tenait la société du Caveau, dont nous avons déjà parlé; 6º le café de Chartres, où les girondins et les montagnards entamèrent leurs premières luttes: au-dessus de ce café demeurait Mlle Montansier, dont le salon a réuni presque toutes les célébrités de la terreur, les pourris de thermidor et du Directoire, principalement Barras, qui en faisait les honneurs. Ce coin de Paris a eu sur les événements de notre histoire, depuis 1793 jusqu'en 1799, une influence occulte très-puissante: plus d'une conspiration y a été ourdie, plus d'une révolution y a été préparée, plus d'une réputation politique en est sortie: de là partaient la plupart des bandes muscadines qui faisaient la chasse aux Jacobins. Mlle Montansier est morte dans cet appartement en 1820, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

    La grande vogue du Palais-Royal dura jusqu'en 1830. Le duc d'Orléans, pendant cette période, avait entrepris de restaurer le palais de ses pères, et il était parvenu, avec une dépense de 12 millions, à faire un tout régulier et plein de grandeur de cet amas de constructions disparates et inachevées. Les affreuses galeries de bois, avec leurs boutiques de modistes et de libraires, leur population de prostituées, leurs baraques de singes savants, avaient disparu et fait place à la belle galerie d'Orléans; les marchands et leurs étalages étaient contraints de rentrer dans leurs boutiques; les maisons de jeu et de débauche avaient été fermées; enfin le Palais-Royal avait pris l'air décent, régulier, magnifique qu'il a aujourd'hui. Ce fut alors qu'une dynastie nouvelle en sortit à travers les barricades de Juillet. Nous avons dit ailleurs le rôle que joua le Palais-Royal dans cette révolution et pendant les années qui la suivirent. Le 1er octobre 1831, le (p.214) nouveau roi quitta, pour aller occuper les Tuileries, cette belle résidence. Le 24 février 1848, le peuple l'envahit et la dévasta avec une fureur sauvage: tableaux, meubles, glaces, bijoux, tout fut jeté par les fenêtres, déchiré et brûlé. Le Palais-Royal, aujourd'hui restauré, est la demeure du prince Jérôme Napoléon. Quant aux galeries, depuis qu'elles ont été contraintes à être honnêtes et dépouillées de leurs mauvais lieux, la vie et le commerce semblent s'en éloigner. Paris s'en va sur les boulevards; mais qu'il faudra de temps encore avant que ce magnifique bazar, cette belle promenade, ce rendez-vous commun à tous les coins de la France, cesse d'être un théâtre de plaisirs, de luxe, de civilisation!

    § II. La rue Vivienne et la place de la Bourse.

    La rue Vivienne était jadis une voie romaine qui menait à Saint-Denis et qui était bordée, selon l'usage des anciens, de sépultures dont on a retrouvé de nombreux débris: parmi ces débris on a découvert des cuirasses de femme, dont on n'a pu expliquer l'origine; mais il n'en est pas moins constant que les modistes qui peuplent aujourd'hui cette rue ont eu pour ancêtres des amazones. La plus curieuse de ces antiquités est une urne carrée en marbre, dont la face principale est ornée d'une guirlande de fleurs et de fruits, laquelle entoure cette inscription si simple et si touchante:

    ampudiæ amandæ.
    vixit annis xvii.
    pithusa mater fecit 236.

    Et voilà les premières Parisiennes dont l'histoire ait conservé (p.215) les noms: une jeune fille morte à dix-sept ans! une mère désolée! Combien de fois, depuis quinze siècles, le drame que nous révèle ce petit monument s'est-il renouvelé sur les bords de la Seine! que d'Amandas moissonnées à la fleur de l'âge! que de Pithusas en pleurs! Depuis les tombes primordiales de la rue Vivienne, que de couches successives de sépulcres n'a-t-il pas fallu entasser pour former le sol actuel de Paris!

    La rue Vivienne resta une route à travers champs pendant tout le moyen âge. Quelques maisons y furent construites dans le XVIe siècle, et elle prit alors son nom de la famille Vivien, qui y possédait de grands terrains; mais ce n'est qu'à l'époque où la construction du Palais-Royal recula les remparts de Paris jusqu'aux boulevards actuels qu'elle commença réellement à être habitée. Le cardinal Mazarin y fit construire un immense et magnifique palais, qui occupait l'espace compris entre les rues Neuve-des-Petits-Champs, Richelieu, Colbert et Vivienne, et il y rassembla d'incroyables richesses, cinq cents tableaux des plus grands peintres, quatre cents statues de marbre, de bronze, de porphyre, «tout ce que la Grèce et l'ancienne Rome avaient eu de plus précieux,» une bibliothèque de quarante mille volumes rares, etc. C'est dans la grande galerie où étaient entassées ces richesses, qui lui valurent tant de malédictions, que, dans les dernières années de sa vie, il se promenait enveloppé dans sa robe de camelot, en disant: «Il faut quitter tout cela!» A sa mort, ce palais fut partagé en deux hôtels, qui existent encore. Le premier, qui garda le nom de Mazarin, avait son entrée principale rue Neuve-des-Petits-Champs: il fut donné au duc de la Meilleraye, époux d'une nièce du cardinal, et devint en 1719 l'hôtel de la Compagnie des Indes. Quelques années après, on y établit la Bourse, plus tard le contrôle général des finances, et enfin, pendant la révolution, les bureaux du trésor public. Depuis que le ministère des finances a (p.216) été transféré rue de Rivoli, cet hôtel fait partie de la Bibliothèque impériale. Le deuxième hôtel, formé du palais Mazarin, prit le nom de Nevers et fut donné au marquis de Mancini; il devint sous la Régence le siége de la banque de Law et avait alors sa principale entrée rue Vivienne: il fut acheté par le régent en 1721 et destiné à la bibliothèque du roi: nous en reparlerons.

    En face du palais Mazarin étaient, dans la rue Vivienne, outre l'hôtel Colbert, dont nous avons déjà parlé, deux autres hôtels appartenant au frère et au neveu du grand ministre, Croissy et Torcy.

    Sous la Régence, et grâce au contact de Law, de sa banque, de ses actions, la rue Vivienne commença à être habitée par le commerce. Sur la fin du règne de Louis XV, elle était devenue une rue alerte et galante, pleine de colifichets et de jolies femmes, s'étant fait du maniement des rubans et des dentelles l'industrie la plus active; elle était aussi une des rues de la finance, des parvenus, des turcarets. Aussi la révolution fut-elle vue d'un mauvais œil dans cette rue d'aristocrates en jupon ou à collet vert, et la section des Filles-Saint-Thomas, dont elle était le centre, se signala par son royalisme pendant toutes les journées révolutionnaires; c'est elle qui défendit le trône au 10 août et les girondins au 31 mai, qui marcha contre Robespierre au 9 thermidor, qui tira la Convention des mains des faubourgs au 1er prairial, enfin qui fit le 13 vendémiaire.

    Sous l'Empire, la rue Vivienne parvint à conquérir deux maisons de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qui lui barraient l'entrée du Palais-Royal, et alors au moyen du triste et utile passage du Perron, elle vit le mouvement et le commerce, concentrés jusque-là dans le royal bazar, s'écouler chez elle. Sous la Restauration, elle perça l'emplacement du couvent des Filles-Saint-Thomas, sur lequel l'on élevait la Bourse, puis celui de l'hôtel Montmorency-Luxembourg, dans(p.217) la rue Saint-Marc, et elle s'en alla atteindre les boulevards dans leur partie la plus brillante et la plus active. Naître au Palais-Royal, non loin du Théâtre-Français, toucher à la Bourse et au Vaudeville, finir aux boulevards, près des Variétés, de l'Opéra-Comique et de l'Opéra, c'est une destinée unique dans les fastes des rues de Paris. Aussi la rue Vivienne, cette rue étroite, bordée en partie de constructions mesquines, et qui ne prend d'air que par le nord, est-elle connue jusqu'aux deux pôles: c'est la rue de la mode, de la toilette, de l'élégance et du caprice féminins, la rue des chapeaux, des rubans, des parures et de tous ces riens que l'industrie parisienne sait transformer en trésors.

    La place de la Bourse a été ouverte sur l'emplacement du couvent des Filles Saint-Thomas, lequel datait de 1652 et avait été fondé par une princesse de Longueville. On sait qu'il fut le quartier général de l'insurrection du 13 vendémiaire. A sa place s'élève le palais de la Bourse, commencé en 1808 sur les dessins de Brongniart, achevé en 1826, et qui a coûté plus de huit millions. C'est un monument plus imposant par sa masse que par son élégance, et dont l'utilité est fort problématique: nos neveux auront peut-être peine à comprendre que, pour un marché aux écus, aux actions, aux rentes, où se font des transactions, la plupart aléatoires, la plupart réprouvées par la morale et par la loi, d'où il est souvent sorti des inspirations, des combinaisons fatales à l'honneur et aux libertés du pays, nous ayons bâti pompeusement une sorte de Parthénon de soixante-dix mètres de long sur quarante de large, avec colonnades, frises, statues, marbres, peintures, etc. c'est un temple élevé au seul dieu qui nous reste, le veau d'or.

    Le palais de la Bourse renferme le Tribunal de commerce, qui juge annuellement 35,000 affaires!

    La place de la Bourse, vaste et magnifique, est bordée de belles (p.218) constructions; on y remarque le théâtre du Vaudeville, dont la salle, construite en 1827, a été successivement occupée par les théâtres des Nouveautés et de l'Opéra-Comique.

    III. La rue Richelieu.

    C'est au Palais-Cardinal que cette rue doit sa naissance et sa fortune. Quand Richelieu eut fait démolir, pour construire son palais, le mur de Paris jusqu'à la rue du Rempart, il fit transporter la porte Saint-Honoré de cet endroit à la hauteur de la rue de la Concorde; alors, sur l'emplacement de la porte détruite, fut commencée une rue nouvelle, qui s'en alla d'abord jusqu'à la rue Feydeau, où fut placée une nouvelle porte, et, un siècle après, jusqu'au rempart construit par Louis XIII (boulevard des Italiens). Nous avons dit ailleurs que Molière est mort rue Richelieu. Regnard avait une maison au bout de cette rue, près du rempart, dans une partie de la ville encore déserte: fils d'un riche traitant, homme de plaisir autant qu'homme de lettres, il avait deviné les lieux que préfèrent aujourd'hui la finance et la mode. Voici la description qu'il en a faite:

    Au bout de cette rue où le grand cardinal....
    ................
    S'élève une maison modeste, retirée,
    Dont le chagrin surtout ne connaît point l'entrée.
    L'œil voit d'abord ce mont dont les antres profonds
    Fournissent à Paris l'honneur de ses plafonds,
    Où de trente moulins les ailes étendues
    M'apprennent chaque jour quel vent chasse les nues.
    Le jardin est étroit, mais les yeux, satisfaits,
    S'y promènent au loin sur de vastes marais.
    C'est là qu'en mille endroits laissant errer ma vue,
    Je vois naître à loisir l'oseille et la laitue, etc.

    Les financiers marchaient déjà, à cette époque, de pair avec les (p.219) princes: aussi la table exquise, les vins choisis de Regnard attiraient-ils chez lui, au moins autant que son esprit, les personnes les plus distinguées par leur rang et leur goût, le duc d'Enghien, le prince de Conti, le président Lamoignon. L'aspect de ces lieux a bien changé, et l'on chercherait vainement la trace de la petite maison de Regnard au milieu de ces hautes maisons où pullulent les compagnies financières et les tailleurs, de ces restaurants, de ces cafés, de ces hôtels garnis, de ces boutiques pleines d'élégance et de luxe, de ce pavé sillonné sans cesse par des milliers de voitures, enfin de toute cette rue aussi riche que populeuse, qui est, comme la rue Vivienne, un centre d'affaires et de plaisirs.

    La rue Richelieu, pendant la révolution, fut appelée rue de la Loi; une de ses maisons, l'hôtel Talaru (nº 60) devint une prison, la moins rigoureuse de toutes celles de cette époque, et où le maître de l'hôtel, avec plusieurs autres nobles, fut enfermé. Elle joua un rôle assez important pendant cette époque, et c'est par elle que les bataillons du 13 vendémiaire marchèrent à l'attaque de la Convention. Après leur défaite, les derniers boulets qu'ils lancèrent sur les vainqueurs endommagèrent les colonnes du Théâtre-Français, qui en portent encore les traces. Sous l'Empire et la Restauration, elle devint pour ainsi dite la rue des théâtres, à cause du Théâtre-Français et de l'Opéra, qu'elle possédait, des salles Feydeau et Favart, qui étaient sur ses côtés. Elle avait encore un établissement d'un autre genre et qui a augmenté sa célébrité: c'est la maison de jeu Frascati, ancien hôtel Lecoulteux, qui fut dans toute sa vogue sous le Directoire et sous l'Empire; ses jardins s'étendaient jusqu'aux boulevards et à la rue Neuve-Vivienne.

    Les édifices publics que renferme la rue Richelieu sont:

    1º Le Théâtre-Français, dont nous avons parlé tout à l'heure et dont nous résumons ici les pérégrinations à partir de Molière: à (p.220) l'hôtel du Petit-Bourbon, de 1658 à 1660; au Palais-Royal, de 1660 à 1673; dans la rue Mazarine, de 1673 à 1688; dans la rue des Fossés-Saint-Germain, de 1688 à 1770; aux Tuileries, de 1770 à 1782; dans la salle de l'Odéon, de 1782 à 1799; dans la salle actuelle à dater de cette dernière époque.

    2º La fontaine Molière, élevée en 1844 en face de la maison où notre grand comique est mort, le 17 février 1673, à l'âge de 51 ans. On l'enterra la nuit, sans cérémonie, dans le cimetière Saint-Joseph, le peuple menaçant de brûler la maison si l'on faisait des obsèques à ce comédien qu'il ne connaissait pas. Cette fontaine est un joli monument dû aux dessins de Visconti et qui est décoré de la statue en bronze de Molière.

    3º La Bibliothèque impériale.--Commencée par Charles V et composée alors de 910 volumes, qui furent placés dans la tour du Louvre, elle fut dispersée sous Charles VI et réduite sous Charles VII à 850 volumes; refaite sous Louis XI et composée alors de 1890 volumes, elle fut transportée par Louis XII à Blois, et à Fontainebleau par François Ier, qui l'enrichit de manuscrits grecs et orientaux. Elle revint à Paris sous Henri IV, après s'être augmentée de la bibliothèque de Catherine de Médicis, et fut placée d'abord au collége de Clermont puis au couvent des Cordeliers. Sous Louis XIII, on la transféra rue de la Harpe, au-dessus de l'église Saint-Côme; et alors fut rendue l'ordonnance qui obligeait les libraires à déposer deux exemplaires des ouvrages publiés par eux à la bibliothèque du roi: elle contenait alors 11,000 imprimés et 6,000 manuscrits. Sous Louis XIV, elle fut placée par Colbert dans les maisons voisines de son hôtel de la rue Vivienne, rendue publique et augmentée des bibliothèques de Dupuy, de Gaignères, de Baluze, de Loménie de Brienne, du comte de Béthune, de Dufresne, de Fouquet, de nombreux manuscrits orientaux, d'estampes, de (p.221) médailles, d'antiquités; à la mort du grand ministre, elle comptait 70,000 volumes. En 1721, le régent la transporta dans son local actuel, qui faisait partie, ainsi que nous venons de le dire, du grand palais Mazarin. En 1770, elle était riche de 200,000 volumes; en 1792, après la suppression des bibliothèques des couvents, de plus de 600,000; aujourd'hui, le total de ses richesses est inconnu et s'élève peut-être à un million de livres imprimés, à 80,000 manuscrits, à 1,500,000 estampes, à 100,000 médailles, outre une multitude d'antiquités et d'objets précieux provenant des trésors de Saint-Denis, de Sainte-Geneviève, de Saint-Germain-des-Prés, etc. C'est l'établissement de ce genre le plus complet qui soit au monde; mais il a été, jusqu'à ces dernières années, administré de telle sorte, que le catalogue complet des ouvrages qu'il possède est à peine entamé, que les caves et greniers sont encombrés de livres jetés pêle-mêle, que les recherches sérieuses y sont à peu près impossibles, les livres précieux étant inconnus aux employés, qui ne savent où ils sont, et les manuscrits étant peu ou point communiqués; la partie des estampes est seule mise dans un ordre régulier; quant aux médailles, on en a laissé voler la moitié en 1831.

    4° La fontaine Richelieu.--A la place qu'elle occupe était jadis l'hôtel Louvois, dont la rue voisine prit le nom. En 1793, mademoiselle de Montansier y fit construire un théâtre, appelé d'abord de la Nation et des Arts, et qui fut occupé par l'Opéra depuis 1794 jusqu'en 1820. C'est là qu'a brillé cet essaim de zéphirs et de nymphes qu'on appelait Grassari, Albert, Branchu, Vestris, Gardel, Montessu, Bigottini; pieds légers, voix harmonieuses, charmes, sourires, hélas! évanouis. C'est en allant à ce théâtre que le premier consul faillit périr par la machine infernale; c'est en sortant de ce théâtre que le duc de Berry fut assassiné le 13 février 1820, à la porte de la rue Rameau: il y mourut le lendemain. En expiation de ce crime, l'Opéra fut transporté dans la (p.222) salle provisoire qu'il occupe aujourd'hui; on démolit l'édifice, et sur son emplacement l'on construisit une chapelle expiatoire. Mais, en 1830, cette chapelle fut détruite avant d'avoir été achevée, et à sa place l'on fit une promenade qui est ornée d'une charmante fontaine élevée sur les dessins de Visconti. L'un des côtés de cette promenade est occupé par la rue Louvois, où se trouvait en 1792 (nº 6) le théâtre des Amis de la Patrie; il fut fermé plusieurs fois, rouvert en 1801 sous la direction de Picard, et occupé par le Théâtre-Italien en 1808; c'est aujourd'hui une maison particulière.

    La rue Richelieu aboutit au boulevard des Italiens. Ce boulevard est, comme la rue que nous venons de décrire, le centre du Paris moderne, du Paris de l'élégance, du luxe et de la richesse; c'est aussi la base du quartier de la Chaussée-d'Antin. Son nom lui vient d'un théâtre qui a ses derrières sur le boulevard: ce théâtre fut construit en 1783, sur l'emplacement de l'hôtel Choiseul, pour les acteurs dits de la Comédie-Italienne, lesquels avaient été adjoints depuis 1762 à ceux de l'Opéra-Comique; ils devaient y représenter «des comédies françaises, des opéras bouffons, des pièces de chant, soit à vaudevilles, soit à ariettes et parodies.» Ces acteurs y jouèrent jusqu'en 1797; alors l'Opéra-Comique s'installa dans la salle Feydeau et y resta jusqu'en 1826, où il alla dans la salle Ventadour, rue Neuve-des-Petits-Champs; il quitta ce séjour en 1832 pour s'installer dans la salle de la place de la Bourse, où il resta jusqu'en 1840, et enfin il est retourné dans son ancien théâtre, qui, depuis son départ, avait été occupé avec le plus brillant succès par l'Opéra-Italien.

    Les rues qui entourent ce théâtre portent des noms chers à l'Opéra-Comique: ceux de Marivaux, Favart, Grétry. Au nº 1 de la rue Grétry a demeuré Brissot; au nº 4 de la rue Favart a demeuré Collot-d'Herbois, et c'est là qu'il faillit être assassiné par Ladmiral.

    Parmi (p.223) les rues qui aboutissent rue Richelieu, nous remarquons:

    1º Rue Neuve-Saint-Augustin, ouverte en 1650, et qui se terminait alors à la rue de Gaillon; elle renfermait de grands hôtels, dont les jardins se prolongeaient jusqu'au boulevard des Italiens: hôtel de Grammont, détruit en 1726 pour ouvrir la rue de même nom; hôtel de Gesvres, habité par une famille qui a donné à Paris presque tous ses gouverneurs; hôtel Desmarets, où est mort le fameux contrôleur général; hôtel de Lorges, bâti par le fermier général Frémont et vendu par le maréchal de Lorges à la princesse de Conti, fille de la Vallière: sur son emplacement a été ouverte la rue La Michodière; enfin l'hôtel d'Antin ou de Richelieu. Ce dernier avait été bâti en 1707 par le financier Lacour-Deschiens; il fut acheté en 1713 par le duc d'Antin, fils de madame de Montespan, et devint en 1737 la propriété du duc de Richelieu, si renommé par sa dépravation, ses basses complaisances pour Louis XV et les éloges de Voltaire. Ce seigneur y fit faire de grands embellissements et construire, avec le produit de ses pillages dans le Hanovre, un pavillon qui existe encore sur le boulevard, au coin de la rue Louis-le-Grand; il y mourut en 1788, âgé de 92 ans. Cet hôtel, où, pendant la révolution, on donna des fêtes publiques, fut vendu sous le Directoire; sur l'emplacement des jardins on ouvrit les rues de Hanovre et de Port-Mahon, qui rappellent les campagnes du duc de Richelieu; la maison devint la propriété d'une compagnie financière et a été récemment détruite pour prolonger la rue d'Antin.

    Dans la rue Neuve-Saint-Augustin a demeuré et est mort en 1692 Tallemant des Réaux, l'auteur des historiettes sur les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Au nº 55 est mort en 1824 Girodet.

    2º Rue Ménars, ouverte sur l'emplacement de l'hôtel du président de Ménars. Dans cette rue a demeuré Anacharsis Clootz, (p.224) «l'orateur du genre humain, l'ennemi personnel de Jésus-Christ, qui, en s'en allant à l'échafaud, mourait de peur que ses complices ne crussent en Dieu, et leur prêcha le matérialisme jusqu'au dernier soupir 237

    3º Rue Feydeau.--Dans cette rue, qui tire son nom d'une famille de magistrats, était un théâtre construit en 1791 pour une troupe de chanteurs italiens, auxquels succédèrent en 1797 les acteurs de l'Opéra-Comique. Ceux-ci y attirèrent la foule sous l'Empire et la Restauration jusqu'en 1826, où la salle fut détruite pour ouvrir une partie de la rue et de la place de la Bourse.

    IV. La Butte Saint-Roch, les rues Sainte-Anne et de Grammont.

    La butte des Moulins ou Saint-Roch, formée par des dépôts d'immondices, était jadis couverte de moulins et servait de marché aux pourceaux; c'était aussi là qu'on bouillait les faux monnayeurs. Elle a joué un grand rôle dans les siéges de Paris, car de là on dominait la porte Saint-Honoré et l'on pouvait observer le Louvre. C'est par là que Jeanne d'Arc attaqua la ville: «Vint le roy Charles VII, dit une chronique, aux champs vers la porte Saint-Honoré, sur une manière de butte ou montagne qu'on nommoit le Marché aux pourceaux, et y fit dresser plusieurs canons et couleuvrines. Jehanne la Pucelle dit qu'elle vouloit assaillir la ville;... avec une lance elle sonda l'eau; quoi faisant elle eut, d'un trait d'arbalète, les deux cuisses percées.» On commença à bâtir sur cette butte sous Charles IX, mais les travaux furent interrompus pendant les guerres civiles. Ils furent repris sous Louis XIII: on abaissa la butte de moitié et l'on traça douze rues; (p.225) mais les moulins subsistèrent jusqu'à la fin du XVIIe siècle, et, sous la Régence, il y avait encore de grands espaces vides. On sait quel rôle a joué la butte Saint-Roch au 13 vendémiaire.

    La rue Sainte-Anne était autrefois une ruelle infecte de la butte des Moulins et qu'on appelait la rue au Sang ou de la Basse-Voirie: elle fut bâtie en 1633 et prit le nom de la reine Anne d'Autriche. La portion comprise entre les rues Neuve-des-Petits-Champs et Neuve-Saint-Augustin s'est appelée pendant quelque temps de Lionne, à cause de l'hôtel de ce grand ministre, dont nous avons déjà parlé. En 1792, on lui donna le nom d'Helvétius, cet écrivain étant né dans cette rue en 1715, et elle garda ce nom jusqu'en 1814. Au coin de la rue des Petits-Champs était un hôtel bâti par Lulli et qui porte encore les attributs de la musique; il fut habité par madame Dubarry pendant la révolution, et c'est là qu'elle fut arrêtée pour être conduite à l'échafaud. Au n° 63 était la communauté des Nouvelles-Catholiques, fondée en 1672 dans une maison qui avait été donnée par Turenne. La rue Sainte-Anne se prolonge jusqu'au boulevard des Italiens sous le nom de rue de Grammont, laquelle date de 1726.

    V. La place Vendôme et la rue de la Paix.

    La place Vendôme occupe l'emplacement de l'hôtel Vendôme et du couvent des Capucines. L'hôtel Vendôme avait été construit en 1562 par le duc de Retz; Charles IX vint quelquefois y séjourner; il passa en 1603 à la duchesse de Mercœur et ensuite au duc de Vendôme, bâtard de Henri IV. Il avait près de dix-huit arpents d'étendue et occupait une grande partie des terrains compris entre la butte des Moulins et les rues Saint-Honoré et des Petits-Champs. C'est près du mur de cet hôtel, dans cette dernière rue, qu'eut lieu, (p.226) en 1652, le duel entre les ducs de Beaufort et de Nemours, où celui-ci fut tué. En 1604, la veuve de Henri III et la duchesse de Mercœur firent construire, sur la partie de cet hôtel voisine de la rue Saint-Honoré, un couvent de Capucines, qui occupait la moitié de la place actuelle. En 1686, Louvois fit acheter et démolir l'hôtel Vendôme, ainsi que le couvent des Capucines, et sur leurs terrains on commença de bâtir, d'après les dessins de Hardouin Mansard, une place à la gloire de Louis XIV. Les monuments magnifiquement uniformes qui devaient décorer cette place étaient destinés à loger les académies, la bibliothèque du roi, etc. De plus, à la hauteur de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue Neuve-des-Capucines (celle-ci ne fut ouverte qu'en 1700), on construisit pour les Capucines un nouveau couvent, dont l'église fut placée au point de vue et dans l'axe de la place, c'est-à-dire sur l'emplacement actuel de la rue de la Paix, entre les anciens bâtiments du timbre et de la caserne des pompiers, qui sont des débris de ce couvent. Les constructions de la place Louis-le-Grand se trouvèrent suspendues en 1691, à la mort de Louvois, et elles furent vendues à la ville de Paris à la charge de les achever: mais elles ne furent terminées qu'en 1720 par les soins de Law et des autres financiers de l'époque, qui s'y firent bâtir de belles habitations. La place avait été, en 1699, décorée d'une statue en bronze du grand roi, fondue par Keller d'après Girardon, haute, avec son piédestal, de cinquante-deux pieds, et qui fut inaugurée avec des cérémonies si pompeuses que Louis XIV en fut mécontent. Cette place a été pendant près d'un siècle le théâtre d'une foire, dite de Saint-Ovide, à cause des reliques d'un saint que possédait l'église des Capucines. Elle a été aussi, pendant quelques mois, le rendez-vous des agioteurs de la banque de Law, après qu'ils eurent été expulsés de la rue Quincampoix. Le 20 juin 1792, le directoire du département de Paris, pour célébrer l'anniversaire (p.227) du serment du jeu de paume, y fit brûler six cents volumes in-folio des titres de noblesse et des archives de l'ordre du Saint-Esprit, «en présence, dit le procès-verbal, du peuple debout et de Louis XIV à cheval.» Le 11 août suivant, la statue du grand roi fut renversée, et la place prit le nom des Piques. Le 24 janvier 1793, on y célébra les funérailles de Lepelletier de Saint-Fargeau, dont le lit de mort fut placé sur le piédestal de la statue détruite. Le 19 février 1796, on y brisa et brûla solennellement tous les instruments qui avaient servi à la fabrication des assignats. En 1806, on éleva, en mémoire de la campagne que termina le coup de tonnerre d'Austerlitz, une colonne en bronze, œuvre de Lepère et Gondoin, que surmontait une statue de Napoléon costumé en empereur romain, et qui avait été fondue par Lemot, sur les dessins de Chaudet. Cette colonne a soixante et onze mètres de hauteur et se trouve entourée d'un ruban en bas-relief qui représente la campagne de 1805, d'après les dessins de Bergeret. Elle a coûté 1 million 200,000 francs, non compris le bronze, qui fut fourni par les vaincus. C'est un des monuments les plus populaires de Paris, et il produit un effet magique par la belle place où il est situé et la belle rue qui y conduit. Le 6 avril 1814, les royalistes voulurent célébrer l'entrée des étrangers à Paris en renversant la statue de Napoléon: ils y attachèrent des cordes, et, à l'aide de chevaux, essayèrent de la renverser; leurs efforts ayant été inutiles, ils contraignirent les artistes qui l'avaient faite à la détacher de son glorieux piédestal, et elle rentra dans l'atelier du fondeur. A sa place l'on mit un drapeau blanc, auquel on a substitué en 1833 une nouvelle statue de Napoléon portant son costume populaire.

    Sur la place Vendôme se trouvent: au n° 7, l'état-major de la place de Paris; au n° 9, l'état-major de la première division militaire; aux n° 11 et 13, le ministère de la justice, occupé jadis par le chancelier de France; en 1793, c'était le siége (p.228) de l'administration civile, police et tribunaux, et sous le Consulat l'hôtel du préfet de Paris. Cet hôtel avait été bâti par les financiers Bourvalais et Villemarec, et il fut confisqué sur eux dans la taxe des traitants, au commencement de la Régence. «On a pris la maison de Bourvalais, dit Dangeau, en 1717, pour en faire la maison des chanceliers.»

    La rue de la Paix a été ouverte sur l'emplacement du vaste couvent des Capucines. Ces religieuses, appelées aussi Filles de la Passion, se livraient aux plus grandes austérités; elles ne vivaient que d'aumônes, n'usaient jamais de viandes, marchaient pieds nus et allaient aux processions en portant une couronne d'épines sur la tête. C'était dans l'église de ces innocentes et sévères recluses que madame de Pompadour avait fait construire le tombeau où elle fut inhumée en 1764. On y trouvait aussi, dans des chapelles magnifiques, ceux de la veuve de Henri III, de la duchesse de Mercœur, du maréchal de Créqui, du ministre Louvois et de son fils Barbezieux, etc. En 1790, les bâtiments du couvent furent consacrés à la fabrication des assignats; l'église fut odieusement transformée en un théâtre de fantasmagorie; enfin, les jardins, qui s'étendaient jusqu'au boulevard des Capucines, devinrent une promenade publique avec danseurs de corde, un panorama et un cirque, où, en 1802, les Franconi commencèrent leur fortune. En 1806, Napoléon mit fin à ces dégradations en faisant ouvrir la rue magnifique qui a porté son nom jusqu'en 1814, et qui, depuis cette époque, s'appelle rue de la Paix.

    La rue de la Paix aboutit au boulevard des Capucines. Ce boulevard, qui est, comme celui des Italiens, la base de la Chaussée-d'Antin, est moins fréquenté et moins commerçant, malgré ses belles maisons et ses riches habitants. Le côté du midi, n'étant pas de plain-pied avec la chaussée, s'appelle rue Basse-du-Rempart: au n° 6 est morte l'actrice Raucourt en 1815; au n° 40 a demeuré Hérault de Séchelles, avocat (p.229) général au Parlement de Paris, président de la Convention au 31 mai, qui périt sur l'échafaud avec Danton; dans le passage Sandrié a logé, en 1841, Manuel Godoï, prince de la Paix, tombé alors dans l'indigence; au n° 68 demeurait, dans une maison qui a été démolie en 1843, la Duthé, maîtresse du comte d'Artois et courtisée par la foule des talons rouges et des financiers de l'époque; enfin, au coin de la rue Caumartin, dans une maison qui porte encore sur sa face les attributs de l'Opéra, a demeuré la danseuse Guimard avant d'aller occuper dans la Chaussée-d'Antin un hôtel dont nous parlerons.

    On trouvait encore, il y a quelques années, au coin du boulevard et de la rue des Capucines, le ministère des affaires étrangères. L'hôtel qu'il occupait était l'ancien hôtel Bertin, qui fut embelli par le fermier général Reuilly et connu sous le nom d'hôtel de la Colonnade. Il fut habité sous l'Empire par Berthier et prit le nom d'hôtel de Wagram; il devint en 1816 le ministère des affaires étrangères et a vu passer bien des hommes d'État remarquables, bien des ministres éminents: est-ce leur faute ou celle de l'époque si, des actes diplomatiques qui sont sortis de cet hôtel, l'histoire en enregistrera un si petit nombre qui aient réellement servi à la gloire de la France? C'est devant cet hôtel que, le 23 février 1848, a éclaté la catastrophe qui renversa la monarchie constitutionnelle et amena la République. Cet hôtel est aujourd'hui détruit et remplacé par de belles maisons particulières.

    L'hôtel qui attenait au ministère des affaires étrangères, et qui occupait le n° 16 de la rue des Capucines, était l'ancien hôtel des lieutenants généraux de police. Il devint en 1790 l'hôtel du maire de Paris et fut habité par Bailly, Pétion, Pache, etc.; en 1795, après le 13 vendémiaire, on y logea le général en chef de l'armée de l'intérieur, Bonaparte; enfin il devint l'hôtel des archives des affaires étrangères. Il est aujourd'hui détruit.

    VI. La rue Royale et l'église de la Madeleine.

    La rue Royale a été ouverte en 1757 sur l'emplacement des anciens remparts et de l'ancienne porte Saint-Honoré, et, comme elle a été construite en même temps que la place de la Concorde (place Louis XV), elle participe à son ordonnance. Au nº 6, est morte à cinquante-deux ans, en 1817, une femme dont la renommée a excité la jalousie de Napoléon, Mme de Staël; au nº 13 est mort en 1817 un homme qui a régenté la littérature sous l'Empire, Suard.

    Cette rue aboutit au boulevard de la Madeleine, qui a la même physionomie que le boulevard des Capucines et à l'extrémité duquel se trouve l'église de même nom. Cette église fut projetée en même temps que la place Louis XV, mais ne fut commencée qu'en 1764, sur un plan gigantesque dû à Constant d'Ivry. La révolution arriva quand les colonnes étaient à peine sorties de terre, et elles restèrent dans cet état jusqu'en 1806, où Napoléon ordonna de faire de l'église projetée un temple de la Gloire, dédié aux soldats de la grande armée; monument aussi froid qu'inutile, où, à certains jours, on aurait récréé nos braves avec le chant d'un hymne et la lecture d'un discours. Les constructions recommencèrent, d'après les plans de Vignon; mais les colonnes étaient seules élevées quand la Restauration arriva et rendit le monument au culte catholique. Cependant les travaux marchèrent lentement; 1830 survint, et la Madeleine fut menacée d'une métamorphose nouvelle, mais elle en fut quitte pour la peur de redevenir le temple d'une idéalité; achevée comme église sous la direction de Huvé, elle fut inaugurée en 1842. La Madeleine est la plus belle imitation de l'art antique qui ait été faite dans les temps modernes. Sa masse est imposante, sa façade grandiose, son fronton, dû au ciseau de Lemaire, (p.231) plein de dignité, sa colonnade remplie de charme et de grandeur; mais c'est un monument qui n'est approprié ni à notre culte, ni à nos mœurs, ni à notre siècle: c'est toujours le Parthénon avec l'éternel fronton triangulaire, la masse carrée, la quadruple colonnade; et tout cela demande pour être beau, un air limpide, un ciel bleu, un soleil éclatant, du jour à pleins flots. Quant à l'intérieur, c'est une décoration d'Opéra attrayante et pompeuse, mais nullement chrétienne; la religion de nos pères est mal à l'aise au milieu de ces dorures, de ces velours, de ces peintures, qui font un si étrange contraste avec ses graves mystères et ses austères splendeurs, et elle céderait tous les colifichets païens que l'art moderne y a entassés pour un pauvre clocher de village que nos Pierre de Montreuil n'ont pas songé à lui donner.

    Chapitre IX. Le Quartier de la Chaussée-D'antin.


    Auprès de l'hôtel d'Antin ou de Richelieu, que nous venons de décrire, se trouvait sur le boulevard une porte de la ville appelée du nom de ce quartier porte Gaillon. A la place de cette porte, c'est-à-dire en face de la rue actuelle de Louis-le-Grand, s'ouvre une belle rue qui est l'artère principale du quartier de la Chaussée-d'Antin. Cette rue, dite de la Chaussée-d'Antin, se prolonge par la rue de Clichy jusqu'au mur d'enceinte, et elle est coupée à angle droit par la rue Saint-Lazare. En décrivant la croix formée par les rues de la Chaussée-d'Antin et Saint-Lazare avec celles qui débouchent dans ces deux rues, nous aurons décrit tout le vaste quartier qui s'interpose entre le faubourg Montmartre et le faubourg Saint-Honoré. Ce quartier sorti de terre depuis soixante ans, doit son origine, non, comme les quartiers du vieux Paris, à quelque saint patron, à quelque autel révéré, mais aux petites maisons des (p.232) grands seigneurs, aux hôtels bâtis par eux pour des filles de théâtre, aux vastes jardins plantés par des turcarets et des maltôtiers. Il s'agrandit sans cesse; les larges rues, les belles maisons s'y ouvrent, s'y élèvent comme par enchantement; il est devenu le séjour du beau monde, de la mode, de la finance, du plaisir; enfin il menace d'envoyer Paris, par les Batignolles, joindre la Seine entre Neuilly et Clichy.

    § Ier. Les rues de la Chaussée-d'Antin et de Clichy.

    Il y a quatre-vingts ans à peine que tout l'espace compris entre la Ville-l'Évêque et le faubourg Montmartre était occupé par des champs cultivés, plantés d'arbres fruitiers, bordés de haies vives, ayant à peine quelques maisons parmi lesquelles la ferme des Mathurins (rue de la Ferme), la ferme de l'Hôtel-Dieu (rue Saint-Lazare, en face de la rue de Clichy), la tour des Dames, moulin appartenant aux religieuses de Montmartre, la ferme Chantrelle (rue Chantereine), la Grange-Batelière, etc. Cet espace était traversé par un chemin (rue Saint-Lazare), bordé de cabarets, de maisons rustiques, de jardins, lesquels formaient le hameau des Porcherons. Il tirait son nom d'un château dit aussi château du Coq, situé rue Saint-Lazare, près de la ferme de l'Hôtel-Dieu, et qui avait été bâti par Jean Bureau, grand maître de l'artillerie sous Charles VII. On en voyait encore, il y a quelques jours à peine, quelques restes et une porte ornée de sculptures au nº 99. La rue de Clichy s'appelait, à cause de ce château, le chemin du Coq. On allait aux Porcherons par un chemin tortueux et bordé d'un égout découvert, lequel partait du boulevard et portait plusieurs noms: chaussée des Porcherons, chaussée de la ferme de l'Hôtel-Dieu, chaussée de la Porte-Gaillon, chemin de la Grande-Pinte, enfin chaussée d'Antin, à cause (p.233) de l'hôtel d'Antin ou Richelieu. Ce dernier nom lui est resté, et il a été donné à tout le quartier, quand les Porcherons sont devenus le chef-lieu de la richesse, du luxe et des arts. En 1720, le chemin fut redressé, nivelé, et son égout fut couvert; en 1760, on commença à y bâtir de beaux hôtels; en 1790, la rue de la Chaussée-d'Antin prit le nom de Mirabeau, ce grand orateur étant mort dans cette rue, au nº 42: on y grava, sur une plaque de marbre noir, ces vers de Chénier:

    L'âme de Mirabeau s'exhala dans ces lieux.
    Hommes libres, pleurez! tyrans, baissez les yeux!

    Quand la trahison de Mirabeau eut été dévoilée, la rue perdit son nom et prit celui du premier département conquis par la République, le Mont-Blanc. En 1814, les émigrés crurent retrouver les jours de leur jeunesse en rendant au chemin des Porcherons son ancien nom. Il faut louer 1830 et 1848 de ne pas lui en avoir donné d'autre, car la rue qui est aujourd'hui presque exclusivement occupée par des hommes d'argent et des faiseurs d'affaires, n'a pas manqué d'hôtes illustres pour la baptiser. Ainsi, Grimm a demeuré au nº 3, Necker a habité le nº 7, qui devint ensuite l'hôtel de Mme Récamier; c'est là que cette femme célèbre attira toutes les illustrations du temps du Directoire et du Consulat, et fut l'objet des adulations, des adorations les plus étranges. Cet hôtel fut vendu sous l'Empire, et, après avoir eu de nombreux propriétaires, il devint en 1830 le séjour de l'ambassade de Belgique. Au nº 9 était l'hôtel de la danseuse Guimard, bâti avec l'argent du prince de Soubise, et qu'on appelait le temple de Terpsichore. Il y avait dans cet hôtel une salle de spectacle, pour laquelle Collé et Carmontel firent des pièces grivoises, qui avait pour acteurs la danseuse et des grands seigneurs, pour spectateurs des courtisans, des abbés de cour, etc. Cette maison, qui fut le théâtre de fêtes licencieuses, d'orgies (p.234) dignes de l'antiquité, de plaisirs qui furent si promptement, si cruellement expiés, fut vendue en 1786 et devint en 1796 la propriété du banquier Perregaux: elle a été démolie dernièrement et remplacée par un immense magasin de nouveautés. Au nº 36 est mort, en 1821, Fontanes, ce grand maître de l'Université qui a tant adulé la fortune impériale. Joséphine Beauharnais, avant son mariage avec Bonaparte, demeurait au nº 62, dans la maison habitée ensuite par le général Foy et où ce grand orateur est mort en 1825. A la place de la cité d'Antin était l'hôtel de Mme Montesson, épouse de Philippe IV, duc d'Orléans, et dans lequel elle mourut en 1806; il communiquait avec un autre hôtel situé rue de Provence, où demeurait ce prince, et dans lequel était une salle de spectacle où il jouait la comédie. L'hôtel Montesson appartint ensuite au banquier Ouvrard, au receveur général Pierlot, etc. C'est là qu'en 1810 était l'ambassade d'Autriche et que fut donné le bal où périt la princesse Schwartzemberg avec une foule d'autres personnes. Enfin, la maison qui fait le coin oriental de la rue Saint-Lazare était l'hôtel du cardinal Fesch.

    La rue de Clichy était encore, au milieu du XVIIIe siècle, un chemin qui conduisait des Porcherons à Clichy. Quelques petites maisons y furent bâties alors par les grands seigneurs qui allaient faire débauche aux Porcherons; l'une d'elles appartenait au maréchal de Richelieu et a servi d'hôtel d'abord à madame Hamelin, ensuite à la duchesse de Vicence; on a ouvert sur son emplacement la rue Moncey. Une autre, construite avec un luxe royal par le financier La Bouxière, devint le jardin du Petit-Tivoli, détruit récemment et sur l'emplacement duquel ont été construites quatre rues nouvelles. La caserne qui est à l'entrée de cette rue servait de dépôt au régiment des gardes françaises, et elle avait ainsi pour voisin le cabaret de Ramponeau; c'est de là que ces soldats sortirent le 13 juillet 1789, brisant les grilles, renversant (p.235) devant eux les dragons de Lambesc, et marchèrent au pas de charge sur la place Louis XV, où ils se mirent à l'avant-garde du peuple contre les troupes royales.

    Aujourd'hui, la rue de Clichy n'a rien de remarquable que la prison pour dettes et une église nouvelle dédiée à la Trinité. La barrière qui la termine devint célèbre en 1814 par le dévouement de la garde nationale, commandée par le maréchal Moncey. Elle conduit à une commune qui, par les mœurs de ses habitants et l'élégance un peu mensongère de ses maisons, prétend être la continuation ou le faubourg de la Chaussée-d'Antin: ce sont les Batignolles, qui n'avaient que trois à quatre maisons en 1814 et qui comptent aujourd'hui vingt-neuf mille habitants.

    Près de la barrière de Clichy est le cimetière Montmartre ou du Nord, qui, malgré son voisinage des quartiers riches, ne contient qu'un petit nombre de tombes illustres.

    De toutes les rues qui aboutissent rue de la Chaussée-d'Antin, nous ne remarquons que la rue de Provence, qui a été construite en 1776 sur le grand égout formé par l'ancien ruisseau de Ménilmontant. Elle présente à peu près le même caractère, le même aspect que la rue de la Chaussée-d'Antin, et communique par la rue Lepelletier à l'Opéra.

    L'Opéra, dont le premier privilége date de 1669 238, a d'abord été placé dans un jeu de paume de la rue Mazarine. Il fut transporté par Lulli, en 1673, au grand théâtre du Palais-Royal, dont nous avons parlé précédemment, et, après l'incendie de ce théâtre en 1781, dans la salle provisoire de la porte Saint-Martin; il y resta jusqu'en 1794, où il (p.236) passa rue Richelieu, et, après la mort du duc de Berry, en 1820, il alla occuper la salle actuelle qui a été bâtie sur les jardins du président Pinon.

    § II. La rue Saint-Lazare.

    C'était autrefois, comme nous venons de le dire, la grande rue des Porcherons 239. Quand les guinguettes de cette rue commencèrent à être moins fréquentées, les frères Ruggieri transformèrent en jardin public, sous le nom de Tivoli, une magnifique habitation construite par le financier Boutin et dont les jardins s'étendaient entre les rues de Clichy et Saint-Lazare jusqu'au mur d'enceinte; ils y donnèrent des spectacles d'illumination, et ce jardin devint à la mode pendant la révolution. Que de fêtes somptueuses, de jolies femmes, de plaisirs, de feux d'artifice y ont vus le Directoire, l'Empire et la Restauration! Tout cela n'est plus: fusées, danses, amours, tout s'est évanoui; frais ombrages, gazons fleuris, bosquets enchanteurs, tout a disparu devant le démon de la maçonnerie, et la vapeur règne à la place où les ballons, les montagnes russes, les concerts champêtres ont attiré la foule. Le grand Tivoli a été détruit en 1826.

    La rue Saint-Lazare doit à l'Empire le commencement de son illustration; là étaient les hôtels du duc de Raguse, du général Ornano, de Ney, de Sébastiani, de madame Visconti, etc. Aujourd'hui, le débarcadère des chemins de fer de Rouen, de Saint-Germain, de Versailles lui a donné une nouvelle importance, qui ne peut que s'accroître dans l'avenir.

    Des (p.237) nombreuses rues qui débouchent dans la rue Saint-Lazare, et qui ont toutes la même physionomie, la même absence de souvenirs historiques, nous ne remarquons que la rue Laffitte, qui commence sur le boulevard des Italiens. Cette rue fut ouverte en 1770 sur des terrains vagues, appartenant au financier Laborde, et reçut le nom d'Artois; elle n'allait alors que jusqu'à la rue de Provence. Elle prit, pendant la révolution, le nom de Cérutti: c'était celui d'un ancien jésuite dont les ouvrages avaient subi les censures du Parlement, et qui fonda en 1789 un journal révolutionnaire où écrivirent Mirabeau et Talleyrand. Cérutti demeurait dans cette rue, nº 23, à l'hôtel Stainville, et, après avoir siégé à l'Assemblée législative, il y mourut. Dans le même hôtel a demeuré madame Tallien, et c'est là qu'elle recevait tous les hommes politiques de l'époque. La rue Cérutti devint, sous le Directoire et l'Empire, une rue à la mode, parce qu'elle conduisait au magnifique hôtel Thélusson, situé rue de Provence. Cet hôtel, ouvrage de Ledoux, qui le construisit pour madame Thélusson, veuve d'un banquier qui avait eu Necker pour commis, était une sorte de temple élevé sur des rochers garnis de fleurs et d'eaux jaillissantes, auquel on parvenait par un beau jardin et une grande arcade servant de porte; c'est là que furent donnés les premiers bals des victimes. Il appartint, sous l'Empire, à Murat; on le détruisit sous la Restauration pour prolonger la rue, qui avait repris son nom d'Artois, et pour ouvrir la vue de la façade étique de l'église Notre-Dame-de-Lorette. Après 1830, la rue a pris le nom de Laffitte, de l'hôtel de l'illustre financier qui y est situé. Cet hôtel appartenait autrefois au banquier Laborde, lequel possédait la plus grande partie des terrains de la Chaussée-d'Antin et qui a ouvert la plupart des rues de ce quartier. On sait que c'est là que se réunirent, en 1830, les députés au bruit de la fusillade de juillet, et que fut décidée la révolution qui transporta la couronne de la branche aînée (p.238) à la branche cadette de Bourbon. La rue Laffitte renferme plusieurs hôtels appartenant à de riches banquiers, entre autres celui de M. de Rothschild. A son extrémité se trouve l'église de Notre-Dame-de-Lorette, qui a été construite de 1826 à 1836: c'est un édifice de mauvais goût, où l'on a entassé des tableaux sensuels, des statues païennes, des meubles de café, enfin toutes ces coquetteries d'un luxe profane qui déshonorent aujourd'hui, dans plus d'une église, les cérémonies catholiques.

    Chapitre X. Rue et Faubourg Saint-Honoré.

    § Ier. La rue Saint-Honoré.

    Cette rue, longue, sinueuse, profonde, a toujours été, à cause de son voisinage des Halles et du Palais-Royal, l'une des plus riches, des plus populeuses, des plus marchandes de la capitale. Elle s'est allongée successivement et parallèlement à la Seine, et a eu trois portes: la première, près de l'Oratoire, et qu'on a appelée longtemps, même après sa destruction, la barrière des Sergents; la deuxième, près de la rue du Rempart, et qui est célèbre par l'attaque de Jeanne d'Arc et par la prise de Paris sous Henri IV; la troisième, à l'entrée du faubourg, et qui n'était qu'un lourd pavillon construit en 1631, démoli en 1733. La rue Saint-Honoré doit son nom à une église fondée en 1204 et qui était située sur l'emplacement des passages Montesquieu: cette église était collégiale et ses canonicats étaient les plus riches de tout Paris; elle n'avait rien de remarquable que le tombeau, du cardinal Dubois, œuvre de Coustou le jeune, et elle a été détruite en 1792. C'est dans cette rue et les rues voisines qu'étaient jadis ces solides et riches maisons de commerce de draperie, de (p.239) mercerie, de bonneterie, d'orfèvrerie d'où sont sorties, comme nous l'avons déjà remarqué pour la rue St-Denis, la haute bourgeoisie et la grande magistrature de la capitale. Les souvenirs historiques qu'elle rappelle sont nombreux. Saint-Mégrin, comme il sortait du Louvre, y fut assassiné, au coin de la rue de l'Oratoire, par les bravi du duc de Guise, «parce que le bruit couroit, dit l'Estoile, que ce mignon était l'amant de sa femme.» Elle fut le principal théâtre des barricades de 1648. Une émeute terrible y éclata en 1720, à l'occasion du système de Law. Au nº 372 était l'hôtel de madame Geoffrin, l'un de ces bureaux d'esprit du XVIIIe siècle, où grands seigneurs, écrivains, étrangers illustres se livraient à cette conversation instructive, légère, hardie, l'une des gloires de la France et de la capitale. C'est dans la rue Saint-Honoré que s'est tenu le club des Jacobins, dans un couvent dont nous parlerons tout à l'heure. Robespierre demeurait près de là, dans une maison qui a été détruite pour ouvrir la rue Duphot, maison qui appartenait au menuisier Duplay, juré au tribunal révolutionnaire, dont Robespierre était l'hôte et l'ami; c'était là aussi que demeurait Lebas, époux d'une des filles de Duplay. Dans la rue Saint-Honoré ont habité les girondins Lasource et Louvet, les montagnards Robespierre le jeune, Robert Lindet, Jean Debry, Soubrany, etc. C'est dans cette rue que s'est livré le principal combat du 13 vendémiaire.

    Les édifices publics que renferme cette rue sont:

    1º L'Oratoire.--La maison et l'église de l'Oratoire ont été construits sur l'emplacement de deux hôtels célèbres, l'hôtel de Bourbon, sis rue de l'Oratoire, l'hôtel du Bouchage, sis rue du Coq. L'hôtel de Bourbon avait été bâti par Robert de Clermont, fils de saint Louis, tige de la maison de Bourbon. L'hôtel du Bouchage, bâti ou reconstruit par le cardinal de Joyeuse, devint la demeure de Gabrielle d'Estrées, quand elle n'habitait pas les délicats déserts de Fontainebleau. (p.240) C'est là, suivant Sauval, que Henri IV, en 1594, fut frappé d'un coup de couteau au visage par Jean Châtel. Cet hôtel fut vendu en 1616, par Catherine de Joyeuse, duchesse de Guise, au cardinal de Bérulle, pour y établir la congrégation des prêtres de l'Oratoire, destinée à former des ecclésiastiques pieux et savants. C'étaient des prêtres séculiers qui n'étaient liés que par une dépendance libre et volontaire, et dont Bossuet a dit: «C'est une congrégation à laquelle le fondateur n'a voulu donner d'autre esprit que l'esprit même de l'Église, d'autres règles que les saints canons, d'autres vœux que ceux du baptême et du sacerdoce, d'autres liens que ceux de la charité.» Cette congrégation, adversaire ferme et modérée de la compagnie de Jésus, a rendu les plus grands services à la religion et aux lettres: elle comptait quatre-vingts maisons en France, et de son sein sont sortis une foule d'hommes éminents, Mallebranche, Massillon, Mascaron, Terrasson, Charles Lecointe, Jacques Lelong, etc. Il faut leur ajouter quelques hommes de la révolution, entre autres Fouché, duc d'Otrante. L'église de l'Oratoire ne fut terminée qu'en 1745: on y voyait le mausolée du cardinal de Bérulle, œuvre magnifique de François Anguier. Cette institution si regrettable a été emportée par la révolution; les bâtiments, aujourd'hui détruits, ont longtemps renfermé les bureaux de la caisse d'amortissement et de la caisse des dépôts et consignations; l'église, après avoir servi à des assemblées politiques et littéraires jusqu'en 1802, est maintenant un temple protestant de la confession de Genève.

    2º Le Palais-Royal, dont nous avons parlé.--En face de ce palais, la rue Saint-Honoré est interrompue par une place aujourd'hui complétement transformée et reconstruite. Elle avait été primitivement ouverte, par les ordres du cardinal de Richelieu, sur l'emplacement de l'hôtel Sillery, et elle fut achevée sous le régent. Alors on éleva sur cette place une fontaine, dite Château-d'Eau, dont les bâtiments renfermaient (p.241) un corps de garde qui fut vigoureusement défendu le 24 février 1848 par les troupes royales. Sur cette même place, au coin de la rue Saint-Honoré, était le café de la Régence, qui date de 1695 et qui, dans le XVIIIe siècle, était le rendez-vous des écrivains, des artistes, des joueurs d'échecs; on sait qu'il était fréquenté par Rousseau, Diderot, etc. Cette place, à laquelle aboutissaient plusieurs rues qui ont disparu, est aujourd'hui ouverte au midi sur la rue de Rivoli.

    3º L'église Saint-Roch, fondée en 1578 sur l'emplacement d'une antique chapelle de sainte Suzanne, dite de Gaillon, à cause du hameau où elle était située. Elle fut réédifiée en 1643, sur les dessins de Lemercier, et achevée en 1736. Son portail est l'œuvre très-médiocre de Jules Decotte. On trouve dans cette église, outre des tableaux précieux, le tombeau de Nicolas Mesnager, «cet homme, dit Piganiol, dont la mémoire doit être respectable à tous les bons Français;» celui de Lenôtre, par Coysevox; ceux du maréchal d'Asfeld et de Maupertuis, etc. On y a encore enterré le poète Regnier Desmarets, les sculpteurs François et Michel Anguier, madame Deshoulières, le grand Corneille. Enfin, l'on y a transporté les mausolées de Mignard, du comte d'Harcourt, du maréchal de Créqui, du cardinal Dubois, etc. Nous avons vu ailleurs que cette église a joué un rôle capital dans la bataille du 13 vendémiaire. Aujourd'hui, paroisse du deuxième arrondissement et fréquentée principalement par la population riche, elle est devenue en quelque sorte une église aristocratique et que recherche la mode. Elle est splendidement ornée; ses chapelles de la Vierge, dont la coupole a été peinte par Pierre, du Calvaire, décorée par Falconnet, de la Communion produisent un effet théâtral; enfin, c'est la première qui ait adopté pour les cérémonies du culte ces pompes mondaines, ces musiques brillantes, enfin tout ce luxe sans gravité que le clergé parisien a mis en usage et qui laisserait nos pères bien étonnés.

    4º L'église de l'Assomption, (p.242) qui appartenait à un couvent de femmes fondé en 1623 et dont les jardins et les bâtiments touchaient le jardin des Tuileries. Une partie de ces bâtiments sert aujourd'hui de caserne; sur l'emplacement des jardins on a prolongé la rue de Luxembourg; quant à l'église, bâtie en 1676, elle a été jusqu'à l'achèvement de la Madeleine, la paroisse du premier arrondissement, et aujourd'hui en est une annexe; elle est de forme circulaire et surmontée d'une coupole peinte par Lafosse.

    La rue Saint-Honoré renfermait, avant la révolution, plusieurs autres édifices remarquables:

    1º L'église Saint-Honoré, dont nous avons parlé.

    2º L'hospice des Quinze-Vingts, qui occupait l'espace compris entre la place du Palais-Royal et la rue Saint-Nicaise. Il avait été fondé par saint Louis. «Li benoiez rois, dit le confesseur de la reine Marguerite, fist acheter une pièce de terre de lez Saint-Ennouré, où il fist faire une grante mansion parceque les poures avugles demorassent illecques perpetuelement jusques à trois cents; et ont tous les ans, de la borse du roi, pour potages et pour autres choses, rentes. En laquelle meson est une eglise que il fist fère en l'oneur de saint Remy pour ce que les dits avugles oient ilecques le service Dieu. Et plusieurs fois avint que li benoyez rois vint as jours de la feste saint Remy, où les dits avugles fesoient chanter solempnement l'office en l'eglise, les avugles presents entour le saint roy.» L'église occupait l'emplacement de la rue de Rohan. Dans l'intérieur de l'hospice se trouvait un enclos, un marché et de beaux bâtiments qui servaient de refuge aux ouvriers sans maîtrise. En 1780, le cardinal de Rohan, si tristement fameux par l'affaire du collier, avait sous sa dépendance l'hospice des Quinze-Vingts, en sa qualité de grand aumônier; il le transféra dans le faubourg Saint-Antoine et vendit les bâtiments et les terrains, pour une somme de six millions, à une compagnie (p.243) financière qui ouvrit sur leur emplacement les rues de Chartres, de Valois, de Rohan, rues régulièrement bâties, mais petites et étroites, que l'on a récemment détruites pour achever le Louvre et la rue de Rivoli.

    3º Le couvent des Jacobins ou Dominicains, fondé en 1611 et dont l'emplacement est occupé aujourd'hui par le marché Saint-Honoré. La bibliothèque de ce couvent était très-vaste et renfermait vingt mille volumes. L'église n'avait rien de remarquable que ses tableaux précieux et les mausolées du maréchal de Créqui et du peintre Mignard, œuvres de Coysevox et de Lemoine. On ne sait pourquoi elle était sous Louis XIV le rendez-vous des courtisans et des galants. «Là se trouve, dit Bussy-Rabutin, la fine fleur de la chevalerie.» C'est dans la bibliothèque et ensuite dans l'église de ce couvent que se tint le fameux club des Amis de la Constitution ou des Jacobins, qui dirigea la révolution et domina la France pendant plus de quatre ans, d'où sortirent les résolutions les plus énergiques, les plus sanglantes, où furent concertées les insurrections du 10 août et du 31 mai, qui reçut les inspirations de Robespierre, partagea sa puissance et tomba avec lui. Trois mois après sa mort, la salle des Jacobins, assiégée par la jeunesse dorée, fut envahie, dévastée et fermée. Un décret de la Convention (28 floréal an IV) ordonna la démolition de tout le couvent et la construction sur son emplacement d'un marché qui serait appelé du Neuf-Thermidor; mais cela ne fut exécuté qu'en 1810.

    4º Le couvent des Feuillants, sur l'emplacement duquel a été ouverte la rue de Castiglione. Ces religieux, dont la règle était très-austère, furent appelés à Paris par Henri III en 1587. Leur église, dont le portail avait été bâti en 1676 par François Mansard et qui regardait la place Vendôme, renfermait, outre des peintures de Vouet, les sépultures des maréchaux de Marillac, d'Harcourt, d'Huxelles, de la famille Rostaing, etc. Leur enclos s'étendait jusqu'au Manége des Tuileries (p.244) et à la terrasse qu'on appelle encore des Feuillants. On allait à ce Manége par un passage étroit qui séparait les Feuillants de leurs voisins les Capucins, et qui a été le témoin de scènes terribles pendant la révolution, puisque c'est par ce passage que la foule arrivait à la salle où siégèrent les Assemblées constituante et législative, ainsi que la Convention nationale. Après la journée du Champ-de-Mars, les constitutionnels s'étant divisés, ceux qui approuvaient la conduite de La Fayette et de Bailly formèrent dans ce couvent, en opposition au club des Jacobins, un club qui prit le nom de Feuillants, mais qui dura à peine quelques mois, et le nom de Feuillants devint un titre de proscription pendant la terreur. En 1793, on établit dans ce couvent l'administration de la fabrication des fusils, et la salle même où avaient siégé les assemblées nationales devint un dépôt d'armes. En 1796, la salle du Manége redevint le lieu des séances du conseil des Cinq-Cents; la maison des Feuillants continua à être un dépôt d'armes, et l'on mit dans le jardin un parc d'artillerie. En 1804, ce couvent à été détruit.

    5º Le couvent des Capucins, fondé par Catherine de Médicis en 1576; il était situé entre les couvents des Feuillants et de l'Assomption et occupait l'emplacement des nº 351 à 369. C'était la plus considérable maison de Capucins qui fût en France; elle renfermait cent cinquante religieux. «Ces religieux, dit Jaillot, doivent la considération dont ils jouissent à la régularité avec laquelle ils remplissent les devoirs d'un état austère; ils s'adonnent principalement à l'étude des langues grecque et hébraïque.» Leur église était belle et possédait un Christ mourant de Lesueur; on y voyait le tombeau du cardinal-maréchal de Joyeuse, lequel était mort capucin dans ce couvent, et celui du père Joseph du Tremblay, le bras droit du cardinal de Richelieu. Les bâtiments ont servi pendant la révolution à loger les archives nationales. Sur l'emplacement des jardins qui touchaient le jardin des Tuileries, on a ouvert les rues de Rivoli, Mont-Thabor, etc.

    6º (p.245) Le couvent des Filles de la Conception, fondé en 1635, et sur l'emplacement duquel on a ouvert la rue Duphot.

    Parmi les nombreuses rues qui débouchent ou débouchaient dans la rue Saint-Honoré, nous remarquons (outre celles que nous avons déjà décrites dans le quartier du Palais-Royal):

    1º Rue des Bourdonnais.--Elle tire son nom d'une famille parisienne célèbre au XIIIe siècle. Au nº 11 était la maison des Carneaux, à l'enseigne de la Couronne d'or. C'était un hôtel qui appartenait au duc d'Orléans, frère du roi Jean, lequel le vendit à la famille de la Trémoille, et il devint la maison seigneuriale de cette famille. Reconstruit sous Louis XII, il fut habité par le chancelier Anne Dubourg et le président de Bellièvre. Cet hôtel était en 1652 le lieu d'assemblée des six corps de marchands, et c'est là que fut décidée la reddition de Paris à Louis XIV. Il a été récemment détruit; mais sa principale tourelle, chef-d'œuvre de bon goût et d'élégance, a été transportée au Palais des Beaux-Arts. La rue des Bourdonnais est, depuis plus de trois siècles, célèbre par ses marchands de drap.

    L'impasse des Bourdonnais était autrefois une voirie dite marché aux pourceaux, place aux chats, fosse aux chiens, et où l'on suppliciait les faux monnayeurs et les hérétiques.

    2º Rue de la Tonnellerie.--Ce n'était, au XIIe siècle, qu'un chemin habité par des Juifs, et où s'établirent, quand les Halles furent construites, des marchands de futailles. On la nommait aussi rue des Grands-Piliers. Sur la maison nº 3 se lit cette inscription: J. Baptiste Poquelin de Molière. Cette maison a été batie sur l'emplacement de celle ou il naquit en 1620. Cette inscription repose sur une erreur longtemps accréditée: il est aujourd'hui parfaitement démontré que Molière est né rue Saint-Honoré au coin de la rue des Vieilles-Étuves.

    3º Rue du Roule.--C'est une des voies les plus fréquentées de (p.246) Paris, à cause de son prolongement par la rue des Prouvaires, qui aboutit à l'église Saint-Eustache et aux Halles, et par la rue de la Monnaie, qui aboutit au Pont-Neuf. Cette dernière rue a pris son nom de l'hôtel des Monnaies, qui y fut établi depuis le XIIIe siècle jusqu'en 1771: sur son emplacement ont été ouvertes les rues Boucher et Étienne.

    4º Rue de l'Arbre-Sec.--Elle doit son nom, comme la plupart des anciennes rues, à une enseigne. La fontaine qui existe au coin de la rue Saint-Honoré, bâtie sous François Ier, a été réédifiée en 1776 par Soufflot. Près d'elle existait autrefois la Croix du Trahoir, théâtre de nombreuses exécutions et de nombreuses émeutes. Le premier jour des barricades de 1648, il y eut là un furieux combat entre les bourgeois et les chevau-légers du maréchal de la Meilleraye, et dont celui-ci ne se tira que par l'assistance du cardinal de Retz. Le lendemain, quand le Parlement revint du Palais-Royal, où il n'avait pu obtenir la liberté de Broussel, il fut arrêté à la barricade de la Croix du Trahoir par une troupe furieuse que commandait un marchand de fer nommé Raguenet. «Un garçon rôtisseur, raconte le cardinal de Retz, mettant la hallebarde dans le ventre du premier président, lui dit: Tourne, traître, et si tu ne veux être massacré, toi et les tiens, ramène-nous Broussel ou le Mazarin en otage.» Mathieu Molé rallia les magistrats qui s'enfuyaient, retourna au Palais-Royal et obtint la liberté de Broussel.

    La rue de l'Arbre-Sec est coupée par la rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois, qui tire son nom des fossés creusés par les Normands autour de l'église Saint-Germain. Dans cette rue était dans le XIVe siècle l'hôtel des comtes de Ponthieu. C'est là que demeurait l'amiral de Coligny et qu'il fut assassiné 240. Il devint ensuite l'hôtel de Montbazon, et, dans le XVIIIe siècle, (p.247) fut transformé en auberge: «La maison de l'amiral et ses dépendances appartiennent aujourd'hui, disent les auteurs des Hommes illustres de la France (1747), à M. Pleurre de Romilly, maître des requêtes. Cet hôtel ne forme maintenant qu'une auberge assez considérable qu'on appel hôtel de Lizieux. Il n'y a presque rien de changé dans l'extérieur ni même dans l'intérieur du principal corps de logis. La grandeur et la hauteur des pièces annoncent que ç'a été autrefois la demeure d'un grand seigneur. La chambre où couchait l'amiral est occupée aujourd'hui par M. Vanloo, de l'Académie royale de peinture.» Dans cette maison est née l'actrice Sophie Arnould, en 1744, et c'est là qu'elle fut enlevée par le comte de Lauraguais.

    5º Rue d'Orléans.--Elle tire son nom de l'hôtel de Bohême ou d'Orléans, vers lequel elle conduisait. Dans cette rue étaient, au XVIIe siècle, les plus fameuses estuves de Paris, tenues par un nommé Prudhomme, et qui ont joué un rôle très-important dans les troubles de la Fronde: elles ont vu dans leurs réduits secrets le prince de Condé, le duc de Beaufort, le cardinal de Retz; elles ont été le théâtre de rendez-vous galants, de conspirations politiques, de rassemblements d'hommes de guerre, etc. On y trouvait aussi l'hôtel d'Aligre ou de Vertamont, qui avait été bâti sous Henri II: il appartint successivement à Diane de Poitiers, à Robert de la Mark, duc de Bouillon, au vicomte de Puysieux, à Achille de Harlay, au président de Vertamont, etc. Au nº 10 de cette rue a demeuré le girondin Valazé.

    6º Rue des Poulies et place du Louvre.--Dans cette rue, aujourd'hui presque entièrement reconstruite, était l'hôtel d'Alençon, bâti en 1250 par Alphonse, comte de Poitiers, frère de saint Louis, et qui fut possédé par le comte d'Alençon, fils de ce même roi. Après lui, il eut pour possesseurs Enguerrand de Marigny, Charles de Valois, le marquis de Villeroy, Henri III, le duc de Retz, la duchesse de Longueville. (p.248) C'est là que fut conduit Ravaillac après l'assassinat de Henri IV. Il devint en 1709 l'hôtel du marquis d'Antin et fut détruit pour former les hôtels de Conti et d'Aumont, lesquels ont été démolis lorsque fut ouverte la place du Louvre.

    Sur la place du Louvre aujourd'hui agrandie et reconstruite, se trouve l'église Saint-Germain-l'Auxerrois. Cette église a été bâtie, les uns disent par Childebert et Ultrogothe en 580, les autres, avec plus de raison, par Chilpéric Ier, en l'honneur de saint Germain, évêque de Paris, dont le tombeau devait y être et n'y fut jamais transféré. On l'appelait alors vulgairement Saint-Germain-le-Rond, à cause de sa forme circulaire. Saint Landry, évêque de Paris, y fut enterré en 655. Les Normands, pendant le siége de Paris, la prirent et la fortifièrent; à leur départ, ils la laissèrent en ruines. Le roi Robert la fit reconstruire, et, pour ne pas la confondre avec Saint-Germain-des-Prés, on la nomma par erreur Saint-Germain-l'Auxerrois, quoique saint Germain d'Auxerre n'ait rien de commun avec cette église. C'était alors et elle resta longtemps l'unique paroisse du nord de Paris. Au commencement du XIVe siècle, elle fut entièrement rebâtie, et c'est de cette époque que datent sa façade, son porche, ses clochers. L'église Saint-Germain était collégiale et n'est devenue paroissiale qu'en 1744: son chapitre, très-puissant et très-riche, nommait à six cures de Paris; à cause de son voisinage du Louvre et des Tuileries, elle a pris une grande part aux événements de notre histoire. Le fait le plus triste qu'elle rappelle est la Saint-Barthélémy, dont le signal fut donné par sa grosse cloche. Elle était ornée de sculptures de Jean Goujon, de tableaux de Lebrun, de Philippe de Champagne, de Jouvenet, et surtout de monuments funéraires. Il serait impossible d'énumérer les hommes célèbres qui y ont été enterrés: dans la dernière restauration qu'elle a subie, la terre qu'on remua sous les dalles de (p.249) la nef et du chœur n'était pour ainsi dire composée que d'ossements et de cendres de morts, et il en était de même de la terre du cloître. Nommons seulement les chanceliers d'Aligre, Ollivier, de Bellièvre, la famille des Phélippeaux, qui a fourni dix ministres, le poète Malherbe, l'architecte Levau, le médecin Guy Patin, le peintre Stella, le graveur Warin, l'orfévre Balin, les sculpteurs Sarrazin et Desjardins, les deux Coypel, l'architecte d'Orbay, le géographe Sanson, le médecin Dodart, Coysevox, madame Dacier, le comte de Caylus, etc. On sait comment cette église fut horriblement dévastée le 13 février 1831; elle a été restaurée avec autant de luxe que d'intelligence et rendue au culte. C'est la paroisse du quatrième arrondissement.

    L'église Saint-Germain-l'Auxerrois était entourée d'un cloître dont on a formé plus tard la place Saint-Germain et les rues des Prêtres et Chilpéric, aujourd'hui en partie détruites; on y pénétrait de la place du Louvre par une ruelle où se trouvait une maison dite du Doyenné, occupée en 1599 par une tante de Gabrielle d'Estrées et où celle-ci, subitement prise de convulsions dans un dîner chez Zamet, se fit transporter et mourut. Elle fut ensuite occupée par le savant Bignon, doyen de Saint-Germain, qui y recevait les érudits et les gens de lettres.

    Dans ce même cloître, rue des Prêtres, nº17, est le Journal des Débats, qui date de 1789.

    7º Rue de Grenelle, ainsi appelée de Henri de Guernelles, qui l'habitait au XIIIe siècle. Dans cette rue était l'hôtel du président Baillet, qui, en 1605, passa au duc de Montpensier, en 1612 au duc de Bellegarde, en 1632 au chancelier Séguier, lequel l'enrichit de peintures de Vouet, d'une belle bibliothèque et d'une chapelle. «Sous ce nouveau propriétaire, dit Jaillot, protecteur éclairé des sciences, des arts et des talents, cet hôtel devint le temple des Muses, l'asile des savants et le berceau de l'Académie française; c'est là que le chancelier (p.250) a eu plus d'une fois l'honneur de recevoir Louis XIV et la famille royale, et qu'en 1656 la reine Christine de Suède honora l'Académie de sa présence.» L'Académie française siégea dans l'hôtel Séguier jusqu'en 1673. En 1699, les fermiers généraux achetèrent cette maison avec ses dépendances et y établirent leurs bureaux et leurs magasins: elle prit alors le nom d'hôtel des Fermes. «Là s'engouffre, dit Mercier, l'argent arraché avec violence de toutes les parties du royaume, pour qu'après ce long et pénible travail, il rentre altéré dans les coffres du roi.» En 1792, l'hôtel des Fermes, devenu propriété nationale, fut converti en maison de détention, puis en théâtre; il a été ensuite partagé en plusieurs propriétés particulières. Près de l'hôtel des Fermes se trouvait, dans le XVIe siècle, l'hôtel du vidame de Chartres, où Jeanne d'Albret mourut le 9 juin 1572.

    8º Rue Pierre Lescot.--Cette rue, qui n'existe plus, datait du XIIIe siècle et se nommait Jean-Saint-Denis, nom qu'elle perdit en 1807 pour prendre celui du chanoine de Paris qui a été le premier architecte du Louvre. C'était, ainsi que les rues voisines de la Bibliothèque, du Chantre, etc., une des plus tristes et des plus misérables de Paris: ses maisons, étroites, humides, infectes, étaient occupées par des auberges de bas lieu ou des maisons de prostitution, repaires immondes d'où sortaient trop souvent des aventuriers, des gens sans aveu, des repris de justice. Toutes ces rues ont été détruites pour l'achèvement du Louvre et la continuation de la rue de Rivoli.

    9º Rue Saint-Thomas du Louvre.--Cette rue, que nous ne nommons qu'à cause de ses souvenirs historiques, puisqu'elle vient de disparaître dans les démolitions faites pour achever le Louvre, commençait à la place du Palais-Royal et se prolongeait autrefois jusqu'à la Seine. Elle datait du XIIIe siècle et tirait son nom d'une église dédiée à saint Thomas de Cantorbéry, (p.251) qui fut fondée par Robert de Dreux, fils de Louis VI. Cette église, qui était sise au coin de la rue du Doyenné, fut reconstruite en 1743 sous le nom de Saint-Louis et renfermait le tombeau du cardinal Fleury. Elle fut consacrée au culte protestant pendant la révolution et aujourd'hui est détruite. En face de cette église était l'hôpital, le collége et l'église Saint-Nicolas, qui furent supprimés en 1740.

    Dans cette rue se trouvait le fameux hôtel Rambouillet, qui porta successivement les noms d'O, de Noirmoutiers, de Pisani, et qui prit celui de Rambouillet lorsque Charles d'Angennes, marquis de Rambouillet, épousa Catherine de Vivonne, fille du marquis de Pisani, et vint s'y établir. C'était une grande maison avec de beaux jardins, décorée à l'intérieur avec une richesse pleine de goût, et qui occupait l'emplacement d'une partie de la rue de Chartres, dans le voisinage de la place du Palais-Royal; sa façade intérieure dominait les jardins des Quinze-Vingts et de l'hôtel de Longueville, et avait la vue sur le jardin de Mademoiselle ou la place actuelle du Carrousel. Nous avons dit ailleurs (Hist. gén. de Paris, p. 62) quelle célébrité il acquit dans le XVIIe siècle. Cet hôtel passa au duc de Montausier par son mariage avec l'illustre Julie d'Angennes, puis aux ducs d'Uzès. En 1784 il fut détruit, et l'on construisit sur son emplacement une salle de danse dite Vauxhall d'hiver, qui devint en 1790 le club des monarchiens et en 1792 le théâtre du Vaudeville, détruit par un incendie en 1836.

    A côté de l'hôtel Rambouillet était l'hôtel de Longueville, bâti par Villeroy, ministre de Henri III; ce monarque l'habita et y reçut la couronne de Pologne. Il appartint ensuite à Marguerite de Valois, puis au marquis de la Vieuville, puis à la duchesse de Chevreuse, qui en fit le chef-lieu de la Fronde: c'est là que se passèrent toutes ces intrigues «où la politique et l'amour se prêtaient mutuellement des prétextes (p.252) et des armes,» et que le cardinal de Retz raconte avec tant de complaisance; c'est là qu'il venait passer une partie des nuits avec mademoiselle de Chevreuse. «J'y allois tous les soirs, dit-il, et nos vedettes se plaçoient réglément à vingt pas des sentinelles du Palais-Royal, où le roi logeoit.» Cet hôtel, après avoir appartenu à la maison de Longueville, fut vendu en 1749 aux fermiers généraux, qui y établirent le magasin général des tabacs. On y ouvrit, sous le Directoire, des salles de jeu et un bal qui n'était fréquenté que par des femmes débauchées. Il est aujourd'hui détruit.

    Dans la rue Saint-Thomas du Louvre ont demeuré: Voiture 241, qui avait une maison voisine de l'hôtel de Rambouillet; la comtesse de Mailly, maîtresse de Louis XV; le girondin Grangeneuve; le dantoniste Bazire, etc.

    10º Rue Saint-Nicaise. Cette rue, qui vient aussi de disparaître dans la construction de la rue de Rivoli, avait été ouverte dans le XVIe siècle sur l'emplacement des anciens murs de la ville, et elle se prolongeait autrefois jusqu'à la galerie du Louvre en s'ouvrant vers le milieu pour former le côté oriental de la place du Carrousel. On sait que le crime du 3 nivôse détruisit ou ébranla la partie septentrionale de cette rue et amena la démolition de la plupart de ses bâtiments: il ne resta donc de cette partie que sept à huit maisons voisines de la rue de Rivoli et aujourd'hui détruites 242. Quant à la partie méridionale, elle fut entièrement démolie pour agrandir la place du Carrousel. Cette rue, autrefois très-importante, renfermait de nombreux hôtels: de Roquelaure ou de Beringhen, de Coigny, d'Elbeuf, qui a été habité sous l'Empire par Cambacérès, etc. Dans cette rue ont demeuré le conventionnel Duquesnoy, condamné à mort à la suite (p.253) des journées de prairial et qui se poignarda après sa condamnation; le poète impérial Esmenard, le naturaliste Lamétherie, etc.

    11° Rue du Dauphin.--C'était autrefois le cul-de-sac Saint-Vincent; on lui donna le nom du Dauphin en 1744, parce que le fils de Louis XV passa par cette rue pour aller à Saint-Roch remercier Dieu de la guérison de son père. Cette rue, alors fort étroite, ouvrait une communication très-importante avec la cour du Manège et le jardin des Tuileries; aussi a-t-elle joué un grand rôle dans les journées révolutionnaires, surtout au 13 vendémiaire: c'est là que Bonaparte avait fait dresser sa principale batterie et qu'il mitrailla les royalistes sur les marches de Saint-Roch. La rue du Dauphin prit alors le nom de la Convention, qu'elle perdit en 1814 pour reprendre son ancien nom. On l'a encore appelée du Trocadero de 1825 à 1830.

    12° Rue de Castiglione.--Nous avons dit que la rue de Castiglione a été ouverte sur l'emplacement du couvent des Feuillants, d'après un décret consulaire du 17 vendémiaire an X; mais les constructions ne commencèrent qu'en 1812. Cette rue est composée, comme la rue de Rivoli, de maisons ou plutôt de palais uniformes, avec une double galerie à portiques.

    13° Rue de Luxembourg, ouverte en 1722 sur l'emplacement de l'hôtel de Luxembourg. Au n° 15 a demeuré Cambon, le célèbre financier de la Convention, à qui l'on doit la création du grand livre de la dette publique; au n° 21 a demeuré le conventionnel Romme, qui se poignarda comme Duquesnoy après sa condamnation; au n° 27 a demeuré Casimir Périer.

    14° Rue Saint-Florentin.--C'est une rue peu ancienne et où néanmoins se sont accomplis de graves événements. On l'appela d'abord le cul-de-sac de l'Orangerie, et de chétives maisons y abritaient les orangers des Tuileries. Une partie appartenait, (p.254) en 1730, à Louis XV; une autre partie à Samuel Bernard. Ce cul-de-sac devint une rue, en 1757, lorsque l'on construisit la place Louis XV, et il prit le nom du comte de Saint-Florentin (Phélipeaux, duc de la Vrillière), ministre de la maison du roi, qui y fit construire un vaste hôtel, où il donna des fêtes dignes de sa frivolité. Cet hôtel appartint ensuite au duc de l'Infantado, grand d'Espagne; il devint propriété nationale et fut acquis en 1812 par l'ancien évêque d'Autun, Talleyrand-Périgord. C'est là que cet homme, à qui l'on a attribué plus d'esprit, d'importance et de rouerie qu'il n'en a eu réellement, a fait la Restauration de 1814; c'est là qu'il est mort. L'hôtel Saint-Florentin appartient aujourd'hui à un autre Samuel Bernard, M. de Rothschild, et se trouve occupé par l'ambassade d'Autriche. Dans la rue Saint-Florentin a demeuré Pétion.

    § II. Le faubourg Saint-Honoré.

    Ce faubourg, qui prenait dans sa partie supérieure le nom de faubourg du Roule, n'a commencé à se couvrir de maisons que vers le milieu du XVIIIe siècle; la partie supérieure était même, il y a moins de cinquante ans, bordée entièrement de jardins et de cultures. Aujourd'hui, c'est le quartier du monde riche, de la noblesse moderne, des étrangers opulents. Ses vastes hôtels sont accompagnés de beaux jardins qui donnent la plupart sur les Champs-Élysées. Il ne s'y est passé aucun événement important. Le peuple n'a dans ces parages que quatre à cinq pauvres rues; l'industrie n'y a point porté ses merveilles et ses misères; enfin ses pavés n'ont jamais été remués par l'insurrection. Au n° 3 demeurait le gén. Changarnier lorsqu'il fut arrêté le 2 décembre. Au n° 30 a demeuré Guadet, l'une des gloires de la Gironde. Au n° 31 est l'hôtel Marbeuf, qui a été habité par Joseph Bonaparte et (p.255) où est mort Suchet. Aux nº 41 et 43 est l'hôtel Pontalba, palais magnifique, bâti en partie sur l'emplacement de l'hôtel Morfontaine. Au nº 49 est l'hôtel Brunoy, habité en 1815 par le maréchal Marmont et plus tard par la princesse Bagration. Au nº 51 est mort Beurnonville, ministre de la guerre en 1793, maréchal de France en 1816. Au nº 55 est l'hôtel Sébastiani, si tristement célèbre par le meurtre de la duchesse de Praslin: c'est là qu'est mort le maréchal Sébastiani. Au nº 90 est l'hôtel Beauvau, dans lequel est mort en 1703 le marquis de Saint-Lambert, le poëte oublié des Saisons, l'amant de madame Du Châtelet et de madame d'Houdetot, le rival préféré de Voltaire et de Rousseau, dont il fut l'ami. Au nº 118 est mort en 1813 le mathématicien Lagrange.

    Les édifices que renferme cette rue sont peu nombreux:

    1º Le palais de l'Élysée.--C'était, dans l'origine, l'hôtel d'Évreux, bâti par le comte d'Évreux en 1718. Madame de Pompadour l'acheta, l'agrandit et l'habita à peine pendant quelques jours. Louis XV en fit le garde-meuble de la couronne jusqu'en 1773, où il fut vendu au financier Beaujon, qui y prodigua les ameublements, les tableaux, les bronzes, les marbres. En 1786, il fut acheté par la duchesse de Bourbon, dont il prit le nom. Devenu propriété nationale, il fut loué à des entrepreneurs de fêtes publiques, qui lui donnèrent le nom d'Élysée; ses appartements furent alors transformés en salles de bal et de jeu. En 1803, il fut vendu à Murat, qui le céda à Napoléon en 1808. L'empereur aimait cette habitation, dont l'architecture est aussi simple qu'élégante et dont les jardins sont magnifiques: il s'y retira après le désastre de Waterloo; c'est là qu'il signa sa deuxième abdication; c'est de là qu'il partit pour Sainte-Hélène. A la deuxième Restauration, l'empereur de Russie en fit sa résidence; puis il fut donné au duc de Berry. En 1830, il fut compris dans les domaines de la liste civile. La Constitution de 1848 (p.256) l'assigna pour résidence au président de la République; et c'est là en effet qu'habita le prince Louis-Napoléon Bonaparte jusqu'à son élection au trône impérial. Depuis cette époque on l'a restauré et agrandi magnifiquement.

    2º L'église Saint-Philippe-du-Roule, bâtie en 1769 et qui n'a rien de remarquable.

    3º L'hôpital militaire du Roule, établi depuis 1848 dans les bâtiments des écuries du roi Louis-Philippe.

    4º L'hôpital Beaujon, fondé en 1784 par le financier Beaujon pour vingt-quatre orphelins, et transformé en hôpital général en 1795. C'est un édifice solide, élégant, bien distribué, qui renferme quatre cents lits.

    5º La chapelle Beaujon.--Cette chapelle est tout ce qui reste de l'habitation magnifique et voluptueuse que le financier Beaujon s'était construite et dont les jardins s'étendaient jusqu'à la barrière de l'Étoile. Ces jardins, vendus pendant la révolution, devinrent publics, et l'on y donna des fêtes sous la Restauration. Bâtiments et jardins sont aujourd'hui détruits et remplacés par un quartier nouveau, dit de Chateaubriand. Dans une avenue de ce quartier est mort le romancier Balzac.

    Les rues principales qui aboutissent dans le faubourg Saint-Honoré sont:

    1º Rue des Champs-Élysées.--Au nº 4 ont habité successivement le maréchal Serrurier, le maréchal Marmont, le conventionnel Pelet de la Lozère, qui y est mort en 1841. Au nº 6 a demeuré Junot.

    2º Rue de la Madeleine.--Au coin de la rue de la Ville-l'Évêque était l'ancienne église de la Madeleine, qui datait de la fin du XVe siècle et avait été reconstruite par les soins de mademoiselle de Montpensier en 1660: elle a été détruite en 1792. Près de cette église était le couvent des Bénédictines de la Ville-l'Évêque, fondé en 1613 par deux princesses de Longueville.

    La (p.257) rue de la Ville-l'Évêque tire son nom d'une ferme que les évêques de Paris possédaient depuis le XIIIe siècle. Dans cette rue ont demeuré Fabre d'Églantine et Amar. Au nº 4 demeure M. Guizot; au nº 44 M. de Lamartine.

    3º Rue d'Anjou.--Au nº 6 est mort La Fayette le 20 mai 1834. Au nº 15 est mort Benjamin Constant. Au nº 19 a demeuré l'ex-capucin Chabot, qui périt avec Danton. Au nº 27 était l'hôtel du marquis de Bouillé, si célèbre par la fuite de Louis XVI; il fut ensuite habité par l'abbé Morellet et par le marquis d'Aligre. Au nº 28 était la maison de Moreau, qui, après le jugement de ce général, fut achetée par Napoléon et donnée par lui à Bernadotte, «comme si, dit Rovigo 243, cette maison n'eût pas dû cesser d'être un foyer de conspiration contre lui.» Au nº 48 était le cimetière de la Madeleine. C'est là que furent inhumées les victimes de la catastrophe du 30 mai 1770, celles du 10 août, Louis XVI et Marie-Antoinette, enfin les nombreux suppliciés sur la place Louis XV. Au mois de janvier 1815, des fouilles furent faites dans ce cimetière: l'on retrouva quelques restes du roi et de la reine, que l'on transporta à Saint-Denis, et l'on construisit sur cet emplacement un vaste monument funéraire avec une chapelle expiatoire.

    Dans la rue d'Anjou débouche la rue Lavoisier, où est morte Mlle Mars.

    4º Rue de Monceaux.--A l'extrémité de cette rue, entre les rues de Chartres, de Valois et le mur d'enceinte, se trouve un vaste jardin construit en 1778 par le duc d'Orléans, sur les dessins de Carmontel, et avec d'énormes dépenses. Il est rempli de curiosités, d'objets d'art et d'arbres rares. En 1794, il fut exploité comme jardin public, et l'on y a donné des fêtes jusqu'en 1801. Sous l'Empire, il fut placé dans le domaine de la couronne et rendu, en 1814, à la famille d'Orléans. Ce (p.258) délicieux séjour est le dernier des grands jardins qui existaient autrefois dans Paris. Il a été en 1848 le chef-lieu des ateliers nationaux.

    Chapitre XI. La Rue de Rivoli, Le Louvre, Les Tuileries, La Place de la Concorde et Les Champs-Élysées.

    § Ier. La rue de Rivoli.

    La rue de Rivoli forme aujourd'hui la plus belle et la plus longue rue de Paris, et par l'avenue des Champs-Élysées, d'une part, par la rue et le faubourg Saint-Antoine d'autre part, elle unit la barrière de l'Étoile à la barrière du Trône, distantes de près de 8 kilom. Elle date de deux époques. La première partie, de la place de la Concorde à la rue de l'Échelle, a été décrétée en 1802 et commencée en 1811. Elle a été ouverte sur l'emplacement des anciennes écuries du roi, de la cour du Manège, d'une partie des couvents des Feuillants, des Capucins et de l'Assomption. Elle borde magnifiquement le jardin des Tuileries. On y remarque le ministère des finances, vaste bâtiment compris entre quatre rues et dont la construction a coûté plus de 10 millions. La deuxième partie, de la rue de l'Échelle à la place Birague, date de 1851, et a été achevée en moins de cinq ans; elle a absorbé ou détruit les rues Saint-Nicaise, de Chartres, Saint-Thomas-du-Louvre, Froidmanteau, Pierre Lescot, etc., dont nous avons parlé dans la rue Saint-Honoré. Après avoir bordé le Louvre, elle coupe successivement les rues de l'Arbre-Sec, du Roule, Saint-Denis, le boulevard de Sébastopol, la rue Saint-Martin; elle longe la place de l'Hôtel-de-Ville et va se confondre, vers la place Birague, avec la rue Saint-Antoine. De la place de la Concorde à la place du Louvre elle est composée de maisons uniformes, d'une architecture simple et peu gracieuse, avec galeries et portiques. Les monuments qu'elle borde à partir de la place Birague, sont la caserne Napoléon, l'Hôtel-de-Ville et (p.259) la tour Saint-Jacques-la-Boucherie, monuments dont nous avons déjà parlé, puis le Louvre et les Tuileries.

    § II. Le Louvre.

    L'origine du Louvre est inconnue. On croit qu'il existait dans ce lieu, vers le VIIe siècle, un édifice royal qui, détruit par les Normands, fut reconstruit par Hugues Capet. Philippe-Auguste le rebâtit presqu'entièrement et en fit un château-fort destiné à fermer la rivière et à contenir Paris. Ce château occupait, sur une longueur de soixante-deux toises, l'espace compris entre la Seine et la place de l'Oratoire, et, sur une largeur de cinquante-huit toises, l'espace compris entre le milieu de la cour actuelle du Louvre et le prolongement de l'ancienne rue Froidmanteau. Sa façade orientale achevait le mur d'enceinte, qui se terminait par la tour qui fait le coin, en face de la tour de Nesle. La porte principale était à peu près au milieu de la grande cour actuelle, et en face d'elle s'ouvrait une rue, dite Jehan-Éverout, qui aboutissait devant l'église Saint-Germain-l'Auxerrois. Une autre porte se trouvait près de la rivière. Dans l'intérieur était une cour de trente-quatre toises de long sur trente-trois de large, au milieu de laquelle s'élevait la grosse tour, qui avait treize pieds d'épaisseur, cent quarante-quatre de circonférence, et quatre-vingt-seize de hauteur. Cette tour, si fameuse dans notre histoire, était entourée d'un fossé et communiquait avec le château par une galerie de pierre; elle renfermait plusieurs chambres où logèrent d'abord les rois et qui furent ensuite converties en prisons. Là furent renfermés Ferrand, comte de Boulogne, fait prisonnier à Bouvines, le comte Guy de Flandre, Enguerrand de Marigny, Charles-le-Mauvais, etc. Les bâtiments qui entouraient la grande cour étaient de massives constructions appuyées sur vingt fortes tours et surmontées de tourelles de diverses formes; ils renfermaient, outre de grandes salles, une chapelle, (p.260) un arsenal, des magasins de vivres, etc.

    Bien que le château du Louvre fût le symbole de la suzeraineté des rois de France, il fut rarement habité par eux. Le mariage de Henri V d'Angleterre avec la fille de Charles VI y fut célébré. Charles-Quint y logea pendant son séjour à Paris. A cette époque, François Ier avait commencé à faire démolir la grosse tour et une partie du château, et à faire construire sur leur emplacement, d'après les dessins de Pierre Lescot, un palais moderne qu'on appelle aujourd'hui le vieux Louvre et qui est l'expression la plus brillante et la plus complète de la renaissance française. Ce palais consistait uniquement en deux pavillons unis par une galerie et qui sont aujourd'hui le pavillon de l'Horloge et le pavillon voisin de l'ancienne entrée du musée. La façade orientale est très-riche et ornée à profusion de sculptures de Jean Goujon et de Pierre Ponce: c'était celle de la cour d'honneur; la façade occidentale était très-simple et presque nue, comme devant donner sur les cours de service, et elle est restée dans cet état jusqu'en 1857. Tout l'intérieur fut splendidement décoré par les mêmes artistes, principalement l'escalier dit de Henri II et la grande salle où l'on admire les cariatides de Jean Goujon. Quant aux parties de l'ancien château féodal qui ne gênaient pas le palais moderne, elles furent conservées et ne disparurent entièrement que sous Louis XIV.

    Henri II continua l'œuvre de son père: il fit ajouter au pavillon du midi une aile dirigée vers la Seine (galerie d'Apollon), et dont Pierre Lescot fut encore l'architecte. A sa mort, le palais des Tournelles, qui était le séjour des rois de France depuis Charles VII, fut abandonné, et François II, Charles IX, Henri III habitèrent le Louvre. Charles IX acheva l'aile méridionale et la compléta par le pavillon dit de la Reine; il fit aussi commencer l'aile en retour sur le bord de la rivière jusqu'au pavillon des Campanilles: c'est le commencement de la galerie dit Louvre Le(p.261) et l'œuvre de Ducerceau. Le 19 août 1572, en l'honneur du mariage de Henri de Navarre avec Marguerite de Valois, un grand tournoi fut exécuté dans la cour du Louvre, et, cinq jours après, Charles IX, sa mère, son frère et les Guise donnèrent dans ce palais le signal de la Saint-Barthélémy. «Les protestants, dit Mézeray, qui étaient logés dans le Louvre, ne furent pas épargnés; après qu'on les eut désarmés et chassés des chambres où ils couchaient, on les égorgea tous, les uns après les autres, et on exposa leurs corps tout nus à la porte du Louvre; la reine mère était à une fenêtre et se repaissait de ce spectacle.» Une tradition, qui n'a d'autre garant que Brantôme, raconte que le roi tira lui-même sur les huguenots qui s'enfuyaient; si cette tradition est vraie, ce serait du pavillon de la Reine que Charles IX aurait commis ce crime; et, pendant la révolution, on a vu, au-dessous de la fenêtre qui est à l'extrémité méridionale de la galerie d'Apollon, un poteau portant cette inscription: c'est de cette fenêtre que l'infâme Charles IX, d'exécrable mémoire, a tiré sur le peuple avec une carabine.

    C'est du Louvre que s'enfuit Henri III, cerné par les barricades de la Ligue. En 1591, le duc de Mayenne fit pendre dans la salle des cariatides quatre des Seize. C'est dans une salle du Louvre que se tinrent les États-Généraux en 1593.

    Henri IV continua d'habiter le Louvre: il eut le premier la pensée de réunir ce palais aux Tuileries, qui venaient d'être construites et qui n'étaient, dans la pensée des fondateurs, qu'une maison de plaisance hors de la ville, sans liaison aucune, soit avec le nouveau palais du Louvre, soit avec la partie de l'ancien château féodal qui était encore debout. «La galerie des Tuileries, dit Sauval, est un ouvrage que Henri IV vouloit pousser tout le long de la rivière jusqu'au palais des Tuileries, qui faisoit alors partie du faubourg Saint-Honoré, afin, par ce moyen, d'être dehors et dedans la ville quand il lui plairoit et de ne se pas voir enfermé dans des (p.262) murailles où l'honneur et la vie de Henri III avoient presque dépendu du caprice et de la frénésie d'une populace irritée.» Il fit donc continuer la galerie commencée par Charles IX jusqu'au pavillon du grand guichet. «Son intention, dit Palma Caillet, était de consacrer la partie inférieure de la galerie à l'établissement de diverses manufactures et au logement des plus experts artistes de toutes les nations.»

    Louis XIII habita le Louvre. C'est sur le pont-levis qui faisait face à l'église Saint-Germain que le maréchal d'Ancre fut assassiné sous les yeux du jeune roi, qui, de sa fenêtre, complimenta les meurtriers. Sous ce règne, on ajouta au vieux Louvre la partie qui va du pavillon de l'Horloge au pavillon du nord; on commença les façades intérieures des deux corps de bâtiments du nord et du midi, et l'on projeta de remplacer l'entrée du château féodal par une façade magnifique, au levant; de sorte que le plan carré de la cour du Louvre est l'œuvre des architectes de Louis XIII, Lemercier et Sarrazin.

    Louis XIV, après les troubles de la Fronde, habita le Louvre pendant quelques années: alors on fit disparaître la sombre porte aux quatre tours rondes qui regardait Saint-Germain, et à sa place on construisit, de 1666 à 1670, la fameuse colonnade de la face extérieure du levant, œuvre de Perrault et l'un des plus parfaits monuments qui existent au monde 244. On commença aussi, sur les plans du même architecte, (p.263) les faces extérieures des corps de bâtiments du nord et du midi; mais celles-ci restèrent, comme les faces intérieures, inachevées, dégradées, sans toiture, protégées à peine par quelques planches; et la grande cour ne fut, pendant un siècle et demi, qu'un amas immonde de gravois et d'ordures. Enfin, on continua la grande galerie de la Seine depuis le pavillon du grand guichet jusqu'aux Tuileries, et les deux palais se trouvèrent ainsi en partie réunis.

    Pendant le règne de Louis XV, on ne fit au Louvre, outre les travaux nécessaires pour empêcher sa ruine, que la façade septentrionale de la cour, qui fut prolongée depuis l'avant-corps jusqu'à la colonnade par Gabriel. Sous Louis XVI, on eut l'idée de faire du Louvre un grand musée de peinture et de sculpture, idée qui ne fut mise à exécution que sous la République. Quand la révolution arriva, ce palais était occupé: par les quatre académies, qui tenaient leurs séances dans les salles du rez-de-chaussée donnant sur l'ancienne place du Muséum, par l'imprimerie royale, par les ateliers des médailles, qui étaient placés sous la grande galerie, par les expositions de peinture qui se faisaient dans la galerie d'Apollon, enfin par des logements et ateliers concédés à des peintres et à des sculpteurs.

    Un décret de la Convention transforma le Louvre en musée de peinture et de sculpture: l'ouverture en fut faite le 24 thermidor an II. Ce musée se composait alors d'environ cinq cents tableaux des premiers maîtres, provenant des palais royaux et des églises, et qui furent placés dans la grande galerie. (p.264) Nos victoires dans les Pays-Bas et en Italie l'enrichirent de nouveaux chefs-d'œuvre. En 1800, Bonaparte y ajouta le musée des Antiques. Quand il fut empereur, il ne se contenta pas de compléter le musée, qui, en 1814, renfermait douze cent vingt-quatre tableaux, outre la Vénus de Médicis, l'Apollon Pythien, le Laocoon, etc.; il résolut d'achever «l'œuvre des sept rois, ses prédécesseurs,» en terminant le Louvre. Alors il fit restaurer, raccorder, compléter les quatre faces de la cour du Louvre, et, pour la première fois, le monument, quoique inachevé, présenta un ensemble plein d'harmonie et de majesté. Il fit aussi commencer la galerie septentrionale parallèle à la galerie de la rivière et qui devait, comme celle-ci, rejoindre les Tuileries. Enfin, son projet était de ne faire des Tuileries et du Louvre qu'un palais unique, le plus vaste et le plus magnifique du monde, en coupant le grand espace qui les sépare par un corps de bâtiments transversal, lequel aurait corrigé aux yeux le défaut de parallélisme de deux monuments. Tout cela ne put être fait; la cour et les abords du Louvre, avec l'intervalle qui sépare ce palais de celui des Tuileries, restèrent un assemblage de maisons en ruines, de constructions interrompues, de rues à moitié démolies, de masures provisoires.

    On sait comment l'invasion étrangère dépouilla le musée de ses principaux chefs-d'œuvre. La Restauration ne fit rien pour l'achèvement du Louvre. Sous Louis-Philippe, de grandes améliorations furent faites dans l'intérieur du palais: on restaura les appartements habités par Henri II, Charles IX et Henri IV; on créa un musée des antiquités égyptiennes et assyriennes, un musée naval, un musée des peintres espagnols, etc. Mais la cour du Louvre resta un cloaque à peine pavé, et on éleva maladroitement, dans ce palais pleins des souvenirs de François Ier, de Henri IV, de Louis XIV et de Napoléon, une statue au duc d'Orléans, statue très-mauvaise, et qui a disparu en 1848. Depuis 1852, (p.265) la réunion si longtemps projetée des deux palais a été commencée, par les ordres de Napoléon III, et d'après les plans de Visconti, et elle se trouve aujourd'hui presque complétement opérée. Le défaut de parallélisme est en partie dissimulé par la construction de deux vastes séries de bâtiments ou de palais qui ôtent à la place sa trop grande étendue, et par deux jardins intermédiaires qui doivent être ornés des statues de Louis XIV et de Napoléon. Le fond de la place est formé par l'ancienne façade occidentale du vieux Louvre, façade dont nous venons de parler, et qui a été mise en harmonie avec les bâtiments nouveaux. Il serait impossible d'énumérer maintenant, et avant que tout ne soit terminé, les innombrables détails d'architecture et de sculpture de cette immense agglomération de palais, qui sont comme sortis de terre en moins de quatre ans, et qui doivent renfermer deux ministères, une bibliothèque, des écuries, une salle d'exposition, etc. Contentons-nous de dire pour ce qui regarde l'ancien Louvre que la façade méridionale de la grande galerie, dont les charmants détails de sculpture avaient presque entièrement disparu, a été entièrement restaurée, que la cour du Louvre a été enfin nivelée, pavée, décorée, et doit être ornée d'une statue de François Ier; enfin, que le musée, mieux disposé, enrichi de nouveaux chefs-d'œuvre, débarrassé des expositions annuelles de peinture, présente aujourd'hui, malgré les pertes irréparables de 1815, la plus belle, la plus glorieuse collection d'objets d'art qui existe au monde.

    § III. La place du Carrousel, le palais et le jardin des Tuileries.

    La place du Carrousel, le palais et le jardin des Tuileries ont été construits sur des terrains vagues où s'élevaient, au XIIIe siècle, plusieurs fabriques de tuiles. Dans le siècle suivant, Pierre Desessarts, prévôt de Paris, y avait un logis et quarante arpents de terre labourable qu'il donna à l'hospice (p.266) des Quinze-Vingts. Au commencement du XVIe siècle, Neuville de Villeroy, secrétaire des finances, fit bâtir dans ce lieu un bel hôtel, que François Ier acheta pour sa mère, la duchesse d'Angoulême, et où celle-ci demeura pendant quelques années. Catherine de Médicis, après la mort de son mari, étant venue habiter le Louvre, fit l'acquisition de cet hôtel et de plusieurs propriétés voisines, et, sur leur emplacement, elle fit construire, par Philibert Delorme, le palais des Tuileries. Ce palais se composait alors d'un gros pavillon surmonté d'une coupole auquel attenaient deux corps de logis terminés chacun par un autre pavillon: édifice plein de simplicité et d'élégance, dont l'unité se trouve aujourd'hui détruite par les constructions disparates qu'on y a ajoutées. Il avait pour dépendances: au levant, des terres cultivées qui s'étendaient jusqu'à la rue Saint-Nicaise prolongée jusqu'à la rivière; au couchant, un vaste jardin d'agrément ayant les limites du jardin actuel et dans lequel on trouvait un bois, un étang, une orangerie, un labyrinthe, une volière, des écuries et logements pour les valets, etc. Le palais était complétement isolé de ses dépendances, c'est-à-dire qu'il était séparé et des terrains de la rue Saint-Nicaise et du jardin d'agrément par deux murailles, le long desquelles étaient pratiquées deux ruelles, la première située dans le prolongement de la rue des Pyramides et qu'on appelait rue des Tuileries.

    Catherine de Médicis ne vit pas l'achèvement de ce palais, dans lequel elle n'habita pas. Henri III en fit quelquefois sa maison de plaisance c'est par là qu'il s'enfuit de Paris en 1588. Sous Henri IV et sous Louis XIII, on le prolongea du côté du midi par un vaste corps de bâtiment, auquel fut ajouté un gros pavillon (pavillon de Flore): c'est l'œuvre barbare de Ducerceau, qui ne s'inquiéta nullement de la mettre en harmonie avec celle de Delorme. Sous Louis XIV, on fit du côté du nord un corps de bâtiment et un pavillon (pavillon Marsan)(p.267) symétriques; on changea la forme du dôme qui surmontait le pavillon du milieu; on commença la galerie du bord de l'eau pour joindre les Tuileries au Louvre; enfin, on fit sur l'ensemble du palais des restaurations et décorations qui avaient pour but de lui rendre une sorte de régularité et qui sont l'œuvre de Levau. Ces changements donnèrent à l'édifice un développement de 168 toises au lieu de 86 qu'il avait dans l'origine. On fit aussi des améliorations à l'intérieur: la plus remarquable fut la construction (1662), sur les dessins de Veragani, d'une salle de spectacle, dite salle des machines, et qui était la plus vaste de l'Europe. Elle pouvait contenir sept à huit mille spectateurs et occupait toute la largeur de l'aile septentrionale: la scène avait 41 mètres de profondeur et 11 de hauteur; la salle avait 30 mètres de profondeur sur 16 de largeur et 16 de hauteur. C'est là que fut représentée la Psyché de Molière. Nous en reparlerons.

    Malgré tous ces embellissements, et bien que ce palais fût regardé comme l'habitation officielle des rois de France, les Tuileries ne furent habitées que passagèrement par Henri IV, par Louis XIII et par Louis XIV, et lorsque celui-ci eut transporté sa résidence à Versailles, elles parurent définitivement abandonnées.

    Sous Louis XIII et sous Louis XIV, les dépendances du palais subirent aussi de grands changements. Dans les terrains voisins de la rue Saint-Nicaise, on fit un jardin d'agrément dit de Mademoiselle, parce qu'il fut planté par les soins de mademoiselle de Montpensier, qui habita pendant quelque temps les Tuileries. En 1662, Louis XIV le fit détruire et ouvrir sur son emplacement une vaste place, où il donna la fameuse fête équestre ou carrousel, d'où cette place a pris son nom. Quant au jardin des Tuileries, Louis XIII le ferma par une muraille, un fossé et un bastion voisin de la porte de la Conférence; puis il y fit bâtir de petites maisons, (p.268) où il logeait ses favoris, comme le valet de chambre Renard, dont nous avons parlé (Hist. gén. de Paris, p. 66). Ces maisons furent le théâtre de plus d'une orgie, de plus d'un scandale: c'est là que les chefs de la Fronde faisaient les assemblées que Mazarin appelait sabbats 245. Sous Louis XIV, Lenôtre changea toute l'ordonnance de ce jardin: il le réunit au palais, enleva la muraille, planta le bois, construisit les terrasses, enfin lui donna cet air de majesté et d'élégance qui en fit sur-le-champ le rendez-vous et la promenade favorite des Parisiens. «Dans ce lieu si agréable, dit une lettre de 1692, on raille, on badine, on parle d'amours, de nouvelles, d'affaires et de guerres. On décide, on critique, on dispute, on se trompe les uns les autres, et avec tout cela le monde se divertit.» Le jardin avait alors à peu près l'aspect que nous lui voyons aujourd'hui, excepté: 1º aux deux extrémités occidentales, où était l'orangerie et plusieurs bâtiments qui, du temps de Napoléon, ont été démolis pour prolonger les terrasses voisines; 2º le long de la terrasse des Feuillants, où, à la place de cette grande promenade vide que l'on remplit dans l'été avec des caisses d'orangers, étaient des parterres et des tapis de gazon, qui ont été détruits en 1793; 3º du côté de la rue de Rivoli, où était un grand mur couvert de charmilles qui fermait la terrasse des Feuillants, dont nous avons parlé (voir rue Saint-Honoré, p. 243), et dont le jardin n'était séparé de celui des Tuileries que par une cour longue occupant l'emplacement de la rue de Rivoli. Cette cour (p.269) avait son entrée dans la rue du Dauphin, communiquait avec le jardin des Tuileries, près du château, et avait à son extrémité des écuries bâties par Catherine de Médicis. Au couchant du couvent des Feuillants étaient les jardins des Capucins et de l'Assomption (voir rue Saint-Honoré, p. 242 et 244), qui bordaient aussi le jardin des Tuileries.

    Louis XV habita les Tuileries pendant sa minorité. Alors la muraille qui fermait le jardin au couchant fut remplacée par une grille et par un pont tournant. On construisit aussi, sur l'emplacement des écuries de Catherine de Médicis, un vaste bâtiment renfermant l'Académie royale d'équitation pour les jeunes gentilshommes, qui venaient y apprendre, en outre, la danse, l'escrime et les mathématiques. Ce bâtiment est le fameux Manége qui a joué un si grand rôle dans la révolution; il avait une porte sur la terrasse des Feuillants. En 1730, la salle des machines fut donnée à l'architecte-décorateur Servandoni, qui y fit représenter, pendant quinze ans, des pantomimes qui eurent le plus grand succès. En 1764, l'Opéra y fut établi, en attendant la reconstruction de la salle du Palais-Royal. En 1770, on y installa la Comédie-Française, en attendant la construction de la salle dite aujourd'hui Odéon; elle y resta douze ans. C'est là que, le 30 mars 1778, Voltaire reçut, en face de la cour, en face du prince qui fut Charles X, le triomphe qui présageait la révolution! De 1782 à 1789, la salle resta vide: une troupe italienne venait à peine de s'y installer qu'on la fit déloger pour faire place à Louis XVI, que le peuple ramenait du château de Versailles.

    Depuis le commencement du siècle, les alentours des Tuileries avaient subi de grands changements: la place du Carrousel avait été partagée en plusieurs places, cours et rues; l'espace compris entre la grille actuelle et le château était occupé par trois cours: au sud, la cour des Princes, au milieu, la cour Royale, au nord, la cour des Suisses; toutes (p.270) trois irrégulières et fermées par des bâtiments. La cour Royale s'ouvrait à l'intérieur par une grande porte pratiquée dans une muraille crénelée et garnie d'une galerie de bois; elle était bordée à droite et à gauche par deux corps de bâtiments irréguliers qui la séparaient des deux cours voisines, mais sans toucher au palais. Au levant de ces trois cours était une rue dite du Carrousel et qui était le prolongement de la rue de l'Échelle: elle aboutissait à la place du Carrousel, formée de deux carrés inégaux, le petit Carrousel et le grand Carrousel, qui se confondait au levant avec la rue Saint-Nicaise. Ce grand Carrousel était situé en face de la cour Royale: du côté du nord il communiquait avec une large rue dite cour du Bord de l'eau (en face de la cour des Princes), par laquelle on atteignait le quai et la rivière, mais en passant sous la galerie du Louvre et par les guichets, alors fermés et gardés.

    La révolution de 1789 vint donner au palais des Tuileries son importance et sa célébrité. Cet édifice, qui semblait le temple de la monarchie et qui néanmoins avait été si rarement habité par les rois de l'ancien régime, devint dès lors le séjour des différents pouvoirs qui ont gouverné la France pendant soixante années.

    L'Assemblée nationale s'était installée au Manége, lequel avait trois entrées, par la rue Saint-Honoré, par la cour du Dauphin, par la terrasse des Feuillants; alors cette terrasse et le jardin entier devinrent le théâtre de rassemblements continuels. Quand la famille royale fit la tentative de fuite qui échoua à Varennes, ce fut par la cour Royale qu'elle sortit et sur la place du petit Carrousel qu'elle se donna rendez-vous. Quand elle revint, ce fut par le pont Tournant et par le jardin, qu'envahissait une foule menaçante, qu'elle rentra aux Tuileries. Alors, et pour empêcher les insultes à la famille royale, le jardin fut fermé au public pendant plusieurs mois, moins la terrasse des Feuillants, qu'on appelait (p.271) terrain national. Nous avons raconté ailleurs la marche que suivit le peuple quand il envahit le palais dans la journée du 20 juin, comment il l'attaqua et le prit dans la journée du 10 août. Alors les bâtiments des trois cours furent incendiés et détruits, excepté du côté de la rue de l'Échelle, où le massif qui touchait le château et dans lequel se trouvait l'imprimerie de l'Assemblée fut conservé.

    La Convention nationale siégea au Manége depuis le 22 septembre 1792 jusqu'au 10 mai 1793: ce fut donc dans cette salle qu'eut lieu le procès de Louis XVI. Au 10 mai, elle se transporta dans le palais des Tuileries et y siégea jusqu'à la fin de sa session. La salle des séances fut construite sur l'emplacement de la salle des machines, c'est-à-dire de ce royal théâtre inauguré par la Psyché de Molière et où Voltaire avait été couronné. Cette salle, construite à la hâte, avait la forme d'un parallélogramme étroit et peu commode: «Elle ressemblait, dit Prud'homme, non au sanctuaire des lois, à l'aréopage de la République, mais à une vaste école de droit à l'usage de quelques centaines de juristes.» Les tribunes publiques placées vers le plafond dans les deux extrémités, pouvaient contenir deux à trois mille personnes. L'entrée principale était voisine de la terrasse des Feuillants; «le beau vestibule de Philibert Delorme, dit Prud'homme, le magnifique escalier rebâti sous les yeux de Colbert, l'ancienne chapelle devenue un temple à la liberté, ne conduisent qu'à une porte latérale et à un couloir, par lequel on arrive aux gradins quarrés longs où siége la Convention.» C'est là que sont passées les plus terribles journées de la révolution, le 31 mai, le 9 thermidor, le 12 germinal, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, etc. Le gouvernement s'installa dans les autres parties du palais: dans l'aile méridionale siégèrent le comité de salut public, les comités des finances et de la marine, etc.; dans le pavillon du milieu, le (p.272) comité de la guerre; dans l'aile septentrionale, les comités de législation, d'agriculture, d'instruction publique, etc. Le comité de sûreté générale s'installa dans l'hôtel de Brienne, situé sur la place du Carrousel et qui a été détruit en 1808.

    A la Convention succéda, dans la grande salle des Tuileries, le conseil des Anciens; le conseil des Cinq-Cents siégea au Manége: ils restèrent dans ces deux édifices jusqu'à la révolution du 18 brumaire. Le 19 février 1800, le premier consul Bonaparte vint prendre demeure dans le palais des rois: il habita toute la partie comprise entre le pavillon de Flore et celui de l'Horloge, c'est-à-dire celle qui avait été occupée par Louis XVI et le comité du salut public, et où depuis furent placés les appartements de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe. Les appartements du rez-de-chaussée, du côté du jardin, furent destinés à Joséphine. Lebrun occupa le pavillon de Flore; Cambacérès alla se loger sur la place du Carrousel, dans l'hôtel d'Elbeuf. Le conseil d'État siégea dans une partie de la grande galerie, à côté de l'appartement de Bonaparte. Alors on fit disparaître les traces des boulets du 10 août et les inscriptions révolutionnaires qui étaient sur les portes du château; on détruisit la salle de la Convention, dont on fit plus tard une chapelle et une salle de spectacle; on déblaya les bâtiments ruinés de la cour des Suisses, de la cour Royale, de la cour des Princes, et l'on en fit une seule et vaste cour où Bonaparte fit manœuvrer ses soldats. On détruisit le Manége, la cour du Dauphin, etc., et sur leur emplacement on ouvrit, ainsi que nous l'avons vu, les rues de Rivoli et de Castiglione.

    Cependant la place du Carrousel était restée à peu près ce qu'elle était avant 1789: l'explosion de la machine infernale en commença le dégagement; la partie occidentale de la rue Saint-Nicaise fut presque entièrement détruite, sauf quelques maisons entre les rues de Rivoli et Saint-Honoré, qui (p.273) ont subsisté jusqu'en 1853; alors la rue du Carrousel disparut, et la place se trouva agrandie de telle sorte qu'on put y faire manœuvrer une armée et éviter dorénavant les attaques embusquées d'un nouveau 10 août. Sous l'Empire, on sépara cette place de la cour des Tuileries par une longue grille, devant laquelle on éleva en 1803, à la gloire de l'armée, un arc de triomphe, qui est l'œuvre de Percier et de Fontaine. Enfin, on commença la réunion des Tuileries et du Louvre par une grande rue, qui devait être, dans la pensée impériale, une grande place, et qui est devenue, depuis l'achèvement du Louvre, la place Napoléon III.

    Il s'est fait, depuis cette époque jusqu'à nos jours, un si étrange va-et-vient de royautés triomphantes, de royautés déchues, dans cette grande hôtellerie des Tuileries, qu'il suffira de les énumérer par quelques dates. En 1814, le 29 janvier, adieux de Napoléon à la garde nationale, à laquelle il confie sa femme et son fils; le 29 mars, départ de l'impératrice et du roi de Rome; le 3 mai, entrée de Louis XVIII dans ce palais, que son frère avait quitté vingt-deux ans auparavant pour aller au Temple. En 1815, le 20 mars, fuite du même roi devant l'échappé de l'île d'Elbe, qui, vingt heures après, vient prendre sa place; le 12 juin, départ de Napoléon pour Waterloo; le 23 juin, Fouché et son gouvernement provisoire s'installent aux Tuileries; le 8 juillet, retour de Louis XVIII. En 1830, le 29 juillet, prise des Tuileries par le peuple insurgé. En 1831, le 16 octobre, Louis-Philippe s'établit dans ce palais. En 1848, le 24 février, fuite de ce roi et prise des Tuileries par le peuple, qui inscrit sur les murs: Hôtel des Invalides civils. Depuis cette époque jusqu'en 1852 le palais reste inhabité, sauf le pavillon Marsan, où l'on place l'état major de la garde nationale. Enfin en 1852 il est restauré avec une grande magnificence, et après le rétablissement de l'empire, Napoléon III vient y prendre séjour.

    § IV. La place de la Concorde, les Champs-Élysées, l'Arc de l'Étoile.

    Au commencement du XVIIe siècle, tout le terrain compris entre la Seine et les Champs-Élysées était une vaste culture, ouverte seulement par quelques sentiers et bornée au couchant par les villages pittoresques de Chaillot et du Roule. En 1628, Marie de Médicis fit construire sur ce terrain, le long de la rivière, depuis la porte de la Conférence jusqu'à Chaillot, une promenade composée de trois allées d'arbres, bordée de fossés revêtus de pierre et fermée par deux grilles. On l'appela le Cours-la-Reine et il devint le rendez-vous des seigneurs et des dames de la cour, auxquels il était réservé: on ne s'y promenait qu'en voiture ou à cheval, et Sauval dit que les cavaliers y avaient continuellement le chapeau à la main. En 1670, on planta d'arbres tous les terrains qui étaient en culture jusqu'au faubourg Saint-Honoré, mais en leur laissant leur aspect pittoresque, leurs gazons, leurs inégalités, leurs petits sentiers et même leurs baraques de chaume: c'était une sorte de jardin anglais auquel on donna le nom de Champs-Élysées. Un nouveau cours y fut ouvert dans l'axe de la grande allée des Tuileries: «Ses belles allées, dit Piganiol, s'étendent jusqu'au Roule et aboutissent en forme d'étoile à une hauteur d'où l'on découvre une partie de la ville et des environs.» Cette promenade si attrayante n'en resta pas moins un désert pendant plus d'un siècle; les quartiers voisins étaient encore, à cette époque, hors de la ville et peu habités; les Champs-Élysées étaient un refuge pour les malfaiteurs; enfin, pour s'aventurer dans ces allées, dans ces bosquets, il fallait traverser les mares de boue qui les séparaient des Tuileries. En 1748, Louis XV ordonna d'élever la statue que la ville de Paris venait de lui voter «sur l'emplacement situé entre le fossé qui termine le jardin des Tuileries, l'ancienne porte et le (p.275) faubourg Saint-Honoré, les allées de l'ancien et du nouveau cours et le quai qui borde la Seine.» La statue, modelée par Bouchardon, ne fut achevée qu'en 1763. Alors la place dite de Louis XV fut découpée par l'architecte Gabriel en fossés plantés d'arbres avec balustrades et petits pavillons, et, pour la fermer du côté du nord, on commença la construction des deux vastes palais que nous voyons aujourd'hui, et dont l'un fut destiné au garde-meuble. En même temps, on déplanta tous les Champs-Élysées, on nivela le terrain et on le replanta en quinconces, avec de nouvelles allées dites de Marigny, de Gabriel, d'Antin, des Veuves, etc. Tout cela fut exécuté par les ordres du marquis de Marigny, frère de la marquise de Pompadour. La place Louis XV commença alors à prendre de la vie; mais elle n'était pas achevée quand elle fut sinistrement inaugurée, en 1770, par les fêtes du mariage du dauphin. La révolution arriva et lui donna une sanglante célébrité: au 14 juillet, les Gardes françaises en chassèrent les troupes royales; le 10 août, les derniers Suisses échappés des Tuileries s'y firent tuer en combattant; le 11 août, la statue de Louis XV fut abattue, et à sa place fut dressée une grande statue de plâtre peint, œuvre de Lemot, et figurant la Liberté assise et coiffée du bonnet phrygien; le 23 août, le conseil général de la commune ordonna que la guillotine serait dressée sur cette place pour l'exécution des conspirateurs royalistes: le hideux instrument de mort y resta en permanence pendant deux ans et y faucha plus de quinze cents têtes. C'est là qu'ont été exécutés Louis XVI, Marie-Antoinette, les Girondins, Charlotte Corday, madame Roland, Barnave, Danton, Hébert, Robespierre, les membres de la Commune de Paris, les condamnés de prairial, Soubrany, Bourbotte, Duroy, etc. La place avait pris le nom de la Révolution, et, en 1795, elle fut décorée des beaux chevaux de Marly, qui sont à l'entrée de la grande allée.

    Sous (p.276) le Directoire, la gigantesque statue qui, les pieds dans le sang, avait présidé aux sacrifices révolutionnaires, fut détruite; on décréta l'érection d'une colonne triomphale à la gloire de nos armées, colonne dont pas une pierre ne fut posée; enfin l'on donna à la place le beau nom de la Concorde. Sous l'Empire et la Restauration, on ne fit rien pour l'embellissement de cette place, qui, mal pavée et mal nivelée, devint peu à peu impraticable. En 1826, elle fut donnée à la ville de Paris, qui y fit élever deux fontaines monumentales, des statues, des colonnes rostrales, formant une sorte de décoration d'opéra d'un goût équivoque, mais séduisant. On y construisit aussi le piédestal d'un monument qui devait être consacré à Louis XVI; mais la révolution de juillet le fit disparaître, et, sur son emplacement, on dressa, en 1836, l'obélisque de Louqsor 246, monument jadis élevé dans Thèbes à la gloire de Sésostris et qui est un souvenir de notre expédition d'Égypte. Du pied de cet obélisque on jouit d'une des plus belles perspectives qui soient au monde: au nord, c'est la rue Royale, magnifiquement terminée par l'église de la Madeleine; au levant, c'est le jardin et le château des Tuileries; au sud, c'est la Seine avec le pont de la Concorde, que termine le palais Bourbon; au couchant, c'est la grande allée des Champs-Élysées, qui est couronnée par l'Arc de triomphe de l'Étoile. Depuis ces embellissements, les Champs-Élysées, où l'on a bâti un cirque hippique, un théâtre, des fontaines, des cafés, sont devenus une promenade très-populaire et très-fréquentée. C'est là que se font les fêtes publiques, les grandes entrées triomphales, la promenade de Longchamp, etc. Enfin depuis 1852, on a fait disparaître de la place de la Concorde les fossés qui en coupaient inutilement l'étendue, et l'on a construit dans les Champs-Élysées le palais de l'Industrie (p.277) où s'est fait en 1855 la grande exposition universelle. Les Champs-Élysées et la place de la Concorde ont été, dans ces derniers temps, le théâtre d'événements remarquables: là, le 25 février 1848, Louis-Philippe, qui venait de signer une inutile abdication, fuyant l'insurrection qui s'emparait des Tuileries, est monté dans la modeste voiture qui l'emporta dans l'exil.

    Deux beaux monuments, œuvres de Gabriel, et imités de la colonnade du Louvre, décorent le côté septentrional de la place de la Concorde: l'un est l'hôtel Crillon, propriété particulière; l'autre est l'hôtel du ministère de la marine: celui-ci renfermait jadis le garde-meuble, c'est-à-dire un trésor rempli de richesses plus curieuses qu'utiles, comme les diamants de la couronne, la chapelle en or du cardinal Richelieu, des vases donnés par les princes orientaux, des armures, des tapisseries, etc. Le 17 septembre 1792, ce garde-meuble fut volé, mais l'on retrouva la plus grande partie des objets dérobés, et le trésor se compose encore aujourd'hui d'une valeur de 21 millions.

    La grande allée des Champs-Élysées, qui forme la plus belle entrée de la capitale, se termine par la barrière de l'Étoile, qui mène à Neuilly. Au delà de cette barrière se trouve un arc de triomphe élevé à la gloire des armées françaises et l'un des plus complets monuments de l'Europe. Il fut commencé sur les dessins de Chalgrin, et la première pierre en fut posée le 15 août 1806. Les travaux, interrompus en 1814, furent repris en 1823, époque où l'on voulut consacrer ce monument à la mémoire de l'expédition d'Espagne; interrompus de nouveau en 1830, ils furent repris en 1832, sous la direction de M. Blouet, et achevés en 1836. Sa hauteur est de 50 mètres; sa largeur, de 45; son épaisseur, de 22. C'est le plus colossal monument de ce genre qui existe au monde, et il tire de sa situation sur une éminence, à l'extrémité de l'avenue des Champs-Élysées, un caractère indéfinissable (p.278) de grandeur et de majesté. Chacune des grandes faces présente deux groupes de sculpture qui expriment l'histoire de la France de 1792 à 1814: des bas-reliefs figurent les principaux événements de nos grandes guerres; enfin, sur les faces intérieures sont inscrits les noms de nos victoires et de nos généraux.

    Au delà des Champs-Élysées, à gauche de la grande avenue, sur un coteau qui domine la Seine, se trouve un quartier qui semble un village dans Paris, n'étant composé que de maisons de campagnes et de jardins: c'est Chaillot, qui, au VIIe siècle, s'appelait Nimio, et, au XIe siècle, Nigeon. A cette dernière époque, il formait une seigneurie, qui tomba dans le domaine de la couronne en 1450 et fut donnée par Louis XI à Philippe de Comines. On croit que l'illustre historien y composa une partie de ses mémoires. Le château de Nigeon ou de Chaillot passa à Catherine de Médicis, puis au maréchal de Bassompierre, puis à Marie de Médicis, puis, en 1651, à Henriette, veuve de Charles Ier, qui y établit les religieuses de la Visitation-Sainte-Marie. C'est la qu'elle passa les dernières années de sa vie; c'est là qu'elle mourut en 1669. Bossuet, dans la chapelle de ce couvent, prononça l'oraison funèbre de cette princesse. C'est là aussi que mademoiselle de la Vallière essaya de s'enfermer, à l'époque des premières infidélités de Louis XIV; c'est là que le jeune roi vint l'arracher deux fois à cette sainte retraite et à son repentir. Ce couvent fut détruit en 1790; on ouvrit sur son emplacement plusieurs rues, et l'on projeta, sous l'Empire, de construire sur ce coteau, d'où l'on jouit d'une vue magnifique, un palais destiné au roi de Rome, et dont les jardins devaient s'étendre jusqu'à Saint-Cloud.

    Le village de Chaillot fut érigé en 1659 en faubourg de Paris: il fut réuni à la capitale et compris dans son mur d'enceinte en 1787. Il possède une église fort ancienne, sous le vocable de saint Pierre, et ne renferme d'autre établissement public (p.279) que la maison de Sainte-Perrine, autrefois abbaye, aujourd'hui établissement de retraite pour les vieillards.

    Chaillot a eu des habitants célèbres: le président Jeannin, l'historien Mézeray, le maréchal de Vivonne, l'illustre Bailly, etc. Tallien y est mort en 1820, Barras en 1829, madame d'Abrantès en 1838, etc.

    Ce quartier ne se trouve séparé que par le mur d'octroi d'une commune très-populeuse qui doit être prochainement confondue dans Paris; c'est Passy, qui renferme 12,000 habitants, de nombreuses maisons de campagne et des fabriques importantes; il a été habité par les financiers Lapopilinière et Bertin, l'actrice Contat, le comte d'Estaing, Raynal, Piccini, André Chénier, Franklin, Béranger, etc. Au delà de Passy se trouve le bois de Boulogne, transformé aujourd'hui en magnifique jardin anglais avec des massifs d'arbres rares, des lacs, des rivières, des cascades, etc. Ce bois délicieux qui est entouré des belles communes de Neuilly, de Boulogne, d'Auteuil, et au delà de la Seine, de St-Cloud, est devenu la plus belle promenade de Paris. Il est traversé en partie par un chemin de fer.

    Livre III. Paris Méridional.

    Chapitre Premier. La Place Maubert, La Rue Saint-Victor, Le Jardin Ddes Plantes et la Salpétrière.

    La place Maubert, qui semble plutôt une large rue qu'une place, tire son nom de Jean Aubert, deuxième abbé de Sainte-Geneviève, cette place étant autrefois dans la justice et la censive de l'abbaye. Elle était couverte de maisons dès le XIIe siècle, et, pendant tout le moyen âge, elle a joué le premier rôle comme rendez-vous des écoliers, des bateliers, des oisifs, des tapageurs. De nombreuses émeutes y ont éclaté: c'est là que se rassemblèrent les bandes qui firent le massacre des prisons en 1418; c'est là qu'ont commencé les barricades de 1588. Un marché y était établi de temps immémorial, qui a été transféré en 1819 sur l'emplacement du couvent des Carmes. Enfin, on y a fait de nombreuses exécutions capitales: c'est là que furent brûlés pour crime d'hérésie, en 1533, maître Alexandre d'Évreux et son disciple Jean Pointer; en 1535, Antoine Poille, pauvre maçon; en 1540, Claude Lepeintre, ouvrier orfèvre du faubourg Saint-Marcel. C'est là que périt en 1546, à l'âge de trente-sept ans, l'illustre et malheureux Étienne Dolet, l'ami de Rabelais et de Marot, imprimeur, traducteur de Platon, poète, orateur, l'un des esprits éminents de ce XVIe siècle où la philosophie et la science eurent tant de victimes; accusé d'athéisme il fut condamné «pour blasphèmes, sédition et exposition de livres prohibés et damnés, à être mené dans un tombereau depuis la Conciergerie jusqu'à la place Maubert, où seroit plantée une potence autour de laquelle il y auroit un grand (p.281) feu, auquel, après avoir été soulevé en ladite potence, il seroit jeté et brûlé avec ses livres, son corps converti en cendres. Et néanmoins est retenu in mente curiœ que où ledit Dolet fera aucun scandale ou dira aucun blasphème, sa langue lui sera coupée et sera brûlé tout vif.»

    De la place Maubert partent deux des principales artères du Paris méridional: la rue Saint-Victor, qui mène au Jardin-des-Plantes et à la Salpêtrière; la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, qui mène par la rue Mouffetard à la barrière Fontainebleau. Ces deux grandes voies publiques composent, avec celles qui y aboutissent, la partie la plus pauvre, la plus triste, la plus laide de Paris, et les deux quartiers qu'on appelle vulgairement faubourg Saint-Victor, faubourg Saint-Marceau.

    La rue Saint-Victor doit son nom et son origine à la célèbre abbaye vers laquelle elle conduisait; elle ne s'étendait d'abord que jusqu'aux rues des Fossés-Saint-Victor et Saint-Bernard, en avant desquelles était jadis une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, démolie en 1684. Là commençait le faubourg où était située l'abbaye et qui est aujourd'hui dénommée comme continuation de la rue Saint-Victor. Au delà des rues Copeau et Cuvier, elle portait, depuis 1626, le nom de Jardin du Roi, à cause du Jardin-des-Plantes, dont l'entrée principale était alors dans cette rue; à ce nom a été substitué celui de Geoffroy-Saint-Hilaire. Au delà de la rue du Fer-à-Moulin, la grande voie dont nous nous occupons prend le nom de rue du marché aux chevaux, à cause de l'établissement de même nom qu'elle renferme, et elle atteint sous ce nom le boulevard de l'Hôpital; enfin, on peut regarder comme sa continuation la rue d'Austerlitz, qui aboutit à la barrière d'Ivry.

    Les monuments ou établissements publics que renferment la rue Saint-Victor et les rues qui la continuent sont:

    1º L'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet.--C'était autrefois une (p.282) chapelle bâtie dans le clos ou fief du même nom qui dépendait de l'abbaye Saint-Victor: elle fut transformée en paroisse en 1656 et renfermait les tombeaux de Jean de Selve, négociateur du traité de Madrid, du savant Jérôme Bignon, avocat général au Parlement de Paris et grand maître de la bibliothèque du roi Louis XIII, de Charles Lebrun, le peintre favori de Louis XIV, des membres de la famille Voyer d'Argenson, etc. On y a placé dernièrement celui du poëte Santeul, moine de Saint-Victor. Cette église est une succursale du douzième arrondissement. Auprès d'elle est un séminaire qui a été fondé en 1644; détruit en 1792, il fut rétabli en 1811.

    2º La halle aux vins. (Voir les quais, page 48.)

    3º Le Jardin des Plantes, qui a été fondé en 1633 par Bouvard et Guy de la Brosse: ces médecins du roi Louis XIII achetèrent à cet effet quatorze arpents de terrain cultivés, au milieu desquels se trouvait la butte des Copeaux, formée par des dépôts d'immondices, butte avec laquelle on a construit le joli labyrinthe du jardin. Ce jardin, cinq fois moins étendu qu'il n'est aujourd'hui, était alors borné au nord par un vieux mur, au delà duquel, et jusqu'à la Seine, étaient des marais cultivés qui sont aujourd'hui compris dans l'enceinte de l'établissement. Guy de la Brosse y rassembla environ trois mille plantes et y fonda des cours de botanique, de chimie, d'anatomie et d'histoire naturelle. L'œuvre fut continuée successivement, avec autant de zèle que de succès par Vallot, d'Aquin, Fagon, Tournefort, Jussieu et principalement par Buffon. De nouveaux cours furent créés, des amphithéâtres et des galeries construits, et le jardin s'enrichit de collections données par l'Académie des sciences, les missionnaires, les souverains étrangers. Un décret de la Convention, du 14 juin 1793, organisa l'établissement en Muséum d'histoire naturelle et y créa douze chaires; Chaptal, sous l'Empire, lui donna une nouvelle extension, et enfin Cuvier (p.283) a fait du jardin et du muséum le plus magnifique établissement de ce genre qui existe dans le monde. Ses bâtiments aussi simples qu'élégants, ses collections si riches, son jardin si pittoresque excitent une admiration bien légitime; mais, quand on arrive pour visiter ces merveilles par le quartier que nous décrivons, on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a peut-être dans Paris cent mille individus croupissant dans des taudis sans feu, sans air, sans pain, qui seraient heureux de loger là où sont entretenus avec une sollicitude si minutieuse les pierres, les fossiles, les singes, les girafes; et l'on se demande si tant de luxe était nécessaire aux progrès des sciences naturelles et au profit que peuvent en tirer les arts utiles.

    4º L'hôpital de la Pitié.--En 1622, le gouvernement de Louis XIII ayant ordonné d'enfermer les mendiants, dont le nombre était devenu prodigieux et le vagabondage plein de dangers, les magistrats achetèrent à cet effet cinq maisons, dont la principale fut la Pitié. En 1657, quand l'hôpital général de la Salpêtrière fut ouvert, on destina la Pitié aux enfants trouvés et aux orphelins auxquels on apprenait des métiers. En 1809, cet hôpital devint et il est resté un annexe de l'Hôtel-Dieu, qui renferme six cents lits placés dans vingt-trois salles.

    5º Le marché aux chevaux, fondé en 1641 sur un terrain dit la Folie-Eschalait, par les soins de Baranjon, apothicaire et valet de chambre du roi.

    Les monuments publics que renfermait jadis la rue Saint-Victor étaient:

    1º Le collége du cardinal Lemoine, fondé en 1302, et où Turnèbe, Buchanan, Muret ont professé. Sur son emplacement l'on voit une belle rue qui mène du pont de la Tournelle à la rue Saint-Victor.

    2º Le collége des Bons-Enfants, près de la porte Saint-Victor et dont le clos était traversé par la muraille de Philippe-Auguste; (p.284) il avait été fondé dans le XIIIe siècle et comptait parmi ses élèves Calvin. En 1624, il se trouvait presque abandonné, lorsque saint Vincent de Paul y établit le séminaire des Prêtres de la Mission ou de Saint-Firmin, qui subsista jusqu'à la révolution. Alors les bâtiments furent transformés en prisons, et c'est là que, dans les journées de septembre, quatre-vingt-onze prêtres furent massacrés, parmi lesquels le vénérable curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Gros, membre de l'Assemblée constituante. Une partie de l'édifice fut ensuite vendue, et dans l'autre partie on établit, en 1817, l'institution des jeunes aveugles, qui y est restée jusqu'en 1842. Cette dernière partie est occupée aujourd'hui par une caserne.

    3º L'abbaye Saint-Victor occupait tout l'espace compris entre les rues Saint-Victor, des Fossés-Saint-Bernard, Cuvier et la Seine, et avait dans sa juridiction et sa censive presque tout le quartier. Elle avait été fondée en 1110 par Guillaume de Champeaux. Cet illustre chef de l'école de Paris, ayant été vaincu dans les combats de la dialectique et de la théologie par Abeilard, son disciple, se retira près d'une antique chapelle dédiée à saint Victor, dans les champs solitaires qui existaient entre la Seine et la Bièvre, et s'y bâtit une retraite qui devint bientôt, par la protection de Louis VI, une abbaye. Ses disciples l'y suivirent; il reprit ses leçons; Abeilard y vint encore engager contre lui des tournois d'éloquence, de subtilité et d'érudition, où Guillaume fut de nouveau vaincu; mais l'abbaye Saint-Victor n'en devint pas moins l'école la plus florissante de la France, et ses nombreux écoliers attirèrent la population sur la rive gauche de la Seine, dans le voisinage de la montagne Sainte-Geneviève, qui commença dès lors à se couvrir de rues et de maisons. Pendant tout le moyen âge, cette abbaye garda sa célébrité, avec sa règle austère et ses florissantes études. La plupart de ses abbés ont laissé un nom dans l'histoire de l'Église, (p.285) principalement Hugues de Champeaux, Hugues de Saint-Victor, Richard de Saint-Victor, etc. Saint Bernard la visita plusieurs fois et entretint avec elle des relations continuelles. Saint Thomas de Cantorbéry l'habita lorsqu'il vint se réfugier en France. Un grand nombre d'évêques de Paris, parmi lesquels Maurice de Sully, ont voulu mourir dans cette sainte maison et y être inhumés. Son cimetière renfermait plus de dix mille morts, parmi lesquels le théologien Pierre Comestor, le poète Santeul, le jésuite Maimbourg, etc. Cette abbaye a gardé jusqu'à la révolution sa réputation scientifique: sa bibliothèque, d'abord composée d'ouvrages ridicules, au dire de Rabelais et de Scaliger, devint très-précieuse lorsqu'elle fut dotée, en 1652 et 1707, par deux savants magistrats, Henri Dubouchet et le président Cousin: elle renfermait plus de vingt mille manuscrits. L'abbaye avait conservé de sa première fondation son cloître percé de jolies arcades soutenues par des groupes de colonnettes, et quelques parties de son église, qui avait été reconstruite sous François Ier, entre autres un élégant clocher et une crypte souterraine. L'enclos était traversé par un canal dérivé de la Bièvre en 1148.

    L'abbaye Saint-Victor fut supprimée et détruite en 1790; la plus grande partie des terrains a été attribuée à la halle aux vins en 1808; l'autre partie a servi à former les deux rues Guy-de-la-Brosse et Jussieu et la petite place Saint-Victor, etc. L'administration municipale n'a pas eu un souvenir pour l'abbaye, dont les écoles ont amené le peuplement de la montagne Sainte-Geneviève, et, au lieu de donner aux rues ouvertes sur ses ruines les noms ou de Guillaume de Champeaux, ou de Hugues de Saint-Victor, ou de Maurice de Sully, ou même les noms plus populaires, plus mondains d'Abeilard et de Santeul, elle leur a donné ceux des fondateurs du Jardin-des-Plantes. Il restait de l'abbaye, au coin de la rue de Seine, une tour, dite Alexandre, à laquelle (p.286) était adossée une fontaine et qui jadis servait de prison pour les jeunes nobles débauchés: elle a été détruite en 1840 et remplacée par une fontaine monumentale élevée à la gloire de Cuvier.

    Voici les rues les plus remarquables qui aboutissent aux rues Saint-Victor, Geoffroy-Saint-Hilaire, etc.:

    1º Rue de Bièvre.--Cette rue est ainsi appelée d'un canal qui fut dérivé de la rivière de Bièvre dans le XIIe siècle, à travers l'abbaye Saint-Victor et le clos du Chardonnet, et qui s'écoulait par cette rue dans la Seine. Ce canal existait encore, sous forme d'un large égout, à la fin du XVIIe siècle. Dans la rue de Bièvre était le collége Saint-Michel, qui, suivant Piganiol, «a servi d'hospice,» au fameux cardinal Dubois, lequel y fut admis d'abord comme valet, ensuite comme boursier.

    2º Rue des Bernardins.--Elle tire son nom d'un collége fondé en 1244 pour les religieux de l'ordre de Cîteaux. Le jardin de ce collége a servi à ouvrir, en 1773, le marché aux Veaux, ainsi que les rues de Pontoise et de Poissy. Quant aux bâtiments, il en reste une partie située rue de Pontoise et où l'on remarque un vaste réfectoire divisé en trois nefs, construction du XIVe siècle, aussi élégante que hardie; ces bâtiments ont servi longtemps de dépôt d'archives pour la ville; aujourd'hui, ils sont transformés en caserne de sapeurs-pompiers. L'église n'existe plus; elle datait de 1388 et avait été commencée par le pape Benoît XII; quoique non achevée, elle passait pour un chef-d'œuvre. Elle servit de prison en 1792, et, dans les journées de septembre, soixante-dix individus, condamnés aux galères et qui s'y trouvaient renfermés, y furent massacrés.

    Dans la rue des Bernardins était la maison de la famille Bignon, famille parisienne qui a rendu les plus grands services aux sciences et a donné d'illustres magistrats.

    3º Rue des Fossés-Saint-Victor.--Elle a été bâtie sur l'emplacement (p.287) de l'enceinte de Philippe-Auguste et quelques maisons gardent des vestiges de cette enceinte. Au nº 13 a demeuré Buffon. Au nº 23 est une maison qui a été habité par le poète Baïf, où il réunissait les beaux esprits de son temps et dans laquelle Charles IX et Henri III assistèrent à des représentations musicales. Cette maison devint, en 1633, le couvent des religieuses anglaises de Notre-Dame de Sion, fut vendue en 1790 et a été rachetée en 1816 par les mêmes religieuses. Auprès d'elle est une maison qui a été bâtie par le grand peintre Lebrun et où il est mort. Au nº 27 était le collége ou séminaire des Écossais, fondé par Philippe-le-Bel, rebâti en 1662 pour les catholiques de la Grande-Bretagne; la chapelle renfermait les tombeaux de plusieurs princes de la maison des Stuart. Au nº 24 a demeuré l'auteur des Essais historiques sur Paris, Saint-Foix. Au nº 37 était la congrégation des prêtres de la Doctrine chrétienne, fondée en 1627 par Gondi, archevêque de Paris, pour former des professeurs et des prédicateurs. La bibliothèque était très-riche et publique. Cette maison occupait une partie du clos des arènes, dans lequel, du temps des Romains, était un cirque pour les jeux publics. Ce cirque avait été rétabli par le roi Chilpéric, et l'on en voyait encore des débris au XIIIe siècle.

    Au coin des rues Saint-Victor et des Fossés-Saint-Victor était la maison de l'épicier Desrues, fameux empoisonneur, qui fut brûlé en place de Grève en 1770.

    4º Rue Lacépède, qui jusqu'à ces dernières années s'est appelée Copeau, du clos des Coupeaux, sur lequel elle a été ouverte. Dans cette rue est la prison de Sainte-Pélagie, dont l'entrée est rue de la Clef. Cette prison était autrefois un refuge, fondé en 1681 par madame Beauharnais de Miramion 247, pour les filles débauchées, et où l'on renfermait aussi, (p.288) par l'ordre des magistrats, les femmes de mauvaise vie. En 1792, cette maison devint une prison pour les criminels ordinaires; mais cela n'empêcha pas d'y mettre des détenus politiques, et l'on y renferma successivement royalistes, girondins, montagnards, chouans, opposants au régime impérial. Madame Roland, Joséphine Beauharnais, Charles Nodier y ont été détenus. En 1797, elle devint la prison des détenus pour dettes et une maison de correction pour les enfants vagabonds; elle resta en même temps une maison de réclusion pour les condamnés politiques, principalement pour les écrivains. Aussi a-t-elle eu des hôtes célèbres sous la Restauration et le gouvernement de Louis-Philippe: Béranger, Châtelain, Jay, Jouy, Armand Carrel, Marrast, Godefroy Cavaignac, Lamennais, etc. En 1828, la maison fut dédoublée et partagée en deux prisons, l'une de la dette, l'autre de la détention: de celle-ci s'évadèrent en 1835 vingt-huit détenus républicains. Cette même année, les prisonniers pour dettes furent transférés rue de Clichy, et Sainte-Pélagie est restée dès lors une prison pour tous les délits ou crimes civils ou politiques.

    5º Rue d'Orléans, ainsi appelée d'un séjour qui avait appartenu au duc d'Orléans, frère de Charles VI. Ce séjour était compris entre les rues d'Orléans, Fer-à-Moulin, Mouffetard et Jardin-des-Plantes; c'était une habitation toute champêtre, traversée par la Bièvre, accompagnée de saulsayes et d'un jardin où «étoient cerisier, lavande, romarin, pois, fèves, treilles, haies, choux, porées pour les lapins et chenevis pour les oiseaux.» Le duc d'Orléans y donna plusieurs fêtes. Cette propriété passa dans la maison d'Anjou-Sicile et fut habitée par Marguerite d'Anjou, veuve de Henri VI d'Angleterre; elle fut réunie à la couronne sous Louis XI, vendue à la famille de Mesmes au XVIe siècle, et divisée en plusieurs logis. Dans l'un d'eux fut établi, en 1656, le couvent des Filles de la Croix, pour l'éducation des enfants pauvres.

    6º (p.289) Rue Censier.--C'était autrefois une impasse qui avait été ouverte dans les jardins du séjour d'Orléans: on l'appela, comme toutes les impasses, rue sans chef, et, par corruption, Sencée et Censier. Elle est bordée par la Bièvre et habitée principalement par des tanneries.

    Au coin de la rue du Pont-aux-Biches, sur les bords de la rivière, était autrefois l'hospice de Notre-Dame de la Miséricorde, appelé vulgairement les Cent-Filles, et qui avait été fondé en 1624 par le président Séguier. C'était à l'époque où le nombre des pauvres était devenu très-considérable dans Paris et où la charité privée venait en aide à la sollicitude du gouvernement pour le diminuer. Le président Séguier acheta une partie du séjour d'Orléans et y fonda un hôpital pour cent jeunes filles nées à Paris et orphelines de père et de mère, auxquelles on donnait une éducation chrétienne, un métier et une dot, et qui n'en sortaient qu'à vingt ans. Par un privilége royal, les compagnons d'arts et métiers qui, après avoir fait leur apprentissage, épousaient les filles de cet hôpital, étaient reçus maîtres sans faire de chef-d'œuvre et sans payer les droits de réception. L'administration de ce bel établissement appartenait au Parlement et à la famille du fondateur. Il fut détruit en 1790, et la propriété de la maison a été donnée à l'administration des hôpitaux de Paris.

    7º Rue Fer-à-Moulin, ou, plus exactement, Permoulin, du nom d'un de ses habitants. Cette rue existait dès le XIIe siècle et faisait partie du hameau de Richebourg. Elle renfermait des hôtels ou séjours remarquables appartenant aux comtes de Boulogne, aux comtes de Forez, aux comtes d'Armagnac, etc. On y trouve la maison de Scipion, ainsi appelée d'un hôtel bâti par Scipion Sardini, sous Henri III, qui fut acquis par la ville de Paris en 1622 pour en faire un hospice, et qui est aujourd'hui la boulangerie des hôpitaux civils de Paris.

    8º (p.290) Rue des Fossés-Saint-Marcel, bâtie sur les fossés qui entouraient le bourg Saint-Marcel. C'est une rue triste, tortueuse, pleine de masures, à peine habitée. On y trouvait le cimetière Clamart, ainsi appelé d'un hôtel de même nom, sur l'emplacement duquel il a été ouvert: c'était là qu'on enterrait les malheureux morts à l'hôtel-Dieu 248 et les suppliciés; il est aujourd'hui fermé. Dans la foule des morts tristement fameux que renferme ce coin de terre, il faut nommer Pichegru.

    9º Boulevard de l'Hôpital.--En 1760, Louis XV ordonna «l'établissement et la construction d'un nouveau rempart au midi de la ville, pour la commodité des abords et l'embellissement de cette partie de la capitale, ledit rempart devant commencer à la barrière de la rue de Varennes, du côté des Invalides, et finir au bord de la rivière de Seine, sur le port hors Tournelle.» Ainsi fut formée, à l'imitation des boulevards intérieurs du nord, qui commençaient à devenir une promenade fréquentée, la série des boulevards intérieurs du midi, qui commencent place Valhubert, en face le pont d'Austerlitz, longent le mur d'enceinte de la ville, depuis la barrière d'Italie jusqu'à la hauteur du cimetière Montparnasse, et, se continuant dans l'intérieur de la ville, se terminent près de l'entrée de l'hôtel des Invalides. Ces boulevards ont été pendant longtemps de grandes chaussées bordées de beaux arbres, mais boueuses, désertes, où s'élevaient à peine quelques rares maisons. Depuis quelques années, ils ont été assainis, réparés et sont bordés presque partout de (p.291) constructions; mais ils sont loin d'avoir l'animation et la population des boulevards du nord; ce sont des voies de communication ordinaires et non le rendez-vous de la mode, du luxe et des plaisirs.

    Le boulevard de l'Hôpital commence à la place Valhubert et finit à la barrière d'Italie. Il est assez fréquenté, à cause des établissements publics qu'il renferme; mais il n'en est pas moins aussi triste que le quartier qu'il avoisine, et il n'est bordé, surtout dans sa partie orientale, que par des masures. On y trouve:

    1º L'embarcadère du chemin de fer d'Orléans.

    2º L'hospice de la Vieillesse-Femmes ou l'hôpital général de la Salpêtrière.

    Au commencement du règne de Louis XIII, le nombre des mendiants et des vagabonds s'était accru de telle sorte, que le gouvernement, les magistrats parisiens et quelques personnes charitables cherchèrent à le diminuer en ouvrant des asiles à ces malheureux: ainsi, en 1615, Marie de Médicis transforma l'établissement de la Savonnerie en hôpital pour les pauvres; en 1622, la ville de Paris acheta pour le même objet la maison de Scipion, l'hospice de la Pitié, etc. Tout cela devint insuffisant après les troubles de la Fronde et l'accroissement continuel que prenait Paris: le nombre des mendiants s'éleva jusqu'à quarante mille, et les moyens de police étant alors presque nuls ou réduits à quelques ordonnances du Parlement, il devint menaçant pour la tranquillité publique. «Il n'était pas facile, dit Jaillot, de dissiper une (p.292) foule de vagabonds qui ne connaissaient de loi que leur cupidité, qui demandaient avec arrogance et souvent n'obtenaient que par violence ou par adresse les secours dont ils étaient indignes, et qui, par leur nombre ou par leur audace, étaient capables de se porter aux plus grands excès pour se maintenir dans leur indépendance.» Alors, en 1656, le roi, sur la proposition de Pomponne de Bellièvre, premier président du Parlement, se décida à porter remède au mal. Son ordonnance de fondation de l'hospice général des pauvres est un véritable monument de sagesse et de dignité. «Comme nous sommes redevables, dit-il, à la miséricorde divine de tant de grâces et d'une visible protection qu'elle a fait paraître sur notre conduite à l'avénement et dans l'heureux cours de notre règne, par le succès de nos armes et le bonheur de nos victoires, nous croyons être plus obligés de lui en témoigner nos reconnaissances par une royale et chrétienne application aux choses qui regardent son honneur et son service... considérant les pauvres mendiants comme membres vivants de Jésus-Christ et non pas comme membres inutiles de l'État, et agissant en la conduite d'un si grand œuvre, non par ordre de police, mais par le motif de la charité... A ces causes... nous ordonnons que les pauvres mendiants valides de l'un et l'autre sexe soient enfermés, pour être employés aux ouvrages, travaux de manufactures, selon leur pouvoir... Donnons à cet effet, par les présentes, la maison et l'hôpital, tant de la Grande et Petite Pitié que du Refuge, sis au faubourg Saint-Victor, la maison et l'hôpital de Scipion et la maison de la Savonnerie; ensemble maisons et emplacement de Bicêtre... Voulons que les lieux servant à enfermer les pauvres soient nommés l'Hôpital général des pauvres; que l'inscription en soit mise, avec l'écusson de nos armes, sur le portail de la maison de la Pitié; entendons être conservateur et protecteur dudit hôpital,» etc.

    Les (p.293) établissements indiqués étant insuffisants pour contenir les pauvres, on éleva, d'après les dessins de Libéral Bruant, sur l'emplacement d'une salpêtrière bâtie par Louis XIII, l'église et les vastes bâtiments qui existent aujourd'hui, et l'on y enferma jusqu'à cinq mille pauvres, aveugles, enfants, aliénés, etc.; les autres se dispersèrent ou furent renvoyés dans leurs provinces. En 1662, ce nombre était déjà doublé; mais les directeurs, ne pouvant les nourrir, allaient être forcés de leur ouvrir les portes, quand on se décida à mettre les hommes à Bicêtre, à la Pitié, etc., et à ne garder à la Salpêtrière que les femmes et les enfants. En 1720, on y créa une maison de travail pour huit cents orphelins, deux cent cinquante cellules pour loger de vieux ménages, et une prison pour les femmes débauchées. Dans les dernières années de l'ancien régime, le nombre de ces femmes était devenu si grand à Paris, que chaque semaine la police en enlevait une centaine: «On les conduit, dit Mercier, dans la prison de la rue Saint-Martin, et, le dernier vendredi du mois, elles reçoivent à genoux la sentence qui les condamne à être enfermées à la Salpêtrière. Le lendemain, on les fait monter dans un chariot qui n'est pas couvert; elles sont toutes debout et pressées: l'une pleure, l'autre gémit; celle-ci se cache le visage; les plus effrontées soutiennent les regards de la populace, qui les apostrophe; elles ripostent indécemment et bravent les huées qui s'élèvent sur leur passage. Ce char scandaleux traverse une partie de la ville en plein jour.» En 1789, la Salpêtrière était le réceptacle de toutes les misères et infirmités humaines: il y avait sept à huit mille femmes indigentes et autant de détenues, des femmes enceintes, des enfants trouvés, des fous, des épileptiques, des estropiées, des incurables de tout genre. Aujourd'hui et depuis 1802, l'hospice est destiné spécialement aux vieilles femmes âgées de soixante-dix ans, ou insensées, ou aveugles, ou accablées de (p.294) maladies incurables. Il en renferme près de six mille. C'est le plus vaste hôpital de l'Europe, ou, pour mieux dire, une ville d'hospices, qui a ses rues, ses quartiers, son marché, et qui se compose de quarante-cinq corps de bâtiments ayant une superficie de trente hectares. L'église est très-belle: c'est un dôme octogone percé de huit arcades, sur lesquelles s'ouvrent autant de nefs.

    Chapitre II. La Montagne Sainte-Geneviéve, La Rue Mouffetard, Les Gobelins.

    De la place Maubert part une rue tortueuse, escarpée, populeuse, qui, sous les noms de Montagne-Sainte-Geneviève, Descartes et Mouffetard, atteint la barrière de Fontainebleau. C'était jadis l'une des deux grandes voies romaines qui joignaient Lutèce à l'Italie; aujourd'hui, c'est l'artère principale de cette partie de la capitale qu'on appelle vulgairement faubourg Saint-Marceau. Ce faubourg occupe principalement le Mons Cetardus, qui, du temps des Romains, était un champ de sépultures. Saint Marcel, évêque de Paris, ayant été enterré sur cette éminence en 436, il se forma autour de son tombeau, vénéré des Parisiens, un bourg qui prit son nom. Ce bourg fut détruit par les Normands et commença à se repeupler au XIIe siècle, mais lentement et avec une population pauvre et misérable. Charles V et Charles VI lui accordèrent quelques priviléges; au XVe siècle, la ville Saint-Marcel fut déclarée faubourg de Paris. A cette époque fut réuni à ce faubourg, et prit son nom, le riche bourg ou bourg Saint-Médard, qui s'était formé vers le XIIe siècle entre la montagne Sainte-Geneviève et le mont Citard, et qui était séparé du bourg Saint-Marcel par la Bièvre. Ces deux bourgs formaient dès lors un quartier hideux, sale, barbare, où les cabanes et les masures étaient groupées (p.295) confusément, où les ruelles et les culs-de-sac immondes grimpaient, couraient, s'entre-croisaient au hasard, où les cloaques infects se mêlaient à des champs de verdure, où croupissait une population de truands, de jongleurs, de tire-laines, mêlée à une population d'ouvriers en cuir et en bois, souffrante, malingre, misérable. A la fin du XVIIIe siècle, cette situation n'était pas grandement changée: «Le faubourg Saint-Marcel, dit Mercier, est le quartier où habite la populace de Paris la plus pauvre, la plus remuante, la plus indisciplinable. Il y a plus d'argent dans une seule maison du faubourg Saint-Honoré que dans tout le faubourg Saint-Marcel. C'est là que se retirent les hommes ruinés, les misanthropes, les maniaques et aussi quelques sages studieux qui cherchent la solitude... Il n'y a pas là un seul monument à voir; c'est un peuple qui n'a aucun rapport avec les Parisiens, habitants polis des bords de la Seine... Les séditions et les mutineries ont leur origine cachée dans ce foyer de la misère obscure. La police craint de pousser à bout cette populace plus méchante, plus inflammable, plus querelleuse que dans les autres quartiers; on la ménage, parce qu'elle est capable de se porter aux plus grands excès... Les maisons n'y ont point d'autre horloge que le cours du soleil; les hommes y sont reculés de trois siècles par rapport aux arts et aux mœurs régnantes... Une famille entière occupe une seule chambre, où l'on voit les quatre murailles, et, tous les trois mois, les habitants changent de trou, parce qu'on les chasse, faute de payement du loyer. Ils errent ainsi et promènent leurs misérables meubles d'asile en asile. On ne voit point de souliers dans ces demeures; on n'entend le long des escaliers que le bruit des sabots. Les enfants y sont nus et couchent pêle-mêle...»

    Ces lignes étaient écrites à la veille de notre révolution, et, à la honte des dix gouvernements qui se sont succédé depuis (p.296) 1789, ce coin de Paris est encore aujourd'hui à peu près ce qu'il était au moyen âge et sous le règne de Louis XVI. L'air, l'aisance et la propreté y ont à peine pénétré; les rues sont encore fangeuses, mal pavées, tortueuses, escarpées; les maisons sont délabrées, noires, infectes, dignes des anciennes cours des Miracles; la population y est sale, jaune, maladive, abrutie par la faim ou par l'ivresse; elle n'est occupée qu'à des travaux dégoûtants ou pénibles et composée en grande partie de tanneurs, de chiffonniers, de boueurs, etc. 249. A part les fabriques de cuirs, il ne s'y trouve pas de grandes manufactures. La pauvreté de ces parias de la capitale du luxe et des arts est profondément triste et repoussante: des milliers de familles sont entassés dans des bouges fétides, dormant sur des haillons ou sur la paille, ne vivant d'ordinaire que du pain de l'aumône. C'est la que les maladies épidémiques, que le terrible choléra se gorgent facilement de victimes; c'est là que les prédicateurs d'anarchie, que les fauteurs de désordre trouvent facilement des auditeurs et des partisans. On sait que le faubourg Saint-Marceau a joué dans la révolution le même rôle que le faubourg Saint-Antoine; on sait que ce quartier a été horriblement ensanglanté dans la bataille de juin 1848. Hâtons-nous d'ajouter que cette population si malheureuse et trop négligée, dans laquelle se résument toutes les misères et les hontes de notre civilisation, qui donne tant d'hôtes aux bureaux de (p.297) bienfaisance et aux hôpitaux, en donne moins que certains quartiers du centre aux prisons et aux cours d'assises.

    § Ier. Rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.

    La rue de la Montagne-Sainte-Geneviève doit son nom et son origine à la célèbre église vers laquelle elle conduisait. Dans cette rue très-ancienne et très-escarpée se trouvaient:

    1º Le couvent des Carmes.--Ces religieux, qui disaient avoir pour fondateurs les prophètes Élie et Élisée, étaient venus d'Orient, à la suite de saint Louis, et avaient été établis d'abord rue des Barrés250; ils furent transférés à la place Maubert par Philippe-le-Bel. Leur église, qui datait de 1353, était un monument précieux, surtout par ses chapelles, véritables bijoux d'architecture; elle renfermait de nombreuses sépultures, parmi lesquelles celle du libraire Corrozet, le premier historien de Paris. Leur cloître était le plus charmant asile que jamais l'art ait ouvert à la méditation: il était décoré de curieuses peintures et d'une chaire où la pierre avait pris sous le ciseau de l'artiste les formes les plus délicates et les plus variées. Ce couvent, supprimé en 1790, servit de manufacture d'armes pendant la révolution et a (p.298) été détruit en 1811. Sur son emplacement on a construit un beau marché.

    2º Les colléges de Laon (nº 24), de la Marche (nº 37), des Trente-Trois (nº 52).

    3º Le collége de Navarre, fondé par Jeanne de Navarre, femme de Philippe-le-Bel, en 1304. «Il n'y a point de collége, dit Piganiol, qui ait reçu de plus grands honneurs ni de plus grandes marques de distinction que celui-ci.» «C'était, ajoute Jaillot, l'école de la noblesse française et l'honneur de l'Université.» «Henri IV y fut mis, dit l'historien Matthieu, pour y être institué aux bonnes lettres. Il y eut pour compagnons le duc d'Anjou, qui fut son roi (Henri III), et le duc de Guise, qui le voulut être.» C'était le seul collége de Paris où il y eût exercice complet, c'est-à-dire où l'on enseignât la théologie, la philosophie et les humanités. Louis XIII et Richelieu réunirent à cet établissement les colléges de Boncourt et de Tournay. Parmi ses professeurs et ses élèves, on compte Oresme, Gerson, Ramus, Richelieu, Bossuet, etc. Ce collége fut détruit en 1790, et en 1804 on y transféra l'École Polytechnique, qui, fondée en 1795, avait été d'abord placée au Palais-Bourbon. On sait que c'est à Carnot et à Prieur de la Côte-d'Or qu'on doit l'idée première de cette belle institution, qui a rendu de si grands services, qui a donné tant d'hommes illustres au pays. Les élèves de cette école ont joué un grand rôle dans l'histoire des révolutions de Paris: en 1814, ils étaient à la barrière du Trône, résistant avec les canons de la garde nationale à la cavalerie des alliés; en 1830, le peuple alla les chercher et les mit à la tête de ses bandes insurgées; en 1832, ils prirent part à l'insurrection de juin; en 1848, ils servirent d'abord de généraux aux hommes des barricades, puis d'aides de camp au gouvernement provisoire. Aussi cette école, qui pourtant alimente les corps savants et donne accès à des carrières privilégiées, jouit-elle d'une grande popularité, (p.299) principalement dans la partie la moins éclairée de la population.

    Auprès du collége de Navarre était celui de Boncourt, qui avait été fondé en 1353 «pour huit pauvres escholiers étudiant en logique et en philosophie qui avoient chacun 4 sols par semaine.» Au XVIe siècle, on y joua, devant Henri II et sa cour, les tragédies de Jodelle. Il a eu pour élèves le diplomate d'Avaux et le littérateur Voiture. Ses bâtiments sont aujourd'hui occupés par l'École Polytechnique.

    La rue de la Montagne-Sainte Geneviève aboutit à une place où est bâtie l'église Saint-Étienne-du-Mont, qui date du XIIe siècle. Elle fut reconstruite en 1517 et forme l'un des plus curieux monuments de Paris par son architecture aussi étrange que hardie, ses vitraux et son magnifique jubé, chef-d'œuvre de légèreté et de délicatesse. Son portail date de 1610. Trois des plus grands hommes dont la France s'honore, aussi illustres par leur génie que par la simplicité de leur vie, dont la gloire est aussi pure que complète, Lesueur, Pascal et Racine, y avaient été enterrés, mais des inscriptions seules rappellent leurs sépultures. On y trouvait aussi les sépultures de Lemaître de Sacy, du médecin Simon Piètre, du grand naturaliste Tournefort. L'église Saint-Étienne, aujourd'hui paroisse du douzième arrondissement, a hérité de toute la vénération qu'on portait jadis à l'église Sainte-Geneviève, à laquelle elle était accolée et dont elle était une dépendance. C'est là qu'est déposé le tombeau de la patronne de Paris, vide de ses reliques, mais qui n'en est pas moins l'objet d'un pèlerinage perpétuel. On y trouve aussi quelques tableaux, des ornements, des tombeaux, qui décoraient autrefois la royale basilique dont nous allons parler. Le 3 janvier 1857, cette église a été ensanglantée par un crime monstrueux: Sibour, archevêque de Paris, y fut assassiné par un prêtre interdit, au milieu des fidèles rassemblés pour célébrer la fête de sainte Geneviève.

    Sur (p.300) le sommet de la principale éminence qui dominait l'ancien Paris existait, du temps des Romains, un cimetière où Clovis, à son retour de la bataille de Vouglé, et sur la prière de sa femme, fit élever une église en l'honneur de saint Pierre et de saint Paul. Il y fut enterré, ainsi que Clotilde, et, après lui, sainte Geneviève, plusieurs princes de sa famille, plusieurs évêques de Paris, etc. Son tombeau était au milieu du chœur, orné de sa statue; on y lisait cette inscription, qui datait de 1177:

    chlodoveo magno, hujus ecclesiæ fundatori.
    sepulcrum vulgari olim lapide structum et longo
    ævo deformatum, abbas et convent. meliori opere
    et form renovaverunt 251.

    Ce tombeau, restauré dans le XVIIe siècle par les soins du cardinal-abbé de La Rochefoucauld, a été transféré en 1816 à l'église abbatiale de Saint-Denis.

    La basilique des saints apôtres, ornée à l'envi des plus beaux priviléges par les rois et les papes, soumise immédiatement au saint-siége, devint rapidement l'une des plus fameuses de la Gaule. C'est là que, en 577, Chilpéric et Frédégonde firent condamner l'évêque de Rouen, Prétextat, qui avait marié Brunehaut et Mérovée. Plusieurs autres conciles y furent tenus dans les VIe et VIIe siècles; et à cause de la vénération inspirée par le tombeau de sainte Geneviève, le nom de cette touchante patronne de Paris prévalut sur celui de saint Pierre et de saint Paul. Les Normands la brûlèrent en 857: «Elle était, dit un contemporain, décorée au dedans et au dehors de mosaïques, ornée de peintures. Les barbares la livrèrent aux flammes; ils n'épargnèrent ni le saint (p.301) lieu, ni la bienheureuse Vierge, ni les autres saints qui y reposent.» Cependant la basilique fut plutôt dévastée que détruite: on la répara grossièrement, et elle resta dans ce délabrement jusqu'en 1185, où l'abbé Étienne de Tournay la fit presque entièrement rebâtir. Depuis cette époque, des réparations peu importantes y furent faites, et, à l'époque de sa destruction, elle offrait un modèle précieux des architectures mêlées des VIIe et XIIe siècles. Sa façade se composait simplement d'une grande muraille presque nue, surmontée d'une espèce de fronton triangulaire; elle était percée de trois petites portes et ouverte par une fenêtre en forme de rose. Elle datait, au moins dans sa partie inférieure, du VIIe siècle, ainsi que les murailles latérales et une partie de la crypte. Cette crypte était peuplée de tombeaux: au milieu d'eux était celui de sainte Geneviève, tombeau vide, car les reliques de la vierge de Nanterre étaient renfermées dans une châsse d'or exposée derrière l'autel. Cette châsse était elle-même un monument: elle datait du XIIIe siècle et avait été restaurée au XVIIe dans un style assez lourd; ornée de douze statues d'or, elle était élevée sur quatre grandes colonnes de marbre et portée par quatre statues de vierges armées de flambeaux. Dans les grandes calamités, quand les rois étaient malades, ou bien quand la pluie ou la sécheresse faisait craindre une mauvaise récolte, on découvrait ou bien on descendait cette précieuse châsse, et on la promenait dans Paris avec la plus grande pompe. C'était le clergé de Notre-Dame portant les reliques de saint Marcel, cet autre patron de Paris, qui venait chercher la sainte et allait de même la reconduire après la cérémonie 252. Tous les (p.302) corps de l'État, le clergé, la magistrature, les métiers assistaient à ces processions solennelles, où il y avait une affluence incroyable253 et qui étaient ordinairement retracées dans des tableaux votifs: le plus remarquable de ces tableaux est celui de Largillière, qui représente la procession miraculeuse de 1694, la plus magnifique qui jamais fut faite; il existe encore dans l'église Saint-Étienne-du-Mont. La dévotion à sainte Geneviève était si ardente chez le peuple parisien et surtout chez les femmes, qu'elle dégénérait en idolâtrie: on n'abordait les reliques de la sainte qu'avec des pleurs, des soupirs, des sanglots, des transports de passion enthousiaste; on lui demandait par billets écrits des remèdes pour tous les maux, des consolations pour tous les chagrins; on faisait toucher à la châsse des draps, des chemises, des vêtements. On sait qu'en 1793 cette châsse fut détruite, martelée, envoyée à la Monnaie, et que les reliques de sainte Geneviève furent brûlées sur la place de Grève; mais la Commune de Paris, qui commit ce sacrilége, n'osa le faire que nuitamment, de peur d'une résistance populaire 254.

    Vers (p.303) le milieu du XVIIIe siècle, l'église Sainte-Geneviève menaçait ruine; il fut résolu de la remplacer par un édifice digne de la patronne de Paris, et alors fut commencé le grand monument qu'on appelle aujourd'hui le Panthéon, et dont nous parlerons dans le chapitre suivant. La vieille église fut détruite en 1807, et l'on ouvrit sur son emplacement la rue Clovis. Il reste d'elle une tour, qui fait partie du lycée Napoléon et qui date du XIIe siècle.

    A l'église Sainte-Geneviève attenait une riche et célèbre abbaye, qui avait été fondée probablement dans le même temps qu'elle. Au XIIe siècle, elle devint le siége d'une congrégation régulière, qui se composait en France de plus de cent maisons. Ses bâtiments et ses jardins occupaient l'espace compris entre les rues Bordet, Fourcy, de l'Estrapade, les places du Panthéon et de Saint-Étienne-du-Mont; de plus, elle possédait le bourg Saint-Médard, les clos du Chardonnet, des Coupeaux, des Saussayes, de la Cendrée ou Cendrier.

    Les Génovéfains étaient justement renommés pour leur savoir, leurs travaux théologiques, leur piété et leur penchant pour les doctrines du jansénisme. C'est auprès d'eux que se retira le duc d'Orléans, fils du régent, pour s'y occuper d'ouvrages de controverse et de pratiques religieuses. Leur bibliothèque était aussi remarquable par la beauté de l'édifice que par le choix des livres: elle avait été formée par les pères Fronteau, Lallemand et Du Molinet, sous les ordres du cardinal de La Rochefoucauld, et renfermait en 1790 quatre-vingt mille manuscrits, avec une belle collection d'antiquités et de médailles.

    L'abbaye Sainte-Geneviève ayant été abolie en 1790, ses bâtiments servirent pendant plusieurs années à des assemblées populaires. C'est là que se tint, en 1796, le club du Panthéon, où se réfugièrent tous les débris des factions révolutionnaires, où les doctrines de Babeuf trouvèrent un auditoire, (p.304) et qui fut fermé par les ordres du Directoire. La plus grande partie de ces bâtiments est occupée aujourd'hui par le collége Henri IV ou lycée Napoléon. Quant à la bibliothèque, elle était restée jusqu'à ces dernières années dans la belle galerie des Génovéfains; mais, sous prétexte que ce local, si magnifique, si regrettable, menaçait ruine, elle vient d'être transférée dans un vaste édifice construit à grands frais sur l'ancien collége Montaigu. Cette bibliothèque renferme aujourd'hui deux cent cinquante mille volumes.

    La principale rue qui débouche dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève est celle des Noyers.

    Cette rue, ouverte sur le clos Bruneau, doit son nom aux arbres qui garnissaient le bas de la Montagne-Sainte-Geneviève. Dans une de ses maisons est né J.-B. Rousseau. Deux rues importantes débouchent dans la rue des Noyers: ce sont les rues des Carmes et Saint-Jean-de-Beauvais.

    Dans la rue des Carmes, au nº 6, était le collége de Presles, fondé en 1323 par Raoul de Presles, conseiller de Charles V: Ramus s'y cacha à la Saint-Barthélémy, y fut découvert, poignardé et jeté dans la rue. Au nº 23 était le collége des Lombards, fondé en 1331 et transformé en 1682 en séminaire pour les Irlandais.

    La rue des Carmes a pour prolongement la rue des Sept-Voies, dans laquelle se trouvait l'église Saint-Hilaire, qui avait donné son nom à une partie de la Montagne-Sainte-Geneviève, dite mont Saint-Hilaire. On y trouvait de plus: au nº 9, le collége-hospice de la Merci, fondé en 1515; au nº 18, le collége de Reims, dont les bâtiments sont occupés aujourd'hui par le collége Sainte-Barbe; au nº 25, le collége Fortet, qui a eu Calvin pour élève et qui a été le premier berceau de la Ligue: là furent élus les Seize dans une assemblée de quatre-vingts personnes; au nº 26, le collége Montaigu, qui avait été fondé en 1314 et qui ne recevait que de pauvres étudiants: «Dans le commencement, ils allaient aux (p.305) Chartreux recevoir avec les pauvres le pain que ces religieux faisaient distribuer à la porte de leur monastère. Jamais ils ne mangeaient de viande et ne buvaient de vin; ils jeûnaient perpétuellement; leur habillement consistait en une cape de gros drap brun, ce qui les faisait appeler les pauvres capettes de Montaigu.» Ce collége a eu Érasme pour élève. En 1790, il fut transformé en hôpital, puis en prison militaire; on l'a démoli récemment pour construire sur son emplacement la nouvelle bibliothèque Sainte-Geneviève.

    Dans la rue Saint-Jean-de-Beauvais étaient: le collége de Beauvais, fondé en 1370 par Dormans, évêque de Beauvais, dont la famille y avait sa sépulture: ce collége a eu pour professeurs François Xavier, le cardinal d'Ossat, le bon Rollin et le savant Coffin; le collége de Lizieux, fondé en 1336 et qui compte parmi ses élèves le poëte Delille; enfin, les écoles de droit, fondées en 1384, transférées en 1771 sur la place du Panthéon, et dont nous reparlerons. En face de ces écoles étaient, à l'enseigne de l'Olivier, la maison et la boutique des Estienne, cette famille de savants qu'on a numérés comme les dynasties royales, tant elle compte de membres célèbres. C'est là que Robert Estienne Ier publia ses onze éditions de la Bible; c'est là que ses successeurs imprimèrent plus de douze mille ouvrages, commentaires, glossaires, traductions, où nos modernes érudits vont prendre leur bagage tout fait pour l'Institut. François Ier et sa sœur Marguerite de Navarre visitaient souvent l'imprimerie des Estienne, et, quand ils trouvaient Robert Estienne Ier ou Henri Estienne II corrigeant une épreuve de la Bible hébraïque ou du Thésaurus, ils attendaient, appuyés sur la barre de la presse, la fin de son travail. «Dans ce temps-là, dit Piganiol, les dieux de la terre se familiarisaient encore quelquefois avec les gens de lettres.» «La France, dit de Thou, doit plus aux Estienne pour avoir perfectionné l'imprimerie qu'aux plus grands capitaines pour avoir (p.306) étendu ses frontières.» Et néanmoins, cette famille, pour prix des plus pénibles veilles, des plus parfaites productions, des plus coûteux sacrifices, ne recueillit que la pauvreté, l'exil et les persécutions du clergé, une prison pour dettes au Châtelet, un lit à l'hôpital de Lyon pour le plus illustre de ses membres, un grabat et une bière à l'Hôtel-Dieu de Paris, en 1674, pour son dernier représentant, Antoine Estienne III 255!

    Près de l'imprimerie des Estienne était la seule imprimerie de musique qu'il y eût en France: elle appartenait à la famille Ballard, qui avait obtenu son privilége de Henri II et le possédait encore en 1789.

    § II. Rues Descartes et Mouffetard.

    La rue Descartes se nommait autrefois Bordet et date du XIIIe siècle; elle avait, près de la rue des Fossés-Saint-Victor, une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste, qui fut détruite en 1683. Un décret de 1807 lui donna le nom de Descartes, dont le tombeau avait été, par ordre de la Convention, placé au Panthéon.

    La rue Mouffetard n'est autre que la grande voie romaine du mont Citard, dont elle a pris le nom: elle était alors bordée de tombeaux et traversait des vignobles. Plus tard, elle devint la rue principale du bourg Saint-Marcel et forme aujourd'hui la partie la plus populeuse du faubourg Saint-Marceau. On y trouve:

    1º Une caserne, qui a été le théâtre de combats dans les journées de juin. C'était autrefois le couvent des Hospitalières de la Miséricorde, fondé en 1653 pour le soulagement des femmes malades.

    2º (p.307) Le Marché des Patriarches.--C'était autrefois un fief considérable composé d'une maison et de grands jardins, qui, au XIVe siècle, appartint successivement à deux cardinaux ayant le titre de patriarches. En 1560, ce fief était possédé par un conseiller au Parlement, qui le loua aux calvinistes pour y faire leurs assemblées. Le 27 décembre 1561, ceux-ci, se trouvant incommodés par les cloches de l'église voisine de Saint-Médard, invitèrent le curé à cesser de sonner; leurs envoyés furent maltraités, et les catholiques fermèrent les portes; alors les calvinistes vinrent assiéger l'église, brisèrent les portes, livrèrent un combat dans le saint lieu, blessèrent ou tuèrent cinquante personnes et emmenèrent triomphalement leurs prisonniers dans Paris. Le lendemain, les catholiques attaquèrent la maison du patriarche, la dévastèrent et pendirent quelques-uns des assaillants de la veille devant l'église de Saint-Médard. Dans le siècle suivant, la maison et le jardin du patriarche furent transformés en une grande cour environnée de bâtiments qui étaient occupés par des artisans, et où l'on établit, à la fin du XVIIIe siècle, un marché. Ce marché a été entièrement reconstruit en 1830, et trois rues nouvelles en facilitent les abords.

    3º L'église Saint-Médard.--C'était, dans l'origine, une chapelle qui avait été construite dans un clos dépendant de l'abbaye Sainte-Geneviève. Détruite par les Normands, elle fut rebâtie au XIIe siècle et devint la paroisse du hameau appelé Richebourg ou bourg Saint-Médard. Dans cette église, qui a subi de nombreuses restaurations, étaient enterrés Nicole et Patru. C'est aujourd'hui une succursale du douzième arrondissement.

    Dans le cimetière Saint-Médard, aujourd'hui supprimé, était le tombeau du diacre Pâris: cet homme vertueux, dont la mémoire a été si ridiculement déshonorée, fils d'un conseiller au Parlement, était né dans ce quartier, rue des Bourguignons. Diacre, et n'ayant jamais voulu prétendre à la prêtrise, (p.308) janséniste, et ayant toute la sévérité de mœurs et de doctrine de ces sectaires évangéliques, il se retira dans une pauvre maison du faubourg, y vécut dans la plus austère pénitence, au milieu des ouvriers avec lesquels il travaillait, les aidant, les consolant, les instruisant. A sa mort, les jansénistes l'honorèrent comme un saint. Des fous, des imbéciles et des intrigants vinrent sur son tombeau demander des miracles; de là les absurdités et les scandales des convulsionnaires qui ont fait tant de bruit dans le XVIIIe siècle.

    4º Place de la Collégiale, sur l'emplacement de laquelle était l'église collégiale de Saint-Marcel.

    Si l'on en croyait les légendes du moyen âge, qui abondent en détails merveilleux sur l'enfant de la Cité devenu évêque de Paris, une chapelle aurait été fondée par saint Denis sur le mont Citard, saint Marcel y aurait été enterré en 436, et le paladin Roland, neveu de Charlemagne, aurait transformé cette chapelle en église. Il est certain que, parmi les tombeaux qui bordaient la grande voie du mont Citard, se trouvait le tombeau très-vénéré de saint Marcel; que, au temps de Grégoire de Tours, il s'était déjà formé autour de ce tombeau un bourg assez bien peuplé; enfin, que ce tombeau se trouvait, au IXe siècle, renfermé dans une église qui fut brûlée par les Normands. Les reliques de saint Marcel furent alors transportées à Notre-Dame et y restèrent. L'église Saint-Marcel fut reconstruite au XIe siècle, et elle devint collégiale, c'est-à-dire ayant un chapitre de chanoines dont la juridiction temporelle s'élevait «sur la ville Saint-Marcel, le mont Saint-Hilaire et une partie du faubourg Saint-Jacques.» Au milieu de cette église était le tombeau de Pierre Lombard, évêque de Paris, mort en 1164 et qu'on appelait le maître des sentences et des théologiens. En 1792, une émeute ayant éclaté dans ce quartier pour le prix du sucre, le peuple se retrancha dans cette église, qu'il entoura de barricades, et il fallut employer la force pour l'en déloger.

    L'église (p.309) Saint-Marcel a été détruite en 1804; des maisons ont été bâties sur son emplacement, et il ne reste de ce monument vénérable, origine d'un grand quartier de Paris, que le nom de Pierre Lombard donné à la rue qui mène à la place de la Collégiale.

    Près de cette basilique était autrefois une église de Saint-Martin, qui lui servait de chapelle ou de paroisse: elle a été démolie en 1806. Derrière cette église, dans l'ancien cimetière Saint-Marcel, on a découvert en 1656 soixante-quatre cercueils de pierre, qui dataient probablement du IVe siècle. Sur l'un de ces tombeaux étaient gravés deux colombes, le monogramme du Christ placé entre un alpha et un oméga, et une inscription latine qu'on peut traduire ainsi:

    vitalis a barbara, son épouse très-aimable,
    âgée de vingt-trois ans, cinq mois et vingt-huit jours.

    5º Manufacture des Gobelins.--La Bièvre, dont les eaux sont, dit-on, favorables à la teinture, avait attiré sur ses bords quelques drapiers et teinturiers. Vers le milieu du XVe siècle, l'un d'eux, Jean Gobelin, acquit une grande fortune, qu'il laissa à ses descendants. Ceux-ci continuèrent l'industrie de leur père, agrandirent ses établissements et devinrent propriétaires de si vastes terrains sur les bords de la Bièvre, que cette rivière et le quartier prirent leur nom. Le faubourg Saint-Marcel en devint célèbre, se peupla de guinguettes et de folies, et l'on alla par plaisir visiter les teintureries des Gobelins. La famille des Gobelins, dans le XVIIe siècle, renonça à sa glorieuse industrie pour entrer dans la noblesse, et l'un d'eux, Antoine Gobelin, marquis de Brinvilliers, devint l'époux de la femme perverse qui fut brûlée pour ses crimes en 1676. Les teintureries passèrent aux frères Canaye, qui en firent une manufacture de tapis, puis à un Hollandais nommé Gluck et à un Flamand nommé Jean Lianssen. En 1667, Colbert acheta l'établissement pour en (p.310) faire, sous le titre de Manufacture des meubles de la couronne, une véritable école d'arts et métiers; la direction en fut donnée à Lebrun, et après lui à Mignard. L'édit porte que «le surintendant des bâtiments et le directeur sous ses ordres tiendront la manufacture remplie de bons peintres, maîtres tapissiers, orfévres, fondeurs, graveurs, lapidaires, menuisiers en ébène, teinturiers et autres bons ouvriers en toutes sortes d'arts et métiers; qu'il sera entretenu dans ladite manufacture soixante enfants pendant cinq ans, aux dépens de Sa Majesté, lesquels pourront, après six ans d'apprentissage et quatre années de service, lever et tenir boutique de marchandises, arts et métiers auxquels ils auront été instruits, tant à Paris que dans les autres villes du royaume.» Cette magnifique institution, qui a rendu tant de services, est aujourd'hui bien déchue de son importance: c'est simplement une belle manufacture de tapis de luxe, qui est dans la dépendance de la couronne, et à laquelle on a ajouté une école de dessin pour les ouvriers et un cours de chimie appliquée à la teinture.

    Parmi les rues qui débouchent dans les rues Descartes et Mouffetard, nous remarquons:

    1º Rue de la Contrescarpe, bâtie sur l'emplacement des remparts de Philippe-Auguste. Dans cette rue demeurait Catherine Thiot, cette folle qui se disait la mère de Dieu et qui regardait Robespierre comme un nouveau Messie.

    Elle a pour prolongement la rue Neuve-Saint-Étienne, où le sage et modeste Rollin a demeuré près de cinquante ans 256. Sa maison occupe le nº 14, et l'on y lit encore ce distique qu'il y avait fait inscrire:

    ante alias dilecta domus qua, ruris et urbis
    incola tranquillus, meque deoque fruor.

    Dans (p.311) cette même rue a demeuré, avant la révolution, Bernardin de Saint-Pierre: c'est là qu'il a fait les Études de la nature.

    2º Rue de l'Arbalète.--On y trouvait le couvent des Filles de la Providence, fondé en 1634 par madame Pollalion, «l'associée de saint Vincent de Paul pour toutes ses œuvres de charité.» On y élevait des jeunes filles pauvres jusqu'à l'âge de vingt ans: «C'était, dit Jaillot, un séminaire où les vierges privées des biens de la fortune trouvaient un asile assuré pour conserver ceux de la grâce et de la chasteté.»

    Au nº 13 sont l'école de pharmacie et le jardin de botanique, fondés en 1578 par Nicolas Houel et dont nous allons parler tout à l'heure.

    Dans cette rue débouche la rue des Postes, dont le nom dénaturé vient des poteries qu'on faisait dans cet endroit. Cette rue est depuis longtemps célèbre par les établissements religieux ou d'éducation qui y sont ou qui y étaient situés. Ceux qui existent encore sont: (1º nº 24 et 26) le séminaire du Saint-Esprit, fondé en 1703 pour des prêtres qui se destinaient aux hôpitaux et au soulagement des pauvres. La maison a été occupée par l'école Normale de 1810 à 1820. Les prêtres du Saint-Esprit l'ont rachetée et en ont fait un séminaire. C'est là qu'est mort le père Loriquet.--2º (nº 34) le collége Rollin, fondé en 1816 sur l'emplacement du couvent des Filles de la Présentation-Notre-Dame.

    Ceux qui n'existent plus sont: la congrégation des Eudistes, fondée en 1643 par le père Eudes pour former des prêtres qui renonçaient aux dignités ecclésiastiques et servaient (p.312) dans les pauvres paroisses, dans les postes déserts et dans les missions; 2º les Religieuses de Notre-Dame-de-la-Charité ou Filles Saint-Michel, fondées par le père Eudes en 1641 pour les filles pénitentes; 3º les Orphelins de l'Enfant Jésus, fondés en 1700 pour les orphelins de père et de mère.

    3º Rue de Lourcine.--Son nom lui vient d'un champ de sépultures sur lequel elle a été ouverte et qui s'appelait Locus cinerum. Au XIVe siècle, c'était un fief appartenant à la commanderie de Saint-Jean-de-Latran et où les ouvriers pouvaient travailler en franchise. On y trouvait:

    1º L'hôpital de Lourcine, situé alors à l'entrée de la rue, près de la Bièvre, et sur l'emplacement de la rue Pascal: il avait été fondé par la veuve de Saint-Louis. Dans le XVIe siècle, il se trouva abandonné, et un arrêt du Parlement, en 1559, ordonna «qu'il serait saisi et mis en la main du roi, et que les malades affligés du mal honteux y seraient logés, nourris, pansés et médicamentés.» Il est probable que cet arrêt fut mal exécuté, car, en 1578, un autre acte du Parlement dit que cet hôpital était désert, «abandonné pour mauvaise conduite, tout ruiné, les pauvres non logés et le service divin non dit ni célébré.» A cette époque, Nicolas Houel, marchand apothicaire et épicier, avait demandé la permission d'établir un hôpital «pour un certain nombre d'enfants orphelins qui seraient d'abord instruits dans la piété et dans les bonnes lettres et pour après en l'état d'apothicaire, pour y préparer, fournir et administrer gratuitement toutes sortes de médicaments et remèdes convenables aux pauvres honteux de la ville et des faubourgs de Paris.» On donna à cet homme généreux l'hôpital de Lourcine; il employa toute sa fortune à l'agrandir et à le réparer, et c'est lui qui acheta le terrain destiné à la culture des plantes médicinales, qui forme aujourd'hui le Jardin de botanique. L'hospice prit le nom de Maison de la Charité chrétienne. (p.313) A la mort de Houel, tout cela fut changé: Henri IV sépara l'école et le jardin des apothicaires de l'hôpital de Lourcine, et il ordonna «que les pauvres gentilshommes, officiers et soldats estropiés, vieux ou caducs, seraient mis en possession de la Maison de la Charité chrétienne et qu'ils y seraient nourris, logés et médicamentés.» On sait que c'est là l'origine de l'institution des Invalides. Louis XIII, ayant transporté ces Invalides au château de Bicêtre, l'hôpital de Lourcine fut successivement occupé par plusieurs communautés, uni à l'ordre de Saint-Lazare, enfin donné à l'Hôtel-Dieu.

    2º L'abbaye des Cordelières ou Filles de Sainte-Claire de la Pauvreté-Notre-Dame, fondée en 1284 par Marguerite de Provence, veuve de saint Louis. Cette abbaye occupait tout l'espace compris entre les rues de Lourcine, Saint-Hippolyte, du Champ-de-l'Alouette, et la Bièvre: elle renfermait de beaux bâtiments, de grands jardins arrosés par la Bièvre et une église où l'on conservait comme relique le manteau royal de saint Louis. La veuve de ce roi portait la plus vive affection à cette maison qu'elle avait pieusement accolée à son hôpital de Lourcine: elle passa le reste de sa vie dans un châtel attenant à ce couvent, et qui, après sa mort, y fut annexé. Blanche, sa fille, veuve du roi de Castille, s'y fit religieuse. La situation de cette abbaye, située en dehors et dans le voisinage de la ville, l'exposa souvent à des dévastations: sous le roi Jean, sous Charles VI, pendant les troubles de la Ligue, les religieuses furent obligés de l'abandonner et de se réfugier à Paris. En 1590, les troupes de Henri IV campèrent dans son enceinte et la détruisirent presque entièrement. Les Cordelières de Sainte-Claire appartenaient au même ordre que les religieuses de l'Ave-Maria et les Capucines de la place Vendôme, et nous avons dit que leur règle était d'une austérité qui nous semble aujourd'hui surhumaine.

    Cette (p.314) abbaye ayant été supprimée en 1790, trois rues furent ouvertes sur son emplacement, les rues Pascal, Julienne et des Cordelières. Quant aux bâtiments, une partie fut détruite, l'autre partie servit successivement de fabrique, de maison de refuge, d'hospice pour les orphelins du choléra. En 1836, on a transformé la dernière en hôpital dit de Lourcine, qui remplace l'ancien hospice de même nom, et, comme lui, est destiné aux femmes atteintes de maladies vénériennes. Cet hôpital renferme trois cents lits.

    3º Rue de la Reine-Blanche.--Dans cette rue était un hôtel bâti par Blanche de Bourgogne, femme de Charles-le-Bel. Il appartenait en 1392 à Isabelle de Bavière, qui y donna plusieurs fêtes. «Il fut démoli, dit Sauval, comme complice de l'embrasement de quelques courtisans, qui y dansèrent avec Charles VI ce malheureux ballet des Faunes si connue.»

    La rue Mouffetard aboutit à la barrière d'Italie, qui ouvre la route de Fontainebleau. Cette barrière est tristement fameuse par le meurtre du général Bréa et du capitaine Mangin, le 24 juin 1848.

    A une demi-lieue de cette barrière, est l'hospice de Bicêtre, qui tire son nom d'un château bâti en 1290 par un évêque de Wincester. Ce château étant tombé en ruines, Louis XIII y établit, pour les soldats invalides, un hôpital que Louis XIV donna en 1656 à l'Hôpital général pour y enfermer les pauvres mendiants. Avant la révolution, c'étaient un hôpital et une prison, qui offraient la réunion de tous les maux et de tous les crimes, et qui avoient pour habitants des fous, des vieillards, des épileptiques, des estropiés, des voleurs, des faux monnayeurs, des assassins, mêlés, confondus, traités avec la même indifférence, la même cruauté, enfin présentant le spectacle le plus horrible, le plus dégoûtant 257. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un hospice pour des fous et des vieillards.

    Chapitre III. Rue et Faubourg Saint-Jacques.258.

    § Ier. La rue Saint-Jacques.

    La rue et le faubourg Saint-Jacques forment, avec les rue et faubourg Saint-Martin, la grande artère qui coupe la capitale du sud au nord, en passant par le milieu de la Cité; c'est l'une des deux grandes voies romaines qui joignaient Lutèce à l'Italie 259. On y entrait autrefois par le Petit-Châtelet, et l'on y trouvait deux portes: la première, de l'enceinte de Philippe-Auguste, vers la rue des Mathurins; la deuxième, de l'enceinte de Charles VI, vers la rue Saint-Hyacinthe. Son nom lui vient d'une chapelle de Saint-Jacques, près de laquelle les Dominicains s'établirent vers l'an 1218, et d'où ils ont pris le nom de Jacobins. Avant cette époque on l'appelait la grant rue, la grand'rue outre le Petit-Pont, la grand'rue Saint-Benoit, etc. Le quartier que traverse (p.316) cette voie publique, si importante par sa position, forme la transition entre le faubourg Saint-Marceau et le faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire entre les quartiers pauvres et les quartiers riches de Paris méridional; mais il a plus de ressemblance avec le premier qu'avec le second, quoiqu'il ait une population moins triste, moins chétive, des industries plus heureuses, un aspect moins souffrant. C'est le centre de cette partie de la capitale qu'on appelle vulgairement le quartier latin, à cause des nombreux établissements d'instruction qui y sont situés. Dans cette rue fut établie en 1473, par les frères Gering, la première imprimerie, dans une maison à l'enseigne du Soleil d'or, située vis-à-vis la rue Fromentelle, et qui, jusqu'à la révolution, a été habitée par des imprimeurs. Cette rue devint alors, et elle est restée jusqu'à nos jours, la rue des imprimeurs, des libraires, des graveurs, des marchands d'images, etc.; là étaient les fameux Cramoisy, «ces rois de la rue Saint-Jacques parmi les libraires,» dit Guy Patin. Quelques fabricants ou marchands d'images religieuses y demeurent encore; mais le reste de la rue n'a plus d'autre industrie particulière que celle des hôtels garnis, des petits restaurants, des tabagies à l'usage des étudiants. La rue Saint-Jacques, sombre, étroite, tortueuse, montante, a dû prendre part à tous les événements de l'histoire de Paris; nous mentionnerons seulement, dans les temps anciens, l'entrée des troupes de Charles VII dans la capitale; la première émeute populaire contre les protestants, qui tenaient clandestinement leur prêche dans une maison voisine du collége du Plessis; enfin, l'attaque des troupes de Henri IV sur la porte Saint-Jacques. Dans les temps modernes, elle n'est pas restée étrangère aux journées révolutionnaires; mais elle n'a pris un rôle important que dans la bataille de juin, où elle a été le centre de la lutte sur la rive gauche de la Seine. Les monuments ou édifices publics qu'elle renferme sont:

    1º (p.317) Le Collége de France, fondé par François Ier, en 1530, pour l'enseignement des langues hébraïque et grecque, des mathématiques, de la médecine, etc. Il eut pour premiers professeurs Pierre Danès, François Vatable, Martin Poblacion, Ramus, Oronce Finé, etc. Henri II y ajouta une chaire de philosophie; Charles IX, une de chirurgie; Henri III, une de langue arabe; Henri IV, une d'anatomie et de botanique; Louis XIII, une de droit ecclésiastique; Louis XIV, une de langue syriaque et une de droit français; Louis XV, des chaires de mécanique, de langues turque et persane, de droit des gens, d'histoire naturelle, etc. Il y a aujourd'hui vingt-quatre cours. Les plus illustres professeurs qui ont enseigné dans cet établissement sont: Gassendi, Guy Patin, Rollin, Tournefort, Daubenton, Lalande, Darcet, Portal, Vauquelin, Cuvier, Ampère, Lacroix de Guignes, Delille, Andrieux, etc. L'utilité du Collége de France était incontestable sous François Ier et ses successeurs, alors que les livres étaient rares, la science difficile à acquérir, l'enseignement tout oral: aussi les professeurs étaient-ils appelés lecteurs du roi, lecteurs publics. Aujourd'hui elle est fort douteuse, les cours n'ayant pas de but déterminé, ne formant pas un système d'enseignement, ne s'adressant qu'à un auditoire vague et passager; enfin, comme le disait déjà Piganiol en 1750, «les études qu'on y fait ne menant à rien,» ils semblent moins des voies d'instruction supérieure que des moyens de dotation pour quelques savants. Le Collége de France resta longtemps sans édifices pour ses cours, et les professeurs durent faire leurs lectures dans les colléges voisins de Cambrai, de Tréguier, de Lyon. «Les lecteurs du roi, écrivait Ramus à Catherine de Médicis, n'ont pas encore d'auditoire qui soit à eux; seulement ils se servent, par manière de prest, d'une salle ou plus tost d'une rue, les uns après les autres, encore sous telle condition que leurs leçons soient sujettes à être importunées et destourbies par le passage des (p.318) crocheteurs et lavandières.» Ce ne fut que sous Louis XIII qu'on commença à construire, sur l'emplacement des anciens colléges de Tréguier et de Cambrai, le monument qui existe aujourd'hui: il n'a été terminé qu'en 1774 et a reçu en 1840 des agrandissement considérables, qui en ont fait l'un des plus remarquables édifices de Paris.

    2º Le collége du Plessis, fondé en 1322, réuni à la Sorbonne en 1647, fut transformé en 1794 en une prison pour les détenus qui ne trouvaient pas place à la Conciergerie: on l'appelait alors Maison de l'Égalité. Administrée par Fouquier-Thinville et placée sous sa surveillance immédiate, cette prison était la plus dure et la plus triste de Paris: les détenus, qui y furent entassés jusqu'au nombre de dix-neuf cents, étaient traités avec cruauté, et la plupart n'en sortirent que pour aller à l'échafaud. Là furent renfermés Saint-Hurugues, la Montansier, la belle-fille de Buffon, les cent trente-deux Nantais, enfin Fouquier-Thinville lui-même. Cet édifice resta sans emploi jusqu'en 1830, où il fut assigné à l'école Normale: c'est aujourd'hui une dépendance du collége Louis-le-Grand.

    3º Le lycée Louis-le-Grand.--Ce collége fut fondé en 1564, sous le nom de Clermont, par les jésuites, dont l'établissement à Paris venait d'être reconnu par le Parlement. C'est de là que la fameuse société dirigea le mouvement de la Ligue, c'est là que se tinrent les conciliabules des Seize. Après l'attentat de Châtel, «tous les prestres et escholiers du collége de Clermont et tous autres soy-disants de la compagnie de Jésus furent condamnés comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, ennemis du roy et de l'Estat, à sortir dans trois jours de Paris et dans quinze jours du royaume.» Ils rentrèrent en 1603, mais n'obtinrent la permission d'enseigner qu'en 1618. Sous Louis XIV, ils prirent le plus grand ascendant; leur collége fut agrandi et déclaré de fondation royale; enfin, le roi étant venu le visiter (p.319) en 1682, ils lui donnèrent le nom de Louis-le-Grand. Alors ce collége, par le choix de ses professeurs et l'excellence de ses études, devint l'établissement d'instruction publique le plus renommé de la France: presque tous les jésuites célèbres en ont été successivement élèves et professeurs, tels que Rapin, Bouhours, Commire, Hardouin, Brumoy, Charlevoix, Berruyer, Tournemine, etc. Presque tous les hommes illustres du XVIIIe siècle en sont sortis: nous n'en citerons qu'un seul, Voltaire. Après la suppression de l'ordre des Jésuites, le collége Louis-le-Grand fut donné à l'Université, qui y établit ses archives, son tribunal, sa bibliothèque, y tint ses assemblées et y forma, au moyen de la suppression de tous les petits colléges voisins, Narbonne, Beauvais, Reims, etc., un collége général. Celui-ci eut un grand succès et réunit jusqu'à six cents élèves, parmi lesquels il faut nommer Camille Desmoulins et Robespierre. A l'époque de la révolution, le collége Louis-le-Grand survécut seul à tous les établissements de l'ancienne université: il devint une institution particulière, mais protégée et subventionnée par le gouvernement, et il prit en 1793 le nom d'Institut de l'Égalité. La Convention le vit sans ombrage donner une même éducation aux enfants de presque tous les hommes célèbres de cette époque, girondins, montagnards, émigrés, Vendéens, enfants dont l'État payait les pensions et qui étaient au nombre de sept cent cinquante: on remarquait parmi eux les fils de Brissot, de Carrier, de d'Elbée, de Condorcet, de Dillon, de Louvet, etc. Sous le Directoire, l'Institut de l'Égalité reçut une subvention de 200,000 francs et le nom de Prytanée français; la loi du 11 floréal an X en fit le Lycée impérial; il reprit en 1814 son nom de Louis-le-Grand, et forme depuis cette époque l'un des cinq grands lycées ou colléges de la capitale.

    Parmi les monuments détruits que possédait la rue Saint-Jacques, nous remarquons:

    1º (p.320) La chapelle Saint-Yves, au coin de la rue des Noyers. Elle avait été fondée en 1348 par des écoliers bretons en l'honneur d'un gentilhomme de leur pays qui, après avoir étudié à Paris, s'était fait l'avocat des pauvres, et avait mérité, par cette vertu si rare, même dans le moyen âge, d'être canonisé. Les avocats et les procureurs avaient pris ce saint pour patron; mais Mézeray dit que c'était sans prétendre à imiter son désintéressement et sans ambitionner les honneurs du royaume des cieux, se contentant humblement des biens de ce monde 260. «Il n'y a pas longtemps, ajoute Millin, qu'on voyait suspendus aux voûtes de cette église une multitude de sacs de palais. Comme ils présentaient un aspect désagréable, les administrateurs de Saint-Yves ont fait disparaître ces monuments poudreux de la simplicité de nos pères et de leur haine pour les gens de robe. Un plaideur dont le procès était terminé suspendait son sac à la voûte, comme un boiteux redressé suspend sa béquille dans la chapelle d'une madone.»

    2º L'église Saint-Benoît, ou, plus exactement, de la Saincte-Benoîte-Trinité. Sa fondation remontait au VIIe siècle, quoiqu'on lût sur un de ses vitraux: «dans cette chapelle, saint denis a commencé à invoquer le nom de la sainte trinitré[** trinité?].» C'était une église collégiale, c'est-à-dire ayant chapitre de chanoines, lesquels avaient juridiction temporelle sur une partie du quartier: aussi le cloître renfermait-il une prison. (p.321) L'église Saint-Benoît, monument très-vénéré de nos pères, avait été reconstruite en 1517 et renfermait les sépultures du jurisconsulte Domat, du professeur Daurat, de Claude et Charles Perrault, du graveur Gérard Audran, du comédien Baron, et, dans son cimetière, celles d'un très-grand nombre d'imprimeurs, libraires et graveurs, non-seulement de ce quartier, mais des quartiers voisins. Parmi eux nous citerons Badius, Vascosan, les Morel, les Nivelle, les Dupré, les Cramoisy, Édelink, Mariette, etc., noms chers aux lettres et aux arts, qui reportent la pensée vers ces temps, hélas! si loin de nous, de calmes méditations, de sérieuses études, de travaux consciencieux et honorés! Dans ces derniers temps, l'église Saint-Benoît était devenue, par une odieuse transformation, un ignoble théâtre où les étudiants et les blanchisseuses du quartier allaient applaudir les vaudevilles graveleux qui se débitaient dans l'ancien sanctuaire. Ce théâtre est aujourd'hui devenu une maison particulière.

    3º L'église Saint-Étienne-des-Grés, située au coin de la rue du même nom, était très-ancienne; une tradition prétendait qu'elle avait été bâtie et dédiée par saint Denis, et que son nom était, non pas des Grés (de Gradibus), mais des Grecs, parce que saint Denis et ses compagnons venaient d'Athènes. Il est certain qu'elle existait au VIIe siècle. Sept siècles après sa fondation, ce quartier n'était pas encore bâti, et elle se trouvait entourée de vignes, où l'on voyait le pressoir du roi. Elle a été détruite pendant la révolution. Dans son cimetière on a trouvé trente cercueils romains du temps de Constance Chlore.

    Voici les principales rues qui aboutissent dans la rue Saint-Jacques:

    1º Rue de la Bûcherie, ainsi nommée du port au bois qui en était voisin. Dans cette rue furent établies en 1481 les écoles de médecine et de chirurgie. Jusqu'à cette époque, la Faculté de médecine, (p.322) qui datait de 1280, n'avait pas eu d'écoles particulières. L'amphithéâtre d'anatomie fut construit en 1617: la maison subsiste encore au nº 13. L'École de médecine fut transférée dans la rue des Cordeliers en 1769, et nous l'y retrouverons.

    Dans la rue de la Bûcherie aboutissent: 1º la rue des Rats ou de l'Hôtel Colbert. Au nº 20 est une maison qui a appartenu au grand ministre de Louis XIV et dont la construction date du XVIe siècle: on y remarque des frises sculptées et des bas-reliefs d'une belle exécution, qui ont été faussement attribués à Jean Goujon.--2º La rue Saint-Julien-le-Pauvre, ainsi appelée d'une église qui existait déjà du temps de Grégoire de Tours, car, lorsque ce prélat venait à Paris, il y logeait dans des bâtiments affectés aux pèlerins. On sait que saint Julien était le patron des voyageurs, et un grand nombre d'hôtelleries ou d'hospices avaient été construits sous son nom par la piété des fidèles. Cette église, détruite par les Normands, fut rebâtie au XIIe siècle, et l'Université y tint pendant quelque temps ses séances. A l'époque où les métiers étaient unis par les liens de la fraternité religieuse, elle devint le siége des confréries des papetiers, des couvreurs et des fondeurs. Réunie à l'Hôtel-Dieu en 1665, elle lui sert aujourd'hui de chapelle. Son architecture est du style le plus gracieux.--3º La rue du Fouarre, ainsi appelée d'un vieux mot qui veut dire paille. Les écoles, d'abord restreintes à la place Maubert, s'étendirent jusqu'à cette rue, qui prit son nom de la paille où les écoliers s'asseyaient pour écouter les leçons de leurs maîtres et dont ils faisaient ample consommation. Cette rue est célèbre dans les écrits de Dante, de Pétrarque, de Rabelais, etc. En 1535, le Parlement ordonna d'y mettre deux portes pour empêcher le passage des voitures pendant les leçons.

    2º Rue Galande ou Garlande.--«On voit, dit Jaillot, dans un cartulaire de Sainte-Geneviève, que, en 1202, Matthieu de (p.323) Montmorency et Madeleine de Garlande, sa femme, donnèrent leur vigne, appelée le clos de Mauvoisin, à cens à plusieurs particuliers, à la charge d'y bâtir. Ainsi se formèrent les rues Garlande, du Fouarre et autres, qui se trouvent entre la rue de la Bûcherie et la place Maubert.» Dans cette rue était la chapelle de Saint-Blaise et de Saint-Louis, bâtie en 1476 par les maçons et charpentiers de Paris, et qui était le siége de leur confrérie. Elle n'existe plus.

    Le prolongement de la rue Garlande est la rue Saint-Severin, où se trouve une église dont l'origine est inconnue. «Sous le règne de Childebert, dit Jaillot, il y avait à Paris un saint solitaire, nommé Severin, qui s'était retiré près de la porte méridionale. Il est probable que la vénération que ses vertus avaient inspirée aux Parisiens les engagea à bâtir sous son nom un oratoire au lieu même qu'il avait habité.» Cette église a été reconstruite à diverses époques; sa dernière restauration est de 1489, mais elle a des parties du XIVe siècle aussi élégantes que délicates. Elle renferme les tombeaux d'Étienne Pasquier, d'André Duchesne, de Moreri, des frères Sainte-Marthe, etc. Sa porte latérale était autrefois couverte presque entièrement de fers à cheval: ces fers y avaient été mis comme ex-voto par des voyageurs en l'honneur de saint Martin, l'un des patrons de cette église, et qu'on invoquait ordinairement au commencement d'un voyage.

    3º Rue du Foin.--Dans cette rue était le collége de maître Gervais, «souverain médecin et astrologien du roi Charles V.» Ce collége était devenu une caserne d'infanterie qu'on vient de détruire. On y trouvait encore la chambre syndicale des libraires et imprimeurs, établie en 1728. C'est dans cette chambre que, deux fois par semaine, on apportait de la douane toutes les balles de livres et d'estampes qui arrivaient à Paris; elles y étaient ouvertes et visitées par les syndics en présence des inspecteurs de la librairie. C'est aussi (p.324) dans cette chambre que s'enregistraient les permissions et les priviléges pour l'impression des livres.

    4º Rue des Mathurins.--Cette rue est très-ancienne, car c'était là que se trouvait l'entrée principale du palais de Julien: aussi s'est-elle appelée longtemps rue des Thermes. Elle prit son nom actuel d'un couvent bâti dans le XIIIe siècle et qui appartenait à l'ordre de la Trinité ou des Mathurins, fondé en 1228 pour le rachat des captifs de Terre-Sainte. Dans cette église était inhumé l'historien Robert Gaguin, général de l'ordre de la Trinité, qui avait fait reconstruire la plus grande partie du couvent. Ce couvent, qui était vaste et riche en marbres précieux, était le siége des confréries des libraires et imprimeurs, des messagers de l'Université, des maîtres paumiers. C'était aussi dans le cloître que l'Université tenait ses assemblées avant 1764. Il en reste une partie transformée en maisons particulières.

    Au nº 12 est l'hôtel de Cluny, aujourd'hui musée des antiquités françaises, et qui, bâti sur une partie du palais des Thermes par les abbés de Cluny en 1340, fut reconstruit en 1505 par Jacques d'Amboise, neveu du ministre de Louis XII. Ce charmant édifice, où le moyen âge et la renaissance s'implantent si gracieusement sur des fondations romaines, servit de retraite à la veuve de Louis XII, et c'est là qu'elle épousa le duc de Suffolk; il abrita en 1625 les religieuses de Port-Royal pendant la construction de leur maison de Paris; il a été souvent le séjour des nonces pontificaux; enfin, pendant la révolution, il a servi d'observatoire aux astronomes Delisle, Lalande et Messier. Le savant Dusommerard, devenu propriétaire de cette maison, y rassembla un musée d'antiquités françaises, dont l'État a fait l'acquisition après sa mort. «C'est, dit Charles Nodier, l'Herculanum du moyen age.» On y trouve de belles armes, des faïences de Flandre et d'Italie, des poteries de Bernard de Palissy, de magnifiques émaux, (p.325) des œuvres de serrurerie et de menuiserie, des curiosités historiques, etc.

    Vis-à-vis de l'hôtel de Cluny se trouvait l'ancien hôtel du maréchal de Catinat, qui, dans le siècle dernier, était devenu le siége de la librairie Barbou, si chère aux lettres par les belles éditions qu'elle a mises au jour.

    Dans la rue des Maçons, qui aboutit rue des Mathurins, a demeuré Racine261. Au nº 1 est mort Treilhard, membre de la Convention et du Directoire. Au nº 20 est mort Dulaure, l'auteur de l'Histoire de Paris.

    5º Rue des Écoles.--Cette rue nouvelle, qui doit aller de la place Sainte-Marguerite à l'École polytechnique, absorbe l'ancienne place Cambray. Cette place, où est situé le Collége de France, communique avec la rue Saint-Jean-de-Latran, où étaient autrefois une église et une commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Cette commanderie avait un enclos où était l'hôtel du commandeur, avec une tour carrée servant aux pèlerins et des maisons hideuses où logeaient en franchise des artisans et des mendiants. Dans l'église était le tombeau du grand prieur Jacques de Souvré, mort en 1670: c'était l'œuvre très-remarquable des frères Anguier. Depuis la révolution, on a donné du jour et de l'air dans ce cloaque; mais il est toujours pauvrement habité. Quelques restes de l'église subsistaient encore, ainsi que la tour dans laquelle l'illustre Bichat est mort en 1802; on vient de les détruire.

    6º Rue des Grés.--Dans cette rue était le couvent des Dominicains ou Frères prêcheurs, qui prirent le nom de Jacobins de la chapelle Saint-Jacques, près de laquelle ils vinrent s'établir en 1218. Saint Louis leur fit bâtir une église et un couvent sur un terrain où se trouvait une tour qui avait servi jadis de Parloir-aux-Bourgeois, près de la muraille d'enceinte (p.326) de la ville. Ce couvent acquit une grande puissance par ses écoles de théologie, auxquelles saint Thomas d'Aquin donna la plus illustre renommée, par la piété et le désintéressement de ses religieux, parmi lesquels les rois et reines de France, jusqu'au XVIe siècle, choisirent leurs confesseurs, par le grand nombre de saints, de savants, de dignitaires ecclésiastiques qui sortirent de ses murs et parmi lesquels nous nommons Thomas d'Aquin, Albert-le-Grand, Pierre de Tarentaise (Innocent V), l'évêque de Lisieux, Jean Hennuyer, l'architecte Jean Joconde, etc. Ajoutons que de ce couvent est aussi sorti l'assassin de Henri III, Jacques Clément; que les Dominicains ont engagé pendant plusieurs siècles des luttes scandaleuses avec l'Université; enfin que, pour amener des réformes dans cet ordre, il fallut plusieurs fois employer les ordres royaux, les arrêts du Parlement et même la force matérielle.

    L'église, bâtie en 1263 et dont l'entrée se trouvait rue Saint-Jacques, était vaste, mais d'une grande simplicité. Elle était d'ailleurs très-remarquable par la foule de monuments royaux qu'elle renfermait et qui faisaient d'elle un autre Saint-Denis. Ainsi, elle possédait les tombeaux de trois princes, tiges de trois maisons royales: Robert de Clermont, fils de saint Louis, tige de la maison de Bourbon; Charles de Valois, frère de Philippe-le-Bel, tige de la maison de Valois; le comte d'Évreux, tige des rois de Navarre; elle possédait encore les cœurs ou les entrailles de Charles d'Anjou, frère de saint Louis, de Philippe III, de Philippe V, de Charles IV, de Philippe VI, les tombeaux de quatorze autres princes ou princesses de la maison royale, etc. On y trouvait, de plus, les sépultures de Humbert II, dauphin du Viennois, de Jean de Melun, qu'on croit l'auteur du roman de la Rose, de Passerat, l'un des auteurs de la Satire Ménippée, «homme docte et des plus déliés esprits de son siècle,» de la famille de Laubespin, etc.

    L'église, (p.327) le cloître et une partie des bâtiments ont été détruits pendant la révolution; le reste devint sous l'Empire une maison de correction pour les enfants; aujourd'hui, cette maison est occupée par une école municipale et une caserne.

    7º Rue Soufflot.--Cette rue conduit au Panthéon et doit son nom à l'architecte de ce monument.

    L'emplacement du Panthéon était occupé, sous les Romains, par une grande fabrique de poteries, pour laquelle on avait ouvert des puits très-profonds, où l'on a retrouvé des fours et des vases nombreux; il fut ensuite occupé par des clos de vignes et enfin par des maisons et jardins dépendant de l'abbaye Sainte-Geneviève. Ce monument, qui tire de sa situation, non moins que de sa masse imposante et de ses riches détails, un caractère si frappant de grandeur, fut fondé en 1758 pour remplacer l'ancienne église Sainte-Geneviève, qui tombait en ruines. Ce n'était plus le temps où l'on bâtissait si aisément des centaines de basiliques avec la foi des peuples et la munificence des rois: on était en plein XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où la philosophie voltairienne battait en brèche le catholicisme; aussi Louis XV pourvut-il aux dépenses de construction de la nouvelle Sainte-Geneviève, non, comme Clovis, avec la dépouille des Ariens vaincus, mais en augmentant le prix des billets de loterie. Le monument n'était pas achevé quand l'Assemblée constituante, en 1791, décréta qu'il prendrait le nom de Panthéon, qu'il serait destiné à la sépulture des grands hommes, qu'on inscrirait sur sa frise: aux grands hommes la patrie reconnaissante, enfin que Mirabeau y serait enterré. Nous avons dit avec quelle pompe les restes du grand orateur furent conduits au Panthéon, et que cette pompe fut répétée pour Voltaire, Lepelletier de Saint-Fargeau, Jean-Jacques Rousseau, Marat, etc. Mirabeau en fut expulsé sous la Convention, Marat après le 9 thermidor.

    Pendant (p.328) ce temps, les ornements du monument avaient été changés: le fronton était d'abord décoré d'une croix à rayons divergents, avec des anges adorateurs, œuvre de Coustou; on la remplaça par un bas-relief symbolique, aussi froid qu'incompréhensible, représentant la Patrie qui récompense la Vertu et le Génie, la Liberté terrassant le Despotisme et la Raison combattant l'Erreur. Sous le porche étaient cinq bas-reliefs figurant la vie de sainte Geneviève: ils furent remplacés par cinq autres représentant les droits de l'homme, l'empire de la loi, l'institution du jury, le dévouement patriotique, l'instruction publique; enfin, les quatre nefs qui avaient été consacrées à l'histoire de l'Ancien Testament, de l'Église grecque, de l'Église latine, de l'Église française, le furent à la philosophie, aux sciences, aux arts, à l'amour de la patrie.

    Napoléon, en 1806, rendit au culte l'édifice, en lui laissant ses ornements philosophiques et son caractère de Panthéon, c'est-à-dire de nécropole des grands hommes; mais il estima comme tels les grands dignitaires de sa cour, et il mit à côté de Lannes, de Bougainville, de Lagrange, des sénateurs et des chambellans inconnus. La Restauration rendit à l'édifice le nom de Sainte-Geneviève, fit disparaître son inscription, les bas-reliefs du fronton, du porche et des nefs, orna sa triple coupole des belles peintures de Gros, qui représentent l'apothéose de la vierge de Nanterre, enfin donna une sépulture à Soufflot dans la chapelle basse du monument. La révolution de 1830 en fit disparaître le nom de Sainte-Geneviève et le culte catholique, lui rendit son nom païen de Panthéon, avec sa destination révolutionnaire, et le décora d'un beau fronton, œuvre de David d'Angers, mais dont la composition historique n'est pas heureuse. Depuis cette époque, le monument resta vide, nu, muet, attendant des grands hommes, attendant un culte, des ornements, des cérémonies, triste et honteux témoignage de notre (p.329) instabilité, de notre facilité à détruire, de notre impuissance à édifier. Quelques curieux parcouraient sans respect comme sans émotion cette montagne de pierres qui glaçait le corps et l'âme, qui était sans but comme sans signification; et l'on se contentait d'embellir ses abords en attendant qu'on trouvât une destination à ce temple de tous les dieux, qui n'a plus de dieu. «Faire du Panthéon la sépulture des grands hommes, disions-nous en 1846, est une idée très-belle et très-nationale, mais il n'est pas besoin pour cela d'en chasser le culte catholique; la religion et la patrie peuvent avoir le même temple; d'ailleurs, nos mœurs et nos habitudes ne comprennent pas des tombeaux sans la croix qui les couronne. N'y aurait-il pas quelque poésie à mettre les cendres des hommes de génie qui ont éclairé ou sauvé la France sous la protection de l'humble bergère dont la douce figure nous apparaît, au fond de nos annales, écartant les barbares de Paris naissant? Un temple à sainte Geneviève; qui aurait pour ornement principal la statue d'une autre bergère, d'une autre patronne de la France, de la sainte martyre de Domrémy, pour laquelle Paris n'a pas eu un souvenir; un temple à sainte Geneviève, qui couvrirait les restes de Richelieu et de Mirabeau, de Descartes et de Bossuet, de Molière et de Voltaire, serait vraiment le Panthéon de la France.» Depuis la révolution du 2 décembre 1852, le Panthéon a été rendu au culte sous le nom de Sainte-Geneviève.

    Le Panthéon et la belle place qui le précède ont eu une triste célébrité dans la bataille de juin: c'était le quartier général de l'insurrection sur la rive gauche de la Seine. Aussi, ce fut seulement le 24 juin que les troupes commandées par Damesme, après avoir enlevé toutes les barricades de la rue Saint-Jacques, arrivèrent par la rue Soufflot sur la place du Panthéon, où les insurgés occupaient ce monument, l'École de droit et les maisons voisines. Après un combat acharné, où Damesme tomba frappé d'une blessure qui (p.330) devait être mortelle, la place fut emportée, le canon enfonça la grande porte du Panthéon, la troupe s'y précipita et s'y fortifia comme dans une citadelle.

    Sur la place du Panthéon sont deux bâtiments symétriques destinés à l'ornement de cette place: le premier, construit récemment, est la mairie du douzième arrondissement; le second est l'École de droit, bâtie en 1771 sur les dessins de Soufflot. Cette école avait été, jusqu'à cette époque, dans la rue Saint-Jean-de-Beauvais: elle manquait d'emplacement; cours et examens y étaient nuls ou dérisoires; les diplômes s'y vendaient. «Ces écoles, dit un écrivain du temps, sont l'abus le plus déplorable et la farce la plus ridicule.» On leur bâtit un édifice, mais on ne les rendit pas meilleures. La révolution les supprima avec les avocats, procureurs et autres clients de saint Yves; l'Empire les rétablit, ainsi que tous les procéduriers de l'ancien régime, et, depuis cette époque, depuis que la division extrême des propriétés a fait des gens de loi la classe la plus influente de l'État, leur importance n'a fait que s'accroître. Nous avons vu dans l'Histoire générale que, pendant la Restauration et après la révolution de 1830, les jeunes libéraux des écoles de droit étaient à la tête de toutes les insurrections, de tous les mouvements démocratiques, et que, plusieurs fois, ils ont imposé leur volonté au gouvernement.

    Les cours qui sont professés à l'École de droit sont ceux de droit romain, de droit civil français, de procédure, de droit criminel, de droit commercial, de droit naturel, de droit administratif, etc.

    § II. Le faubourg Saint-Jacques.

    Le faubourg Saint-Jacques n'était autrefois qu'une longue suite de couvents ou d'établissements religieux, où se retiraient de pieux (p.331) solitaires, des courtisans dégoûtés du monde, des dames de haute naissance, qui avaient à pleurer les erreurs de leur jeunesse. Dans la langue si noblement chrétienne du XVIIIe siècle, on appelait du nom de Thébaïde de Paris ce quartier couvert de grands enclos, perdu au milieu de nombreuses carrières, situé au-dessus des souterrains appelés depuis catacombes, habité seulement par une population de carriers et de plâtriers, pauvre, paisible, pleine de foi. L'humble église de ce quartier, Saint-Jacques-du-Haut-Pas, n'a été élevée que par le zèle touchant de cette population: les ouvriers travaillèrent sans salaire un jour par semaine, les maîtres donnèrent la pierre et le plâtre, et une illustre pénitente, la duchesse de Longueville, y ajouta l'or et le marbre du sanctuaire. Il y avait, entre les riches solitaires du faubourg et les pauvres gens qui vivaient au milieu d'eux, un pieux accord, un respect mutuel et chrétien, dont on vit un touchant témoignage dans la cérémonie d'édification de l'hospice Cochin. Ce fut le vénérable Cochin, curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas (né en 1726, mort en 1783), qui, avec son modeste patrimoine, fonda cet hospice pour les ouvriers des carrières: la première pierre en fut posée, non par quelque prince, non par quelque magistrat, mais par deux pauvres, élus dans tout le quartier pour cette touchante cérémonie.

    La plupart des établissements religieux du faubourg Saint-Jacques sont devenus des hospices; nous allons, en les énumérant, raconter leurs transformations, qui auraient pu être faites avec plus de respect pour le passé.

    1° Le couvent de la Visitation-Sainte-Marie, établi en 1623. C'est là que se renferma mademoiselle Lafayette, qui inspira à Louis XIII un si respectueux attachement. Ce couvent est aujourd'hui la maison de refuge des Dames Saint-Michel, qui est à la fois un établissement religieux et une maison de correction pour les femmes déréglées.

    2° (p.332) L'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.--C'était une chapelle en 1566; elle devint une église en 1630 et ne fut achevée qu'en 1684. Elle renferme les tombeaux de Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, de Dominique Cassini et de Philippe de Lahire. C'est une succursale du douzième arrondissement.

    3° L'hôpital Saint-Jacques-du-Haut-Pas, depuis séminaire Saint Magloire, aujourd'hui institution des Sourds-Muets. L'hôpital avait été fondé dans le XIIIe siècle par l'ordre des Frères pontifes ou constructeurs des ponts: il recevait des pèlerins et hébergeait des soldats invalides. Il tombait en ruines lorsque Catherine de Médicis y transféra les religieux de Saint-Magloire. Ces religieux furent supprimés en 1618, et, avec leurs revenus, on fonda un séminaire, qui fut dirigé par les pères de l'Oratoire et a fourni pendant deux siècles à l'Église de France les prêtres les plus distingués. «On y a vu, dit Piganiol, tout ce qu'il y a de plus titré et de plus grand nom parmi les prélats.» Ses bâtiments, donnés à l'institution des Sourds-Muets, ont été reconstruits en 1823. Cette institution, qui date de 1774, est due à l'abbé de l'Espée: elle fut placée au couvent des Célestins jusqu'en 1790.

    4° La communauté des Ursulines, fondée en 1608 par madame de Sainte-Beuve, fille de Jean Lhuillier, président de la Cour des comptes; elle était vouée à l'instruction des jeunes filles et a été le berceau de toutes les maisons de même genre qui se sont établies en France, et qui, en 1790, dépassaient le chiffre de quatre cents. La fondatrice de cette congrégation était enterrée dans la maison. C'est là que madame de Maintenon fut placée dans son enfance et qu'elle abjura le protestantisme. C'est là aussi qu'après la mort de Scarron, elle se retira pendant deux années. Cette maison est aujourd'hui détruite, et, sur son emplacement, a été ouverte la rue des Ursulines. Celle-ci aboutit rue d'Ulm, dans laquelle se trouve l'École normale.

    Cette (p.333) école, créée par la loi du 30 novembre 1795 pour former des professeurs, fut établie dans l'amphithéâtre du Jardin-des-Plantes. Lagrange, Laplace, Monge, Haüy, Berthollet, Volney, Bernardin de Saint-Pierre, La Harpe y ont professé. Elle eut à peine quelques mois d'existence, fut rétablie en 1808 rue des Postes, supprimée en 1820, rétablie en 1832 dans l'ancien collége Duplessis; elle a été transférée en 1845 dans un palais construit spécialement et qui est un des nombreux exemples du luxe absurde qu'on a prodigué depuis trente ans pour construire des édifices qui ne demandaient que de la solidité et de la simplicité. Quant à l'institution elle-même, ce n'est pas le lieu de la discuter, et nous dirons seulement que, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des grands établissements d'instruction publique, qui ne sont que de pompeuses apparences, là les études sont sérieuses, et que les sciences et les lettres y sont cultivées avec un zèle qui fait souvenir des étudiants de l'ancien régime.

    5° Le couvent des Feuillantines, fondé en 1622 par madame d'Estourmel, et qui est aujourd'hui converti en propriétés particulières.

    6° Le couvent des Bénédictins anglais, fondé en 1640 et où Jacques II a été enterré en 1701. C'est aujourd'hui une propriété particulière.

    7° Le couvent des Carmélites, fondé en 1602 par le cardinal de Berulle et par deux princesses de Longueville, dans l'enclos Notre-Dame-des-Champs. Cet enclos était le centre du vaste cimetière romain, voisin du grand chemin d'Italie, qui s'étendait de Sainte-Geneviève au marché aux chevaux: on y a trouvé une multitude de tombeaux, de caveaux, de coffres, de squelettes, de médailles, etc. Au IIIe siècle, un oratoire y fut élevé, où, suivant la tradition, saint Denis célébra les saints mystères. Reconstruit sous le roi Robert, moins la chapelle souterraine, qui a subsisté jusqu'à la fin du (p.334) XVIIIe siècle, il devint une église très-vénérée dans le moyen âge et desservie par les religieux de Marmoutier. Elle fut cédée en 1605 aux Carmélites, et Marie de Médicis fit alors décorer l'intérieur avec une grande magnificence. On y voyait des tableaux nombreux de Champagne, de Lahire, de Stella, de Lebrun, et c'était l'une des plus riches de Paris. On sait quelle était l'austérité de la règle des Carmélites, et cependant leur ordre comptait en France soixante-dix maisons, et le couvent du faubourg Saint-Jacques, si célèbre dans le XVIIe siècle sous le nom de Grandes-Carmélites, n'était peuplé que de religieuses appartenant à la plus grande noblesse 262, que de femmes dégoûtées du monde ou de la cour, que de grandes dames, qui allaient y ensevelir leurs passions ou pleurer leurs faiblesses. La plus illustre de ces pénitentes est la duchesse de la Vallière, qui, en 1676, à l'âge de trente et un ans, y vint expier ses amours avec Louis XIV, en prenant le voile sous le nom de Louise de la Miséricorde. Bossuet, en présence de la reine et de toute la cour, prononça le sermon de profession de cette touchante «victime de la pénitence.» «Elle fit cette action, cette belle et courageuse personne, dit madame de Sévigné, d'une manière noble et charmante; elle était d'une beauté qui surprit tout le monde.» C'est là qu'elle mourut en 1710, après trente-six ans des plus rebutantes austérités. Ce couvent avait une si grande réputation de sainteté que plusieurs maisons avaient été construites dans le voisinage, où se retiraient des personnes de la cour «pour mourir dans la céleste société des Carmélites» et se faire enterrer dans leur cimetière. «On ne sait mourir que dans ce quartier-là,» disait un courtisan; et, en effet, on y briguait des sépultures. La (p.335) principale de ces maisons avait été construite par une fameuse pécheresse, qui s'y retira pour y faire pénitence pendant vingt-sept ans: c'était la sœur du grand Condé, la belle duchesse de Longueville, l'une des reines de la Fronde, «dont l'âme, comme elle le disait elle-même, avait été uniquement partagée entre l'amour du plaisir et l'orgueil, durant les jours de sa vie criminelle.» Elle y mourut en 1679. Une autre fut habitée par la princesse Palatine, autre héroïne de la Fronde, qui y mourut en 1685, et dont Bossuet prononça l'oraison funèbre; une autre par la duchesse de Guise, une autre par la maréchale d'Humières, etc. Aussi le cimetière des Carmélites était-il peuplé de morts célèbres, tels que le duc et la duchesse de Montausier, le médecin Vautier, l'historien Varillas, etc. On y avait aussi déposé le cœur de Turenne. Ce couvent a été supprimé en 1790: sur une partie des bâtiments a été ouverte la rue du Val-de-Grâce; dans l'autre partie a été rétablie en 1816 une maison de Carmélites, dont la chapelle renferme le tombeau du cardinal de Bérulle.

    8° L'abbaye royale du Val-de-Grâce de Notre-Dame-de-la-Crèche, fondée en 1621 par Anne d'Autriche et ornée par elle des plus beaux priviléges. C'était là qu'elle se réfugiait contre les colères de Louis XIII et les persécutions de Richelieu; c'est là que le chancelier Séguier fut envoyé par le terrible cardinal pour saisir sur elle-même sa correspondance avec l'Espagne. En action de grâces de la naissance de Louis XIV, elle fit magnifiquement reconstruire le couvent et bâtir l'église, qui est un des plus beaux monuments de Paris: commencée en 1645 sur les dessins de François Mansard et de Lemercier, elle fut achevée en 1665 par Lemuet; sa belle coupole a été peinte par Mignard; les riches ornements de sculpture qui décorent le sanctuaire sont de François Anguier. Le cœur d'Anne d'Autriche, ainsi que ceux de tous les princes et princesses de la famille des Bourbons étaient (p.336) déposés dans une chapelle dédiée à sainte Anne, qui fut dévastée pendant la révolution. A cette époque on fit du couvent l'hospice de la Maternité, et de l'église un magasin d'équipements; en 1800, on a transformé le couvent en un hôpital militaire, qui est devenu le plus important de toute la France et qui renferme mille lits. En 1820, l'église a été restaurée et rendue au culte.

    9° L'abbaye de Port-Royal.--Cette abbaye avait été fondée en 1204 par Matthieu de Montmorency dans une vallée près de Chevreuse; comme elle était située dans un endroit marécageux et très-malsain, elle fut transférée à Paris en 1625 dans une maison du faubourg Saint-Jacques, qu'on éleva avec les dons de la marquise de Sablé, de la princesse de Guémenée, de madame de Guénégaud et de plusieurs autres dames; mais l'ancienne maison, le Port-Royal des Champs, continua de subsister, et, ayant été rebâti, devint en 1669 une abbaye indépendante de la maison de Paris. On sait quelle célébrité Port-Royal des Champs acquit dans le XVIIe siècle par l'austérité et l'indépendance de ses opinions, comment il fut détruit en 1709 par la vengeance des jésuites, comment ses biens furent réunis à ceux de Port-Royal de Paris. Cette maison a eu une existence moins orageuse que celle de sa sœur: néanmoins, ses religieuses eurent aussi à souffrir, à cause de leur attachement aux doctrines des pieux solitaires dont le nom vivra autant que ceux des Arnaud, de Pascal et de Racine. Elle n'en fut pas moins, comme Port-Royal des Champs de la part de tous ceux qui l'avaient habité ou fréquenté, l'objet d'une vénération profonde et de l'amour le plus touchant, et plusieurs personnages célèbres se retirèrent «du service des rois de la terre pour servir le Roi des rois,» dans le voisinage de cette illustre maison. Parmi eux on remarque le sieur de Pontis, l'auteur des Mémoires sur le règne de Louis XIII, qui y était enterré. C'est à Port-Royal que se retira et mourut madame de Sablé 263. C'est (p.337) là que voulut être inhumée la duchesse de Fontanges, morte à vingt-deux ans en 1681.

    Pendant la révolution, cette maison fut transformée en prison sous le nom de Port-Libre, et l'on y renferma la plupart des suspects du faubourg Saint-Germain, les vingt-sept fermiers-généraux, Malesherbes, Lechapelier, d'Espremesnil, le garde des sceaux Miromesnil, les princes de Rohan et de Saint-Maurice, mademoiselle de Sombreuil, les duchesses du Châtelet et de Grammont, etc. «Rien ne ressemblait moins à une prison, dit Riouffe; point de grilles, point de verroux; les portes n'étaient fermées que par un loquet. De la bonne société, excellente compagnie, des égards, des attentions pour les femmes; on aurait dit qu'on n'était qu'une même famille réunie dans un vaste château.» Il n'est pas de prison où l'on ait fait plus de madrigaux et de chansons. Un vieil acacia, sous lequel avaient pieusement rêvé les religieuses de Port-Royal, servait à couvrir les amours des détenus: «C'était le rendez-vous de la gaieté, dit le même historien; on s'y retirait après l'appel, et on y prenait le frais jusqu'à onze heures du soir.» Mais, après la loi du 22 prairial, Port-Libre devint, comme les autres prisons, «l'antichambre de la Conciergerie et du tribunal révolutionnaire,» et la plupart des détenus n'en sortirent que pour aller à l'échafaud.

    En 1796, Port-Royal devint l'hospice de la Maternité pour les (p.338) enfants nouveaux-nés, et, en 1805, l'hôpital d'accouchement, c'est-à-dire l'un des plus tristes asiles de la misère humaine: il renferme cinq cent quinze lits et reçoit annuellement deux mille femmes enceintes. On l'appelle vulgairement la Bourbe, à cause du nom ancien de la rue voisine, appelée aujourd'hui Port-Royal. A cet hôpital est annexée une école pratique d'accouchement, où quatre-vingts élèves reçoivent l'instruction nécessaire à la profession de sage-femme. C'est dans une des salles de cet hospice que le cadavre du maréchal Ney, fusillé à quelques pas de là, fut transporté. Comme on le voit, il est peu de maisons dans Paris où les contrastes historiques soient plus heurtés, dont les transformations inspirent de plus tristes réflexions: Port-Royal, Angélique Arnauld, mademoiselle de Fontanges, la Bourbe, Port-Libre, Malesherbes, Ney! Que d'enseignements dans ces noms rapprochés!

    10º Le couvent des Capucins, fondé en 1613 et transféré en 1783 dans la Chaussée-d'Antin. C'est aujourd'hui l'hôpital du Midi, destiné au traitement des maladies vénériennes et renfermant trois cents lits.

    11º L'hôpital Cochin, fondé en 1779, destiné d'abord à quarante malades et renfermant aujourd'hui cent trente-cinq lits. Le buste du vénérable fondateur décore la salle principale.

    Chapitre IV. Les Rues de la Harpe, D'enfer et de Vaugirard.

    § Ier. La rue de la Harpe.

    La rue de la Harpe, qui est aujourd'hui en pleine démolition, partait de la place du Pont-Saint-Michel sous le nom de la Vieille-Bouclerie, qu'elle quittait bientôt pour prendre celui (p.339) qu'elle porte depuis le XIIIe siècle et qu'elle doit à une enseigne. Cette rue avait été ouverte sur l'emplacement des bâtiments les plus importants du palais des Thermes.

    Ce palais occupait tout l'espace compris entre les rues de la Harpe et Saint-Jacques, depuis la rue des Grés jusqu'à la Seine; son parc et ses jardins s'étendaient du mont Leucotitius (Sainte-Geneviève) au temple d'Isis (Saint-Germain-des-Prés), et il avait de grands souterrains qui couraient sous presque tout le quartier. Un aqueduc lui amenait les eaux d'Arcueil. On croit qu'il fut bâti par Constance Chlore; Julien, Valentinien et plusieurs autres empereurs l'ont habité, ainsi que la plupart des rois francs des deux premières races. Clotilde y demeurait avec les enfants de Clodomir quand Clotaire Ier les attira dans le palais de la Cité et les y égorgea. Ce palais était immense; il renfermait, outre les jardins, des cours, des portiques, des galeries, des salles de jeux, des magasins de vivres et d'armes, etc. C'était en même temps un endroit fortifié: Fortunat l'appelle Arx celsa. Il en reste deux salles contiguës d'une architecture très-simple, mais dont les voûtes sont si solidement construites qu'elles ont résisté non-seulement à l'action du temps pendant quinze siècles, mais encore à une épaisse couche de terre plantée d'arbres, sous laquelle elles sont restées, jusqu'à nos jours, enterrées. La première de ces salles a trente pieds de longueur sur dix-huit de largeur; la seconde, soixante-deux pieds sur quarante-deux; leur hauteur est de quarante pieds. Elles servaient probablement de frigidaria, c'est-à-dire de salles de bains froids. A dix et seize pieds au-dessous du sol de ces salles se trouvent deux étages de souterrains. A la fin du XIIe siècle, les jardins des Thermes avaient été partagés et vendus; quant au palais, il commençait à tomber en ruines; Philippe-Auguste le donna à l'un de ses courtisans après qu'il en eut détruit une partie pour faire le mur d'enceinte de Paris. En 1228, on construisit, avec (p.340) une partie des bâtiments, le couvent des Mathurins, et, en 1340, l'hôtel de Cluny.

    A cette époque, le grand chemin des Thermes était devenu, depuis près de deux siècles, une rue populeuse et dans laquelle s'établirent de nombreux colléges: collége de Séez fondé en 1427; de Narbonne, fondé en 1317; de Bayeux, fondé en 1308; d'Harcourt, fondé en 1280 et qui devint le plus célèbre de tous: on compte Diderot parmi ses élèves. Sur son emplacement est le collége Saint-Louis, fondé en 1820, et qui occupe aussi l'emplacement de l'ancien collége de Justice, fondé en 1353, ainsi qu'une partie des jardins des Cordeliers. Jusqu'à ces dernières années, cette rue tortueuse, sale, montante, était habitée en grande partie par des étudiants, et n'offrait rien de remarquable. Elle subit aujourd'hui une transformation complète et doit être presque entièrement absorbée dans la grande voie qui prolonge sur la rive gauche de la Seine le boulevard de Sébastopol. Les souvenirs historiques qu'elle rappelle sont nombreux: au coin de la rue des Deux-Portes était un hôtel du XVIe siècle, qu'on vient de détruire et qui a été habité par l'abbé de Choisy, par Crébillon, lequel y est mort dans un appartement occupé en 1793 par Chaumette, enfin par Hégésipe Moreau, qui en sortit pour aller mourir à l'hôpital. En face de l'église Saint-Côme ou de la rue Racine demeurait madame Roland: c'est là qu'elle fut arrêtée en 1793. Au nº 171 demeurait l'imprimeur Momoro, l'un des chefs du parti hébertiste, qui périt sur l'échafaud et dont la femme figurait la déesse de la Raison. Enfin, la rue de la Harpe a été l'un des théâtres de l'insurrection de juin.

    Les principales rues qui débouchent dans la rue de la Harpe sont:

    1º Rue de l'École-de-Médecine.--Cette rue a été ouverte vers le XIIIe siècle sur l'emplacement du mur de Louis VI; elle s'appelait rue des Cordeliers à cause du couvent des Franciscains, qui y fut (p.341) établi. Cette maison, qui touchait à l'enceinte de Philippe-Auguste, avait pour titre: Le grand couvent de l'Observance de Saint-François. Son église, très-vaste, avait été construite par saint Louis; elle fut détruite par un incendie en 1580 et réédifiée en 1585. Son grand cloître, regardé comme le plus beau de Paris, datait de 1673; c'était le collége de l'ordre: saint Bonaventure et Jean Scot y étudièrent. Il est sorti de ce couvent plusieurs papes et cardinaux; mais les désordres de ces moines exigèrent souvent des réformes qui ne s'effectuèrent pas sans résistance. C'était la communauté la plus nombreuse de Paris: aussi son réfectoire, bâti des dons d'Anne de Bretagne, était-il très-vaste: «La marmite est si grande, dit Piganiol, qu'elle a passé en proverbe, et le gril, monté sur quatre roues, est capable de tenir une mannequinée de harengs.» Dans ce couvent se faisaient les assemblées de l'ordre de Saint-Michel. Là se tinrent les États-Généraux de 1357. Sous Louis XI, le frère Fradin y attira la foule par ses prédications contre les grands; et, quand on lui défendait de parler, le peuple, le couteau à la main, le forçait de monter en chaire. En 1589, la duchesse de Nemours, du haut des marches de l'église, annonça au peuple, qui l'applaudit, la mort de Henri III. Cette église n'avait rien de remarquable, mais elle pouvait rivaliser avec celle des Jacobins pour les tombes royales qu'elle renfermait: ainsi, on y avait inhumé les femmes de Philippe III, de Philippe IV, de Charles IV, le cœur de Philippe-le-Long, et, en outre, Jean Scot, le connétable de Saint-Pol, que fit décapiter Louis XI, l'historien Belleforest, les membres des familles parlementaires de Maisons, de Bellièvre, de Lamoignon, etc. Ce couvent ayant été fermé en 1790, la section dite du Théâtre-Français siégea dans la salle des cours de théologie, et un club, dit des Cordeliers, tint ses séances dans le réfectoire. On sait quelle influence ont eue sur la révolution les résolutions de ce club fameux: c'est là, dans ces (p.342) mêmes lieux qui avaient retenti des demandes audacieuses d'Étienne Marcel, des prédications populaires du frère Fradin, que Danton fit ses motions révolutionnaires. Plusieurs Montagnards demeuraient dans le voisinage de ce club: ainsi, Danton habita successivement la cour du Commerce et la rue des Cordeliers; Camille Desmoulins et Fabre d'Églantine demeuraient rue et place de l'Odéon; Billaud-Varennes, rue Saint-André-des-Arts; Barbaroux et Chambon, rue Mazarine; Manuel, procureur de la Commune, rue Serpente; Robert Lindet, rue Mignon; Simon, le geôlier de Louis XVII, rue des Cordeliers, etc. Enfin, c'est dans cette dernière rue, au nº 18, que demeurait Marat, dans un logement obscur situé au fond de la cour, au premier étage: c'est là qu'il fut assassiné par Charlotte Corday. Son nom fut donné à la rue des Cordeliers, et celle-ci le garda jusqu'au 9 thermidor. Quelques parties du couvent des Cordeliers existent encore: le réfectoire est occupé par le musée d'anatomie qui porte le nom de Dupuytren; dans les jardins et le cloître, on a bâti, outre des maisons particulières, l'hôpital des cliniques de médecine, de chirurgie et d'accouchement, renfermant cent vingt lits, lesquels sont réservés aux affections qui présentent de l'intérêt au point de vue de ces trois branches de l'art de guérir. La première pensée de cet établissement est due à Lamartinière, chirurgien de Louis XV.

    En face de ce dernier bâtiment est l'École de Médecine, monument lourd et fastueux, dont la façade semble s'enfoncer en terre, et qui n'est nullement approprié à sa destination: il se compose de quatre corps de bâtiments occupés par l'amphithéâtre, qui peut contenir douze cents personnes; la bibliothèque, qui renferme trente mille volumes; une salle d'assemblée, un magnifique cabinet d'anatomie, un cabinet de physique, etc. Cet édifice a été construit de 1769 à 1786, d'après les dessins de Gondouin, sur l'emplacement du collége de Bourgogne, (p.343) fondé en 1331 par la veuve de Philippe V. Le conseil des Cinq-Cents y siégea le 18 fructidor. Le nombre des élèves de l'École de Médecine est annuellement de trois mille. «On a calculé, dit le docteur Reveillé-Parise, que, si l'on défendait pendant dix ans toute réception de docteurs, il en resterait encore assez pour les besoins publics.»

    Dans la rue des Cordeliers, au coin de la rue de la Harpe, était l'église Saint-Côme et Saint-Damien, qui fut bâtie en 1212 et devint le siége de la confrérie des chirurgiens. Cette confrérie datait de Pittard, chirurgien de saint Louis: elle fut agrégée à l'Université, mais elle resta soumise à la Faculté de médecine, qui traitait ses membres avec le plus profond et le plus injuste dédain 264. Un de ses statuts portait que les chirurgiens devaient alternativement venir à Saint-Côme pour y examiner les pauvres blessés et leur fournir les médicaments nécessaires. Près de là fut établie en 1706 l'Académie royale de chirurgie, dans une maison qui, depuis 1765, est affectée à une école de dessin. Dans l'église Saint-Côme ont été enterrés Omer Talon, Pithou, La Peyronie, etc.; elle a été détruite pour ouvrir la rue Racine.

    A l'autre extrémité de la rue des Cordeliers, près de la rue du Paon, se trouvait la porte Saint-Germain de l'enceinte de Philippe-Auguste, détruite en 1672.

    2º Rue Neuve-de-Richelieu et place Sorbonne.--Robert Sorbon, chapelain de saint Louis, ayant fondé en 1250, avec l'aide de ce prince, un collége pour les pauvres clercs, ce collége devint la Faculté de théologie, et une sorte de tribunal qui rendit de grands services à l'Église et devint célèbre dans tout le monde chrétien; ses docteurs traduisaient à leur barre non-seulement les ouvrages et les opinions théologiques, mais les papes, les rois, les magistrats. Il faudrait un livre (p.344) pour raconter les sentences portées par ce tribunal contre Jeanne d'Arc, contre les protestants, contre Pascal, contre Voltaire, Buffon, Montesquieu, etc. On sait qu'il décréta la déchéance de Henri III et s'opposa, jusqu'à la prise de Paris, à la reconnaissance de Henri IV. L'Estoile appelle les docteurs de Sorbonne «trente ou quarante pédants, maistres ès arts crottés, qui, après grâces, traitent des sceptres et des couronnes.» C'est pourtant dans une salle de la Sorbonne que furent faits à Paris les premiers essais de l'imprimerie. «En 1470, dit Jaillot, Guillaume Fichet et Jean Heynlin de la Pierre, docteurs de Sorbonne, firent venir d'Allemagne Ulric Gering et ses deux associés Martin Krantz et Michel Friburger; ils les placèrent dans la maison même de Sorbonne, où ces imprimeurs établirent leurs presses. Ainsi, la première imprimerie de Paris et de la France eut son berceau dans l'asile même des sciences dont elle a pour objet de faciliter l'étude.»

    Richelieu fit reconstruire, sur les plans de Lemercier, le collége de Sorbonne, où il avait été reçu docteur. L'église, dont le dôme se distingue par sa coupe élégante et dont la coupole a été peinte par Philippe de Champaigne, a deux façades, l'une sur la cour du collége, l'autre sur la place Sorbonne; elle n'a été achevée qu'en 1659. Dans la nef est le tombeau du grand ministre, chef-d'œuvre de Girardon. L'Assemblée constituante supprima la Sorbonne «au nom de la raison, qu'elle avait tant de fois outragée.» La Commune de Paris donna à la place de Sorbonne le nom de Châlier et à la rue Neuve-de-Richelieu le nom de Catinat, né, disait-elle, dans cette rue: «le nom de Sorbonne rappelant un corps aussi astucieux que dangereux, ennemi de la philosophie et de l'humanité.» L'église devint, pendant la révolution et sous l'Empire, un atelier de sculpture et une section de l'École de droit; en 1820, elle fut rendue au culte, et c'est là que Choron, fondateur de l'institut de musique religieuse, fit (p.345) entendre ses concerts sacrés. Quant aux bâtiments du collége, après avoir servi de logement à des artistes et à des gens de lettres, ils renferment depuis 1818 les bureaux universitaires de l'Académie de Paris, et c'est là que se font les cours des Facultés des sciences et des lettres. Ces cours, qui font double emploi avec ceux du Collége de France et qui ont à peu près le même caractère et la même utilité, ont eu une grande vogue sous la Restauration, quand l'histoire, la littérature et la philosophie étaient si éloquemment professées par MM. Guizot, Villemain et Cousin.

    Sur la place Sorbonne se trouvait encore le collége de Cluny, fondé en 1269 pour les religieux de cet ordre. La chapelle a servi d'atelier au peintre David: c'est là qu'il fit le tableau du Sacre et que Napoléon vint le visiter. Elle a été détruite en 1833.

    § II. La rue d'Enfer.

    A l'extrémité de la rue de la Harpe se trouve la place Saint-Michel, qui, dans les temps anciens, a joué un grand rôle: là était l'entrée de la place d'armes qui précédait le palais des Thermes; là aussi aboutissaient les deux voies romaines qui sont devenues les rues d'Enfer et de Vaugirard, et que nous allons successivement décrire: entre elles était un camp dont l'emplacement est occupé aujourd'hui par le Luxembourg. Quand l'enceinte de Philippe-Auguste fut construite, elle passa sur cette place, et alors fut établie une porte dite Gibart, Saint-Michel, de Fer ou d'Enfer, qui a été détruite en 1684. Au levant de cette porte était une tour qui a servi de Parloir-aux-Bourgeois, et dont il reste quelque chose dans un jardin de la rue Saint-Hyacinthe. On croit que la rue d'Enfer était autrefois appelée Via inferior, par opposition à la rue Saint-Jacques, qui aurait été appelée Via superior; de là lui (p.346) serait venu son nom. D'autres disent qu'elle était appelée ainsi par corruption de la porte Saint-Michel, «qui anciennement était dite porte de Fer.» On l'a aussi appelée chemin de Vauvert et faubourg Saint-Michel.

    Cette rue, étant la voie romaine qui menait à Issy, était bordée de villas; l'une d'elles devint le château de Vauvert, bâti par le roi Robert au milieu de prairies délicieuses, d'où l'on dominait la Seine et Paris, et qui occupait à peu près l'emplacement actuel de la grande allée du Luxembourg. Ce château, ayant été abandonné par ses successeurs, passa pour le séjour du diable, à cause des carrières voisines où se réfugiaient de nombreux malfaiteurs. Saint Louis le donna aux Chartreux, qui s'y établirent en 1259, et ils obtinrent des rois suivants des terres si considérables que leur enclos avait plus de quinze cents arpents et renfermait des maisons, des vignes, un moulin, un pressoir, etc. Leur église 265, construction très-élégante, avait été commencée par Eudes de Montreuil en 1260 et ne fut achevée qu'en 1324; elle renfermait des tableaux précieux de nos meilleurs peintres, les tombeaux de plusieurs seigneurs et des menuiseries sculptées avec un rare talent par un chartreux, Pierre Fuzilier, qui y consacra presque toute sa vie. Le grand cloître était immense et entouré des cellules des religieux, lesquelles avaient par derrière chacune son jardin; il était orné de peintures et de bas-reliefs du XIIIe siècle, et avait au centre un pavillon qui se trouve aujourd'hui dans la grande pépinière du Luxembourg. Le petit cloître était enrichi de vingt-deux tableaux peints par Lesueur de 1643 à 1648 et représentant la vie de saint Bruno, chefs-d'œuvre d'expression, de naïveté, de sentiment, où tout respire l'austérité monacale, l'enthousiasme (p.347) religieux, la foi simple et mélancolique. Ces tableaux, dégradés d'abord par les profanations de l'envie contemporaine, ensuite par le respect même des religieux, qui, en les mettant sous clef, les privèrent de jour et d'air, enfin par les restaurations inhabiles qu'ils ont subies, sont aujourd'hui au musée du Louvre. C'est à l'ombre de ces chefs d'œuvre, dans les bras de ces bons religieux qu'il avait émerveillés par son génie, qu'il édifiait par sa piété, que vint mourir en 1655, à l'âge de trente-huit ans, ce grand homme, qui, dans un siècle si favorable aux arts, passa inconnu, incompris, après une vie de labeurs et de souffrances. On sait combien la règle des Chartreux était austère; malgré cette règle, l'ordre n'eut jamais besoin de réforme, et la Chartreuse de Paris était l'un des couvents les plus vénérés de la France. L'entrée de l'église était interdite aux femmes; mais le cloître, les jardins, le cimetière recevaient souvent de pieux visiteurs, parmi lesquels on compte Catinat. Ce couvent fut supprimé en 1790, et, dans ses bâtiments, Carnot, en 1794, établit une manufacture d'armes: «Les boutiques garnissent tous les cloîtres, dit-il dans son rapport à la Convention (3 novembre 1794); les cellules sont habitées par des ouvriers; et ce local, jadis consacré au silence, à l'inaction, à l'ennui, aux regrets, retentit du bruit des marteaux et offre le spectacle de l'activité la plus utile.» Plus tard, le couvent fut détruit, et sur son emplacement l'on a agrandi le jardin du Luxembourg, ouvert les avenues du Luxembourg et de l'Observatoire, construit les rues de l'Est et de l'Ouest.

    La rue d'Enfer, outre le couvent des Chartreux, renfermait d'autres établissements religieux. Au nº 2 était le collége du Mans, qui occupait l'ancien hôtel Marillac. Au nº 8 était le séminaire Saint-Louis, fondé en 1683 et occupé aujourd'hui par une caserne. Au nº 45 était le couvent-noviciat des Feuillants, fondé en 1633. Au nº 74 était l'institution de l'Oratoire, (p.348) fondée en 1650 pour le noviciat de cette illustre congrégation (Voir rue Saint-Honoré p. 239); c'était en même temps une maison de retraite «pour d'illustres solitaires, dit Piganiol, qui en sont sortis pénitents,» tels que l'abbé de Rancé, réformateur de la Trappe, le cardinal Lecamus, le chancelier Pontchartrain, le maréchal de Biron, qui y mourut en 1756. C'est aujourd'hui l'hospice des Enfants-Trouvés, dont nous allons parler.

    Les édifices publics que renferme aujourd'hui cette rue sont:

    1º L'École des Mines, occupant les bâtiments de l'hôtel de Chaulnes, «l'un des plus parfaits, dit Piganiol, qu'il y ait à Paris.» Cet hôtel avait été construit en 1706 par les Chartreux et leur appartenait. De grands embellissements y ont été récemment opérés, et l'on vient de lui ajouter une façade monumentale. L'École des Mines, fondée en 1783 et réorganisée en 1794, a de très-riches collections, qui renferment plus de cent cinquante mille échantillons.

    2º L'hospice des Enfants-Trouvés (nº 71).--Dans les temps anciens, les évêques de Paris avaient près de Notre-Dame une maison destinée à recevoir les enfants abandonnés, lesquels étaient exposés dans l'église même pour exciter la pitié des fidèles; nonobstant, la plupart de ces malheureuses créatures périssaient sans secours. En 1552, un arrêt du Parlement ordonna de mettre les enfants trouvés à l'hôpital de la Trinité et enjoignit aux seigneurs ecclésiastiques, haut-justiciers de Paris, de pourvoir à leur entretien. Cet arrêt ne fut qu'à demi exécuté, car les seigneurs, au nombre de seize, donnèrent seulement une rente de 960 livres par an. En 1570, on établit les enfants trouvés dans deux maisons voisines du port Saint-Landry; mais ils continuèrent à mourir, faute de soins, ou à être l'objet du plus infâme trafic, «le prix courant des enfants trouvés étant de vingt sols.» En 1638, Vincent de Paul réunit les dames pieuses avec lesquelles il (p.349) opérait toutes ses fondations charitables, et leur proposa de fonder un hospice pour les enfants trouvés. Cet hospice fut établi près de la porte Saint-Victor, mais ses ressources étaient encore si faibles qu'on fut obligé de tirer au sort les enfants qu'on élèverait et d'abandonner les autres. Trois cent douze furent ainsi conservés. En 1641, le roi donna aux enfants trouvés le château de Bicêtre et douze cents livres de rente. En 1667, le Parlement ordonna aux seigneurs haut-justiciers de fournir une rente de quinze cents livres pour leur entretien. En 1670, il fut résolu de leur bâtir un hospice dans le faubourg Saint-Antoine, et la reine Marie-Thérèse en posa la première pierre. En 1800, cet hospice a été transféré rue d'Enfer, et il renferme sept cents lits ou berceaux: on n'y reçoit que des enfants qui ont moins de deux ans; passé cet âge, ils sont envoyés à l'hospice des orphelins; mais ce chiffre de sept cents lits ne représente qu'une partie de la population secourue par cet hospice, la plupart des enfants étant envoyés en nourrice dans les campagnes. Ce dernier chiffre s'est élevé à 22,615 pour 1850. En 1670, le nombre des enfants admis dans l'hôpital ou entretenus par lui était de 500; en 1700, de 1,750; en 1740, de 3,150; en 1770, de 6,000; en 1790, de 5,800; en 1795, de 3,200; en 1812, de 5,400; en 1840, de 4,800.

    3º L'infirmerie de Marie-Thérèse, fondée en 1819 par la duchesse d'Angoulême et madame de Châteaubriand, pour les prêtres infirmes et malades. Auprès d'elle est la maison qui fut habitée longtemps par Chateaubriand: «Je m'y trouvais à la fois, dit-il lui-même, dans un monastère, dans une ferme, un verger et un parc.»

    La rue d'Enfer est coupée dans sa partie supérieure par l'avenue de l'Observatoire, qui est le prolongement de l'avenue du Luxembourg. C'est à l'extrémité septentrionale de cette avenue que le maréchal Ney a été fusillé le 7 décembre (p.350) 1815. Un monument a été élevé à la place où cette illustre victime de nos discordes est tombée sous les balles royalistes. L'avenue de l'Observatoire aboutit en face de cet édifice, lequel se trouve ainsi dans l'axe du palais du Luxembourg.

    L'Observatoire fut fondé en 1667 par Louis XIV et construit sur les dessins de Claude Perrault, pour servir aux observations astronomiques: c'est un monument très-simple, formé d'un bâtiment carré avec des tours octogones au midi. Sa destination n'a jamais changé, et il a reçu depuis cinquante ans de nombreuses améliorations.

    La barrière d'Enfer ouvre la grande route de Paris à Orléans. On trouve dans son voisinage l'hospice de la Rochefoucauld, maison de retraite pour les vieillards, fondée en 1781; l'embarcadère du chemin de fer de Sceaux; enfin, dans la cour du pavillon ouest de la barrière, la principale entrée des Catacombes. On donne ce nom aux vastes souterrains et carrières qui existent sous la plus grande partie de Paris méridional et qui proviennent de l'extraction des pierres avec lesquelles on a bâti la ville. Jusqu'en 1775, on ne s'inquiéta pas de ces excavations, faites depuis le temps des Romains et surtout depuis le XIIIe siècle, sans soin et sans précaution; mais, des éboulements et des affaissements ayant jeté l'alarme, une visite fut faite, et l'on s'assura «que les temples, les palais et la plupart des voies publiques des quartiers méridionaux de Paris étaient près de s'abîmer dans des gouffres immenses.» Alors de grands travaux furent entrepris pour consolider les voûtes de ces carrières, et ces travaux, continués jusqu'à nos jours, ont fait disparaître toutes les craintes.

    C'est dans une partie de ces souterrains qu'ont été transportés les ossements du cimetière des innocents et des autres cimetières de Paris supprimés en 1785 et pendant la révolution, auxquels on a ajouté les restes des personnes tuées dans (p.351) les combats d'août 1788, dans l'affaire Réveillon, dans la journée du 10 août, enfin dans les massacres de septembre. On suppose que huit à dix millions de squelettes, composant presque toute la population de Paris depuis Clovis, ont été ainsi transférés dans les Catacombes; mais au lieu d'y être respectueusement et obscurément déposés, on en a tapissé les murs avec une certaine recherche, dans un but de décoration et pour faire de ces gouffres une sorte de palais de la Mort. On éprouve une douloureuse impression en voyant ces milliers de têtes symétriquement alignées en cordon, ou enlacées de mille manières, ou bien formant des colonnes, des piédestaux, des obélisques; des autels funéraires. Rien ne distingue les ossements de l'homme vulgaire et de l'homme illustre; aucun souvenir n'a été conservé; quelques inscriptions apprennent seulement de quel cimetière ou de quelle église ces tristes débris ont été extraits. Cette étrange, monotone et presque sacrilége architecture a été faite sous l'Empire par les ordres du préfet de la Seine, Frochot.

    § III. La rue de Vaugirard.

    Nous avons dit qu'une ancienne voie romaine, venant de Vaugirard, aboutissait jadis vers la place Saint-Michel. Cette voie a formé la grande rue de Vaugirard, qui, au moyen du détour que fait la rue des Francs-Bourgeois, aboutit encore à cette même place. Cette rue est restée une route presque déserte pendant douze ou quatorze siècles: on ne commença à y bâtir que dans le dix-septième; il y a cent ans à peine qu'elle n'était bordée que de couvents, de jardins, de terrains en culture. Aujourd'hui, c'est une des voies les plus importantes de Paris; mais elle a un tout autre aspect que celles que nous venons de décrire; elle est paisible, peu fréquentée, (p.352) excepté dans sa partie inférieure, et n'a qu'une population disséminée. Dans cette rue était l'hôtel de madame de La Fayette, où demeurait La Rochefoucaud, rendez-vous des beaux esprits et des grandes dames du XVIIe siècle, tant visité, tant vanté par madame de Sévigné. Plus loin était en pleine campagne la maison écartée où la veuve de Scarron vivait retirée et solitaire pour élever en secret les enfants de madame de Montespan. Au nº 11 est mort en 1778 l'auteur tragique Lekain. On trouve dans cette rue:

    1º Le théâtre de l'Odéon, qui a été construit sur l'emplacement de l'hôtel Condé. Cet hôtel occupait l'espace compris entre les rues de Condé et des Fossés-Monsieur-le-Prince, qui en ont pris leur nom. Il avait été bâti par Arnaud de Corbie sur le clos Bruneau; le maréchal de Retz l'agrandit et le vendit au prince de Condé en 1612; il joua un grand rôle dans les troubles de la Fronde et fut ensuite le théâtre de fêtes pompeuses 266. En 1778, on le détruisit, et, sur son emplacement, les architectes Wailly et Peyre bâtirent pour la comédie française le premier théâtre monumental qu'ait possédé la capitale. Il fut ouvert le 7 avril 1782. C'est là que fut joué en 1784 le Mariage de Figaro, «comédie, dit un journal de la révolution, sans laquelle le peuple n'eût pas appris tout d'un coup, le 12 juillet 1789, à secouer ce respect de servitude que les grands avaient imprimé sur la nation entière.» En 1793, quelques acteurs ayant été arrêtés comme suspects, les autres se séparèrent, et le théâtre végéta pendant quelques années, sous le nom de théâtre de la Nation et ensuite d'Odéon. En l'an III et en l'an V, on y joua d'étranges comédies: le 2 octobre 1795, les royalistes des (p.353) sections y convoquèrent les électeurs pour résister aux décrets de la Convention, ce qui amena la journée du 13 vendémiaire; le 4 septembre 1797, le conseil des Cinq-Cents vint y siéger et y fit le coup d'État du 18 fructidor. «Les loges étaient remplies, dit un contemporain, d'une foule de citoyens placés là pour applaudir à tout ce qui allait se faire.» Il fut brûlé en 1799. Reconstruit par Chalgrin, il fut rouvert en 1808 sous la direction de Picard et avec le nom de théâtre de l'Impératrice. En 1814, il reprit le nom d'Odéon, et l'on y joua des comédies. En 1818, il fut de nouveau brûlé. En 1819, il se rouvrit sous le nom de Second-Théâtre-Français. Depuis cette époque, il n'a cessé de se fermer, de se rouvrir, et d'essayer tous les genres, sans avoir pu jamais attirer la foule dans sa belle salle.

    2º Le palais du Luxembourg.--Sur l'emplacement de ce palais était autrefois un camp romain, qui, probablement, n'était habité que pendant les séjours des empereurs au palais des Thermes: on a trouvé dans le sol de très-nombreux débris d'ustensiles, d'armes, de vêtements, etc. Vers le milieu du XVIe siècle, il y avait sur cet emplacement une maison et des jardins qui avaient été bâtis par Harlay de Sancy: ils furent vendus en 1583 au duc de Piney-Luxembourg, dont le nom est resté à la propriété, malgré les transformations qu'elle a subies. En 1612, Marie de Médicis l'acheta avec plusieurs terrains voisins et une partie du clos des Chartreux, et y fit construire, sur les dessins de Jacques Desbrosses, un palais aussi remarquable par la beauté de ses proportions que par sa grandeur et sa magnificence. Il fut achevé en 1620. Rubens y peignit la chambre à coucher de la reine et décora les galeries de vingt-quatre tableaux.

    A la mort de Marie de Médicis, le palais passa successivement à Gaston d'Orléans, à la grande Mademoiselle, à la duchesse de Guise, à la duchesse de Berry, fille du régent, qui en fit le théâtre de ses débauches: «La duchesse, dit Duclos, pour (p.354) passer les nuits d'été dans le jardin du Luxembourg avec une liberté qui avait plus besoin de complices que de témoins, en fit murer toutes les portes, à l'exception de la principale.» D'ailleurs, tous les maîtres de ce beau séjour s'étaient plu à l'enrichir de tableaux et de sculptures, et ce palais était célèbre dans toute l'Europe par ses belles collections. Vers la fin de la monarchie, il était la demeure du comte de Provence (Louis XVIII), qui avait fait bâtir dans le voisinage, rue de Madame, une maison pour sa maîtresse, madame de Balbi. C'est de là qu'il partit secrètement le 20 juin 1791 pour quitter la France.

    En 1793, le Luxembourg devint une prison qui renferma jusqu'à deux mille détenus, la plupart tirés de l'aristocratie du faubourg Saint-Germain. C'est là que furent aussi envoyés Custine, Dillon, Danton, Desmoulins, Hérault de Séchelles, Fabre d'Églantine, Phélippeaux, Bazire, Hébert, Chaumette, Ronsin, Charles de Hesse et une multitude d'autres. C'est là que fut inventé cet abominable mensonge de la conspiration des prisons, dont les terroristes se servirent pour envoyer tant de victimes à l'échafaud. Le Luxembourg, où d'ailleurs les détenus montraient autant d'insouciance pour la vie que de frivolité et d'amour pour les aventures galantes, devint alors la pourvoirie ordinaire du tribunal révolutionnaire. Une simple clôture de planches, garnie de sentinelles, séparait la prison du public et des promeneurs, et une partie du jardin était occupée par cinquante-quatre forges pour la fabrication des canons. En 1795, le Luxembourg fut assigné pour séjour au Directoire. «Lorsque les directeurs y entrèrent, il n'y avait pas un meuble. Dans un cabinet, autour d'une petite table boiteuse, l'un des pieds étant rongé de vétusté, sur laquelle ils déposèrent un cahier de papier à lettres et une écritoire qu'ils avaient eu heureusement la précaution de prendre au Comité de salut public, assis sur quatre chaises de paille, en face de quelques bûches allumées, (p.355) le tout emprunté au concierge, ils rédigèrent l'acte par lequel ils osèrent se déclarer constitués 267.» On sait que Barras, par ses orgies, rendit au Luxembourg la réputation scandaleuse qu'il avait eue du temps de la régence. Le 10 décembre 1797, le Directoire y donna une grande fête à Bonaparte pour célébrer ses victoires d'Italie et le traité de Campo-Formio. Après le 18 brumaire, deux des consuls provisoires y demeurèrent jusqu'au 19 février 1800. Alors ce palais fut attribué au sénat conservateur: c'est là que ce corps trop fameux rendit tous ces décrets adulatoires qui devaient être clos si honteusement par l'acte de déchéance. A cette époque, le Luxembourg fut restauré et embelli; on agrandit le jardin au moyen du clos des Chartreux; on ouvrit l'avenue qui joint si heureusement le Luxembourg à l'Observatoire; on commença son musée, qui ne fut ouvert qu'en 1815.

    En 1814, ce palais devint le siége de la Chambre des pairs: le 21 novembre 1815, le maréchal Ney y fut condamné à mort par 121 voix contre 17. Après 1830, la pairie, privée de son privilége héréditaire, s'y montra aussi souvent une cour de justice qu'une assemblée politique: là furent jugés les ministres de Charles X, les républicains de 1834 et 1839, Louis Bonaparte et ses adhérents, les assassins Fieschi, Alibaud, Lecomte, Quenisset, etc. On agrandit alors le palais aux dépens du jardin pour y construire une salle des séances, une bibliothèque, des appartements, et l'on se plut à décorer ce dernier asile des derniers débris de l'aristocratie avec une magnificence digne de l'ancien régime.

    Le 24 février 1848, la pairie disparut. Alors le palais du Luxembourg devint le siége de la commission des travailleurs, présidée par M. Louis Blanc, et où le socialisme prêcha toutes ses chimères. (p.356) Le 6 mai, le Luxembourg fut assigné pour demeure aux cinq membres de la Commission exécutive, qui y restèrent jusqu'au 24 juin. Il fut alors occupé par une partie des troupes de l'armée de Paris. Il est aujourd'hui redevenu le palais du Sénat.

    A côté du Luxembourg et compris dans son enceinte est un hôtel qu'on appelle le Petit-Luxembourg et qui a eu des hôtes très-divers. Cet hôtel fut bâti en 1629 par Richelieu, qui l'habita tant que le Palais-Cardinal ne fut pas achevé. Alors il le céda à la duchesse d'Aiguillon, qui en fit un autre hôtel de Rambouillet. Là, Pascal, en présence des beaux esprits et des grands seigneurs du temps, «expliqua, dit Tallemant, des expériences de physique et inventions mathématiques». «Et l'on le traita d'Archimède,» ajoute la Gazette en vers de Loret. Le Petit-Luxembourg passa ensuite à la maison de Condé et devint la demeure de la princesse Palatine, Anne de Bavière. Celle-ci l'agrandit en 1710 et fit construire de l'autre côté de la rue de vastes dépendances. Bonaparte habita le Petit-Luxembourg tout le temps qu'il fut consul provisoire: «Il occupait, dit Bourrienne, l'appartement du rez-de-chaussée à droite, en entrant par la rue de Vaugirard; son cabinet se trouvait près d'un escalier dérobé, conduisant au premier étage, où demeurait Joséphine.»

    A côté du Petit-Luxembourg était le couvent des religieuses du Calvaire, fondé par Marie de Médicis et le père Joseph en 1622. Les bâtiments qui ont servi de caserne et de prison viennent d'être démolis.

    Les autres maisons remarquables de la rue de Vaugirard sont des couvents. Au nº 70 était le couvent des Carmes, fondé en 1601, et qui occupait quarante-deux arpents de terrain; c'était un des plus riches de Paris: ses religieux avaient fait bâtir ou possédaient presque toutes les maisons et hôtels des rues du Regard, Cassette, etc. Ce couvent fut transformé en prison en 1792, et l'on y renferma d'abord deux cents prêtres, (p.357) qui y furent massacrés dans les journées de septembre; plus tard, les comtesses de Custine, de Lameth, d'Aiguillon, de Beauharnais, le ministre Destournelles, le poëte Vigée, etc. Cette prison fournit au tribunal révolutionnaire quarante-six victimes. C'est aujourd'hui une école de hautes études pour le clergé. Au nº 67 est la maison des Bernardines de l'ancien Port-Royal; au nº 98 est la congrégation des sœurs de la Providence; au nº 108, celle des Dames de l'Assomption; au nº 112, celle des Dames de la Visitation, etc.

    Les rues remarquables qui débouchent dans la rue de Vaugirard sont:

    1º Rue de Condé.--Dans cette rue, au coin de la rue des Quatre-Vents, le 9 mars 1804, fut arrêté Georges Cadoudal. Au nº 28 a demeuré le diplomate Alquier.

    2º Rue de Tournon.--Au nº 2 était l'hôtel de Montpensier, qui occupait aussi une partie de la rue du Petit-Bourbon: là demeurait la fameuse duchesse de Montpensier, qui, en apprenant la mort du duc et du cardinal de Guise, y ameuta le peuple et «devint ainsi, dit Sauval, le flambeau de la Ligue qui embrasa tout le royaume.» Au nº 6 était l'hôtel Brancas, où a demeuré Laplace. Au nº 10 était l'hôtel du maréchal d'Ancre, bâtiment remarquable construit par le favori de Marie de Médicis, presque à la porte du Luxembourg, et qui fut dévasté par le peuple après sa mort; il devint plus tard l'hôtel de Nivernais, et il est aujourd'hui transformé en caserne de la garde de Paris. Au nº 12 était l'hôtel d'Entraigues, où est morte en 1813 madame d'Houdetot. Enfin, dans cette rue a demeuré la fameuse Théroigne de Méricourt, l'une des héroïnes de la révolution, qui est morte folle en 1827.

    3º Rue du Pot-de-Fer.--Au nº 12 était la maison-noviciat des Jésuites, bâtie par Desnoyers, ministre de Louis XIII, qui y fut enterré, et dont la chapelle était ornée du tableau de François (p.358) Xavier par le Poussin. Après la destruction de l'ordre, on établit dans cette maison une loge de francs-maçons, où Voltaire, en 1778, se fit recevoir, «dans la même salle, dit Mercier, où on l'avait tant maudit de fois théologiquement.» En face de cette maison était le couvent des Filles de l'Instruction chrétienne, dont l'emplacement est occupé par le séminaire Saint-Sulpice. Au nº 20 a demeuré Roger-Ducos.

    Cette rue aboutit sur la place Saint-Sulpice, qui n'a été ouverte que depuis cinquante ans, et où l'on trouve: 1º une belle fontaine, œuvre de Visconti, qui est ornée des statues de Bossuet, de Fénelon, de Massillon et de Fléchier; 2º la mairie du onzième arrondissement, bâtiment nouveau et d'une construction remarquable; 3º le séminaire Saint-Sulpice, fondé en 1641 et qui se trouvait alors dans le prolongement de la rue Férou, à quelques pas du portail Saint-Sulpice: ses bâtiments ont été reconstruits en 1820; 4º L'église Saint-Sulpice: à la place de cette église était autrefois une chapelle dépendant de l'abbaye Saint-Germain. Cette chapelle, agrandie à plusieurs époques, devint une église paroissiale dans le XVe siècle et tombait en ruines sous Louis XIV. On commença alors (1646) un nouvel édifice sur les dessins de Levau, mais qui resta interrompu jusqu'en 1718, où le curé Linguet, à force de persévérance et avec les dons de ses paroissiens, parvint à le faire achever. Le portail, construit en 1733, et qui n'est pas terminé, est de Servandoni: c'est une œuvre originale et l'un des plus beaux monuments de la capitale. Dans cette église ont été enterrés les érudits Claude Dupuy, d'Herbelot, Étienne Baluze, le médecin Bourdelot, l'illustre architecte de la porte Saint-Denis, Blondel, qui fut «maître des mathématiques du dauphin et maréchal des camps et armées du roi,» Élisabeth Chéron, le marquis de Dangeau, le peintre Jouvenet, l'amiral Coetlogon, le curé Linguet, etc. Pendant la révolution, on fit de cet édifice un théâtre de fêtes publiques; la plus remarquable est le banquet donné (p.359) à Bonaparte trois jours avant le 18 brumaire.

    4º Rue du Regard.--Au nº 13 est l'hospice des Orphelins de la Providence, et au nº 17 l'hospice Devillas. On y trouvait de nombreux hôtels: hôtels de la Guiche, de Châlons, de Bannes, de Croï, de Toulouse, etc. Ce dernier est occupé par les conseils de guerre de la première division militaire.

    5º Rue Notre-Dame-des-Champs.--On y trouvait un bel hôtel construit par l'abbé Terray et qui a été occupé par le collége Stanislas.

    6º Boulevard Montparnasse.--Ce boulevard intérieur ne présente rien de remarquable. Dans le voisinage et hors du mur d'enceinte se trouve le cimetière du Sud ou du Montparnasse, fondé en 1810, et qui renferme un petit nombre de tombeaux célèbres.

    Chapitre V. Les Rues Saint-André-Des-Arts, Du Four, De Bussy, De Sévres, etc.


    La longue et tortueuse voie que nous allons décrire appartient par son commencement au vieux Paris, par sa fin au nouveau: c'est la partie la plus ancienne du faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire le quartier qui a été engendré par la grande abbaye Saint-Germain-des-Prés; c'en est aussi la partie la plus populeuse et la plus marchande. Sauf la librairie, qui habite quelques rues voisines de la Seine, il n'y a point de grandes industries dans ce quartier, mais on y trouve de nombreux établissements religieux.

    La rue Saint-André-des-Arts a été ouverte sur les clos ou jardins du palais des Thermes, clos qui portaient au XIe siècle, à cause de ce palais ou de cette forteresse, le nom de Li arx, Lias et Laas: de là vient le surnom de la rue Saint-André, qu'il faudrait écrire ars. Ces terrains étaient plantés de vignes et appartenaient à l'abbaye Saint-Germain quand celle-ci, (p.360) en 1179, permit d'y bâtir à cens. La rue s'appela d'abord chemin de l'abbaye, parce que, artère du vieux Paris, elle envoyait par le Petit-Pont et la rue de la Huchette la population de la Cité vers la basilique de Saint-Germain. Elle s'arrêta d'abord vers le point où débouche la rue des Grands-Augustins: là était probablement une porte de l'enceinte de Louis VI; puis elle franchit cette enceinte et alla jusqu'à la rue Contrescarpe, où était une porte de l'enceinte de Philippe-Auguste. Cette porte fut rebâtie en 1350 par Simon de Bucy, président du Parlement, dont l'hôtel était dans le voisinage. C'est cette porte Bucy que livra aux Bourguignons, en 1418, Perrinet-Leclerc, qui demeurait à l'entrée de la rue Saint-André. Les Anglais la firent murer, et on ne la rouvrit qu'en 1539. C'est par là que, le jour de la Saint-Barthélémy, les chefs protestants s'échappèrent de Paris; enfin, elle fut démolie en 1672.

    A l'entrée de la rue Saint-André se trouvait une église de même nom, bâtie en 1212, agrandie et refaite en 1660, et qui occupait l'emplacement d'une antique chapelle élevée dans le jardin des Thermes par quelque roi mérovingien. Le fameux ligueur Aubry fut curé de cette église. L'historien de Thou y avait sa sépulture, monument précieux de François Augier, ainsi que Jacques Cothier, le savant Tillemont, le jurisconsulte Dumoulin, Henri d'Aguesseau (père du chancelier), Lamothe-Houdard, le président Cousin, l'abbé Lebatteux, le savant André Duchesne, le généalogiste d'Hozier, l'illustre graveur Robert Nanteuil, le prince de Conti, qui fut élu roi de Pologne, et sa mère, nièce de Mazarin, «la fleur des dames de la cour, dit Guy Patin, en sagesse, en piété, en probité.» L'épitaphe de cette sainte princesse, ainsi que l'appelle madame de Sévigné, disait que, «durant la famine de 1662, elle avait vendu toutes ses pierreries pour nourrir les pauvres du Berry, de la Champagne et de la Picardie.» L'église Saint-André était bien délabrée quand la révolution (p.361) arriva; elle servit aux stupidités du culte de la Raison et à des clubs révolutionnaires, et fut démolie en 1807. Son emplacement est occupé par une place assez laide, qui demande une fontaine pour l'assainir et l'égayer.

    La rue Saint-André, aujourd'hui habitée par des étudiants, des libraires, des aubergistes, était autrefois une rue du grand monde et de la noblesse. On y trouvait les hôtels du cardinal Bertrand, près de la rue de l'Hirondelle; des comtes d'Eu et du chancelier Poyet, près de la rue Pavée; d'Orléans, appartenant au frère de Charles VI, et allant de la rue de l'Éperon à la porte Bucy. Ce dernier hôtel fut habité par Valentine de Milan, lorsqu'elle vint demander justice du meurtre de son époux. Louis XI en donna une partie à Jacques Coitier, qui s'en fit une belle maison, dont nous avons parlé ailleurs 268.

    Dans cette rue était encore: le collége d'Autun, fondé en 1348 et transformé en 1767 en école gratuite de dessin; la maison du président Lecoigneux, «l'une des plus belles de Paris, dit Tallemant, mais depuis on a bien raffiné.» Au nº 38 a demeuré l'écrivain royaliste Royou; au nº 40, Billaud-Varennes.

    La rue de Bucy ou Bussy continue la rue Saint-André et aboutit à la place Sainte-Marguerite. C'est dans cette rue qu'était le jeu de paume de la Croix-Blanche, où Molière ouvrit son Théâtre illustre en 1650. C'est aussi à l'entrée de cette rue que les massacres de septembre ont commencé: cinq voitures, qui conduisaient des prêtres à la prison de l'Abbaye, furent arrêtées et quatre des prisonniers égorgés. Cette horrible scène eut lieu presque en face du cabaret Landelle, où se réunissaient Collé, Panard, Crébillon fils, et qui avait retenti de tant de joyeux refrains.

    A la place Sainte-Marguerite commence la rue du Four, qui doit son nom à un four banal de l'abbaye Saint-Germain (p.362) et qui n'a rien de remarquable; elle aboutit au carrefour de la Croix-Rouge, ainsi appelé d'une croix jadis élevée dans ce lieu, qui est l'un des plus fréquentés de Paris. Là commence la rue de Sèvres, qui ne date que du XVIe siècle et qui s'appelait autrefois de la Maladrerie et des Petites-Maisons, à cause d'un hôpital dont nous parlerons. Cette rue, très-large et qui n'a été peuplée que dans le siècle dernier, ressemble à un faubourg et contient principalement des hospices et des maisons religieuses:

    1º L'église et la communauté de l'Abbaye-aux-Bois.--Cet humble édifice ne tire pas son nom des bois qui ont peut-être existé dans ces lieux; il ne date que de 1650, où Anne d'Autriche le fit construire pour donner asile à des religieuses de Picardie, lesquelles avaient été chassées de leur véritable Abbaye-aux-Bois par les incursions des Espagnols. Il est occupé aujourd'hui par des religieuses du Sacré-Cœur de Jésus, qui y ont établi un pensionnat et une maison de retraite pour des dames veuves. C'est là que, depuis 1816, se sont retirées un grand nombre de femmes célèbres sous la République et sous l'Empire, pour se consoler dans la religion de leur beauté, de leur jeunesse, de leur fortune perdues. C'est là qu'a régné jusqu'en 1849, époque où elle est morte, une femme qui a joué un rôle extraordinaire sous le Directoire et le Consulat par sa beauté pour ainsi dire mythologique et les hommages presque fanatiques dont elle fut l'objet: madame Récamier, cette illustre amie de madame de Staël et de Benjamin Constant, s'était retirée à l'Abbaye-aux-Bois après la restauration des Bourbons, qui la rappelèrent de l'exil, et son salon devint bientôt aussi célèbre que jadis son splendide hôtel de la Chaussée-d'Antin 269. Ce cénacle, où n'était admise que la fleur du royalisme et de la mysticité, a eu sous la Restauration une influence politique très-grande et mal connue. Après 1830, ce cercle réduisit son (p.363) influence aux choses littéraires, et il devint en quelque sorte l'hôtel Rambouillet du XIXe siècle. Chateaubriand et Ballanche y dominèrent. C'est là que se formaient toutes les réputations dans les lettres et dans les arts; c'est là que se faisaient les élections à l'Académie française.

    2º La communauté des Dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve (nº 27), fondée en 1700 et destinée à desservir les hôpitaux et à élever de pauvres orphelines. C'est un des rares établissements religieux qui ont traversé les orages de la révolution sans bouleversement.

    3º L'Hospice des Ménages.--C'était autrefois la maladrerie Saint-Germain, affectée aux lépreux; on la détruisit en 1544, et sur son emplacement la ville fit construire un hôpital «pour les mendiants incorrigibles, les personnes pauvres, vieilles et infirmes, les fous, etc.» Cet hôpital, appelé vulgairement, les Petites-Maisons, renfermait environ quatre cents malheureux. Depuis 1801, il est devenu une maison de retraite pour les vieillards des deux sexes mariés, et il en renferme dix-huit cents, partagés en trois classes: ménages ayant versé une somme de 3,200 francs; veufs ayant versé une somme de 1,600 francs; veufs ayant versé une somme de 1,000 francs.

    4º L'Hospice des Incurables-Femmes.--En 1637, une veuve, Marguerite Rouillé, un prêtre, Jean Joullet, et le cardinal de la Rochefoucauld fondèrent cet hospice pour les pauvres des deux sexes attaqués de maladies incurables, ou, comme le dit l'ordonnance de fondation, «pour ceux qui, privés de fortune et de secours, n'ont pas même la consolation d'entrevoir un terme aux maux dont ils sont affligés.» En 1802, on transféra les hommes dans le faubourg Saint-Martin, et l'établissement est resté affecté aux femmes, dont le nombre s'élève à six cents. Dans l'église est le tombeau du cardinal de la Rochefoucauld, de Camus, évêque de Belley, du financier Lambert, commis d'un trésorier (p.364) de l'épargne, qui mourut à trente-sept ans, ayant gagné quatre millions. Là mourut aussi Mme de La Sablière en 1693.

    5º La Maison des Prêtres de la Mission ou Lazaristes--Cette congrégation, qui était avant la révolution dans la rue Saint-Victor, a été rétablie en 1816. La chapelle est sous l'invocation de Saint-Vincent-de-Paul.

    6º Le couvent des chanoinesses de Notre-Dame, vulgairement appelé des Oiseaux: c'est une maison d'éducation très-renommée.

    7º L'Hôpital des Enfants malades.--C'était autrefois la communauté des Filles de l'Enfant-Jésus, fondée en 1735 par le curé Languet de Gergy. Voici ce que Mercier dit de cet établissement: «Plus de huit cents pauvres femmes et filles y trouvent une retraite et la nourriture en filant du coton et du lin. Elles gagnent leur vie par le travail et on leur donne l'instruction. On nourrit dans une basse-cour des bestiaux qui donnent du lait à plus de deux mille enfants; on y entretient une boulangerie qui fournit par mois plus de cent mille livres de pain aux pauvres, etc.» Cette maison fut convertie, en 1792, en hospice pour les orphelins, et, en 1802, en hôpital pour les enfants malades. Il renferme six cents lits.

    8º L'Hôpital Necker.--C'était autrefois le couvent des Bénédictines de Notre-Dame-de-Liesse, qui fut supprimé en 1779; madame Necker acheta la maison et y fonda un hôpital, qui renferme aujourd'hui trois cent vingt lits.

    La rue de Sèvres aboutit à la barrière de même nom, près de laquelle est l'abattoir de Grenelle. C'est dans cet abattoir qu'a été percé par M. Mulot le puits artésien, qui va chercher l'eau jaillissante au-dessous de la grande masse de craie sur laquelle repose Paris, à 548 mètres de profondeur. Ce travail a duré sept ans (1834-1841) et donne un million de litres d'eau par vingt-quatre heures, lesquels sont distribués au (p.365) moyen des réservoirs de l'Estrapade dans le quartier Saint-Jacques.

    Voici les rues les plus remarquables qui débouchent dans les rues Saint-André-des-Arts, de Bussy, du Four, de Sèvres:

    1º Rue Hautefeuille.--Elle doit son nom aux grands arbres qui se trouvaient jadis sur l'emplacement où elle fut construite et qui appartenaient probablement au jardin des Thermes. Ouverte dans le même temps que la rue Saint-André, elle était comme elle bordée de grands hôtels, dont il reste quelques débris: ainsi, l'hôtel des comtes de Forez, au coin de la rue Pierre-Sarrazin; l'hôtel Joly de Fleury, au coin de la rue des Deux-Portes, etc. A l'extrémité de cette rue était le collége ou prieuré des Prémontrés, fondé en 1252, et dont il reste une chapelle transformée en café.

    2º Rue Gît-le-Cœur.--Cette rue était autrefois nommée, d'un de ses habitants, Gilles-Queux, d'où est venue par altération la dénomination actuelle. Au coin de la rue de l'Hirondelle se trouvait un hôtel qui avait appartenu à Louis de Sancerre, connétable de France, et qui fut acheté par François Ier pour sa maîtresse, la duchesse d'Étampes. Il s'étendait jusqu'à la rue de Hurepoix 270, et le monarque fit reconstruire toute la partie voisine de cette rue, dont il forma un petit palais. «Les peintures à fresque, dit Saint-Foix, les tableaux, les tapisseries, les salamandres (c'était le corps de la devise de François Ier), accompagnés d'emblèmes et de tendres et ingénieuses devises, tout annonçait dans ce petit palais et cet hôtel le dieu et les plaisirs auxquels ils étaient consacrés.» «De toutes ces devises, dit Sauval, que j'ai vues il n'y a pas encore longtemps, je n'ai pu me ressouvenir que de celle-ci: c'était un cœur enflammé, placé entre (p.366) un alpha et un oméga, pour dire apparemment: Il brûlera toujours!» «Le cabinet de la duchesse d'Étampes, continue Saint-Foix, sert à présent d'écurie à une auberge qui a retenu le nom de la Salamandre; un chapelier fait sa cuisine dans la chambre du lever de François Ier, et la femme d'un libraire était en couches dans son petit salon des délices, lorsque j'allai pour examiner les traces de ce palais.» Cette partie de l'hôtel d'Étampes existe encore au moins en débris; quant à celle qui était au coin de la rue Hurepoix, elle devint l'hôtel d'O et appartint au chancelier Séguier: c'est là que, dans les barricades de 1648, ce magistrat se sauva à toute peine: «Le peuple rompit les portes, dit le cardinal de Retz, y entra avec fureur, et il n'y eut que Dieu qui sauva le chancelier et l'évêque de Meaux, son frère, à qui il se confessa, en empêchant que cette canaille, qui s'amusa de bonne fortune pour lui à piller, ne s'avisât de forcer une petite chambre dans laquelle il s'était caché 271.» Cet hôtel prit ensuite le nom de Luynes, et fut détruit vers la fin du règne de Louis XIV.

    3º Rue des Grands-Augustins, ainsi appelée d'un couvent situé près de la Seine et dont nous avons parlé ailleurs 272. Elle se nommait au XIIIe siècle rue des Écoles-Saint-Denis, à cause d'un collége bâti par les religieux de Saint-Denis et qui occupait l'emplacement de la rue Christine.

    Dans la rue des Grands-Augustins débouche la rue de Savoie, qui a été ouverte sur l'emplacement de l'ancien hôtel d'Hercule, lequel occupait sur le quai l'espace compris entre les rues Pavée et des Grands-Augustins. Cet hôtel, après avoir servi à loger Philippe-le-Beau lorsqu'il vint en France en 1419, fut donné par François Ier au chancelier Duprat, qui l'orna de peintures et d'objets d'art et y reçut souvent le roi-chevalier. Ce fut là que Nantouillet, prévôt de Paris, (p.367) petit-fils de Duprat, festoya malgré lui Charles IX, le duc d'Anjou (Henri III) et le roi de Navarre (Henri IV), et que les joyeux convives firent, après souper, piller et dévaster la maison par leurs valets: «La vaisselle d'argent et les coffres furent fouillés, dit L'Estoile, et disoit-on dans Paris qu'on lui avoit volé plus de 50,000 livres.» L'hôtel d'Hercule, quelque temps après, fut détruit, et sur son emplacement on construisit l'hôtel de Savoie ou de Nemours, qui fut lui-même démoli, en 1671, pour ouvrir la rue de Savoie.

    4º Rue Dauphine.--Elle a été ouverte en 1607 sur les jardins du couvent des Augustins, pour servir de débouché au Pont-Neuf. Son nom lui a été donné en l'honneur du dauphin, qui fut Louis XIII. En 1792, ce nom fut changé en celui de Thionville en l'honneur du siége de cette ville. C'est une des rues les plus populeuses et les plus fréquentées de Paris. Au nº 50 on voit une plaque de marbre noir placée en 1672 par l'édilité parisienne pour indiquer la situation de la porte Dauphine qui appartenait à l'enceinte de Philippe-Auguste 273. La petite rue Contrescarpe a été ouverte sur l'emplacement du rempart.

    5º Rues Mazarine et de l'Ancienne-Comédie.--La rue Mazarine, qui tire son nom du fondateur du collége des Quatre-Nations, était appelée autrefois des Fossés-de-Nesle, parce qu'elle a été construite sur le fossé de l'enceinte de Philippe-Auguste qui bordait l'hôtel de Nesle. Dans cette rue, sur l'emplacement du passage du Pont-Neuf, était un jeu de paume où fut établi en 1669 le premier théâtre de l'Opéra: la première pièce qui y fut jouée fut la Pomone de Perrin et (p.368) Lambert. A la mort de Molière (1673), Lulli, qui venait d'obtenir le privilége de l'Opéra, déposséda la Comédie Française de la salle du Palais-Royal, où l'Académie royale de musique fut placée, et la troupe de Molière vint remplacer l'Opéra dans le Jeu de paume de la rue Mazarine. Elle y resta quatorze ans, et en 1687, fut contrainte, sur les réclamations du collége des Quatre-Nations, de chercher un autre local 274. Elle (p.369) s'installa alors dans un jeu de paume de la rue des Fossés-Saint-Germain, dont nous allons parler.

    6º La rue des Fossés-Saint-Germain, qu'on appelle aujourd'hui de l'Ancienne-Comédie, a été ouverte en 1560 sur l'emplacement de la muraille de Philippe-Auguste. En 1687, la Comédie-Française ayant acheté dans cette rue le jeu de paume de l'Étoile, y bâtit, sur les dessins de d'Orbay, une belle salle, qui fut ouverte le 18 avril 1689 et qui portait pour inscription: Hôtel des comédiens du roi, entretenus par Sa Majesté. Elle y resta jusqu'en 1770; c'est là que furent jouées les pièces de Voltaire; c'est là que furent applaudis Lekain, Lecouvreur, Clairon, etc. En face du théâtre et à la même époque, s'établit le café Procope, le premier endroit public qui ait été accommodé à l'usage des riches et qui eut pour habitués presque tous les écrivains du XVIIIe siècle, Voltaire, Lamothe, Piron, Marmontel, Duclos, Fréron, etc. C'était une sorte de succursale de l'Académie française, plus puissante que cette compagnie, où se traitaient toutes les questions littéraires, se décidaient les succès, se faisaient les réputations. Ce café existe encore. En 1770, la Comédie-Française quitta la rue des Fossés pour aller aux Tuileries, en attendant la construction de la salle de l'Odéon. Son théâtre devint une maison particulière.

    7º Rue de Seine.--C'était autrefois un chemin de la porte Bucy à la Seine et qui commença à être bâti dans le XVIe siècle. On y trouvait: 1º l'hôtel de la reine Marguerite, dont la face principale était sur le quai Malaquais et dont les restes furent habités, dans le XVIIIe siècle, par la famille Gilbert des Voisins: 2º l'hôtel de la Rochefoucauld-Liancourt, bâti par les comtes de Montpensier, et qui appartint au duc de Bouillon, père de Turenne; il était fréquenté, du temps de Louis XIV, par la noblesse et les gens de lettres. Sur son emplacement on a ouvert la rue des Beaux-Arts.

    Dans la rue de Seine débouche la rue des Marais, l'une des (p.370) premières qui aient été bâties dans le petit Pré-aux-Clercs; elle était surtout habitée par des huguenots; aussi, et plusieurs fois, la populace catholique y fit des expéditions et saccagea les maisons. C'est là que demeurait Des Yveteaux, poëte ridicule du temps de Louis XIII et dont Tallemant des Réaux dit: «En ce temps là, il n'y avait rien de bâti au delà de cette rue: on appelait des Yveteaux, à cause de cela, le dernier des hommes» Au nº 19 a demeuré mademoiselle Lecouvreur, dans une maison qui, dit-on, fut habitée par Racine: c'est là qu'elle recevait Fontenelle, Voltaire, Dumarsais, le maréchal de Saxe; c'est là qu'elle est morte en 1730; son appartement fut ensuite occupé par mademoiselle Clairon. Dans la rue des Marais était, pendant la révolution, l'imprimerie de Prudhomme, dont le journal, les Révolutions de Paris, a eu une si grande influence sur les événements de cette époque.

    8º Place Sainte-Marguerite.--Sur cette place était encore, il y a deux ou trois ans, la prison de l'Abbaye, qui faisait autrefois partie de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés.

    L'église Saint-Germain-des-Prés fut fondée en 543 par Childebert Ier, à la prière de saint-Germain, évêque de Paris, sur les ruines d'un petit temple d'Isis qui s'élevait dans des prés souvent inondés par la Seine. Elle portait d'abord le nom de Sainte-Croix et de Saint-Vincent, et prit ensuite celui de Saint-Germain, qui la dédia en 558 et y fut enterré en 576 dans un oratoire attenant à l'église et dédié à Saint-Symphorien. C'était alors le plus beau monument de Paris; mais il ressemblait plutôt à une citadelle qu'à une basilique, ayant la forme d'une croix, dont trois extrémités étaient garnies de trois grosses tours carrées: la principale existe encore à l'entrée de l'église, semblable au donjon d'une forteresse. La façade n'était ornée que par un porche très-bas qui a été reconstruit dans le XVIe siècle, et dont la voûte portait huit (p.371) statues qu'on croit contemporaines de la fondation. Elles représentaient Clotaire, Ultrogothe, Childebert, Clodomir, Clotilde, Clovis et Saint-Remy. Quant à l'intérieur, «les arceaux de chaque fenêtre, dit un contemporain, étaient supportés par des colonnes de marbre très-précieux. Des peintures rehaussées d'or brillaient au plafond et sur les murs. Les toits, composés de lames de bronze doré, frappés par le soleil, éblouissaient les yeux. Aussi, d'après sa magnificence, appelait-on cet édifice le palais doré de Germain.» Childebert fut enterré dans la basilique qu'il avait fondée, et après lui, Ultrogothe, sa veuve, et ses deux filles, Chilpéric Ier, Frédégonde, dont le tombeau très-curieux se trouve aujourd'hui à Saint-Denis, Clotaire II et sa femme, et plusieurs autres princes francs. La plupart de ces tombeaux étaient dans le chœur avec ceux de plusieurs abbés; quant à celui de Saint-Germain, après avoir été transporté dans le sanctuaire par Pépin-le-Bref, il fut mis, en 1408, dans une châsse très-riche placée au-dessus du grand autel et qui était un monument d'orfévrerie.

    Pillée deux fois par les Normands et presque détruite en 861, l'église fut réparée par l'évêque Gozlin en 869 et de nouveau dévastée en 885. Elle resta en ruines jusqu'à la moitié du Xe siècle, où elle fut reconstruite presque entièrement par l'abbé Morard, qui mourut en 990 et dont le tombeau a été retrouvé au-dessous du maître-autel. Alors furent rebâties les deux tours latérales, la flèche de la tour d'entrée, le chœur, etc. Mais cette réédification ne fut terminée qu'en 1163, époque à laquelle le pape Alexandre III fit de nouveau la dédicace de l'église. Telle était d'ailleurs la solidité primitive de l'édifice, que, malgré toutes les dévastations et réparations qu'il venait de subir, il ne perdit pas le caractère imposant qu'il avait à l'époque de sa fondation; et encore bien que les réparations modernes, surtout celles du XVIIe siècle, lui aient été plus nuisibles, sous le rapport de l'art, (p.372) que le marteau des Normands, il doit être regardé comme la relique la plus précieuse du vieux Paris. Sa partie la plus ancienne et la plus curieuse, après la tour d'entrée, est la nef, formée par cinq arcades en plein cintre, dont les piliers, composés de quatre colonnes de dimension différente, ont des chapiteaux chargés d'ornements bizarres, de fleurs, d'oiseaux, d'animaux chimériques: ces sculptures datent du Xe siècle.

    Outre les tombeaux des princes mérovingiens dont nous avons parlé, cette église possédait des tombeaux modernes: celui de Jean Casimir, roi de Pologne, qui fut abbé de Saint-Germain-des-Prés; celui du cardinal de Furstemberg, autre abbé de Saint-Germain, qui fit de grandes reconstructions dans l'abbaye; celui de Pierre Danet, le plus ancien des lecteurs du Collége de France; celui d'Eusèbe Renaudot, celui de la famille de Douglas, etc. En outre, elle possédait un riche trésor en vases précieux, ornements, reliques, croix, antiquités, et qui fut dévasté en 1793 275.

    L'abbaye, qui fut fondée en même temps que l'église, comprenait un vaste enclos dont l'emplacement serait borné aujourd'hui par les rues Jacob, Saint-Benoît, Sainte-Marguerite et de l'Échaudé. Ses bâtiments, détruits par les Normands, furent reconstruits dans le Xe siècle par l'abbé Morard. Au XIVe siècle, ils furent enveloppés d'une haute muraille crénelée, soutenue par des piliers garnis de tourelles et défendue de loin en loin par de grosses tours rondes; les fossés étaient remplis d'eau au moyen d'un canal dérivé de la rivière, large de quatre-vingts pieds, et qui occupait l'emplacement de la rue des Petits-Augustins. Les entrées principales étaient: 1º vers l'emplacement de la prison militaire de l'Abbaye, où étaient un fossé et un pont-levis conduisant à la porte méridionale de l'église; 2º du côté de la rue Saint-Benoît, où était une porte dite Papale; flanquée (p.373) de deux tours rondes; 3º du côté de la rue Furstemberg. Dans l'enceinte de cet enclos se trouvaient, outre l'église et les bâtiments conventuels, la chapelle Saint-Symphorien, qui servait de paroisse aux artisans réfugiés dans l'enclos, une sacristie, un cloître, enfin deux monuments admirables de Pierre de Montreuil: le réfectoire, où l'on établit dans le XVIIe siècle la bibliothèque; la chapelle de la Vierge, où l'architecte de la Sainte-Chapelle et de Saint-Martin-des-Champs avait été dignement inhumé.

    L'abbaye Saint-Germain relevait immédiatement du saint-siége: c'était une des plus riches et des plus illustres du monde chrétien. L'abbé jouissait, au XVIIIe siècle, d'un revenu de 172,000 livres, et l'abbaye d'un revenu de 350,000. Elle possédait féodalement dans le moyen âge plus de la moitié du Paris méridional, et tenait sous sa juridiction temporelle et spirituelle tout le faubourg Saint-Germain. En conséquence, elle avait de fortes prisons, une échelle patibulaire, où se firent de nombreuses exécutions, un pilori, devant lequel quatre protestants furent exécutés en 1557. Comme place forte, elle a joué un très-grand rôle dans l'histoire de Paris et fut plusieurs fois prise et pillée: ainsi, dans la révolte des Maillotins, on y poursuivit les juifs et les collecteurs d'impôts, qui y furent en partie massacrés.

    Dès le XIe siècle, et à l'ombre de ses fortes murailles, un bourg, composé de ruelles étroites et tortueuses, s'était formé autour de l'abbaye, et il était habité principalement par les vassaux et les valets des moines. Ce bourg, composé des rues du Four, des Boucheries et de toutes les petites rues qui avoisinent aujourd'hui le marché Saint-Germain, fut plusieurs fois ravagé par les guerres civiles ou étrangères; il fut souvent attaqué par les écoliers de l'Université, dont les querelles avec l'abbaye furent incessantes et dont le récit suffirait à remplir des volumes; enfin, il devint, pendant les guerres (p.374) de religion, le refuge des protestants, qui y avaient formé une petite Genève. A la fin du XVIe siècle, on le reconstruisit presque entièrement; des rues nouvelles y furent ouvertes, de belles maisons bâties, et, au milieu du XVIIe siècle, il commença à devenir un quartier nouveau, qui prit une grande extension et dont nous parlerons plus tard. Alors l'abbaye se dépouilla de son aspect sinistre des temps féodaux; elle détruisit ses murailles, combla ses fossés, ouvrit son enclos par quatre portes qui ne se fermaient jamais et qui étaient situées: à l'entrée de la rue Bourbon-le-Château, dans la rue Sainte-Marguerite; à l'entrée de la rue d'Erfurth (ses débris ont été détruits récemment); dans la rue Saint-Benoît (la porte existe encore); dans la rue Furstemberg, près de la rue du Colombier, où l'on en voit des restes. Un palais abbatial avait été commencé en 1585 par le cardinal-abbé de Bourbon; il fut achevé par le cardinal-abbé de Furstemberg, et il en reste une partie dans la rue de l'Abbaye. En 1631, on éleva la prison abbatiale, transformée depuis en prison militaire aujourd'hui détruite; en 1699, on construisit sur l'emplacement des fossés les rues Abbatiale et Cardinale, et, en 1715, les rues Childebert et Sainte-Marthe. Dans le même temps, l'abbaye, qui, depuis sa fondation, était indépendante de l'évêque et des magistrats de Paris, eut sa juridiction temporelle et spirituelle réduite à l'enclos, et les Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur ayant été introduits dans ce couvent, qui avait besoin d'une réforme, «avec eux entrèrent la religion, la science, la méditation, les recherches savantes, les travaux d'érudition, la renommée et la gloire.» Alors fut établie par les soins de Montfaucon, dans le réfectoire de Pierre de Montreuil, une magnifique bibliothèque et un cabinet d'antiquités, qu'on livra au public et qui s'enrichirent des collections du géographe Baudrand, de l'abbé d'Estrées, de Renaudot, de Coislin, évêque de Metz, etc.

    A (p.375) l'époque de la révolution, l'abbaye devint le théâtre de sanglants événements. On fit de la prison abbatiale une prison politique, où l'on entassa les royalistes arrêtés après le 10 août et les Suisses qui avaient combattu dans cette journée. C'est par cette prison que commencèrent les massacres de septembre: cent trente et un prisonniers y furent égorgés, quatre-vingt-dix-sept délivrés «par le jugement du peuple.» Plus tard, elle reçut d'autres victimes de nos discordes: madame Roland y fut enfermée, et c'est là qu'elle écrivit ses mémoires; Charlotte Corday y attendit sa condamnation et son supplice. Sous l'Empire, cette prison redevint prison militaire, et, sous la Restauration, on y enferma les généraux persécutés par la réaction royaliste, Belliard, Decaen, Thiard, etc. Le général Bonnaire y mourut de désespoir après sa dégradation sur la place Vendôme.

    Cependant l'abbaye avait subi de grandes et malheureuses transformations. L'église, devenue paroisse constitutionnelle en 1790, fut fermée en 1793 et changée en fabrique de salpêtre! On fit une poudrière de la jolie chapelle de la Vierge! et, celle-ci ayant fait explosion, la belle bibliothèque fut incendiée, et l'on sauva à peine les manuscrits et la moitié des livres. Quant aux bâtiments conventuels, ils furent vendus, détruits en grande partie, et, sur leur emplacement, l'on ouvrit les rues de l'Abbaye et Saint-Germain-des-Prés. La rue de l'Abbaye occupe, par son côté méridional, la place du cloître, du chapitre, de la sacristie; par son côté septentrional, la place du réfectoire et de la chapelle de la Vierge. L'église, rouverte en 1797 par les théophilanthropes, fut rendue au culte catholique en 1800. Sous la Restauration, on y transporta les tombeaux de Descartes, de Mabillon, de Montfaucon, de Boileau; on y fit de nombreuses réparations, et l'on démolit les deux tours latérales, qui menaçaient ruine. Dans ces dernières années, on a entrepris de peindre et de dorer les murs latéraux, les voûtes, le chœur, (p.376) la nef avec ses piliers si curieux, et on les a chargés d'ornements lourds et maniérés qui donnent à la basilique mérovingienne l'aspect d'un monument égyptien. C'est aujourd'hui une succursale du dixième arrondissement.

    9º Rue Montfaucon et Mabillon.--Ces rues portent les noms de savants bénédictins enterrés dans l'église Saint-Germain; elles conduisent au marché Saint-Germain, le plus élégant et le mieux distribué de Paris, qui a été ouvert en 1819 sur l'emplacement de la foire Saint-Germain. Cette foire, dont nous avons déjà parlé (t. I, p. 58), datait du XIIe siècle, et commença à devenir célèbre sous Louis XI, qui lui donna de grands priviléges. Elle durait du 3 février au dimanche des Rameaux. On sait comment elle fut, à l'époque de la Ligue, sous Henri IV et sous Louis XIII, un théâtre presque continuel de débauches, de violences, de plaisirs et d'émeutes. Sous Louis XV, «c'était un des plus singuliers et des plus brillants spectacles que Paris pût offrir aux habitants et aux étrangers. Tout ce qu'il y avait dans la ville de personnes de considération, de la première noblesse, souvent même des princes et princesses, venaient s'y rendre tous les soirs, et les rues de la foire étaient si pleines que l'on avait de la peine à s'y promener 276[95].» Ce grand bazar, dont la vaste charpente était regardée comme un chef-d'œuvre, fut incendié en 1762. On le reconstruisit; mais la foule cessa d'y aller, et il fut fermé en 1786. Sous l'Empire, on bâtit à sa place un marché avec les rues voisines qui portent les noms de bénédictins célèbres: Mabillon, auteur de la Diplomatique, mort en 1707; Félibien, auteur de l'Histoire de Paris, mort en 1719; Lobineau, auteur des Histoires de Paris et de Bretagne, mort en 1727; Montfaucon, auteur de la Collection des saints Pères et des Antiquités dévoilées, mort en 1741; Clément, auteur de l'Art de vérifier les dates, mort en 1793.

    10º (p.377) Rue du Cherche-Midi, ainsi appelée d'une enseigne. Dans cette rue, qui a le même aspect que la rue de Sèvres, étaient de nombreux couvents: les chanoines réguliers de l'ordre des Prémontrés, qui s'établirent au coin de la rue de Sèvres en 1661; le prieuré de Notre-Dame-de-Consolation, sur l'emplacement duquel a été ouverte la rue d'Assas; le couvent du Bon-Pasteur, occupé aujourd'hui par l'entrepôt des subsistances militaires, etc. Au nº 44 est mort Grégoire, l'ancien évêque de Blois; au nº 73 est mort Hullin, l'un des vainqueurs de la Bastille, gouverneur de Paris, président de la commission qui condamna le duc d'Enghien; au nº 91 est mort Garat, membre de trois assemblées révolutionnaires, ministre de la justice en 1793.

    11º Boulevard des Invalides.--Ce boulevard intérieur, qui commence à se peupler et à devenir une voie très-fréquentée, ne présente rien de remarquable que l'institution des Jeunes-Aveugles.

    Chapitre VI. Le Faubourg Saint-Germain, Les Invalides, et le Champ-de-Mars.

    § Ier. Le faubourg Saint-Germain 277.

    L'abbaye Saint-Germain a été l'origine du quartier célèbre qui porte vulgairement son nom et qui ne se compose pas, comme les faubourgs Saint-Jacques, Saint-Antoine, Saint-Martin, d'une seule grande rue populeuse, sur laquelle s'embranchent (p.378) de plus petites rues, mais d'un vaste quartier formé de trois grandes rues parallèles entre elles et à la Seine, ayant leur origine soit à l'enclos de la vieille abbaye, soit aux rues qui en étaient voisines. Ces grandes voies de communication sont les rues de l'Université, Saint-Dominique, de Grenelle, lesquelles vont, en traversant l'esplanade des Invalides, former les artères du quartier du Gros-Caillou et finir au Champ-de-Mars. Nous y ajouterons les rues de Lille et de Varennes, qui leur sont parallèles, ont la même origine et sont beaucoup moins longues.

    Tout ce vaste espace était encore, au XIVe siècle, couvert de prairies, de marais, de vignobles: la plus grande partie s'appelait le petit et le grand Pré-aux-Clercs. Le petit Pré, situé entre la Seine et le mur septentrional de l'abbaye, était borné d'autre part par le mur de la ville, entre les portes de Nesle et de Bucy, et par la petite Seine, canal dérivé de la rivière dans les fossés de l'abbaye, qui occupait l'emplacement de la rue des Petits-Augustins. Au delà de la petite Seine était le grand Pré, qui s'étendait jusqu'à la rue du Bac. Ces deux prés appartenaient à l'Université; mais, comme ils avoisinaient les terres de l'abbaye, ils furent le théâtre de rixes innombrables entre les vassaux des religieux et les écoliers de l'Université. Le petit Pré renfermait d'ailleurs un champ clos pour les combats judiciaires, et il était le lieu d'assemblées populaires qui devinrent surtout fréquentes à l'époque où Charles-le-Mauvais y venait haranguer les Parisiens. En 1540, la petite Seine fut comblée, et le petit Pré concédé à cens et à rentes pour y bâtir. Alors furent ouvertes les rues Jacob et des Marais; mais elle se bâtirent lentement; les protestants seuls vinrent les habiter, et les Parisiens allaient par curiosité les entendre chanter en chœur, dans le petit Pré, les psaumes mis en vers par Marot. Ce lieu devint, pendant la Ligue et sous Henri IV, le rendez-vous des raffinés et des duellistes. En 1600, la reine Marguerite (p.379) de Valois fit construire, dans la partie voisine de la Seine, un bel hôtel avec de grands jardins, et, vers la même époque, le couvent des Augustins ayant commencé à être bâti au delà de la petite Seine, l'Université vendit successivement ses terres du grand Pré, lesquelles furent acquises par des magistrats, Séguier, Tambonneau, Bérulle, Pithou, Lhuillier. Alors les rues de l'Université, des Saints-Pères, du Bac, etc., furent tracées, et l'on commença à y bâtir; mais elles ne furent d'abord habitées que par des gens de mauvaise vie ou qui fuyaient la justice et trouvaient sûreté dans leur isolement. «Le faubourg Saint-Germain, dit un contemporain, est comme l'égout et la sentine du royaume tout entier. Impies, libertins, athées, tout ce qu'il y a de plus mauvais semble avoir conspiré à y établir son domicile. Les coupables, à raison de leur grand nombre, y vivent dans l'impunité.» Sous le règne de Louis XIV, la noblesse commença à s'y bâtir de belles habitations, mais ce ne fut que sous Louis XV que se multiplièrent dans ce quartier ces maisons d'une architecture toute française, somptueuses et élégantes, imposantes et simples, qui ont un caractère saisissant de noblesse et d'agrément, qu'on ne retrouve nulle part, ni dans les incommodes palais d'Italie, ni dans les lourds châteaux allemands, ni dans les squares glacés de l'Angleterre; dignes demeures de l'aristocratie la plus civilisée, de la société la plus polie, la plus spirituelle qui fut jamais. La révolution n'a que faiblement modifié l'aspect de ce quartier, qui, avec ses rues droites, régulières, bien aérées, peu nombreuses, ne ressemble point aux autres parties de Paris: c'est toujours la ville de l'ancienne noblesse et des couvents, «le dernier boulevard de la vieille aristocratie, disait Napoléon, le refuge encroûté des vieux préjugés 278;» c'est seulement en plus la ville de la bureaucratie, les hôtels des (p.380) ministères étant presque tous de ce côté de la Seine. Excepté dans la rue du Bac, qui est la grande voie de communication avec la rive droite, il s'y fait peu de commerce. Les révolutions qui ont agité Paris n'ont jamais pris pour théâtre ces rues solennelles et silencieuses, et tous les événements historiques de ce quartier se sont passés dans l'intérieur de ses hôtels et sur le tapis de ses salons.

    I. Rue de Lille.--Elle a son origine à la rue des Saints-Pères et finit à la rue de Bourgogne. On l'appelait autrefois de Bourbon et elle a été nommée de Lille en 1792 en l'honneur du siége de cette ville. C'est une rue large et droite, remplie de beaux hôtels, où le commerce commence à prendre pied. On y trouve: l'hôtel de Montmorency, occupé longtemps par l'état-major de la première division militaire; les anciens hôtels de Lauraguais, de Valentinois, d'Ozembray, de Rouault; l'hôtel du maréchal Jourdan, qui y est mort en 1822; l'hôtel de Choiseul-Praslin, bâti en 1721 par le maréchal de Belle-Isle, l'une des plus magnifiques habitations de Paris; l'hôtel d'Eugène de Beauharnais (nº 86), qui fut habité par le roi de Prusse en 1814; l'hôtel qui servit de demeure au maréchal Mortier; l'hôtel Masséna, où est mort en 1817 le vainqueur de Zurich: les nouveaux hôtels de Noailles et de Mortemar; les anciens hôtels de Forcalquier, de Grammont, du Maine, d'Humières, de Bentheim, etc. Dans cette rue ont demeuré: au nº 34, le peintre Carle Vernet; au nº 60, le conventionnel Garnier de l'Aube; au nº 63, mademoiselle Clairon, qui y est morte en 1803; enfin, au nº 75, madame de Tencin: là se tenait ce cercle si redoutable par ses attaques satiriques et que fréquentaient Marmontel, Marivaux, Fontenelle, Helvétius, etc.

    Les principales rues qui débouchent dans la rue de Lille sont:

    1º Rue des Saints-Pères, dont l'ancien nom était Saint-Pierre: elle l'avait pris d'une chapelle qui servait de paroisse aux (p.381) domestiques et vassaux de l'abbaye Saint-Germain, et près de laquelle les frères de Saint-Jean-de-Dieu ou de la Charité 279 fondèrent en 1606 un hôpital, qui a été agrandi et renferme cinq cents lits. Dans cette rue se trouve l'école des ponts et chaussées. Au nº 13 a demeuré Dupont de l'Eure, et au nº 46, Augereau.

    2º Rue du Bac.--Son nom lui vient d'un bac établi vers l'an 1550 à la place où est aujourd'hui le pont des Tuileries. C'est une rue très-fréquentée et aussi commerçante que populeuse. On y trouve:

    1º L'église et la communauté des Missions étrangères, fondées en 1663, par Bernard de Sainte-Thérèse, pour propager la religion chrétienne dans les contrées sauvages. Cet établissement, supprimé en 1792, fut rétabli en 1804; il envoie des missionnaires dans l'Inde, dans la Chine, dans l'Océanie. Nous avons parlé ailleurs 280 du rôle politique qu'a joué cette maison pendant la Restauration. L'église est une succursale du dixième arrondissement.

    2º La communauté des sœurs de la Charité, qui occupe l'ancien hôtel de la Vallière. Cette institution, fondée par Saint-Vincent-de-Paul en 1633, est destinée aux soins des malades et des pauvres, et à l'instruction des jeunes filles; il n'en est pas de plus populaire et de plus respectée. Les sœurs de la Charité, au nombre de 2,500, desservent trois cents maisons en France, et, à Paris, douze hôpitaux et trente écoles.

    On trouvait jadis dans la rue du Bac: les couvents des Filles de la Visitation, fondé en 1673; de l'Immaculée Conception ou des Récollettes, fondé en 1637; l'hôpital des Convalescents, (p.382) fondé en 1628 par madame de Bullion et supprimé en 1792. «On y admettait, dit Piganiol, les convalescents sortis de la Charité, excepté les prêtres, les soldats et les laquais, exclusion bien singulière!»

    Il serait trop long d'indiquer les grandes maisons de cette rue et les hommes historiques qui les ont habitées: nous dirons seulement qu'au nº 84 est l'hôtel Galiffet, où était le ministère des affaires étrangères sous l'Empire, et que, parmi ses habitants célèbres, on peut citer Lanjuinais, Chateaubriand, Labédoyère, M. Dupin, M. de Montalembert.

    II. Rue de l'Université.--Elle commence à la rue de Seine sous le nom de rue Jacob et finit au Champ-de-Mars. Son nom lui vient de l'Université, à qui appartenait le grand Pré-aux-Clercs. On n'y trouve d'autre édifice remarquable que le palais du Corps législatif dont nous avons parlé ailleurs 281, et la place qui s'ouvre devant ce palais: cette place est ornée d'une statue de la loi.

    Les anciens hôtels de cette rue étaient: hôtels de Guéménée, de Villeroy, d'Aligre, de Mortemart, de Montesquieu, de Soyecourt, de Mailly, de Périgord, qui appartient aujourd'hui au maréchal Soult; de Noailles, aujourd'hui occupé par le Dépôt de la guerre, etc. Au nº 17 demeurait en 1830 le maréchal de Bourmont; au nº 18 demeurait en 1808 Chauveau-Lagarde; au nº 82 a demeuré M. de Lamartine; au nº 90 M. le duc de Broglie, etc. Enfin, dans cette rue demeurait, en 1792, Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun, le général Arthur Dillon, le général Montesquiou, etc.

    Dans la rue de l'Université aboutit la rue des Petits-Augustins, qu'on appelle aujourd'hui Bonaparte, et qui se prolonge sous ce nom jusqu'à la rue de Vaugirard.

    Cette rue, ouverte en 1600 sur l'emplacement du canal de la petite Seine, a pris son nom des Augustins que Marguerite de Valois fit (p.383) venir pour desservir une chapelle voisine de son palais. Cette princesse leur concéda six arpents de terre qu'elle avait acquis de l'Université dans le grand Pré, et sur lesquels ils bâtirent en 1625, avec le produit des quêtes faites dans Paris, un couvent et une église. Cette église renfermait les tombeaux du peintre Porbus, du favori de Gaston d'Orléans, Puylaurens, de la famille Leboulanger, etc. En 1791, on fit du couvent des Augustins un dépôt d'objets d'art enlevés aux églises détruites, et ce dépôt devint, sous la direction d'Alex. Lenoir, le Musée des monuments français, qui fut ouvert le 1er septembre 1795. Huit grandes salles renfermaient plus de cinq cents monuments, statues, tableaux, bas-reliefs, antiquités, curiosités; l'église, le cloître, les cours, les escaliers, les balcons, les façades, tout était plein de débris disposés avec art et dans l'ordre chronologique; enfin, les jardins, élégamment dessinés, étaient ornés de tombeaux d'hommes illustres, parmi lesquels Abeilard, Descartes, Turenne, Molière, La Fontaine, Boileau, etc. En 1816, on détruisit ce musée précieux, et les monuments qu'il renfermait furent donnés à l'abbaye Saint-Denis, à diverses églises et même à des cimetières; en même temps, l'on ordonna la construction d'un palais pour l'école des Beaux-Arts. Ce palais a été commencé en 1819 sur les dessins de M. Debret et continué par M. Duban. Dans la première cour est la façade du château d'Anet, œuvre de Philibert Delorme; elle sert de frontispice à l'ancienne église des Augustins, transformée en musée où l'on trouve des modèles en plâtre, des chefs-d'œuvre de sculpture et une copie du Jugement dernier de Michel-Ange. La première cour est séparée de la seconde par la porte du château de Gaillon et par d'autres fragments précieux de la sculpture française. La face principale du musée des études est décorée de colonnes, médaillons, fragments antiques, des portraits en relief de Philibert Delorme, Jean Goujon, Poussin et Lesueur. On (p.384) trouve dans l'intérieur des galeries destinées à des expositions de peinture, de sculpture et d'architecture, une collection des empreintes des sceaux royaux depuis Clovis, des modèles de monuments antiques, un grand amphithéâtre dont l'hémicycle a été peint par Paul Delaroche, etc.

    Dans la rue des Petits-Augustins ont demeuré Vicq d'Azyr, le général Beauharnais, le malheureux amiral Dumont d'Urville, etc.

    III. Rue Saint-Dominique.--Elle commence à la rue Taranne, qui lui sert de prolongement jusqu'à la rue Saint-Benoît, et finit au Champ-de-Mars. On l'appelait jadis le Chemin aux Vaches, et elle a pris son nom actuel des Dominicains qui s'y établirent en 1632.

    Les édifices publics qu'elle renferme sont:

    1º L'église Saint-Thomas-d'Aquin, bâtie de 1682 à 1740 pour le couvent-noviciat des dominicains réformés, couvent qui avait été fondé par Richelieu et qui a produit des hommes célèbres, le peintre André, l'architecte du pont des Tuileries, Romain, etc. Cette église, qui est richement ornée, est la paroisse du dixième arrondissement.

    2º Le Dépôt central d'artillerie, situé dans les bâtiments du couvent des Dominicains et comprenant des ateliers de précision et de modèles d'armes, des archives, plans et cartes, un musée d'artillerie, etc. Ce musée, fondé le 24 floréal an II, renferme une collection très-précieuse des armes de tous les temps et de tous les pays; il fut dévasté en 1815 par les alliés, et en 1830 par les insurgés parisiens, qui cherchaient des armes; mais ses pertes ont été réparées, et il renferme aujourd'hui plus de quatre mille armes, modèles, machines, etc.

    3º Le ministère des travaux publics, établi dans l'ancien hôtel Molé, bâti par le maréchal de Roquelaure.

    4º Le ministère de la guerre, établi dans les bâtiments du couvent des Filles Saint-Joseph. Ce couvent avait été fondé en 1640 (p.385) «pour apprendre aux orphelines pauvres les ouvrages convenables à leur sexe jusqu'à ce qu'elles fussent en état d'être mariées, ou d'entrer en religion, ou de se mettre en service.» Il fut reconstruit en 1684 par les soins de madame de Montespan, qui s'y était réservé un appartement et y habita souvent. Cet appartement fut occupé, dans le siècle suivant, par madame du Deffant.

    5º L'hôtel du ministre de la guerre, bâti en 1730 par la duchesse de Mazarin, qui le céda à la princesse de Conti, dont il prit le nom. Il était habité en 1788 par le cardinal de Brienne. Lorsque ce ministre donna sa démission, une foule de jeunes gens se porta devant son hôtel et y brûla un mannequin à son effigie; les troupes cernèrent la rue Saint-Dominique, tirèrent sur cette foule et firent un grand nombre de victimes. Sous l'Empire, cet hôtel fut habité d'abord par Lucien Bonaparte, ensuite par la mère de Napoléon.

    6º L'église Sainte-Clotilde, église nouvelle presque achevée, de style gothique, sur la place Belle-Chasse. Cette place a été ouverte sur les jardins du couvent des chanoinesses du Saint-Sépulcre.

    7º L'église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, succursale du dixième arrondissement.

    8º L'hôpital militaire du Gros-Caillou, fondé en 1765 par le duc de Biron pour les gardes-françaises.

    Outre ces monuments, on trouve encore dans cette rue les hôtels de Luynes, bâti par la fameuse duchesse de Chevreuse; de Broglie, au coin de la rue Bellechasse, bâti en 1704 par le comte de Broglie, maréchal de France; de Châtillon, de Guerchy, de Poitiers, de Lignerac, de Comminges, de Seignelay, de Caraman, de Montpensier, etc. Le plus magnifique est l'ancien hôtel Monaco, depuis hôtel de Wagram, transformé récemment par le banquier Hope en un palais qui est l'habitation la plus somptueuse de Paris.

    Au (p.386) coin des rues Taranne et Saint-Benoît a demeuré Diderot pendant trente ans: au nº 12 de la rue Taranne était l'hôtel du baron d'Holbach; au nº 51 de la rue Saint-Dominique est mort en 1807 le baron de Breteuil; au nº 54, le maréchal Kellermann; au nº 105, le maréchal Davout, etc. Au nº 167 demeurait le conventionnel Goujon, qui se tua après les journées de prairial.

    IV. Rue de Grenelle, qui commence au carrefour de la Croix-Rouge et finit au Champ-de-Mars. Son nom lui vient, d'une garenne (garanella) qu'y possédait l'abbaye Saint-Germain. «On peut regarder cette rue, dit Jaillot, comme une belle avenue qui conduit aux deux superbes monuments de la piété et de la munificence de Louis XIV et de Louis XV, l'hôtel des Invalides et l'École Militaire.»

    Les édifices publics qu'on y trouve sont:

    1º La mairie du dixième arrondissement, établie dans l'ancien hôtel de Feuquières. Cet hôtel était, sous Louis XIV, l'hôtel de Beauvais, où logea le doge de Gênes en 1685; on y établit en 1687 le couvent des Petits-Cordeliers, supprimé en 1749.

    2º La fontaine de Grenelle, œuvre très-remarquable de Bouchardon, construite en 1739.

    3º L'ancienne église de l'abbaye de Panthemont, aujourd'hui consacrée au culte protestant. Cette abbaye avait été fondée en 1672; une partie de ses bâtiments sert de caserne de cavalerie, et, sur ses jardins, qui touchaient à ceux des chanoinesses du Saint-Sépulcre, on a prolongé la rue Belle-chasse.

    4º Le ministère de l'instruction publique, établi dans l'ancien hôtel de Brissac.

    5º Le ministère de l'intérieur, établi dans l'ancien hôtel Conti.

    6º L'école d'état-major, établie dans l'ancien hôtel de Sens, bâti par le duc de Noirmoutier.

    Outre (p.387) les hôtels que nous venons de nommer, on y trouvait encore les hôtels d'Estourmel, de la Mothe-Houdancourt, de Harcourt, de la Salle, de la Marche, du Châtelet. Les plus remarquables historiquement étaient: l'hôtel de Villars, bâti par le président Lecoigneux et qui fut habité par le vainqueur de Denain; l'hôtel de Maurepas, qui fut habité par le ministre de Louis XVI, etc.

    V. Rues de la Planche et de Varenne, qui commencent à la rue de la Chaise et finissent au boulevard des Invalides. On y trouvait les hôtels de Novion, de Narbonne-Pelet, du Plessis-Châtillon, de Gouffier, de la Rochefoucauld, de Tingry-Montmorency ou de Matignon, de Castries qui fut dévasté par le peuple en 1790. Les plus remarquables sont: l'hôtel de Rohan-Chabot, qui fut habité par madame Tallien, dont le salon était fréquenté par toutes les célébrités de la révolution et de l'ancien régime, Barras, Bonaparte, Hoche, Talma, Boufflers, Boïeldieu, etc.; et qui plus tard devint l'hôtel de Montebello; l'hôtel de Broglie, habité par Lebrun, troisième consul et duc de Plaisance; l'hôtel de Biron, bâti par Peyrenc de Moras, fils d'un barbier enrichi par le système de Law, et qui passa à sa mort à la duchesse du Maine, puis au maréchal de Biron; il devint une maison de détention sous la révolution, puis des ateliers et forges pour la fabrication des armes; aujourd'hui c'est le couvent du Sacré-Cœur et l'une des plus vastes et des plus magnifiques propriétés de Paris.

    § II. L'hôtel des Invalides et le Champ-de-Mars.

    L'hôtel des Invalides fut fondé en 1671 par Louis XIV pour les soldats ou officiers blessés ou infirmes, et ce monarque en fit son institution de prédilection, celle où sa gloire est sans nuages. «Il est bien raisonnable, dit l'ordonnance de fondation, que ceux qui ont exposé librement leur vie et prodigué leur sang pour la défense et le soutien de cette (p.388) monarchie jouissent du repos qu'ils ont assuré à nos sujets.» Ce vaste édifice se compose, outre l'église, de dix-huit corps de bâtiments occupant une superficie de cinq hectares et demi et renfermant plus de trois mille invalides. C'est l'œuvre de Libéral Bruant. L'église, qui est un des monuments les plus parfaits que possède la France, est l'œuvre de Hardouin Mansard: elle est surmontée d'un dôme magnifique, élevé de cent cinq mètres, qui est l'édifice le plus frappant du panorama de Paris; c'est le premier point qui attire les regards quand, du haut des collines environnantes, on contemple l'océan de maisons qu'il domine de sa coupole dorée. Ce dôme recouvre les restes de Napoléon, pour lesquels on a construit un magnifique tombeau. Ce tombeau est placé dans une crypte circulaire, profonde de 6 mètres, large de 23, dans laquelle on descend par un escalier situé près du grand autel. Le cercueil a 4 mètres de long sur 2 de large et 4 de hauteur. Les parois de la crypte sont ornées de bas-reliefs allégoriques, et le parvis est soutenu par des figures colossales en marbre. Au fond est une chambre souterraine où l'on a déposé l'épée que portait Napoléon à Austerlitz, et 60 drapeaux sauvés de la destruction en 1814. Dans l'église et des deux côtés de l'autel se trouvent les tombeaux de Turenne et de Vauban, qui y ont été placés sous le Consulat. De plus les caveaux renferment les sépultures des maréchaux de Coigny, Lobau, Moncey, Oudinot, Jourdan, Bussières, Duroc, Mortier, Molitor, Gérard, Valée, Bugeaud, Excelmans, de l'amiral Duperré; des généraux Éblé, Lariboissière, d'Hautpoul, Damrémont, Négrier, Duvivier, etc.; des victimes de l'attentat Fieschi, etc. Avant la révolution ils renfermaient un arsenal de réserve, qui fut livré au peuple le 13 juillet et servit à la prise de la Bastille. La voûte de l'église était autrefois tapissée de neuf cent soixante drapeaux ennemis: en 1814, ces glorieux trophées furent brûlés par ceux qui les avaient conquis au prix de leur sang, et (p.389) ils commencent à être remplacés par les étendards enlevés à l'Afrique.

    L'esplanade des Invalides a été construite sous Louis XV. En 1804, on y éleva une fontaine, qui était surmontée du lion de Saint-Marc enlevé à Venise. Cette fontaine, dépouillée depuis 1815 de ce trophée de nos victoires, a été détruite en 1840.

    Les rues de l'Université, Saint-Dominique et de Grenelle, au delà de l'esplanade des Invalides, traversent un quartier pauvre et populeux qui ne présente rien de remarquable: c'est le Gros-Caillou. Au delà de ce quartier est le Champ-de-Mars.

    Ce champ n'était, en 1770, qu'un terrain cultivé, dans lequel on traça un parallélogramme de mille mètres de long sur cinq cents de large pour les exercices de l'École Militaire. Cette école avait été fondée en 1751 pour l'éducation de cinq cents jeunes gentilshommes; elle fut supprimée en 1787. L'édifice, aussi vaste que magnifique, avait été achevé en 1762, sur les dessins de Gabriel, et il renfermait dix corps de bâtiment, quinze cours, une chapelle, un observatoire établi en 1768, où Lalande fit des observations, etc. Après la suppression de l'École Militaire, il fut destiné à l'Hôtel-Dieu; mais la révolution survint et fit de ce beau monument une caserne, qui servit d'abord à la garde constitutionnelle de Louis XVI, puis à la garde impériale, sous le nom de Quartier Napoléon. En 1810, cette garde y donna une grande fête aux autres corps de l'armée. C'est encore aujourd'hui une vaste caserne, dont la façade sur le Champ-de-Mars a été doublée d'étendue, et qui peut loger plus de douze mille hommes et un parc d'artillerie.

    Cependant, le Champ-de-Mars était devenu le champ des fêtes de la révolution. On l'inaugura par la fédération du 14 juillet, journée d'enthousiasme et d'espérances si cruellement déçues. Là, le 17 juillet 1791, eurent lieu les rassemblements (p.390) qui amenèrent la proclamation sanglante de la loi martiale; là furent célébrées toutes ces fêtes symboliques et païennes que nous avons racontées dans l'Histoire générale de Paris, commémorations du 10 août et du 21 septembre, du 21 janvier, du 9 thermidor, fêtes de la Constitution de l'an I, de l'Être suprême, de la Constitution de l'an III, etc. Là se firent les grandes revues, les fêtes triomphales de l'Empire, la revue du 14 juillet 1800 après la bataille de Marengo, la fête du 3 décembre 1804 pour la distribution des aigles, enfin la journée du Champ-de-Mai à la veille de Waterloo! Le Champ-de-Mars a été encore le théâtre de grandes cérémonies sous la Restauration et la monarchie de Juillet; mais il a surtout servi, pendant ces périodes de notre histoire, à des solennités hippiques empruntées à l'Angleterre, solennités destinées, dit-on, à améliorer nos races de chevaux, mais dont les résultats sont encore à espérer.

    Les barrières voisines du Champ-de-Mars sont celles de l'École-Militaire et de Grenelle, qui communiquent avec la commune de Grenelle, commune bâtie et peuplée depuis trente ans et qui s'est établie dans une plaine tristement célèbre par les exécutions qui s'y sont faites: là ont été fusillés, pendant la révolution, des émigrés, des chouans, les conspirateurs babouvistes du 23 fructidor an IV; sous l'Empire, Mallet et ses compagnons; sous la Restauration, Labédoyère, Mietton, aide de camp du général Bonnaire, et plusieurs autres officiers de l'Empire.

    Notes

    1. «Les armoiries de la ville de Paris sont, dit Piganiol de la Force, de gueule à un navire frété et voilé d'argent, flottant sur les ondes de même, au chef semé de France.» (Descript. histor. de la ville de Paris, t. Ier, p. 48.)

    2. Guerre des Gaules, liv. VI, ch. III.

    3. Nous parlerons de chacune de ces églises dans l'Histoire des quartiers de Paris.

    4. Grégoire de Tours, liv. IV, ch. XLV.

    5. Capitul. de Baluze, t. Ier, col. 391.

    6. Citation de l'abbé Lebeuf, dans sa Dissertation sur l'état des sciences, t. II, p. 20.

    7. Hist. littér. de France, t. IX, p. 78.

    8. L'enceinte de Paris sous Louis VI est mal connue: elle allait probablement, au nord, de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois à l'église Saint-Gervais, en passant par l'emplacement des rues aujourd'hui détruites ou transformées des Fossés-Saint-Germain, Béthizy, des Deux-Boules, des Écrivains, d'Avignon, Jean-Pain-Mollet, de la Tixeranderie; au sud, de la place Maubert au couvent des Augustins, en passant par l'emplacement des rues des Noyers, des Mathurins, du Paon, etc.

    9. Sous Louis XIII, il n'y avait encore de pavé que la moitié de la ville.

    10. Le fils aîné de Louis VI, en passant rue du Martrois, près de la place de Grève, fut jeté à bas de son cheval par un de ces cochons, et mourut de sa chute.

    11. Nous donnerons l'histoire et la description de chacune de ces églises dans l'Histoire des quartiers de Paris.

    12. Histoire des Français, 11e édition, t. Ier, p. 321.

    13. Voir, pour chacun de ces monuments, l'Histoire des quartiers de Paris.

    14. Les rues assignées aux prostituées étaient les rues aujourd'hui détruites de Mâcon, Froidmantel, Tiron, Robert, Baillehoi, Glatigny, du Grand-Heurleux, du Petit-Heurleux, etc.

    15. De Lamare, Traité de la police, t. Ier, p. 210 et suiv.

    16. Voyez l'Histoire des quartiers de Paris, liv. II, ch. I.

    17. La juridiction de la Basoche fut établie en 1303; elle s'étendait sur tous les clercs du Parlement et du Châtelet, et connaissait de tous les différends des clercs entre eux. Le chef s'appelait roi, et avait ses grands officiers; chaque année il passait en revue ses sujets, et c'était l'occasion d'une magnifique montre dans Paris.

    18. Voir Histoire des quartiers de Paris, liv. II, ch. I.

    19. Dans le jardin de la maison, n. 3 de la rue Pavée.

    20. Relligione patrum multos servata per annos, dit Guy Patin. (Lettres, t. III, p. 223.)

    21. Charron, qui était pourtant enfant de Paris, fils d'un libraire de la Cité, en dit autant: «Léger à croire, à recueillir et ramasser toutes nouvelles, surtout les fascheuses, tenant tous rapports pour véritables et asseurés; avec un sifflet ou sonnette de nouveauté, on l'assemble comme les mouches au son du bassin.» (De la Sagesse, liv. Ier, ch. XLVIII.)

    22. «Le 14 février 1589, dit l'Estoile, jour de Carême, prenant et jour où l'on n'avoit accoutumé que de voir des mascarades et folies, furent faites par les églises de cette ville, grandes quantités de processions qui y alloient en grande dévotion, même de la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, où il y avoit plus de 1,000 personnes, tant fils que filles, hommes que femmes, tous pieds nuds, et même tous les religieux de Saint-Martin-des-Champs, qui étoient tous nuds pieds, et les prêtres de ladite église de Saint Nicolas, aussi pieds nuds, et quelques-uns tous nuds, comme étoit le curé nommé maître François Pigenat, qui n'avoit qu'une guilbe de toile blanche sur lui.»

    23. «Pendant la foire de Saint-Germain de cette année (1605), dit l'Estoile, où le roi alloit ordinairement se promener, se commirent à Paris des meurtres et excès infinis, procédants des débauches de la foire, dans laquelle les pages, laquais, écoliers et soldats des gardes firent des insolences non accoutumées, se battant dedans et dehors comme en petites batailles rangées, sans qu'on y pût ou voulût y donner ordre.»

    24. Essais, liv. III, ch. IX.

    25. «Quand on leva à Paris des gens si à la hâte, dit Tallemant des Réaux, le maréchal de la Force étoit sur les degrés de l'Hôtel-de-Ville, et les crocheteurs lui touchoient dans la main en disant: Oui, monsieur le maréchal, je veux aller à la guerre avec vous.»

    26. Voyez à ce sujet le médecin Guy Patin (t. 1er, p. 38, de ses Lettres, édit. de M. Réveillé-Parise), ce bourgeois si satirique et indépendant, si éclairé. En 1636, il avait donné 12 écus pour la levée des fantassins; on lui demandait une seconde taxe pour la levée des cavaliers: «J'ai répondu, dit-il, que tout ainsi que mes rentes ne me sont payées qu'une fois l'an, je ne peux donner qu'une fois.»

    27. Voir l'Histoire des quartiers de Paris, liv. II ch. X.

    28. Voici le tableau que Scarron fait de Paris:


    Un amas confus de maisons,
    Des crottes dans toutes les rues;
    Ponts, églises, palais, prisons,
    Boutiques bien ou mal pourvues;

    Force gens noirs, roux et grisons,
    Des prudes, des filles perdues,
    Des meurtres et des trahisons,
    Des gens de plume aux mains crochues;

    Maint poudré qui n'a pas d'argent,
    Maint homme qui craint le sergent,
    Maint fanfaron qui toujours tremble;

    Pages, laquais, voleurs de nuit,
    Carosses, chevaux et grand bruit,
    C'est là Paris: que vous en semble?

    29. Voici ce que l'acteur Mondory écrivait à Balzac, le 18 janvier 1637, sur les premières représentations du Cid: «Je vous souhaiterois ici pour y goûter, entre autres plaisirs, celui des belles comédies qu'on y représente, et particulièrement d'un Cid qui a charmé tout Paris. Il est si beau qu'il a donné de l'amour aux dames les plus continentes, dont la passion a même plusieurs fois éclaté au théâtre public. On a vu seoir en corps aux bancs de ses loges ceux qu'on ne voit d'ordinaire que dans la chambre dorée et sur le siége des fleurs de lys. La foule a été si grande à nos portes, et notre lieu s'est trouvé si petit, que les recoins du théâtre qui servoient les autres fois comme de niches aux pages, ont été des places de faveur pour les cordons bleus et la scène y a été d'ordinaire parée de croix de chevaliers de l'ordre.» (Revue de Paris, nº du 30 décembre 1838.)

    30. Hist. de l'Acad. française, t. Ier, p. 6.

    31. Discours prononcé en 1684, p. 21.

    32. «Si j'eusse été, dit Guy Patin, lorsque l'on tua Jules-César dans le sénat, je lui aurois donné le vingt-quatrième coup de poignard!» (Lettres, t. III, p. 491.)

    33. Paris avait été érigé en archevêché en 1623.

    34. Mém. de Retz, t. 1er, p. 92.

    35. Lettres, t. I, p. 262.

    36. «Imaginez-vous ces deux personnes sur le perron de l'Hôtel-de-Ville, plus belles en ce qu'elles paroissoient négligées, quoiqu'elles ne le fussent pas. Elles tenoient chacune un de leurs enfants entre leurs bras, qui étaient beaux comme leurs mères. La Grève étoit pleine de peuple jusqu'au-dessous des toits; tous les hommes jetoient des cris de joie; toutes les femmes pleuroient de tendresse.» (Retz, t. IVe, p. 470.)

    37. Mém. du P. Berthod, p. 301 (t. XLVIII de la collection Petitot.)

    38. Lettres, t. Ier, p. 434.

    39. Lettres, t. Ier, p. 470.

    40. Mém. de Joly, t. II, p. 6.

    41. Mém. de Berthod, p. 302.

    42. L'Odéon a été bâti sur l'emplacement de cet hôtel. Voyez l'Histoire des quartiers de Paris, liv. III, ch. III.

    43. Mém. de Berthod, p. 369.

    44. Dans une lettre à Boileau, datée du camp de Gévries, 21 mai 1592, il lui raconte la revue que le roi vient de passer de son armée, forte de «six vingt mille hommes ensemble, sur quatre lignes,» et dit: «J'étois si las, si ébloui de voir briller des épées et des mousquets, si étourdi d'entendre des tambours, des trompettes et des timbales, qu'en vérité je me laissois conduire par mon cheval, sans avoir plus d'attention à rien; et j'eusse voulu de tout mon cœur que tous les gens que je voyois eussent été chacun dans leur chaumière ou dans leur maison avec leurs femmes et leurs enfants, et moi dans ma rue des Maçons, avec ma famille.»

    45. C'était la vie de tous les hommes d'étude, de toute la bourgeoisie lettrée de cette époque, la preuve en est dans ces lignes de Guy Patin, ce type si curieux et si complet des Parisiens du XVIIe siècle; si heureux quand «il fait la débauche avec Sénèque et Cicéron;» si caustique quand il examine «le tric trac du monde qui est autant fou que jamais;» si profond quand «il perd pied dans les abîmes de la Providence.» (Il demeurait place du Chevalier-du-Guet, et nous l'y retrouverons.) «Je passe tranquillement, écrit-il, les après-soupers avec mes deux illustres voisins, M. Miron, président aux enquêtes, et M. Charpentier, conseiller aux requêtes. On nous appelle les trois docteurs du quartier. Notre conversation est toujours gaie: si nous parlons de la religion ou de l'État, ce n'est qu'historiquement, sans songer à réformation ou à sédition. Notre principal entretien regarde les lettres, ce qui s'y passe de nouveau, de considérable et d'utile. L'esprit ainsi délassé, je retourne à ma maison, où après quelque entretien avec mes livres, je vais chercher le sommeil dans mon lit, qui est, sans mentir, comme a dit notre grand Fernel, après Sénèque le tragique, pars humanæ melior vitæ. Je soupe peu de fois hors de la maison, encore n'est-ce guère qu'avec M. de Lamoignon, premier président. Il m'affectionne il y a longtemps; et, comme je l'estime pour le plus sage et le plus savant magistrat du royaume, j'ai pour lui une vénération particulière, sans envisager sa grandeur (1658).»

    Cependant ces conversations n'étaient pas toujours si littéraires; et voici d'autres lignes qui nous apprennent tout ce qu'il y avait de hardi dans la pensée secrète de ces bourgeois de la Fronde:

    «M. Naudé, bibliothécaire du Mazarin, et intime ami de M. Gassendi, comme il est le nôtre, nous a engagés pour dimanche prochain à aller souper et coucher tous trois en sa maison de Gentilly, à la charge que nous ne serons que nous trois et que nous y ferons la débauche, mais Dieu sait quelle débauche! M. Naudé ne boit naturellement que de l'eau et n'a jamais goûté vin; M. Gassendi est si délicat qu'il n'oseroit boire et s'imagine que son corps brûleroit s'il en avoit bu... Pour moi (je ne puis que jeter de la poudre sur l'écriture de ces grands hommes), j'en bois fort peu; et néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et peut-être quelque chose davantage; peut-être tous trois guéris du loup-garou et délivrés du mal des scrupules, qui est le tyran des consciences, nous irons jusques fort près du sanctuaire. Je fis l'an passé ce voyage de Gentilly avec M. Naudé, moi seul avec lui tête à tête; il n'y avoit point de témoins, aussi n'y en falloit-il point; nous, y parlâmes fort librement de tout, sans que personne en ait été scandalisé.» (Lettres, t. 2. p. 508.)

    46. On connaît ces vers de Boileau:

    Sitôt que de la nuit les ombres pacifiques
    D'un double cadenas font fermer les boutiques...
    Les voleurs à l'instant s'emparent de la ville;
    Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
    Est auprès de Paris un lieu de sûreté...

    47. Voir Histoire des quartiers de Paris, liv. II, chap. v.

    48. Voir les Lettres de Madame de Sévigné sur les supplices de la Brinvilliers et de la Voisin. La foule qui assistait aux exécutions était si grande qu'il y avait souvent des gens étouffés.

    49. «M. de Saint-Cyran (Duvergier de Hauranne, l'ami de Jansénius) m'a dit autrefois en parlant de ces exécutions criminelles, qu'il mouroit, à Paris, plus de monde de la main du bourreau que presque en tout le reste de la France, ce qui n'est pas absolument vrai; mais il parloit avec horreur et extrême doléance de tant de meurtres et assassinats qui se faisoient à Paris, et il approuvoit fort les punitions exemplaires que les juges en font faire. Aussi Paris en a-t-il bien besoin, car il y a trop de larrons, de vauriens et trop de gens oiseux qui ne cherchent qu'à faire bonne chère et à être braves aux dépens d'autrui.» (Lettres de G. Patin, t. 3, p. 639).

    50. Lettres de Guy Patin, t. 2, p. 180, ann. 1655.

    51. Id. t. 3, p. 226.

    52. «Ç'a été, dit un écrivain du temps de Louis XV, le plus grand génie et le plus grand politique de son siècle, comparable au cardinal de Richelieu. Il avoit la confiance de Louis XIV, et il est resté lieutenant de police durant son règne, parce qu'il étoit nécessaire au roi dans ce poste par la connoissance qu'il avoit de Paris; mais en même temps il avoit plus de crédit dans ce poste inférieur que les ministres et les premiers magistrats.» (Journal historique de Barbier, t. I, p. 84.)

    53. Voir l'Histoire des quartiers de Paris, liv. III, chap. I, pour l'ordonnance de fondation.

    54. «On va incessamment, dit le Journal de Dangeau, renfermer tous les pauvres qui sont à Paris; il y aura des ateliers différents pour faire travailler ceux qui en auront la force; on fera subsister ceux qui ne sont pas en état de travailler, et en même temps on punira sévèrement ceux qui demandent l'aumône dans les rues.»

    55. On les appela ainsi, soit de la maison où elles s'établirent, rue Saint-Martin, et qui avait pour enseigne saint Fiacre, soit d'un moine des Petits-Pères, nommé Fiacre qui mourut, vers ce temps, en odeur de sainteté, et dont on mit l'image dans ces voitures pour les préserver d'accidents.

    56. «En 1650, dit un almanach, on établit à Paris des carrosses à cinq sous par place; ils partoient à différentes heures marquées pour elle, d'un quartier à l'autre, et ressembloient aux coches et diligences dont on se sert aujourd'hui sur les routes.» Ces voitures eurent d'abord une grande vogue, mais étant mal administrées, elles ne réussirent pas. En 1662, il y avait trois lignes de carrosses à cinq sous: la première de la Porte-Saint-Antoine au Louvre; la deuxième de la place Royale à Saint-Roch; la troisième de la Porte-Montmartre au Luxembourg.

    57. Lettres, t. 3, p. 619 et suiv.--La grande voirie fut alors confiée à deux magistrats financiers qu'on appelait trésoriers de France. «Elle se bornait, dit M. de Chabrol-Volvic, à la haute surveillance de la solidité des constructions, à la prohibition des étalages extérieurs et à l'exécution de quelques règlements de salubrité. Quant aux alignements à suivre pour les constructions nouvelles, ils étaient en quelques sorte indiqués sur place par l'examen isolé des lieux. On n'était pas alors frappé, comme aujourd'hui, de la nécessité de subordonner toutes ces décisions à un projet général et fixe qui eût pour but l'assainissement et l'embellissement de la capitale.» (Recherches statistiques sur Paris.)

    58. Journal de Dangeau, publié par MM. Soulié, Dussieux, etc. t. V. 168.

    59. Il faut excepter les misères causées par la famine de 1709 et qui amenèrent quelques troubles. «Il y eut le matin, dit Dangeau, (20 août 1709) un assez grand désordre à Paris. Des pauvres, qu'on avait fait assembler pour travailler à ôter une butte (la butte Bonne-Nouvelle) qui est sur le rempart du côté de la porte Saint-Denis, s'impatientèrent de ce qu'on ne leur distribuait pas assez vite le pain qu'on leur avait promis et commencèrent par piller la maison où était le pain; ils se répandirent ensuite dans les rues de Paris en fort grand nombre, pillèrent les maisons des boulangers et marchèrent à la maison de M. d'Argenson. On fut obligé de faire marcher les gardes françaises et suisses qui sont dans Paris; les mousquetaires même montèrent à cheval. Il y eut quelques gens tués de cette canaille, parce qu'on fut obligé de tirer dessus et on en a mis quelques-uns en prison.»

    60. D'après Vauban, la journée d'ouvrier à Paris variait de douze à trente sous.

    61. «Une paire de bas de soie vaut 40 liv.; le beau drap gris vaut 70 à 80 liv. l'aune; un train de carrosse, qui valait 100 écus, vaut 1,000 liv.; l'ouvrier qui gagnoit 4 liv. 10 s. par jour, veut gagner 6 liv., et il est quatre jours sans travailler, à manger son argent.» (Journal historique de Barbier, avocat au parlement de Paris, t. I, p. 42.) L'industrie de luxe à cette époque consistait principalement en étoffes d'or, d'argent et de soie, ferrandines moires, taffetas, rubans, galons d'or et d'argent, etc.

    62. Cette augmentation de salaire amena quelques troubles pendant les années suivantes, les ouvriers n'ayant pas voulu subir de diminution. Ainsi Barbier raconte que les ouvriers en bas, qui étaient quatre mille à Paris, «ont menacé de coups de bâtons ceux d'entre eux qui consentiroient à la diminution, et ils ont promis un écu par jour à ceux qui ne pourroient pas vivre sans cela. Pour cet effet ils ont choisi un secrétaire qui avoit la liste des ouvriers sans travail, et un trésorier qui distribuoit la pension. Ces ouvriers demeurent dans le Temple. On s'est plaint au contrôleur général, et on en a fait mettre une douzaine en prison au pain et à l'eau. Cela montre qu'il ne faut pas laisser le peuple se déranger et la peine qu'on a à le réduire» (t. I, p. 207).

    63. Journal de Barbier, t. II, p. 411.

    64. Journal, t. II, p. 173.

    65. Ces témoignages d'affection enthousiaste se sont plusieurs fois reproduits pendant le règne de Louis XV: ainsi en 1721, le rétablissement du roi, après une petite maladie, fut célébré par des manifestations d'allégresse presque incroyables: «Il y avoit, dit Barbier, des jeux, des illuminations à toutes les fenêtres, des tables et des tonneaux de vin dans les rues, des danses et des cris à étourdir, des Te Deum chantés par tous les corps et communautés; et cela dura quinze jours. Jamais on n'a vu dans Paris le monde qu'il y a eu, jusqu'à trois heures du matin, à faire des folies étonnantes: c'était des bandes avec des palmes et un tambour; d'autres avec des violons; enfin les gens âgés ne se souviennent pas d'avoir vu pareil dérangement et pareil tapage lors d'une réjouissance dans Paris: il est impossible de décrire cela.» (Journal, t. I, p. 99).

    66. Ces placards sont de l'année 1743, et néanmoins le tirage se fit sans accident. «La milice est fixée à dix-huit cents hommes dans Paris, raconte Barbier, garçons de l'âge de seize ans jusqu'à quarante, et de cinq pieds au moins. Les enfants de tous les corps et communautés, des marchands et artisans, tireront au sort, ainsi que les gens de peine et de travail et autres habitants qui ne seront pas dans le cas d'être exemptés par l'état, leurs charges et leurs emplois: cela a été étendu à tous les domestiques. Il est dit en outre que tous les gens sans aveu, profession ou domicile fixe, comme domestiques hors de condition, ouvriers sans maître et vagabonds, sont miliciens de droit...»--Il y eut ensuite exemption pour les domestiques des princes, nobles, magistrats, avocats, gens de finance et même pour les fils de certains marchands et artisans, suivant la capitation qu'ils paiaient: «ce qui fait voir que le but est de tirer de l'argent, parce que les marchands et artisans aimeront mieux augmenter leur capitation que de voir leurs enfants sujets à la milice.» Au reste les bourgeois furent très-mécontents de voir la livrée exemptée, «ce qui ne remplit pas l'idée qu'on sembloit avoir de repeupler les campagnes par la diminution des domestiques dans Paris.» Le tirage se fit dans l'hôtel des Invalides, quartier par quartier; il y avoit cinq billets noirs sur trente billets; ceux qui tiroient les billets noirs étoient miliciens; ils se décoroient de rubans bleus et blancs et couroient Paris en s'arrêtant dans les cabarets. On obtint ainsi cinq mille hommes au lieu de dix-huit cents. Les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, «qui sont remuants et composés de populace,» tirèrent les derniers et joyeusement comme à une fête, «avec violons et tambours.» Ce tirage fit ressortir l'esprit glorieux qui animait dès lors le peuple parisien: «car cette milice, dit Barbier, fait engager un grand nombre d'ouvriers qui préfèrent par honneur la qualité de soldat à celle de milicien,» (t. II, p. 353 et suiv.).

    67. Les exécutions criminelles furent aussi fréquentes sous le règne de Louis XV que sous le règne de Louis XIV: c'était toujours le spectacle qui plaisait le mieux à la foule. Ainsi Barbier raconte qu'un criminel fut décapité à la Croix-du-Trahoir, rue Saint-Honoré. «L'endroit était assez serré; il y a eu plusieurs personnes estropiées et des chevaux étouffés... Le bourreau l'a décollé parfaitement d'un seul coup. Il a pris la tête et l'a montrée, et tout le peuple a claqué des mains pour lui faire compliment sur son adresse» (t. II, p. 154). Ces exécutions furent souvent l'occasion de malheurs et de séditions: ainsi en 1721, «un laquais de M. d'Erlach, capitaine des gardes suisses, avoit dit des sottises de sa maîtresse et avoit été mené au Châtelet, où son procès a fini par une condamnation au carcan et aux galères. Hier l'exposition devoit avoir lieu, et on conduisit le laquais, à la queue d'une charrette, avec deux cents archers du guet, dans la rue Sainte-Anne, butte Saint-Roch, vis-à-vis la maison du sieur d'Erlach. Presque personne n'avoit suivi la charrette; mais à la maison, il y avoit cinq à six mille âmes. Aussitôt que le poteau a été enfoncé, la populace s'est émue et l'a brisé: alors le laquais a été ramené au Châtelet par les archers qui ont tiré quelques coups. M. d'Erlach, qui craignoit le peuple, avoit eu la prudence de faire entrer, le matin, presque toute sa compagnie dans sa maison, pour l'empêcher d'être pillée. Toutes les vitres ont été cassées; la compagnie a tiré, et il y a eu quatre ou cinq personnes tuées, et plusieurs blessées et d'autres prises. On n'ose plus mettre à présent au carcan. Voilà la troisième fois que pareille sédition arrive» (Barbier, T. I, p. 113).

    68. Le mode de numération actuel date de 1807.

    69. Il ne garda pas longtemps ce caractère, si l'on en croit Mercier: «Il est, dit-il, composé de savetiers habillés de bleu qui, le lendemain, quand ils auront déposé leurs fusils, seront arrêtés à leur tour, s'ils font tapage. On les appelle soldats de la Vierge, par analogie avec les soldats du pape.»

    70. L'histoire de toutes ces constructions sera faite dans l'Histoire des quartiers de Paris.

    71. Il n'y avait que cinquante et un mille familles imposées.

    72. Révol. de Paris, t. VII et VIII.

    73. Rien ne ressemble moins aux boutiques de l'ancien régime, humbles, obscures, profondes, malpropres, que les magasins de nos jours avec leurs salons éblouissants d'or et de glaces et leur luxe, qui, dans beaucoup de cas, est aussi absurde qu'insolent. Le marchand et non le négociant d'autrefois vivait à son comptoir, non à son bureau; il avait des garçons, non des commis; il servait ses pratiques, non ses clients; il avait pour tout appartement son arrière-boutique, et sa femme faisait elle-même sa cuisine et son ménage, toujours avec l'aide de sa fille, rarement avec l'aide d'une servante qu'on payait quinze écus. «Il est une classe de femmes très-respectables, dit Mercier; c'est celle du second ordre de la bourgeoisie: attachées à leurs maris et à leurs enfants, soigneuses, économes, attentives à leurs maisons, elles offrent le modèle de la sagesse et du travail. Mais ces femmes n'ont point de fortune, cherchent à en amasser, sont peu brillantes, encore moins instruites. On ne les aperçoit pas, et cependant elles sont à Paris l'honneur de leur sexe.» Tabl. de Paris, III, 155.

    74. Les journaux étaient tous littéraires ou scientifiques; mais malgré la censure, la politique parvenait à s'y faire une petite place. Les principaux cabinets de lecture étaient sur le quai des Augustins, sous le charnier des Innocents, chez les concierges des Tuileries et du Palais-Royal, etc. En 1784, on comptait 35 journaux ou gazettes.

    75. En 1760, il n'y avait à Paris que 82 écoles paroissiales ou de charité donnant l'instruction primaire à cinq mille enfants; en 1849, il y en avait 148 donnant l'instruction primaire à trente-six mille enfants.

    76. Voici les noms des députés de Paris aux États généraux, avec leurs suppléants:

    Clergé: MM. Barmond (Perrotin de), abbé, conseiller-clerc au Parlement de Paris; Beauvais (de), ancien évêque de Senez; Bonneval, chanoine de l'église de Paris; Chevreuil, chancelier de l'église de Paris; Decoulmier, abbé régulier de Notre-Dame d'Abbecourt, ordre des Prémontrés; Dumonchel, recteur de l'Université de Paris; Juigné (Leclerc de), archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France; Le Gros, prévôt de Saint-Louis-du-Louvre; Leguin, curé d'Argenteuil; Montesquiou (l'abbé de), agent général du clergé de France, abbé de Beaulieu, diocèse du Mans; Papin, prieur-curé de Marly-la-Ville; Veytard, curé de Saint-Germain.

    Noblesse: MM. Castries (le duc de); Clermont-Tonnerre (le comte de), pair de France; Crussol (le bailli de), capitaine des gardes de M. le comte d'Artois; Dionis Duséjour, conseiller au Parlement; Duport, conseiller au Parlement; Duval d'Esprémenil, conseiller au Parlement; Lally-Tollendal (le comte de); La Rochefoucauld (le duc de), pair de France; Mirepoix (le comte de); Montesquiou Fezenzac (le marquis de), premier écuyer de Monsieur; Ormesson (le président d').

    Tiers état: MM. Afforty, cultivateur à Villepinte; Anson, receveur général des finances; Bailly, des Académies française, des belles-lettres et des sciences; Berthereau, procureur au Châtelet; Bévière, notaire; Boislandry, négociant à Versailles; Camus, avocat, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres; Chevalier, cultivateur; Debourge, négociant; Dosfand, notaire; Ducellier, avocat; Garnier, conseiller au Châtelet; Germain, négociant; Guillaume, avocat au conseil; Hutteau, avocat; Leclerc, libraire, ancien juge-consul; Lemoine, orfèvre; Lenoir de la Roche, avocat; Martineau, avocat; Poignot, négociant; Sieyès, chanoine et grand-vicaire de Chartres; Target, avocat au Parlement, de l'Académie française; Treilhard, avocat; Tronchet, avocat.

    77. Le plus célèbre est le journal de Prudhomme, intitulé Les Révolutions de Paris, qui paraissait toutes les semaines; il a eu deux cent mille souscripteurs.

    78. Prudhomme, t. VII et VIII.

    79. Voir l'Histoire des quartiers de Paris, liv. II, ch. XI.

    80. Cette somme énorme, qui était perçue par la ferme générale (c'était pour en assurer la perception que celle-ci avait obtenu récemment la construction du mur d'enceinte), était loin d'être employée aux besoins de la ville de Paris. Le produit en était ainsi réparti: au profit du trésor public, 29,837,700 livres; au profit de la ville de Paris, 3,965,800 l.; au profit des hôpitaux, 2,023,800 l. Les articles imposés étaient à peu près les mêmes qu'à présent, sauf des droits sur le sucre, le café, le plomb et les glaces. L'article le plus productif était celui des boissons, qui produisait 19,536,000 l., le muids de vin de 268 litres payant 32 l. 8 s. 7 den.

    L'octroi de Paris a produit en 1854, 40,021,838 fr.

    81. Nous dirons dans l'Histoire des quartiers de Paris les couvents et églises qui furent alors supprimés, l'usage auquel ces bâtiments furent destinés, la date de leur destruction, etc.

    82. Révolutions de Paris, nº 32, p. 60.--Ajoutons que le carnaval était, sous l'ancien régime, l'occasion de scènes hideuses où le peuple se vautrait dans l'ordure et la crapule. «Dans ces jours-là, dit Mercier, ses divertissements ont une empreinte de sottise et de villenie qui rapproche ses goûts de ceux des pourceaux.»

    83. Mémoires du marquis de Ferrières, II, 339.

    84. Députés de Paris à l'Assemblée législative: Garran de Coulon, président du tribunal de Cassation; Lacépède, administrateur du département; Pastoret, procureur-syndic du département; Cérutti, administrateur du département; Beauvais, docteur en médecine, juge de paix; Bigot de Préameneu, juge du tribunal du quatrième arrondissement; Gouvion, major général de la garde nationale; Broussonnet, de l'Académie des sciences, secrétaire de la Société d'agriculture; Cretté, propriétaire et cultivateur à Dugny, administrateur du directoire du département; Gorguereau, juge du tribunal du cinquième arrondissement; Thorillon, ancien procureur du Châtelet, administrateur de police, juge de paix de la section des Gobelins; Brissot de Warville; Filassier, procureur-syndic du district de Bourg-la-Reine; Hérault de Séchelles, commissaire du roi; Mulot; Godart, homme de loi; Boscary jeune, négociant; Quatremère-Quincy; Ramond; Robin (Léonard), juge du tribunal du sixième arrondissement; Debry, administrateur du département; Condorcet; Treihl-Pardailhan, administrateur du département; Monneron, négociant.
    Godart et Cérutti, décédés, Monneron, Gouvion et Boscary, démissionnaires, furent remplacés successivement par Lacretelle (5 novembre 1791), Alleaume (4 février 1792), Kersaint (1er avril), Demoy (1er mai), et Dussault (6 juin).

    85. Voir l'Histoire des quartiers de Paris, liv. II, ch. XI.

    86. «Il faut remarquer que beaucoup se font remplacer, que les remplaçants sont de pauvres gens négligents et malpropres, ce qui répugne les autres volontaires de faire le service; que les corps de garde sont peu gardés par cette raison; que les grenadiers sont des gens fermes et instruits au service; que les canonniers sont des jeunes gens bouillants et pleins de feu; mais qu'en général il n'y a pas d'ensemble dans le corps de la garde nationale.» (Note trouvée au château des Tuileries le 10 août.)

    87. Révol. de Paris, t. XIV.

    88. La vérité entière, par Méhée.

    89. Ce sont les termes du registre des écrous, qui existe encore.

    90. On ne cite qu'un seul volontaire qui ait pris part aux massacres de septembre: c'est le nommé Charlot, perruquier, l'un des assassins de la princesse de Lamballe; mais, en arrivant à l'armée, il fut tué par ses camarades.--Deux bataillons, celui de Mauconseil et le 1er Républicain, se souillèrent, à Réthel, du sang de quatre déserteurs de l'armée des princes, domestiques d'émigrés qui venaient se jeter dans l'armée française et qu'ils prirent pour des émigrés nobles. Les deux bataillons furent cernés, désarmés par le général Beurnonville; on leur ôta leurs drapeaux, on les fit bivouaquer dans les fossés de Mézières, enfin on ne leur rendit leur rang dans l'armée qu'après la punition des plus coupables et les plus touchantes marques de repentir.

    91. Il y avait quelques femmes dans ces bataillons; parmi elles on peut citer la citoyenne Garnejoux, du 12e bataillon, dit de la République, qui se trouva aux batailles de Vibiers, Doué, Saumur, Châtillon, «où elle combattit avec le courage d'un vrai républicain,» et reçut une récompense nationale; la citoyenne Minard, qui partit avec son mari, le citoyen Fortier: pendant trois campagnes, elle fit le service de canonnier dans le 10e bataillon, et reçut une récompense nationale; la citoyenne Rocquet, etc.

    92. Députés de Paris à la Convention: Robespierre, Danton, Collot-d'Herbois, Manuel, Billaud-Varennes, Camille Desmoulins, Marat, Lavicomterie, Legendre, Raffron, Panis, Sergent, Robert, Dussaulx, Fréron, Beauvais, Fabre d'Églantine, Osselin, Robespierre jeune, David, Boucher, Laignelot, Thomas, Égalité (duc d'Orléans).

    93. Tous les députés de Paris votèrent la mort du roi, à l'exception de Dussaulx, Thomas et Manuel.

    94. Révol. de Paris, t. XVI, p. 283.

    95. Révol. de Paris, t. XVI, p. 206.

    96. Révol. de Paris, t. XVI, p. 225.

    97. Il faut ajouter à ce chiffre celui de l'armée dite révolutionnaire, dont la formation fut décrétée le 5 septembre 1793, et qui se composa de 6,000 hommes, dont 1,200 canonniers. Cette année fut recrutée par enrôlement volontaire parmi les plus fougueux républicains de Paris, les hommes du 10 août et du 31 mai, qui passèrent tous au scrutin épuratoire de la société des Jacobins. Elle était destinée à comprimer les mouvements contre-révolutionnaires et «à appuyer partout où besoin serait les mesures de salut public décrétées par la Convention.» Elle devint l'instrument du parti hébertiste, et, après la chute de ce parti, elle fut licenciée le 27 mars 1794.

    98. Paris fournissait annuellement à l'armée, avant 1789, 6,339 recrues.

    99. Citons pour exemple le bulletin de la séance du 6 juillet: «La section de 92 est admise dans l'intérieur de la salle; elle annonce son acceptation de l'acte constitutionnel.--Les artistes Chenard, Narbonne et Vallière entonnent des hymnes patriotiques, dont la Convention décrète l'impression et l'envoi aux départements.--La section du Mont-Blanc porte en triomphe le buste de Lepelletier. Une citoyenne couvre le président d'un bonnet rouge et en reçoit la cocarde.--Les citoyennes de la section du Mail jettent des fleurs sur les bancs des législateurs.--Trois cents élèves de la patrie, précédés d'une musique militaire, viennent remercier la Convention d'avoir préparé la prospérité du siècle qui s'ouvre devant eux.--Une société patriotique de citoyennes est suivie de la section des Gardes françaises, qui offre des fleurs, de celle de la Croix-Rouge, qui dépose sur le bureau une couronne de chêne, et dont les citoyennes jurent de ne s'unir qu'à de vrais républicains.--La section de Molière et La Fontaine présente une médaille de Franklin. Un décret ordonne la suspension de cette médaille à la couronne de chêne qui surmonte la statue de la Liberté.--Les Enfants-Trouvés, aujourd'hui enfants de la République, défilent, mêlés parmi les citoyens de la section des Amis de la patrie. La Convention décrète que ces enfants porteront désormais l'uniforme national.--Les sections de la Butte-des-Moulins, du Temple, de la Cité, des Marchés, des Champs-Élysées défilent successivement. Toutes annoncent avoir librement et unanimement accepté la constitution.» (Révolut. de Paris, t. XVII, p. 709.)

    100. Le culte catholique n'a pas cessé d'être exercé à Paris, même pendant les jours les plus sanglants de la terreur, dans la salle de la bibliothèque de l'ancien séminaire des Missions étrangères. Cet édifice avait été vendu comme bien national au commencement de 1793 et acheté par mademoiselle de Saron; il devint le lieu de réunion de quelques prêtres et de quelques nobles, qui s'y livrèrent aux pratiques du culte, sous la direction d'un ancien jésuite, l'abbé Delpuits. Cette réunion, qui continua, même après le rétablissement public du culte catholique, a été le noyau et l'origine de la fameuse congrégation qui a joué un si grand rôle sous le règne de Charles X.

    101. La liste des émigrés du département de la Seine comprend 3,530 noms.

    102. D'après Robert Lindet, au 9 thermidor, le comité de salut public avait en magasin 2 millions 500 mille quintaux de blé achetés à l'étranger.

    103. Voyez à ce sujet, dans l'ouvrage de Parent-Duchâtelet (De la prostitution dans la ville de Paris), un arrêté de la Commune, rendu sur le réquisitoire de Chaumette, et dont les austères considérants ont été rédigés par l'ex chevalier Dorat de Cubières, alors secrétaire du conseil-général.

    104. Voici ce que raconte à ce sujet Beaumarchais, dont la belle maison, située près de la Bastille, fut ainsi visitée et fouillée: «Pendant que j'étais enfermé dans un asile impénétrable, trente mille âmes au moins étaient dans ma maison, où, des greniers aux caves, des serruriers ouvraient toutes les armoires, où des maçons fouillaient les souterrains, sondaient partout, levaient les pierres et faisaient des trous dans les murs, pendant que d'autres piochaient le jardin, repassant tous vingt fois dans les appartements, mais quelques uns disant, au grand regret des brigands qui se trouvaient là par centaines: Si l'on ne trouve rien ici qui se rapporte à nos recherches, le premier qui détournera le moindre meuble, une paille, sera pendu sans rémission... Enfin, après sept heures de la plus sévère recherche, la foule s'est écoulée. Mes gens ont balayé près d'un pouce et demi de poussière; mais pas un binet de perdu. Une femme au jardin a cueilli une giroflée: elle l'a payée de vingt soufflets; on voulait la baigner dans le bassin des peupliers.» (Mém. sur les prisons, I, 182.)

    105. Voyez les Mém. sur les prisons. (Coll. Berville et Barrière.)

    106. Causes de la révol. du 9 thermidor, p. 196.

    107. Mémoires sur les prisons, t. I, préface, p 11.

    108. Cheveux courts par derrière, longs et rabattus sur les yeux par devant, pour imiter la toilette des condamnés à la guillotine, bas chinés, habit court et carré, gilet de panne chamoise à dix-huit boutons de nacre, cravate verte montant jusqu'à la bouche, des lunettes, deux montres, etc.

    109. Lacretelle. Hist. du XVIIIe siècle, XII, 148.

    110. Mém. sur la Convention, t. I, p. 130.

    111. L'École de Mars avait été créée par la Convention le 13 prairial an II. Elle était recrutée «avec des enfants de sans-culotte» âgés de quatorze à dix-sept ans et envoyés, au nombre de dix par district, de toutes les parties de la France, ce qui porta le nombre des élèves à trois mille. Ces élèves campaient sous des tentes dans la plaine des Sablons et une partie du bois de Boulogne. Des baraques en planches renfermaient l'hôpital, l'arsenal, les écuries et la salle d'étude, vaste hangar orné seulement d'une statue de la Liberté, au pied de laquelle Robespierre, Lebas, Saint-Just venaient haranguer la jeunesse et la former aux vertus républicaines. Le camp était fermé par une enceinte de palissades et de chevaux de frise, et gardé militairement par les élèves. Cette école, qui figura dans toutes les fêtes révolutionnaires, fut supprimée le 2 brumaire an III.

    112. Toulongeon, t. III, p. 67.

    113. T. III, p. 118.

    114. Moniteur du 4 prairial.

    115. L'état officiel inséré au Moniteur donne pour le 24 avril le chiffre de 2,338 détenus.

    116. Éloge de Féraud, dans le Moniteur du 18 prairial an III.

    117. Moniteur du 10 prairial.

    118. Moniteur du 9 prairial.

    119. Nous avons dit qu'elle était en grande partie composée d'anciens gardes-françaises.

    120. «Il faut que le peuple souffre, écrivait le prince de Condé: c'est le seul moyen de le forcer à désirer l'ancien ordre de choses. Il n'a d'ailleurs que ce qu'il mérite. Les raisonnements les plus simples sont perdus pour lui; il n'y a que la misère qu'il comprenne bien, et c'est par elle qu'il faut espérer le retour de la monarchie.» Lettre du 22 fév. 1796 dans les mémoires relatifs à la trahison de Pichegru, publiés par Montgaillard.

    121. Moniteur du 1er fructidor an III.

    122. Moniteur du 30 fructidor.

    123. Moniteur du 6 vendémiaire.

    124. Cette légion venait d'être établie par un décret du 9 messidor pour le service des tribunaux, des prisons, des ports, etc. Elle était casernée sur le quai d'Orsay.

    125. Moniteur du 20 vendémiaire an III.

    126. Cet octroi ne produisit dans chacune des trois premières années que 2 millions. De 1798 au 4 décembre 1849, il a produit 1,241,269,150 francs.

    127. Buonarotti, Hist. de la conspiration de Babeuf.

    128. Ainsi, le Moniteur (12 messidor an VI) dit de la fête de l'Agriculture: «Elle représentait à l'imagination ces anciennes fêtes que la fertile Phrygie célébrait en l'honneur de la déesse des moissons au pied du mont Ida.» Il dit de la fête funèbre de Hoche (15 vendémiaire an VI): «Elle retraçait parfaitement les magnifiques obsèques que Télémaque fit faire au fils de Nestor sur les bords du Galèse; on pourrait même croire qu'on les avait prises pour modèle.»

    129. Hist. des Français, t. IV, p. 269.

    130. Voici en quels termes et par quels rapprochements puérils Laréveillère expliqua gravement les noms dont il affublait les vieux monuments de la piété de nos pères:

    «L'église Saint-Philippe-du-Roule est consacrée à la Concorde. Ce premier arrondissement renferme les promenades des Tuileries et des Champs-Élysées et tous les jardins où, depuis deux ans, les citoyens se réunissent pour y jouir des fêtes qu'on y donne.--L'église Saint-Roch, au Génie. Dans ce temple reposent le grand Corneille, le créateur du théâtre français, et Deshoulières, la plus célèbre des femmes qui aient cultivé la poésie française.--L'église Saint-Eustache, à l'Agriculture Cet édifice est situé près la halle aux grains et de toutes les autres où l'on vend des subsistances.--L'église Saint-Germain-l'Auxerrois, à la Reconnaissance. On doit la plus vive reconnaissance aux sciences et aux arts, qui ont retiré les peuples de la barbarie. Les poëtes et les anciens historiens ne cessent de louer tous ceux qui, comme Orphée, ont adouci les mœurs des hommes et leur ont appris à vivre en société. Si un édifice doit être dédié à la Reconnaissance, c'est sans doute celui qui se trouve placé devant le palais national des sciences et des arts, celui où repose Malherbe, auquel nous devons la pureté du langage.--L'église Saint-Laurent, à la Vieillesse. En face de cet édifice est l'hospice des Vieillards.--L'église Saint-Nicolas-des-Champs, à l'Hymen. Le sixième arrondissement est un des plus peuplés; il renferme la division des Gravilliers, qui est une de celles qui ont le plus fourni de défenseurs à la patrie.--L'église Saint-Merry, au Commerce. On sait que le commerce est le lien des nations et la source de leurs richesses: si on honore l'agriculture, on doit également honorer le commerce. L'église Saint-Merry est placée devant le tribunal de commerce et dans un des quartiers les plus marchands de Paris.--L'église Sainte-Marguerite, à la Liberté et à l'Égalité. Ce nom doit particulièrement appartenir au lieu de la réunion des habitants du faubourg Saint-Antoine; on sait le courage qu'ils ont déployé dans tous les temps et à toutes les époques pour renverser le despotisme et établir la République.--L'église Saint-Gervais, à la Jeunesse. La loi du 3 brumaire a institué une fête pour la Jeunesse; l'édifice dont il s'agit est spacieux et est décoré d'un portail fait par Debrosses; ce portail date de l'époque de la renaissance de la bonne architecture, et où l'on a enfin abandonné le gothique.--L'église Notre-Dame, à l'Être suprême. On a pensé que, pour imposer silence aux ennemis de la chose publique, qui affectent d'accuser d'athéisme et d'irréligion les autorités constituées, on devait consacrer l'édifice le plus vaste, le plus majestueux et le plus central du canton de Paris, à l'Être suprême.--L'église Saint-Thomas d'Aquin, à la Paix. Les Romains avaient un temple ainsi dédié: le temple de la Paix ne peut être mieux placé qu'auprès de celui dont on va parler.--L'église Saint Sulpice, à la Victoire. Cet édifice est dans la division du Luxembourg, où est situé le palais directorial.--L'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, à la Bienfaisance. Dans le quartier où est situé ce temple, il y a plusieurs hospices.--L'église Saint-Médard, au Travail. La division du Finistère renferme beaucoup de journaliers, de gens de main-d'œuvre qui sont occupés à des travaux pénibles et utiles à la société.--Et Saint-Étienne-du-mont, à la Piété-filiale. Cet édifice est situé près le Panthéon, que la République a dédié aux grands hommes. Il apprendra à chacun que la République honore à la fois les vertus éclatantes et les vertus domestiques, et qu'en couronnant les guerriers courageux et les législateurs éclairés, elle n'oublie pas le bon père.» (Moniteur du 27 octobre 1798.)

    131. Voici leurs noms: Des Arts (Opéra), Français, Favart (Italiens), Feydeau (Opéra-Comique), de la République, du Vaudeville, Molière, Montansier, de la Cité, du Marais, de l'Ambigu-Comique, de la Gaité, des Jeunes-Artistes, des Variétés amusantes, des Délassements, des Jeunes-Élèves, Sans-Prétention. On joua, en 1797, sur ces dix sept théâtres, cent vingt-six pièces nouvelles. Nous parlerons de chacun d'eux dans l'Histoire des quartiers de Paris.

    132. Voir l'Histoire des quartiers de Paris, liv. II, chap. VII.

    133. «Je me trouvais, a-t-il raconté, à cette hideuse époque, logé à Paris, rue du Mail, place des Victoires. Au bruit du tocsin et de la nouvelle qu'on donnait l'assaut aux Tuileries, je courus au Carrousel... Je me hasardai à pénétrer dans le jardin. Jamais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l'idée d'autant de cadavres que m'en présentèrent les masses de Suisses... Je parcourus tous les cafés du voisinage de l'Assemblée: partout l'irritation était extrême, la rage dans tous les cœurs; elle se montrait sur toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens de la lie du peuple.» (Mémorial de Sainte-Hélène, t. IV, p. 211; édit. de 1824.)

    134. Mémorial, t. IV, p. 222.

    135. De là date le monopole de la boulangerie, qui appartient aujourd'hui à six cents boutiques privilégiées; mais ce ne fut l'œuvre ni du pouvoir législatif ni du pouvoir exécutif; les boulangers demandèrent eux-mêmes à la préfecture de police que leur nombre fût limité à six cents; la préfecture accéda à cette demande, et, depuis cinquante ans, tous les gouvernements et même les tribunaux se sont crus liés par cette autorisation. (Voyez le discours de M. Lanjuinais, ministre du commerce, à l'Assemblée législative, le 27 octobre 1849.)

    136. Rapport de M. de Clermont-Tonnerre au roi Charles X en 1826. On lit dans ce curieux rapport: «Quand Bonaparte s'établit dans le palais de nos rois, il sentit plus qu'un autre la nécessité d'isoler la demeure du souverain. Ce fut dans ce dessein qu'il entreprit de construire la nouvelle galerie qui doit enceindre dans le palais même une immense place d'armes ayant des débouchés sur toutes ses faces, qu'il isola le jardin des Tuileries et fit percer la rue de Rivoli, dont le prolongement doit aller jusqu'à la colonnade du Louvre, afin de dégager entièrement l'enceinte du palais. Mais il ne se contenta pas d'isoler le palais et de le placer entre de longs espaces que le canon ou des charges de cavalerie peuvent balayer avec la plus grande facilité; il ajouta à ces premières dispositions une précaution de détail qui mérite d'être remarquée, en réservant en face du pavillon Marsan une petite place en retraite, dont le but est évidemment de pouvoir, au besoin, réunir et mettre à couvert une réserve de troupes d'artillerie, et, par l'acquisition du terrain qu'il fit jusqu'à la rue Saint-Honoré, il s'assura des moyens d'agir sur cette importante communication. On sait enfin qu'il se refusa constamment à dégager la façade de Saint-Roch, où il avait acquis, le 13 vendémiaire, la preuve que le peuple soulevé pouvait trouver un appui redoutable, afin que du haut de cette citadelle on ne puisse pas prendre de vues sur les Tuileries ou déboucher facilement de la butte Saint-Roch, près du château, sur la rue de Rivoli.»

    137. Opinions de Napoléon au conseil d'État, p. 41.

    138. Opinions de Napoléon, p. 42.

    139. Opinions de Napoléon, p. 67.

    140. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. IV, p. 139.

    141. Opinions de Napoléon, p. 73.

    142. Mém. d'Outre-Tombe.

    143. Dix années d'exil.

    144. L'une des meilleures a pour titre: Première représentation du Consulat en attendant une pièce nouvelle. Napoléon, en escamoteur, est monté sur des trétaux, entouré de la foule, à laquelle il jette de la poudre aux yeux; dans sa poche est une couronne; sur sa table on voit les Pyramides et les Alpes. A côté de lui, Lucien bat le tambour du 18 brumaire; et plus loin, derrière le rideau, les soldats préparent un trône à Napoléon empereur.

    145. Pelet de la Lozère, p. 69.

    146. Dix années d'exil.

    147. Pelet, p. 69 et suiv.

    148. Pelet, p. 85.

    149. Pelet de la Lozère, p. 306.

    150. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. II, p. 509.

    151. Le plan de cette rue avait été conçu dès le temps de Louis XIV: «C'était le projet du grand Colbert de continuer la rue Saint-Antoine, depuis la Bastille jusqu'au Louvre, non en ligne droite, ce qui était impossible, mais depuis l'Hotel-de-Ville» (Piganiol, t. V, p. 52.)

    152. Décret du 8 août 1807. Les théâtres conservés furent: l'Opéra, le Théâtre Français, l'Odéon, l'Opéra-Comique, le Vaudeville, les Variétés, l'Ambigu-Comique et la Gaité. Il faut leur ajouter le Théâtre-Italien et le Cirque-Olympique, qui obtinrent des autorisations spéciales.

    153. Mém. du duc de Rovigo, t. IV, p. 311.

    154. Napoléon et Marie-Louise, t. I, p. 376.

    155. «Ce palais, placé sur la hauteur en face de l'École militaire, dominant le pont d'Iéna, enfilant le cours de la rivière d'une part, et tout le développement de la rue de Rivoli de l'autre, devait être construit de manière à remplir toutes les conditions d'une véritable forteresse; mais, pour lui donner toute la valeur dont elle était susceptible, il embrassait dans ses dépendances tout le grand plateau qui s'étend de la barrière de l'Étoile et de la hauteur des Bons-Hommes jusqu'au bois de Boulogne et la route de Neuilly. Sur ce plateau, il devait établir un immense jardin entouré de fortes murailles ou de fossés profonds, qui en faisaient au besoin un vaste camp retranché, auquel arrivaient par toutes les routes, et sans être obligées d'entrer dans Paris, les troupes de Versailles, de Courbevoie, de Saint-Denis, en un mot la garde entière.» (Rapport de M. de Clermont-Tonnerre au roi Charles X en 1826.)

    156. Canal de l'Ourcq, 19,500,000 fr.; abattoirs. 6,700,000; halle, aux vins, 4,000,000; halle aux blés, 750,000; grandes halles, 2,600,000; marchés, 4,000,000; greniers de réserve, 2,300,000; pont d'Iéna, 4,800,000; quais, 11,000,000; lycées, 500,000; église Sainte-Geneviève, 2,000,000; Notre-Dame et l'Archevêché, 2,500,000; hôtels des ministères, 2,800,000; Archives, 1,000,000; temple de la Gloire, 2,000,000, palais du Corps Législatif, 3,000,000; colonne de la place Vendôme, 1,500,000; Pont-Neuf, 1,200,000; Arc de l'Étoile, 4,300,000; statues, 600,000; place de la Bastille, 600,000; ouverture de rues et places, 4,000,000; Jardin des-Plantes, 800,000; palais de la Bourse, 2,500,000; Louvre et Musée, 11,000,000; Tuileries, 9,700,000; Arc du Carrousel, 1,400,000, etc.

    157. Mém. de Bourrienne, t. IX, p. 310.

    158. Napoléon dit, dans les Mémoires de Sainte-Hélène (t. IX, p. 38), qu'à son retour d'Austerlitz, voyant avec quelle facilité le sort de l'Autriche avait été décidé par la prise de Vienne, il songea à fortifier Paris; «mais que la crainte d'inquiéter les habitants et l'incroyable rapidité des événements l'empêchèrent de donner suite à cette grande pensée.»

    159. Mém., t. VI, p. 295.

    160. Un décret du 12 janvier 1813 avait transformé les quatre-vingt-huit cohortes du premier ban de la garde nationale en vingt-trois régiments de ligne; un autre, du 6 janvier 1814, ordonna la formation de cinquante-neuf régiments composés de gardes nationales, etc.

    161. De la restauration de la royauté, p. 56.

    162. Mémoires, t. VI, p. 319 et 321.

    163. Ibid., t. VII, p. 18.

    164. Mém., t. VII, p. 2 et 5.

    165. Souvenirs histor. de M. de Menneval, t. II, p. 133.

    166. Mém. de Bourrienne, t. X, p. 12.

    167. «Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher! Que cette vaste cité devienne un camp pour quelques instants, et que l'ennemi trouve sa honte sous ces murs qu'il espère franchir en triomphe!...»

    168. Il faut pourtant dire que les théâtres, à cette époque, n'étaient remplis que d'officiers étrangers. Dans un des premiers jours d'avril, on joua au Théâtre-Français Iphigénie en Aulide devant un auditoire où il n'y avait que dix Français.

    169. Mém. de Rovigo, t. VII, p. 207.

    170. Souvenirs, t. II, p. 444.

    171. Mém. de Rovigo, t. VIII, p. 47.

    172. M. de Chabrol, dans un mémoire publié en 1823, estime le nombre des rues de Paris à cette époque à 1,070, outre 120 culs-de-sac et 70 places.

    173. Députés de la Seine en 1827: Dupont de l'Eure, Jacques Laffitte, Casimir Périer, Benjamin Constant, Schonen, Ternaux, Royer-Collard, Louis, Alex. de Laborde, Odier, Vassal, J. Lefebvre.

    174. Députés de la Seine en 1830: Vassal, Laborde, Odier, Lefebvre, Mathieu Dumas, Demarçay, Eusèbe Salverte, de Corcelles, Schonen, Chardel, Bavoux, Charles Dupin.

    175. «Il faut avoir vu des ouvriers demi-nus, placés en faction à la porte des jardins publics, empêcher, selon leur consigne, d'autres ouvriers déguenillés de passer, pour se faire une idée de cette puissance du devoir qui s'était emparée des hommes demeurés les maîtres.» (Mém. d'Outre-Tombe, t. IX.)

    176. Il avait été nommé le 24 août et avait eu pour prédécesseur, du 28 juillet au 24 août, M. de Laborde.

    177. M. Odilon Barrot fut forcé de donner sa démission le 22 février, fut remplacé par M. de Bondy.

    178. Depuis 1853, ces rues n'existent plus.

    179. C'est l'année où commencent les recensements quinquennaux. Jusque-là, les chiffres donnés comme officiels sur la population de Paris sont tout à fait problématiques et certainement erronés. Voici ceux qu'on donne ordinairement pour les époques antérieures: au XIIIe siècle, 120,000; au XVe siècle, 150,000; sous Henri II, 200,000; à la fin du XVIe siècle, 200,000; en 1680, 490,000; en 1720, 500,000; en 1752, 576,000; en 1776, 658,000; en 1784, 660,000; en 1792, 610,000; en 1798, après recensement, 640,000; en 1802, 672,000; en 1806, 547,000; en 1808, 580,000; en 1810, 594,000; en 1817, 713,000; en 1827, 890,000.

    180. En voici une triste preuve. Dans la séance de la Chambre des députés du 24 février 1846, M. Berryer disait: «Sur 27,000 personnes qui meurent à Paris par année, il y en a près de 11,000 qui meurent dans les hôpitaux et 7,000 autres qui sont enterrées gratuitement, dont la ville paie le cercueil et le suaire. Il meurt donc 18,000 personnes sur 27,000 qui ne laissent pas même de linceul pour les envelopper!»--A cette époque, 80,000 personnes entraient annuellement dans les hôpitaux et 100,000 étaient secourues à domicile.

    181. Nous avons abrégé les derniers événements de l'histoire générale de Paris jusqu'en 1848, et nous n'avons rien dit de la révolution de février et des événements si graves dont la capitale a été le théâtre depuis cette époque, parce que nous croyons que le temps n'est pas encore venu d'écrire l'histoire impartiale de cette période. Néanmoins, nous énoncerons, chacun à sa place, les principaux faits de l'histoire de Paris de 1848 à 1856, dans l'Histoire des quartiers de Paris.

    182. Voyez Hist. gén. de Paris, p. 23.

    183. «L'île Saint-Louis présente le singulier phénomène d'être le seul quartier de Paris qui ne loge pas de filles publiques; toutes celles qui, à différentes reprises, ont voulu s'y établir n'ont pu y rester. Cette particularité peut s'expliquer par les mœurs et les habitudes de ce quartier. Tout le monde s'y connaît: c'est une petite ville au milieu d'une grande; les mœurs graves et austères de l'ancienne magistrature qui l'habitait autrefois s'y sont conservées. Chaque maison a les traditions de ses anciens maîtres; et l'ordre, le travail, ainsi que les vertus privées, font le caractère des négociants qui y habitent aujourd'hui; il n'est pas jusqu'aux ouvrières de toute espèce qui peuplent les combles qui ne se fassent remarquer par leur décence et leur vertu[A].» A: Parent-Duchâtelet, De la Prostitution, etc., t. I. p. 538.

    184. Voyez Hist. gén. de Paris, p. 173.

    185. Voyez Hist. gén. de Paris, p. 11.

    186. Hist. gén. de Paris, p. 5.

    187. TIB. CÆSARE. AUG. JOVI. OPTUMO.
    MAXUMO... M. NAUTÆ. PARISIAC.
    PUBLICE. POSUERUNT.

    188. Grég. de Tours, liv. VII, ch. VIII.

    189. Hist. gén. de Paris, p. 172.

    190. Les archevêques de Paris étaient seigneurs temporels d'une partie de la Cité, du bourg Saint-Marcel, de la Ville-l'Évêque et de neuf autres fiefs dans Paris: la Trémoille ou les Bourdonnais, le Roule, la Grange-Batélière, les Rosiers, Tirechappe, Thibault-aux-Dés, les Tombes, près l'Estrapade, et Poissy, près des Chartreux. Leur revenu s'élevait à 200,000 livres. Ils avaient, dans leur dépendance directe, ou, pour mieux dire, dans leur propriété, les trois églises collégiales de Saint-Marcel, de Sainte-Opportune et de Saint-Honoré, lesquelles étaient appelées les filles de l'archevêque. Leur diocèse comprenait 22 chapitres, 31 abbayes, 66 prieurés, 184 couvents, 472 cures, 256 chapelles, 34 maladreries.

    191. Le chapitre de Notre-Dame était presque aussi riche et puissant que l'archevêque: son revenu s'élevait à 180,000 livres, et il avait, dans sa dépendance, les quatre églises collégiales de Saint-Merry, du Saint-Sépulcre, de Saint-Benoît, de Saint-Étienne-des-Grés, lesquelles étaient appelées les filles de Notre-Dame.

    192. Auguet de Monthyon, conseiller d'état, mort en 1819, a laissé aux hôpitaux une somme de 5,312,000 francs.

    193. Piganiol de la Force, t. I, p. 436.

    194. Hist. gén. de Paris, p. 43 et 82.

    195. Fèvre, faber, ouvrier. Cette maison a donné son nom dénaturé à la rue aux Fèves.

    196. Voy. Hist. gén. de Paris, p. 4.

    197. Cette restauration, ainsi que celle de Notre-Dame, est l'œuvre de M. Lassus.

    198. Le Parlement de Paris avait dans son ressort 172 tribunaux inférieurs dits présidiaux, bailliages, sénéchaussées, châtellenies, et distribués dans l'Île-de-France, la Champagne, la Picardie, l'Orléanais, le Perche, le Maine, l'Anjou, la Touraine, le Berry et le Nivernais, ce qui mettait dans la juridiction du Parlement de Paris une population de dix millions d'âmes. Il se subdivisait en grand'chambre, trois chambres des enquêtes et requêtes, et chambre criminelle; et il était composé: 1º des princes du sang et des pairs de France; 2º d'un premier président, de 9 présidents à mortier, de 130 conseillers; 3º d'un procureur général, de 3 avocats généraux et de 18 substituts; 4º de 22 greffiers, de 27 huissiers, de 330 procureurs, et de 500 avocats.

    199. On y lit encore: «Aux fosseyeurs des Saints-Innocents, 20 livres, à eux ordonnées par les prévôt des marchands et échevins, par leur mandement du 13 septembre 1572, pour avoir enterré, depuis huit jours, onze cents corps morts, ès environs de Saint Cloud, Auteuil et Chaillot.»

    200. On vient de détruire toutes les maisons qui le bordaient, afin de l'élargir et de le mettre en harmonie avec les autres voies nouvelles qui avoisinent l'Hôtel-de-Ville.

    201. Voy. Hist. génér. de Paris, p. 40 et 85.

    202. Voy. Hist. gén. de Paris, p. 31.

    203. On doit le reconstruire pour le mettre dans l'alignement de la grande artère centrale, dite boulevard de Sébastopol.

    204. Aujourd'hui on le reconstruit pour le mettre dans l'alignement du boulevard de Sébastopol.

    205. Il y en avait un cinquième, qui n'existe plus, le Pont-aux-Meuniers, qui joignait le quai de la Mégisserie au quai de l'Horloge: il fut enlevé par les eaux en 1596, avec ses maisons et ses habitants, «par le mauvais gouvernement et la méchante police de Paris,» dit l'Estoile. Rétabli par un nommé Marchand, dont il prit le nom, il fut brûlé en 1621 et non reconstruit.

    206. Tabl. de Paris, t. I, p. 158.

    207. Voy. Hist. gén. de Paris, p. 12 et 20.

    208. Tableau de Paris, t. II, p. 38.

    209. En 1818, des fouilles faites dans cette rue ont amené la découverte d'un très-grand nombre de tombeaux en pierre dans lesquels les corps étaient entièrement réduits en poussière.

    210. Voy. Hist. gén. de Paris, p. 28.

    211. Depuis que la rue de Rivoli a été prolongée aux dépens de la rue Saint-Antoine, la rue Pavée n'aboutit plus directement dans la rue Saint-Antoine, mais dans la rue de Rivoli.

    212. La rue Malher; c'est le nom d'un jeune officier tué dans les journées de juin 1848.

    213. Mém. de Conrart, p. 133.

    214. Ce tombeau, qui est sans cesse orné de couronnes d'immortelles, n'est pas le tombeau du Paraclet, où furent enterrés les deux époux. Il a été composé de toutes pièces par Alex. Lenoir, avec les débris du cloître du Paraclet, et, lui-même, y a déposé les ossements des célèbres amants. Les figures couchées sur le tombeau sont des statues du XIIIe siècle, auxquelles le statuaire Desenne a ajouté des têtes modelées d'après les crânes des deux époux.

    215. «Jamais un homme n'a été regretté si sincèrement: tout ce quartier où il a logé, et tout Paris et tout le peuple étaient dans le trouble et dans l'émotion.» (Mme de Sévigné, Lettre du 31 juillet 1675.)

    216. On peut se figurer l'emplacement de la tour du Temple, en prolongeant les rues des Enfants-Rouges et du Forez: la tour était exactement à l'intersection de ces deux prolongements.

    217. On a fait récemment disparaître le vieux nom de cette rue fameuse, qui n'est plus, aujourd'hui, que la continuation de la rue Beaubourg.

    218. Cette école se signala par son ardeur révolutionnaire, et elle figura dans toutes les fêtes jacobines. Le jour de l'apothéose de Marat (1er vendémiaire an III), on la vit sur le théâtre de l'Égalité (Théâtre-Français) donner, dit le Moniteur, un spectacle aussi nouveau qu'intéressant: «Associant à leurs jeux le célèbre Préville, ils montraient au public quelle avait été l'éducation sous l'ancien régime et ce qu'elle pouvait être sous celui de la liberté. La pièce qu'ils ont jouée ou plutôt donnée, avait trois actes. Le premier est une parodie grotesque de l'éducation ancienne. Les deux derniers actes ont procuré un plaisir vrai. Avec quelle satisfaction le public a vu ces jeunes gens dans leur atelier, s'occupant de leurs travaux ordinaires. Comme il a applaudi à leurs jeux militaires exécutés avec autant de précision que pourraient le faire des hommes longtemps exercés!»

    219. Voir les lettres de Mme de Sévigné, a. 1655.

    220. Lettres, t. II, p. 514.

    221. Il y aurait lieu d'établir ici un nouveau chapitre pour la voie nouvelle dite Boulevard de Sébastopol, qu'on ouvre en ce moment entre les rues Saint-Martin et Saint-Denis et parallèlement à ces rues. Mais ce boulevard ne sera achevé que dans quelques années. Il part de la place du Châtelet, coupe successivement les rues des Lombards, Rambuteau, aux Ours, Grenetat, du Ponceau, Neuve-St-Denis, Sainte-Appoline et le boulevard Saint-Denis. Il est entièrement construit entre les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, et aboutit à l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg; il doit être continué à travers la Cité, sur la rive gauche de la Seine, et ouvrir ainsi tout Paris du nord au sud. Il diminuera singulièrement l'importance des rues Saint-Martin et Saint-Denis, dont il ne sera séparé que par des plaquettes de maisons.

    222. Voir rue Saint-Victor, liv. III ch. I.

    223. Voici une lettre de faire part d'un décès célébré à l'hôpital Sainte-Catherine: "Un de vos frères vient de perdre sa fille. "Conformément à la sixième et dernière section des pratiques des théophilanthropes, décrite dans leur Manuel, p. 50, un des lecteurs rappellera la défunte au souvenir des assistants dans la fête religieuse et morale qui sera célébrée dimanche prochain, 7 mai, octodi 18 floréal an V, à onze heures précises du matin, rue Denis, 34, près celle des Lombards. "Le père vous invite à venir avec lui attacher une fleur à l'urne de son enfant et prier le Créateur de la recevoir dans son sein paternel."

    224. Voir rue Saint-Jacques, liv. III, ch. III.

    225. Voici une lettre de faire part d'un décès célébré à l'hôpital Sainte-Catherine: "Un de vos frères vient de perdre sa fille. "Conformément à la sixième et dernière section des pratiques des théophilanthropes, décrite dans leur Manuel, p. 50, un des lecteurs rappellera la défunte au souvenir des assistants dans la fête religieuse et morale qui sera célébrée dimanche prochain, 7 mai, octodi 18 floréal an V, à onze heures précises du matin, rue Denis, 34, près celle des Lombards. "Le père vous invite à venir avec lui attacher une fleur à l'urne de son enfant et prier le Créateur de la recevoir dans son sein paternel."

    226. Il avait fait son étude d'une première chambre «fort grande et fort claire,» où ses dix mille volumes étaient «rangés en belle place et bel air.» «J'ai fait mettre, dit-il, sur le manteau de la cheminée un beau tableau d'un crucifix qu'un peintre me donna en 1627. Aux deux côtés du bon Dieu, nous y sommes tous deux en portrait, le maître et la maîtresse; au-dessous du crucifix sont les deux portraits de feu mon père et de feu ma mère; aux deux coins sont les deux portraits d'Erasme et de Scaliger. Vous savez bien le mérite de ces deux hommes divins. Outre les ornements qui sont à ma cheminée, il y a, au milieu de ma bibliothèque, une grande poutre qui passe par le milieu de la largeur, de bout en bout, sur laquelle il y a douze tableaux d'hommes illustres d'un côté et autant de l'autre; si bien que je suis, Dieu merci, en belle et bonne compagnie avec belle clarté.» (Lettres, t. II, p. 584.)

    227. Voyez chap. X.

    228. Sauval, t. I, p. 510.

    229. «Tout autour de ce jardin on a construit des loges en bois, ayant chacune une porte et une croisée, avec un numéro au-dessus de la porte. Il y en a 138, toutes égales, propres et peintes. Le jardin a deux entrées, l'une, dans la rue de Grenelle, et l'autre, dans la rue des Deux-Écus, avec des Suisses aux portes et des corps de garde. Une ordonnance du roi défend de laisser entrer ni artisans, ni laquais, ni ouvriers.» (Journal de Barbier, t. I, p. 45.)

    230. «Nous traversâmes une fort petite antichambre, où des ustensiles de ménage étaient proprement arrangés; de là, nous entrâmes dans une autre chambre où Jean-Jacques était assis en redingote et en bonnet blanc, occupé à copier de la musique... Près de lui était une épinette, sur laquelle il essayait de temps en temps quelques airs. Deux petits lits de cotonnade rayée de bleu et de blanc comme la tenture de sa chambre, une commode, une table et quelques chaises, faisaient tout son mobilier... Sa femme était assise, occupée à coudre du linge; un serin chantait dans sa cage suspendue au plafond; des moineaux venaient manger du pain sur les fenêtres ouvertes du côté de la rue, et, sur celle de l'antichambre, on voyait des caisses et des pots remplis de plantes telles qu'il plaît à la nature de les semer. Il y avait, dans l'ensemble de son petit ménage, un air de propreté, de paix, de simplicité, qui faisait plaisir.» (Oeuvres de Bernardin de Saint-Pierre, t. XII, p. 41.)

    231. C'est dans cet hôtel qu'a été composée une des meilleures descriptions de Paris, celle de Piganiol de la Force, gouverneur des pages du comte de Toulouse.

    232. Le corps de Colbert fut conduit la nuit, de son hôtel à l'église Saint-Eustache, de peur qu'il ne fût insulté par le peuple, qui attribuait au grand ministre la lourdeur des impôts.

    233. On lit dans le Journal de Dangeau, à l'année 1707, à propos de ce couvent: «On veut établir une grande réforme dans les Petits-Pères de Paris, et on en a chassé plusieurs qui menoient une vie un peu scandaleuse. Ces Petits-Pères avoient des portes par où ils entroient et sortoient sans être vus, et y faisoient entrer des femmes. Ils avoient des chambres et des lits où rien ne manquoit, jusqu'aux toilettes, et on y faisoit bonne chère: à la fin le roi y a mis la main.»

    234. La famille Rambouillet fit bâtir alors le fameux hôtel Rambouillet de la rue Saint-Thomas-du-Louvre.

    235. En 1641, une autre représentation de cette pièce y fut donnée pour célébrer le mariage de Clémence de Maillé, nièce du cardinal, avec le duc d'Enghien (le grand Condé): «La France, ni possible les pays estrengers, dit un contemporain, n'ont jamais veu un si magnifique théâtre, et dont la perspective apportât plus de ravissement aux yeux des spectateurs. La beauté de la grand'salle où se passoit l'action s'accordoit merveilleusement bien avec les majestueux ornements de ce superbe théâtre, sur lequel, avec un transport difficile à exprimer, paraissoient de fort délicieux jardins ornés de grottes, de statues, de fontaines et de grands parterres en terrasse sur la mer, avec des agitations qui sembloient naturelles aux vagues de ce vaste élément, et deux grandes flottes, dont l'une paroissoit éloignée de deux lieues, qui passèrent toutes deux à la vue des spectateurs, etc... Après la comédie, trente-deux pages vinrent apporter une collation magnifique à la reine et à toutes les dames, et peu après sortit de dessous la toile un pont doré conduit par deux grands paons, qui fut roulé depuis le théâtre jusque sur le bord de l'eschaffaud de la reine, et aussitôt la toile se leva, et au lieu de tout ce qui avoit été vu sur le théâtre, y parut une grande salle dorée et enrichie des plus magnifiques ornements, éclairée de seize chandeliers de cristal, au fond de laquelle étoit un throsne pour la reine, des siéges pour les princesses, et aux deux côtés de la salle des formes pour les dames. La reine passa sur ce pont pour aller s'assoir sur son throsne, laquelle dansa un grand branle avec les princes, les princesses, les seigneurs et dames... »

    236. A Ampudia Amanda. Elle a vécu dix-sept ans. Pithusa, sa mère, a fait ce monument.

    237. Riouffe, Mém. sur les prisons, p. 69.

    238. On lit dans ce privilége contre-signé Colbert: «Attendu que lesdits opéras et représentations sont des ouvrages de musique tout différents des Comédies récitées, voulons et nous plaît que tous les gentilshommes, damoiselles et autres personnes puissent chanter audit Opéra sans que pour ce ils ne dérogent aux titres de noblesse, ni à leurs priviléges, charges, droits et immunités...»

    239. Il y a vingt ans à peine que le dernier acacia de la dernière guinguette des Porcherons a disparu; il était au coin de la rue de Clichy, près du cabaret Ramponeau.

    240. La partie de la rue des Fossés comprise entre les rues de la Monnaie et de l'Arbre-Sec et qui aujourd'hui est absorbée dans la rue de Rivoli, s'appelait alors Béthizy.

    241. «Fils d'un riche marchand de vins des halles, qui n'avait rien épargné à le faire instruire.» (Guy Patin t. I, p. 505.)

    242. Voyez, dans le chapitre suivant, le palais des Tuileries et la place du Carrousel.

    243. Mém., t. II, p. 98.

    244. On détruisit alors en partie l'hôtel du Petit-Bourbon, qui était situé sur l'emplacement de la Colonnade entre la rivière et l'ancienne rue Jehan Everout. Cet hôtel, bâti sur les ruines d'une maison qui avait appartenu au surintendant Marigny, était la demeure du fameux connétable de Bourbon, sur lequel il fut confisqué. A sa mort, on fit peindre de jaune la porte, le seuil et les fenêtres: «C'était la coutume, dit le Dictionnaire de Trévoux, pour déclarer un homme traître à son roi.» Cet hôtel avait une vaste galerie où l'on établit un théâtre pour les ballets et les fêtes de la cour. Henri III donna ce théâtre à des bouffons italiens «qui avaient tel concours, dit l'Estoile, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n'en avaient tous ensemble quand ils prêchaient.» Cette galerie fut le lieu d'assemblée des États-Généraux de 1614. En 1645, elle redevint un théâtre pour des comédiens italiens et fut donnée à Molière en 1658: c'est là qu'il fit jouer l'Étourdi et le Dépit amoureux. La partie conservée de l'hôtel du Petit-Bourbon a servi de garde-meuble jusqu'en 1758, où elle fut détruite.

    245. Poussin habita l'une de ces maisons: «Je fus conduit, le soir, raconte-t-il, dans l'appartement qui m'avait été destiné: c'est un petit palais, car il faut l'appeler ainsi. Il est situé au milieu du jardin des Tuileries. Il y a en outre un beau jardin rempli d'arbres à fruits, avec une quantité de fleurs, d'herbes et de légumes.... J'ai des points de vue de tous les côtés, et je crois que c'est un paradis pendant l'été....»

    246. Ce monolithe a 22 m. 83 c. de hauteur. Son poids total est de 220,528 kil.

    247. Voyez p. 49.

    248. «Les corps que l'Hôtel-Dieu vomit journellement sont portés à Clamart: c'est un vaste cimetière dont le gouffre est toujours béant. Ces corps n'ont point de bière; ils sont cousus dans une serpillière et mis dans un chariot traîné par douze hommes, qui part tous les jours de l'Hôtel-Dieu à quatre heures du matin; il roule dans le silence de la nuit; la cloche qui le précède éveille à son passage ceux qui dorment... Il peut contenir jusqu'à cinquante corps. On verse ces cadavres dans une fosse large et profonde: on y jette ensuite de la chaux vive. La populace ne manque pas, le jour de la fête des morts, d'aller visiter ce vaste cimetière, où elle pressent devoir bientôt se rendre à la suite de ses pères. Il n'y a là ni pyramides ni mausolées; la place est nue. Cette terre grasse de funérailles est le champ où les jeunes chirurgiens vont, la nuit, franchissant les murs, enlever les cadavres pour les soumettre à leur scalpel inexpérimenté.» (Mercier, t. III, page 232.)

    249. «Les plus pauvres, les chiffonniers par exemple, se réunissent par chambrées, couchent dans des espèces d'auges, sur des chiffons ou sur quelques poignées de paille. Chaque locataire garde auprès de lui sa hotte, quelquefois comble d'immondices, et quels immondices! Ces sauvages ne répugnent pas à comprendre dans leurs récoltes des animaux morts et à passer la nuit à côté de cette proie puante. Lorsque les agents de police arrivent chez les logeurs, ils éprouvent une suffocation qui tient de l'asphyxie; ils ordonnent l'ouverture des croisées, quand il y a moyen de les ouvrir, et les représentations sévères qu'ils adressent aux logeurs sur cet horrible mélange d'êtres humains et de matières animales en dissolution ne les émeuvent point: les logeurs répondent à cela que les locataires y sont accoutumés... La hotte du chiffonnier n'est pas seulement le réceptacle de son industrie, elle est encore le panier de son ménage. Il prend parmi les immondices tout ce qui peut servir à son usage, des racines, pour sa soupe, des morceaux de pain, des fruits et en général tout ce qui lui paraît mangeable.» (Frégier, Des classes dangereuses, t. II, p. 140, et t. I, p. 105.)

    250. Voyez page 85.

    251. A Clovis-le-Grand, fondateur de cette église. L'abbé et le couvent ont renouvelé d'un meilleur travail et d'une meilleure forme son tombeau, construit autrefois d'une pierre vulgaire et déformé par le temps.

    252. Voici comment madame de Sévigné raconte la procession de 1675: «Saint Marcel vint prendre sainte Geneviève jusque chez elle, sans cela on ne l'eût pas fait aller; c'étaient les orfèvres qui portaient la châsse du saint; il y avait pour deux millions de pierreries; c'était la plus belle chose du monde. La sainte allait après, portée par ses enfants, nu-pieds, avec une dévotion extrême. Au sortir de Notre-Dame, le bon saint alla reconduire la bonne sainte jusqu'à un certain endroit marqué, où ils se séparent toujours; mais savez-vous avec quelle violence? Il faut dix hommes de plus pour les porter, à cause de l'effort qu'ils font pour se rejoindre; et si par hasard, ils s'étaient approchés, puissance humaine ni force humaine ne pourraient les séparer: demandez aux meilleurs bourgeois et au peuple. Mais on les en empêche, et ils font seulement l'un à l'autre une douce inclination, et puis chacun s'en va chez soi.»

    253. Voici ce que dit Guy Patin de la procession de 1652: «Je ne vis jamais tant d'affluence de peuple par les rues qu'à cette procession. Je ne sais s'il s'y est fait quelque miracle; mais je tiens que c'en est un s'il n'y a eu plusieurs personnes d'étouffées. Si vous aviez vu tout cela, vous auriez appelé notre ville de Paris l'Abrégé de la dévotion.» (T. III, p. 5.)

    254. Voyez t. I, p. 173.

    255. Journal des Savants, oct. 1840, p. 647.

    256. «Je commence, écrivait-il en 1697 à M. Lepelletier, à sentir et à aimer plus que jamais la douceur de la vie. rustique, depuis que j'ai un petit jardin, qui me tient lieu de maison de campagne. Je n'ai point de longues allées à perte de vue, mais deux petites seulement, dont l'une me donne de l'ombre sous un berceau assez propre, et l'autre exposée au midi, me fournit du soleil pendant une bonne partie de la journée. Un petit espalier, couvert de cinq abricotiers et de dix pêchers, fait tout mon fruitier.»

    257. «Le nombre des malades, comparé à l'étendue des salles, est à peine croyable, écrivait Cullerier en 1787; dans les salles d'expectants, la moitié des malades se couchaient depuis huit heures du soir jusqu'à une heure après minuit, et les autres, depuis ce moment jusqu'à sept heures du matin; il n'y avait qu'un lit pour huit malades... Ce local était noir et tapissé de toute sorte de malpropretés; les croisées étaient clouées ou murées, ce qui avait transformé des salles de malades en cachots de criminels,» etc.

    258. La rue Saint-Jacques se terminait autrefois à la rue Saint-Hyacinthe: là commençait le faubourg Saint-Jacques. Depuis 1806, la rue Saint-Jacques se prolonge jusqu'à la rue de la Bourbe; là seulement commence le faubourg; mais l'ancienne division étant restée populaire et ayant d'ailleurs une importance historique, nous l'avons conservée.

    259. Cette voie ne suivait la rue Saint-Jacques que jusqu'à la hauteur de la Sorbonne; là, elle passait devant l'enceinte du palais des Thermes, sur la place Saint Michel, où était un camp romain, et s'en allait par Issy vers Orléans.

    260. La malice de nos pères racontait que lorsque saint Yves s'était présenté à la porte du paradis, saint Pierre l'avait repoussé, le confondant avec les hommes de sa profession. Le saint s'était alors fourré dans la foule et était parvenu à entrer; mais il avait été reconnu, et, saint Pierre voulant le chasser, il résista et dit qu'il resterait jusqu'à ce qu'on lui eût fait signifier par huissier de sortir. Saint Pierre fut embarrassé et chercha partout un huissier; mais, comme il n'en est jamais entré dans le paradis, il fut impossible d'en trouver un seul, et saint Yves resta ainsi au nombre des élus, à la grande confusion de saint Pierre.

    261. Voyez Hist. gén. de Paris, p. 80.

    262. On compte en effet parmi les Carmélites, des filles appartenant aux familles d'Épernon, de Brissac, de Biron, d'Arpajon, de la Rochefoucauld, de Bouillon, de Béthune, de Boufflers, etc.

    263. Dans cette demi-retraite, dit M. Sainte-Beuve, qui avait jour sur le couvent et une porte encore entr'ouverte au monde, cette ancienne amie de M. de La Rochefoucauld, toujours active de pensée et s'intéressant à tout, continua de réunir autour d'elle, jusqu'à l'année 1678, où elle mourut, les noms les plus distingués et les plus divers, d'anciens amis restés fidèles, qui venaient de bien loin, de la ville ou de la cour, pour la visiter, des demi-solitaires, gens du monde comme elle, dont l'esprit n'avait fait que s'embellir et s'aiguiser dans la retraite, des solitaires de profession qu'elle arrachait par moments à force d'obsession gracieuse, à leur vœu de silence.

    264. Voir les lettres de Guy Patin, qui n'appelle jamais les chirurgiens que des laquais bottés.

    265. Le chevet de cette église était à peu près dans l'axe du palais du Luxembourg, et l'on y arrivait, ainsi qu'au couvent, par une ruelle partant de la rue d'Enfer.

    266. «Il y eut hier au soir une fête extrêmement enchantée à l'hôtel de Condé. Un théâtre bâti par les fées, des enfoncements, des orangers tout chargés de fleurs et de fruits, des festons, des perspectives, des pilastres; enfin, toute cette petite soirée coûte plus de deux mille louis.» (Lettre de madame de Sévigné du 9 février 1680.)

    267. Examen critique des Considérations sur la révolution française, par M. Bailleul, t. II, p. 275.

    268. Voy. Hist. gén. de Paris, p. 39.]

    269. Voy. p. 233.

    270. Le quai des Augustins s'arrêtait autrefois à la rue Gît-le-Cœur, et, pour aller au pont Saint-Michel, on suivait la rue de Hurepoix, dont le côté gauche bordait la Seine. Cette rue a été détruite pour continuer le quai.

    271. Mém., t. I, p. 92.

    272. Voy. p. 50.

    273. «Du règne de Louis-le-Grand, en l'année M. DCL. XXII, la porte Dauphine, qui estoit en cet endroit, a été démolie par l'ordre de MM. les prévost des marchands et eschevins, et la présente inscription apposée, en exécution de l'arrest du conseil du XXIIII septembre au dit an, pour marquer le lieu où estoit cette porte et servir de ce que raison.»

    274. Ce ne fut pas chose facile, si l'on en croit Racine, qui écrivait à Boileau: «La nouvelle qui fait ici le plus de bruit, c'est l'embarras des comédiens qui sont obligés de déloger de la rue Guénégaud, à cause que MM. de Sorbonne, en acceptant le collége des Quatre-Nations, ont demandé, pour première condition, qu'on les éloignât de ce collége. Ils ont déjà marchandé des places dans cinq ou six endroits; mais, partout où ils vont, c'est merveille d'entendre comme les curés crient; le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois a déjà obtenu qu'ils ne seraient point à l'hôtel de Sourdis, parce que de leur théâtre on aurait entendu tout à plein les orgues, et de l'église on aurait parfaitement entendu les violons. Enfin, ils en sont à la rue de Savoie, dans la paroisse de Saint-André: le curé a été tout aussitôt au roi représenter qu'il n'y a tantôt plus dans sa paroisse que des auberges et des coquetiers; si les comédiens y viennent, que son église sera déserte. Les Grands-Augustins ont aussi été au roi, et le père Lembrochons, provincial, a porté la parole; mais on prétend que les comédiens ont dit à Sa Majesté que ces mêmes Augustins qui ne veulent pas les avoir pour voisins sont fort assidus spectateurs de la comédie, et qu'ils ont même voulu vendre à la troupe des maisons qui leur appartiennent dans la rue d'Anjou, pour y bâtir un théâtre, et que le marché serait déjà conclu si le lieu eût été plus commode. M. de Louvois a ordonné à M. de la Chapelle de lui envoyer le plan du lieu où ils veulent bâtir dans la rue de Savoie; ainsi on attend ce que M. de Louvois décidera. Cependant l'alarme est grande dans le quartier: tous les bourgeois, qui sont gens de palais, trouvant fort étrange qu'on vienne leur embarrasser leurs rues. M. Billard, surtout, qui se trouvera vis-à-vis la porte du parterre, crie fort haut; et quand on lui a voulu dire qu'il en aurait plus de commodité pour s'aller divertir quelquefois, il a répondu fort tragiquement: Je ne veux point me divertir!» Si on continue à traiter les comédiens comme on fait, il faudra qu'ils s'aillent établir entre la Villette et la porte Saint-Martin; encore ne sais-je s'ils n'auront point sur les bras le curé de Saint-Laurent.»

    275. Voy. p. 174.

    276. Piganiol, t. VII, p. 200.

    277. Le mot faubourg Saint-Germain est une dénomination très-vague qu'on applique ordinairement à presque toute la partie sud-ouest de Paris; nous la restreignons, d'après la formation historique de ce quartier, à la partie comprise entre les rues de Seine, du Four, de Bussy, de Sèvres, le boulevard des Invalides et la Seine.

    278. Mémorial, t. I, p. 419

    279. Les frères de la Charité étaient tous chirurgiens ou pharmaciens. «Leur établissement, le plus utile qu'il y ait pour l'humanité, dit Jaillot, avait été formé par un homme pauvre et d'une naissance commune, sans autres secours que ceux de la Providence.»

    280. Hist. gén. de Paris, p. 175.

    281. Voir les quais, p. 54.




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